Dialogues et phraséologie dans quelques dictionnaires plurilingues 27
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« La forme dialoguée est sans doute aussi vieille que l’institution scolaire » écrit
Louis Holtz (Holtz 1981 : 100). De fait, le recours au dialogue comme stratégie
didactique a une tradition ancienne dans la culture occidentale. Pour ce qui est de
l’enseignement des langues, du latin en l’occurrence, la première attestation d’une
pratique scolaire entièrement fondée sur le dialogue remonte au IV
e
siècle : il
s’agit, bien entendu, de l’Ars minor de Donat
1
, manuel célèbre dont la trans-
mission ininterrompue tout au long du Moyen Age a assuré en même temps la
survie d’un contenu rigidement structuré et hiérarchisé (la morphologie des huit
parties du discours) et d’une forme (l’organisation catéchétique de ce contenu)
appliquable, et appliquée, à tous les domaines du savoir
2
. Dans le cas spécifique
___________________
1. Premier témoignage écrit d’une forme « qui était traditionnellement celle de l’ensei-
gnement oral » (Holtz 1981 : 100).
2. Dans le domaine de la morale, on peut rappeler le Donatus spiritualis attribà Jean
Gerson, qui suit scrupuleusement le modèle donatien ; composé en 1411, ce bref traité
fut traduit en français et publpar Colard Mansion, à Bruges, entre 1479 et 1484. Le
texte latin se lit dans les Œuvres complètes de Jean Gerson, éd. Palémon Glorieux,
28 Maria Colombo Timelli
de l’Ars minor le procédé question/réponse est cependant loin de refléter une si-
tuation de communication réelle : il ne constitue qu’un outil mnémotechnique
susceptible d’aider la mémorisation de la part des élèves, appelés à apprendre par
cœur et à répéter leurs cours (cf. Riché 1985).
Pour ce qui est, en revanche, de l’enseignement des langues modernes, et du fran-
çais tout spécialement, la tradition du dialogue remonte, cela aussi est bien connu,
au XIV
e
siècle
3
. Ce qui différencie profondément ces dialogues, élaborés en
Angleterre et aux Pays-Bas, de la tradition donatienne que l’on vient de rappeler,
c’est qu’ils se proposent comme « modèles » à reproduire dans la alité lorsque
des situations analogues de communication se présentent. Ce sont de fait des né-
cessités concrètes d’apprentissage d’une L2 (commerce, voyages surtout) qui
déterminent le recours au dialogue-modèle dans les manuels groupés sous la
dénomination de « manieres de langage » (Lusignan 1986 : 91-127)
4
.
A la fin du Moyen Age, sous l’influence de l’humanisme, le recours à ce genre de
dialogues se généralise en tant que pratique didactique et s’introduit dans les
cours de latin même : rédigés par des maîtres allemands, flamands, espagnols,
français et suisses, ces « colloques scolaires » se proposent de ressusciter la
langue de Cicéron et de l’adapter aux besoins de communication quotidienne des
étudiants des Universités (Massebieau 1878).
D’autre part, entre le XV
e
et le XVI
e
siècle, l’enseignement des langues vulgaires
se pourvoit de nouveaux instruments, souvent plus complexes sinon plus com-
plets, que leurs homologues médiévaux : les dictionnaires plurilingues, véritable
phénomène culturel et éditorial de la Renaissance, constituent en réalité des ma-
nuels de référence pouvant comprendre une « section dialogues » à côté de la
partie plus spécialement consacrée au lexique.
C’est à ce genre d’ouvrages que nous nous arrêterons, et en particulier à ces dic-
tionnaires qui ont pu être définis « pratiques » par contraste avec les dictionnaires
« doctes » compilés au cours des mêmes décennies
5
. Publiés les uns et les autres
___________________
Paris, 1960-1973, tome IX, 1973, pp. 689-700. Édition critique de la traduction fran-
çaise : Colombo Timelli 1997.
3. Pour un aperçu synthétique, voir Merrilees 1985.
4. Éditions : Stengel 1879, Meyer 1903, Gessler 1934, Kristol 1990-1991.
Dialogues et phraséologie dans quelques dictionnaires plurilingues 29
d’innombrables fois dans l’Europe entière, surtout au XVI
e
, mais encore au XVII
e
voire au XVIII
e
siècle, ils se différencient essentiellement par le public qu’ils
visent : œuvre d’humanistes, les dictionnaires doctes (Calepinus, Nomenclator,
Decimator) s’adressent à un public homogène, imbu de culture classique, maî-
trisant les langues de l’Antiquité, le latin surtout, mais également le grec. En
rapport plus direct avec les manuels médiévaux, les dictionnaires dits pratiques
(Solenissimo Vochabulista, Berlaimont) visent un public plus différencié : mar-
chands, voyageurs, mais aussi femmes et « artisans », étudiants parfois (Finoli
1989 : 336). Ni le latin ni le grec ne sont exclus de ces ouvrages, preuve, d’une
part de l’intérêt renouvelé de la Renaissance pour les langues anciennes, d’autre
part, et pour le latin surtout, du rôle véhiculaire que cette langue continue de jouer
même en dehors du monde de l’école
6
.
