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Dialogues et phraséologie dans quelques dictionnaires plurilingues 27
« La forme dialoguée est sans doute aussi vieille que l’institution scolaire » écrit
Louis Holtz (Holtz 1981 : 100). De fait, le recours au dialogue comme stratégie
didactique a une tradition ancienne dans la culture occidentale. Pour ce qui est de
l’enseignement des langues, du latin en l’occurrence, la première attestation d’une
pratique scolaire entièrement fondée sur le dialogue remonte au IVe siècle : il
s’agit, bien entendu, de l’Ars minor de Donat1, manuel célèbre dont la transmission ininterrompue tout au long du Moyen Age a assuré en même temps la
survie d’un contenu rigidement structuré et hiérarchisé (la morphologie des huit
parties du discours) et d’une forme (l’organisation catéchétique de ce contenu)
appliquable, et appliquée, à tous les domaines du savoir2. Dans le cas spécifique
___________________
1. Premier témoignage écrit d’une forme « qui était traditionnellement celle de l’enseignement oral » (Holtz 1981 : 100).
2. Dans le domaine de la morale, on peut rappeler le Donatus spiritualis attribué à Jean
Gerson, qui suit scrupuleusement le modèle donatien ; composé en 1411, ce bref traité
fut traduit en français et publié par Colard Mansion, à Bruges, entre 1479 et 1484. Le
texte latin se lit dans les Œuvres complètes de Jean Gerson, éd. Palémon Glorieux,
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Maria Colombo Timelli
de l’Ars minor le procédé question/réponse est cependant loin de refléter une situation de communication réelle : il ne constitue qu’un outil mnémotechnique
susceptible d’aider la mémorisation de la part des élèves, appelés à apprendre par
cœur et à répéter leurs cours (cf. Riché 1985).
Pour ce qui est, en revanche, de l’enseignement des langues modernes, et du français tout spécialement, la tradition du dialogue remonte, cela aussi est bien connu,
au XIVe siècle3. Ce qui différencie profondément ces dialogues, élaborés en
Angleterre et aux Pays-Bas, de la tradition donatienne que l’on vient de rappeler,
c’est qu’ils se proposent comme « modèles » à reproduire dans la réalité lorsque
des situations analogues de communication se présentent. Ce sont de fait des nécessités concrètes d’apprentissage d’une L2 (commerce, voyages surtout) qui
déterminent le recours au dialogue-modèle dans les manuels groupés sous la
dénomination de « manieres de langage » (Lusignan 1986 : 91-127)4.
A la fin du Moyen Age, sous l’influence de l’humanisme, le recours à ce genre de
dialogues se généralise en tant que pratique didactique et s’introduit dans les
cours de latin même : rédigés par des maîtres allemands, flamands, espagnols,
français et suisses, ces « colloques scolaires » se proposent de ressusciter la
langue de Cicéron et de l’adapter aux besoins de communication quotidienne des
étudiants des Universités (Massebieau 1878).
D’autre part, entre le XVe et le XVIe siècle, l’enseignement des langues vulgaires
se pourvoit de nouveaux instruments, souvent plus complexes sinon plus complets, que leurs homologues médiévaux : les dictionnaires plurilingues, véritable
phénomène culturel et éditorial de la Renaissance, constituent en réalité des manuels de référence pouvant comprendre une « section dialogues » à côté de la
partie plus spécialement consacrée au lexique.
C’est à ce genre d’ouvrages que nous nous arrêterons, et en particulier à ces dictionnaires qui ont pu être définis « pratiques » par contraste avec les dictionnaires
« doctes » compilés au cours des mêmes décennies5. Publiés les uns et les autres
___________________
Paris, 1960-1973, tome IX, 1973, pp. 689-700. Édition critique de la traduction française : Colombo Timelli 1997.
3. Pour un aperçu synthétique, voir Merrilees 1985.
4. Éditions : Stengel 1879, Meyer 1903, Gessler 1934, Kristol 1990-1991.
