Bahjat Rizk
Cosmopolis2014/2 44
s’abstraire, du cadre communautaire ou national ? L’humanisme rentre à un moment donné en
contradiction avec l’action politique et la lutte efficace, même si des personnalités historiques et
démocratiques comme De Gaulle, Gandhi, Churchill, Mandela, Havel, Gorbatchev ont tenté en
vain de les concilier. Un homme politique porte un groupe qu’il représente et qui s’identifie à lui,
qu’il doit protéger. A plus forte raison quand ce groupe se sent en crise ou en danger. Parfois
même le chef instrumentalise cette menace, pour prendre le pouvoir ou le confisquer, même au
prix sanglant de milliers de vies humaines (tous les dictateurs). Le groupe est lui-même relié (et
même soudé en période de danger) soit par une langue, une religion, une race ou des mœurs
communes. Le conflit culturel identitaire va nécessairement toucher, avec plus ou moins de
violence, un ou plusieurs de ces quatre paramètres ou piliers. Amine Maalouf a produit avec les
identités meurtrières un ouvrage-référence d’une belle facture humaniste, mais qui occulte le
lien de plus en plus étroit, du culturel et du politique. Tendant vers l’universalisme de l’humain
(espace de l’individu), il semble s’éloigner de la réalité des peuples (l’espace du collectif).
Le livre d’Alain Finkielkraut, L’identité malheureuse, intervient presque deux décennies après
celui d’Amine Maalouf et essaie d’affronter, avec un grand courage et une grande lucidité, le
malaise de l’identité française et, par extension, celui de l’identité européenne et occidentale.
Dans son ouvrage, l’auteur, juif français d’origine polonaise, explore avec intelligence, rigueur,
honnêteté et passion, les principes qui ont construit au fil des siècles l’identité française et les
raisons de sa déconstruction actuelle (notamment la culpabilisation et la haine de soi). Il connaît
profondément la France, l’explique et l’aime. Il se réfère au général de Gaulle (père salvateur
de la France du XXe siècle et fondateur de la Ve République) : « Nous sommes quand même
avant tout, un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion
chrétienne »’ (page 106). Il reprend dans le détail les éléments essentiels qui structurent l‘identité
française. Toutefois, ces éléments structurants une fois identifiés peuvent se révéler
discriminatoires. C’est toujours le risque de la dérive, d’un système qui n’est pas suffisamment
régulé et régulièrement ajusté. Alain Finkielkraut en enfreignant les tabous et bravant le
politiquement correct, reprend la chronologie des débats de société, qui ont bouleversé la
France ces 25 dernières années. A commencer par la première question du voile en octobre
1989, dans un collège de Creil en banlieue parisienne, qui éclate presque à quelques jours, de la
chute du mur de Berlin (9 novembre 1989).
Finkielkraut se réfère surtout intellectuellement (aux côtés de multiples philosophes et penseurs
français et européens), à Claude Lévi-Strauss .Il lui consacre un chapitre entier intitulé la leçon
de Claude Lévi-Strauss (pages 117-135) et met en perspective, les deux conférences fondatrices
, du père de l’anthropologie moderne, prononcées à l’Unesco à vingt ans d’intervalle : « Race et
histoire » en 1952 qui dénonce l’ethnocentrisme européen et prône l’égalité des cultures et
« Race et culture” en 1971, qui évoque un seuil biologique de chaque culture et clame la
spécificité des cultures et leur droit légitime de se préserver.
Il est intéressant de relever que si c’est Amine Maalouf qui est élu à l’Académie française en
2011 au siège laissé vacant par Claude Lévi-Strauss (29e siège), c’est Alain Finkielkraut (élu à
l’Académie en 2014), qui ose publiquement reprendre et mettre en avant la corrélation de ces
deux textes majeurs, décrivant le cheminement intellectuel de Claude Lévi-Strauss. Ces deux
textes reflètent l’ambivalence de cet exceptionnel intellectuel, qui oscille entre un humanisme
généreux et une préservation de soi légitime. La première conférence à l’Unesco, en 1952, avait
fondé le structuralisme, et la seconde, dans les mêmes lieux en 1971, avait provoqué un véritable
scandale intellectuel, presqu’un séisme. Les deux textes sont à envisager de manière dialectique
et complémentaire car ils traduisent à la fois, l’humanisme naturel de l’homme et son instinct de
survie profondément humain.