Les identités meurtrières et l`identité malheureuse

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Les identités meurtrières et l’identité malheureuse
Bahjat Rizk
Attaché culturel à la délégation du Liban auprès de l’UNESCO. Après des études de droit, de sciences politiques, de
philosophie et de littérature comparée, Bahjat Rizk a été nommé avocat à la cour d’appel et professeur universitaire. Il a
publié plusieurs travaux sur le pluralisme culturel dont L’identité pluriculturelle libanaise(2001) et Les paramètres
d’Hérodote(2009).
La question identitaire est plus que jamais au cœur de la mondialisation et de toutes les sociétés
actuelles. Les conflits, tant nationaux qu’internationaux, sont en priorité et au final des conflits
culturels. Toutefois, nous ne savons toujours pas comment définir, aménager et gérer les
pluralismes culturels, qu’ils soient religieux, linguistiques, raciaux ou de mœurs1.
C’est une question à la fois anthropologique, philosophique et politique. Nous ne disposons
toujours pas de solution unanime et préalable, pour appréhender et résoudre ce type de
conflits, qui peut atteindre des extrémités violentes mais avant de parvenir à la solution politique
ou militaire et afin d’assurer une approche compréhensible et durable, il est indispensable de
poser le débat en termes dialectiques, pour pouvoir envisager une issue rationnelle. Nous devons
définir le processus identitaire, avant d’établir le projet politique. L’identité est en même temps
une problématique abstraite et une dynamique concrète, une idée et une traduction, une
équation et une incarnation.
Deux écrivains ’’immortels’’, deux membres de l’Académie française ont publié, dans l’espace
de presque deux décennies, deux essais remarquables sur l’identité : Amine Maalouf en 1998
avec Les identités meurtrières et Alain Finkielkraut en 2014 avec L’identité malheureuse. Les deux
ouvrages posent, chacun à sa manière, la question identitaire et tentent de la résoudre. Aucun
des deux ne parvient, à une solution définitive, mais à eux deux ils illustrent l’ambivalence de la
problématique identitaire, qui reflète celle de l’homme, partagé entre son idéalisme utopiste et
son réalisme pragmatique.
Pour Amine Maalouf, écrivain français d’origine libanaise et arabe chrétien, auteur du
remarquable essai Les croisades vues par les arabes (1983), son approche de l’identité tend vers
« l’empathie, l’humanisme, la réciprocité, le rejet de la catégorisation et celui des extrêmes »’.
Amine Maalouf propose donc une lecture du processus identitaire basée sur les principes
moraux universels, qui transcendent l’appartenance immédiate et s’insurge contre le tribalisme
local ou même planétaire. Aussi vivifiant et rédempteur qu’il puisse apparaître, c’est un discours
qui évite de confronter le discours politique dans sa réalité quotidienne car elle nécessite
l’urgence, de prendre position, de militer et de mener une action effective sur le terrain.
Comment expliquer à un homme politique d’aujourd’hui que les identités sont meurtrières, alors
que l’identité, à l’heure et à cause de la mondialisation, s‘est presque transformée, de fait, en
idéologie ? Peut-on expliquer à Poutine, Assad, Sarkozy, Merkel, Nasrallah, Netanyahu et la
plupart des dirigeants du monde, que leur action doit dépasser leur mandat ou leur élection
(démocratique ou forcée, populaire, populiste ou même divine) et donc s’émanciper ou
1
Voir du même auteur Les Paramètres d’Hérodote, L’Orient/Le Jour, Beyrouth, 2009.
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s’abstraire, du cadre communautaire ou national ? L’humanisme rentre à un moment donné en
contradiction avec l’action politique et la lutte efficace, même si des personnalités historiques et
démocratiques comme De Gaulle, Gandhi, Churchill, Mandela, Havel, Gorbatchev ont tenté en
vain de les concilier. Un homme politique porte un groupe qu’il représente et qui s’identifie à lui,
qu’il doit protéger. A plus forte raison quand ce groupe se sent en crise ou en danger. Parfois
même le chef instrumentalise cette menace, pour prendre le pouvoir ou le confisquer, même au
prix sanglant de milliers de vies humaines (tous les dictateurs). Le groupe est lui-même relié (et
même soudé en période de danger) soit par une langue, une religion, une race ou des mœurs
communes. Le conflit culturel identitaire va nécessairement toucher, avec plus ou moins de
violence, un ou plusieurs de ces quatre paramètres ou piliers. Amine Maalouf a produit avec les
identités meurtrières un ouvrage-référence d’une belle facture humaniste, mais qui occulte le
lien de plus en plus étroit, du culturel et du politique. Tendant vers l’universalisme de l’humain
(espace de l’individu), il semble s’éloigner de la réalité des peuples (l’espace du collectif).