Dialogues et phraséologie dans quelques dictionnaires plurilingues 29
d’innombrables fois dans l’Europe entière, surtout au XVIe, mais encore au XVIIe
voire au XVIIIe siècle, ils se différencient essentiellement par le public qu’ils
visent : œuvre d’humanistes, les dictionnaires doctes (Calepinus, Nomenclator,
Decimator) s’adressent à un public homogène, imbu de culture classique, maîtrisant les langues de l’Antiquité, le latin surtout, mais également le grec. En
rapport plus direct avec les manuels médiévaux, les dictionnaires dits pratiques
(Solenissimo Vochabulista, Berlaimont) visent un public plus différencié : marchands, voyageurs, mais aussi femmes et « artisans », étudiants parfois (Finoli
1989 : 336). Ni le latin ni le grec ne sont exclus de ces ouvrages, preuve, d’une
part de l’intérêt renouvelé de la Renaissance pour les langues anciennes, d’autre
part, et pour le latin surtout, du rôle véhiculaire que cette langue continue de jouer
même en dehors du monde de l’école6.
Le Solenissimo Vochabulista7 et le Berlaimont8, objets de nos observations, ont
une histoire analogue, qui se répète à quelque 50 ans de distance : nés comme
dictionnaires bilingues comprenant la langue locale (l’italien, ou, mieux, le vénitien, pour le Vochabulista, édité à Venise ; le flamand pour le Berlaimont, publié
à Anvers) et la langue étrangère la plus nécessaire pour les échanges quotidiens
(l’allemand pour le premier, le français pour le second), ils évoluent principalement par ajouts successifs − éventuellement par substitution − de langues,
présentées sur colonnes juxtaposées9.
Cependant, le contenu de ces deux ouvrages, ainsi que la distribution interne de
celui-ci, diffèrent sensiblement. Le Vochabulista est dès ses débuts (la première
___________________
5. J’emprunte ces définitions à Finoli 1989.
6. Le prestige attribué aux langues classiques dans les dictionnaires plurilingues est aussi
à l’origine, à mon avis, de la position qui leur est assignée : dans la plupart des cas
elles occupent de fait la première colonne ; lorsque le latin et le grec sont tous les deux
présents, c’est le grec qui l’emporte.
7. Cf. Rossebastiano-Bart 1984, qui répertorie toutes les éditions connues.
8. Ainsi dénommé d’après le nom de son auteur, le maître anversois Noël de Berlaimont.
Le répertoire des éditions de ce dictionnaire a été dressé par Verdeyen 1925-1935
(voll. I et III) et mis à jour par Hoock-Jeannin 1991 : 19-41.
9. Cette évolution presque uniquement quantitative a été reconnue et mise en relief par
Quemada 1967 : 70. Voir aussi Colombo Timelli 1992 : 399-400.
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Maria Colombo Timelli
édition apparaît en 1477) et demeurera pendant toute son histoire (dernière édition : Rouen, 1636) presque exclusivement un dictionnaire, un répertoire lexical,
où la matière est divisée en deux livres : dans le premier, le lexique est organisé
par champs sémantiques10 ; cette partie, qui rappelle de près les « nominalia » médiévaux, exclut toute phraséologie. Le second livre comprend, au moins à partir
de 153411, quatre chapitres où les lemmes sont rangés par catégories morphologiques (« des verbes ou raisons », « des noms », « des adjectifz et pronoms et
adverbes », « d’oraisons »). C’est sur ce dernier chapitre, où sont mêlés de brefs
dialogues, de la phraséologie, des conjugaisons verbales, plus rarement des mots
isolés, que porte mon étude.
Quant au « dictionnaire » de Berlaimont, publié entre 1530 et 1759, cette dénomination ne lui convient que très partiellement, puisque le lexique − disposé par
ordre alphabétique sur la langue d’entrée − ne constitue que la deuxième partie de
l’ouvrage. De fait, le Berlaimont est plutôt un véritable manuel, qui réunit dans
une première section une série de dialogues, des lettres, des contrats, quittances,
proposés comme modèles. Au cours des années, la « méthode » s’enrichit de
parties complémentaires : traités d’orthographe ou de phonétique, prières, conjugaisons verbales etc. (Colombo Timelli 1992 : 412-413). On aura reconnu sans
peine la typologie des textes élaborés en Angleterre entre le XIVe et le XVe siècle
pour l’enseignement du français : une « maniere de parler » (les dialogues), un
« ars dictaminis » (les lettres), un « nominale » (lexique), un traité d’orthographe.