Le Solenissimo Vochabulista
7
et le Berlaimont
8
, objets de nos observations, ont
une histoire analogue, qui se répète à quelque 50 ans de distance : nés comme
dictionnaires bilingues comprenant la langue locale (l’italien, ou, mieux, le véni-
tien, pour le Vochabulista, édité à Venise ; le flamand pour le Berlaimont, publié
à Anvers) et la langue étrangère la plus nécessaire pour les échanges quotidiens
(l’allemand pour le premier, le français pour le second), ils évoluent princi-
palement par ajouts successifs éventuellement par substitution de langues,
présentées sur colonnes juxtaposées
9
.
Cependant, le contenu de ces deux ouvrages, ainsi que la distribution interne de
celui-ci, diffèrent sensiblement. Le Vochabulista est dès ses débuts (la première
___________________
5. J’emprunte ces définitions à Finoli 1989.
6. Le prestige attribaux langues classiques dans les dictionnaires plurilingues est aussi
à l’origine, à mon avis, de la position qui leur est assignée : dans la plupart des cas
elles occupent de fait la première colonne ; lorsque le latin et le grec sont tous les deux
présents, c’est le grec qui l’emporte.
7. Cf. Rossebastiano-Bart 1984, qui répertorie toutes les éditions connues.
8. Ainsi dénommé d’après le nom de son auteur, le maître anversois Noël de Berlaimont.
Le répertoire des éditions de ce dictionnaire a été dressé par Verdeyen 1925-1935
(voll. I et III) et mis à jour par Hoock-Jeannin 1991 : 19-41.
9. Cette évolution presque uniquement quantitative a été reconnue et mise en relief par
Quemada 1967 : 70. Voir aussi Colombo Timelli 1992 : 399-400.
30 Maria Colombo Timelli
édition apparaît en 1477) et demeurera pendant toute son histoire (dernière édi-
tion : Rouen, 1636) presque exclusivement un dictionnaire, un pertoire lexical,
la matière est divisée en deux livres : dans le premier, le lexique est organisé
par champs sémantiques
10
; cette partie, qui rappelle de près les « nominalia » mé-
diévaux, exclut toute phraséologie. Le second livre comprend, au moins à partir
de 1534
11
, quatre chapitres où les lemmes sont rangés par catégories morpho-
logiques (« des verbes ou raisons », « des noms », « des adjectifz et pronoms et
adverbes », « d’oraisons »). C’est sur ce dernier chapitre, sont mêlés de brefs
dialogues, de la phraséologie, des conjugaisons verbales, plus rarement des mots
isolés, que porte mon étude.
Quant au « dictionnaire » de Berlaimont, publié entre 1530 et 1759, cette déno-
mination ne lui convient que très partiellement, puisque le lexique disposé par
ordre alphabétique sur la langue d’entrée ne constitue que la deuxième partie de
l’ouvrage. De fait, le Berlaimont est plutôt un véritable manuel, qui réunit dans
une première section une série de dialogues, des lettres, des contrats, quittances,
proposés comme modèles. Au cours des années, la « méthode » s’enrichit de
parties complémentaires : traités d’orthographe ou de phonétique, prières, conju-
gaisons verbales etc. (Colombo Timelli 1992 : 412-413). On aura reconnu sans
peine la typologie des textes élaborés en Angleterre entre le XIV
e
et le XV
e
siècle
pour l’enseignement du français : une « maniere de parler » (les dialogues), un
« ars dictaminis » (les lettres), un « nominale » (lexique), un traité d’orthographe.
Les « colloques » qui inaugurent l’ouvrage de Berlaimont en constituent sans
aucun doute la partie marquante, comme le prouve indirectement le changement
du titre dans une série importante d’éditions à partir de 1576 : « Colloques Ou
___________________
10. 55 chapitres au total, autour de deux grands noyaux : le monde de Dieu et le monde de
l’homme. Voici, à titre d’exemple, quelques intitulés tirés de l’édition Paris, Le
Tellier, 1546 : I. de Dieu, de la trinité et puissance, et des richesses ; II. des sainctz et
de leurs noms ; III. du Pater noster et Ave Maria ; IV. du diable, de l’enfer et du
purgatoire ; V. du temps, an, mois, sepmaines et jours ; VI. de l’homme et de tous (sic)
ses parties ; et ainsi de suite. Sauf indication contraire, toutes les citations qui suivent
sont tirées de l’édition citée (le texte complet est reproduit dans l’annexe 1).
11. C’est-à-dire après la réorganisation opérée par l’anversois Jan Steels dans son édition à
5 langues. Dans les éditions précédentes, la seconde section du Vochabulista com-
prenait neuf chapitres mêlant d’ultérieurs champs sémantiques et des catégories gram-
maticales (cf. Colombo Timelli 1993 : 135).
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