Le livre d’Alain Finkielkraut, L’identité malheureuse, intervient presque deux décennies après
celui d’Amine Maalouf et essaie d’affronter, avec un grand courage et une grande lucidité, le
malaise de l’identité française et, par extension, celui de l’identité européenne et occidentale.
Dans son ouvrage, l’auteur, juif français d’origine polonaise, explore avec intelligence, rigueur,
honnêteté et passion, les principes qui ont construit au fil des siècles l’identité française et les
raisons de sa déconstruction actuelle (notamment la culpabilisation et la haine de soi). Il connaît
profondément la France, l’explique et l’aime. Il se réfère au général de Gaulle (père salvateur
de la France du XXe siècle et fondateur de la Ve République) : « Nous sommes quand même
avant tout, un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion
chrétienne »’ (page 106). Il reprend dans le détail les éléments essentiels qui structurent l‘identité
française. Toutefois, ces éléments structurants une fois identifiés peuvent se révéler
discriminatoires. C’est toujours le risque de la dérive, d’un système qui n’est pas suffisamment
régulé et régulièrement ajusté. Alain Finkielkraut en enfreignant les tabous et bravant le
politiquement correct, reprend la chronologie des débats de société, qui ont bouleversé la
France ces 25 dernières années. A commencer par la première question du voile en octobre
1989, dans un collège de Creil en banlieue parisienne, qui éclate presque à quelques jours, de la
chute du mur de Berlin (9 novembre 1989).
Finkielkraut se réfère surtout intellectuellement (aux côtés de multiples philosophes et penseurs
français et européens), à Claude Lévi-Strauss .Il lui consacre un chapitre entier intitulé la leçon
de Claude Lévi-Strauss (pages 117-135) et met en perspective, les deux conférences fondatrices
, du père de l’anthropologie moderne, prononcées à l’Unesco à vingt ans d’intervalle : « Race et
histoire » en 1952 qui dénonce l’ethnocentrisme européen et prône l’égalité des cultures et
« Race et culture” en 1971, qui évoque un seuil biologique de chaque culture et clame la
spécificité des cultures et leur droit légitime de se préserver.
Il est intéressant de relever que si c’est Amine Maalouf qui est élu à l’Académie française en
2011 au siège laissé vacant par Claude Lévi-Strauss (29e siège), c’est Alain Finkielkraut (élu à
l’Académie en 2014), qui ose publiquement reprendre et mettre en avant la corrélation de ces
deux textes majeurs, décrivant le cheminement intellectuel de Claude Lévi-Strauss. Ces deux
textes reflètent l’ambivalence de cet exceptionnel intellectuel, qui oscille entre un humanisme
généreux et une préservation de soi légitime. La première conférence à l’Unesco, en 1952, avait
fondé le structuralisme, et la seconde, dans les mêmes lieux en 1971, avait provoqué un véritable
scandale intellectuel, presqu’un séisme. Les deux textes sont à envisager de manière dialectique
et complémentaire car ils traduisent à la fois, l’humanisme naturel de l’homme et son instinct de
survie profondément humain.
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Les identités meurtrières et l’identité malheureuse
Ainsi les deux livres Les identités meurtrières et L’identité malheureuse sont à envisager de
manière comparative, dialectique et complémentaire, car ils recèlent de manière fouillée,
dépouillée et authentique une grande part de vérité. La structuration identitaire et le processus
d’identification, agissent selon les mêmes mécanismes et les mêmes paramètres (à des degrés
variables) dans toutes les sociétés. Ils provoquent depuis le début de l’humanité historique et
culturelle (3 000 ans av. J.-C.) les mêmes conflits récurrents, latents ou déclarés. Toute entité
humaine (individuelle ou collective) a besoin de se définir, pour pouvoir agir sinon elle est
condamnée, à la régression ou à la disparition.
Beaucoup de textes de référence ont été écrits ces dernières décennies autour de l’identité,
notamment au Liban ceux du Père Salim Abou, mondialement connu, véritable père fondateur
et pionnier de l’anthropologie au Liban et en Amérique latine, et plus récemment l’ouvrage de
recherche du Père Salim Daccache sur l’identité libanaise à travers le système scolaire. Le Liban,
pays par excellence du pluralisme culturel et religieux, aurait dû également, depuis ses
premières crises identitaires, mener une réflexion saine sur lui-même, pour que son expérience
rationalisée puisse véritablement et modestement servir d’exemple. Mais que dire d’un pays qui
se veut pionnier et demeure incapable de choisir tout seul ses dirigeants et dont on ne sait (à
l’instar du monde d’aujourd’hui), depuis plus de cinq décennies, qui véritablement le
commande.
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