Les « colloques » qui inaugurent l’ouvrage de Berlaimont en constituent sans
aucun doute la partie marquante, comme le prouve indirectement le changement
du titre dans une série importante d’éditions à partir de 1576 : « Colloques Ou
___________________
10. 55 chapitres au total, autour de deux grands noyaux : le monde de Dieu et le monde de
l’homme. Voici, à titre d’exemple, quelques intitulés tirés de l’édition Paris, Le
Tellier, 1546 : I. de Dieu, de la trinité et puissance, et des richesses ; II. des sainctz et
de leurs noms ; III. du Pater noster et Ave Maria ; IV. du diable, de l’enfer et du
purgatoire ; V. du temps, an, mois, sepmaines et jours ; VI. de l’homme et de tous (sic)
ses parties ; et ainsi de suite. Sauf indication contraire, toutes les citations qui suivent
sont tirées de l’édition citée (le texte complet est reproduit dans l’annexe 1).
11. C’est-à-dire après la réorganisation opérée par l’anversois Jan Steels dans son édition à
5 langues. Dans les éditions précédentes, la seconde section du Vochabulista comprenait neuf chapitres mêlant d’ultérieurs champs sémantiques et des catégories grammaticales (cf. Colombo Timelli 1993 : 135).
Dialogues et phraséologie dans quelques dictionnaires plurilingues 31
Dialogues Avec Un Dictionaire... »12. Les trois dialogues originaux du Berlaimont
fourniront le deuxième volet de notre tableau13.
Parmi les très nombreuses éditions du Solenissimo Vochabulista (90 environ) et
du Berlaimont (ca. 150), il fallait choisir des textes de référence. Pour le
Vochabulista, j’ai opté pour la première édition française (Le dictionaire des huict
langages..., Paris, Le Tellier, 1546), celle où, d’après une analyse linguistique
détaillée, le français se présente sous une forme soignée et en tout cas plus
correcte que dans les éditions précédentes14.
Pour le Berlaimont le même critère ne pouvait être automatiquement appliqué, les
éditions françaises étant en même temps très rares (deux, si l’on excepte les 16
éditions bretonnes, qui forment un groupe à part) et tardives (Saint-Omer 1623,
Lille 1703 ; les éditions bretonnes ont paru entre 1626 et 1759). Il s’agissait donc
de choisir une édition parue vers la moitié du XVIe siècle, pour ne pas fausser une
éventuelle comparaison avec le Vochabulista de Le Tellier, chez un éditeur, sinon
français, ce qui s’avérait impossible, dont la production en langue française
pourrait garantir une langue soignée sous ses différents aspects ; Barthélemy De
Grave, qui publia à Louvain 4 éditions du Berlaimont entre 1551 et 1560,
semblait répondre à toutes ces exigences : je me suis donc arrêtée au Vocabulaire
en quatre langues de 155115.
___________________
12. Éd. H. Heyndrickx, Anvers, 1576 (d’après Verdeyen 1925-1935 : vol. I, XCIX).
13. Il faut remarquer que cette première partie s’enrichit d’autres dialogues à partir de
1579 (Colombo Timelli 1992 : 412).
14. Les huit langues comprises dans cette édition sont les suivantes : grec, latin, flamand,
français, espagnol, italien, anglais, allemand. Cf. Colombo Timelli 1993. Le français
est introduit pour la première fois dans le Vochabulista à quatre langues de Mazzocchi,
Roma, 1510 : les formes en sont souvent très fautives, ce qui est dû sans doute à une
connaissance très limitée de la langue soit chez le rédacteur de la version française,
soit chez l’éditeur : cf. Finoli 1991.
15. Les langues concernées sont : flamand, français, latin, espagnol ; les mêmes langues
sont proposées dans les rééditions de 1556 et de 1560 ; l’édition de 1558, en revanche,
comprend : français, latin, italien, espagnol. Les citations sont tirées de l’édition de
1551 (pour le texte complet cf. annexe 2). Sur Barthélemy De Grave, cf. Rouzet 1975 :
81-83.
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Maria Colombo Timelli
* Le dictionaire des huict langages, livre II, chapitre IV : analyse
Les critères ayant présidé au tri linguistique et à l’organisation des locutions dans
le tout dernier chapitre du Dictionaire demeurent, c’est le moins qu’on puisse
dire, mystérieux16.
Cependant, on peut reconnaître des groupements minimaux, correspondant à :
- des séries construites par simple analogie :
il souspire profondement / il est troublé ;
j’ay esperance / je suis content ;
c’est trop cher / il me desplaist (n7v).
Rien que l’association des idées ne peut expliquer ces chaînes de locutions, le
même critère ayant d’ailleurs déterminé en grande partie l’agencement du lexique
dans les champs sémantiques du premier livre du Dictionaire17.
- des sortes de binômes où un lemme est proposé une première fois isolément, et
une seconde fois à l’intérieur d’une brève réplique :
mal content / je suis mal content (n1v).
- des séries où les locutions successives répondent au critère sémantique de
l’opposition, réalisée soit par la forme affirmative/négative du verbe, soit par
l’emploi d’antonymes :
il ne me plait pas / il me plait bien (n1v) ;
c’est mal faict / c’est bien faict (n3v) ;
baisse toy / lieve toy (n3v) ;
je l’ay faict / je ne l’ay pas faict (n4v)18 ;
il est plein / il est vuide (n4v) ;
la main dextre / la main senestre (n5v) ;
va t’en / demeure (n8v).
___________________
16. Dans l’analyse qui suit, sont négligés : les locutions isolées (je ne suis pas digne /
selon ma coustume / fais selon mon sens : n1v) et les groupes portant sur une conjugaison verbale (je vueil / tu as voulu / iceluy veult / je veulx faire : n8v).
17. Par exemple, dans le chapitre XXIX (du fourmi et des vers et autre betail) : les
mouches qui font la cire / le myel / doux / amer.
18. Série complétée par : tu l’as faict / tu sçais bien qui l’a faict.
Dialogues et phraséologie dans quelques dictionnaires plurilingues 33
- des séries où, en revanche, le principe suivi semble plutôt être celui de la
(pseudo-)synonymie :
ce n’est pas vray / il ne me semble pas (n2v) ;
cestuy là me veult tuer / cestuy là est mon ennemy mortel / cestuy me veult
mal, et sy ne sçay pourquoy (n6v) ;
ou, malgré le changement du temps verbal :
il me convient de plourer / il m’estoit besoing de plourer (n8v).
- des listes de locutions proposant des changements paradigmatiques, ce groupe
pouvant naturellement recouper en partie les deux précédents :
viens avec moy / ayde moy / monstre moy (n4v) ;
Dieu vous salve / Dieu vous doint bon jour / bon an / Dieu vous ayde (n8v)
;
mon nom / ton nom / en vostre nom / le nom de Dieu (o4v) ;
toute chose / une chose (o5v).
- de brefs dialogues. Sans être nombreux, ils constituent le groupe le plus intéressant à nos yeux. Ils peuvent se réduire à deux petites répliques, le plus souvent
question/réponse :
je ne vueil pas / pourquoy ne veulx tu pas ? (n1v) ;
il me poise de ces choses / ayez patientes19 (n2v) ;
où est il ? / je ne sçay (n3v) ;
que veulx tu ? / je ne vueil rien (n3v) ;
n’as tu pas encore vendu tes biens ou marchandises ? / ouy, grace à Dieu
(o5v) ;
ou s’étendre à un nombre plus important de répliques :
je suis trompé / de qui ? / d’un belistre (n1v) ;
tu mens / non certes / je ne le croy pas / pourquoy non ? (n2v) ;
tu ne m’as pas encore rendu ma chose / je te la rendray tantost / regarde
que le faces tost, car je ne puis attendre plus longuement (n5v) ;
tu ne laisse nulluy dormir / pourquoy ? / pource que tu ne fais toute la nuit
autre chose que ronfler (n8v-o1v) ;
___________________
19. Erreur pour : « soyez patientes » ou « ayez patience ». La forme avec le verbe être est
utilisée au même endroit pour le latin, le néerlandais, l’anglais, l’allemand, celle avec
avoir pour l’espagnol et l’italien.
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Maria Colombo Timelli
vas coucher / point encore / vas, car il te fault demain lever bien matin / à
quoy faire ? / il te fault porter lettres à Milan (o1v) ;
la jambe me faict si mal que je ne sçay cheminer à pié / prens un cheval /
cherchez m’en un (o1v) ;
tu lie le fardeau trop grand, tu ne le pourras porter / je le porteray aisément
(sic) (o2v) ;
que veulx tu achepter, je vouldroye aussi achepter quelque chose / si vous
sceussiez quelque chose bonne / ouy, je sçay espices et autres choses (o5v
- o6v).
Bien que toutes proposées hors contexte, ces petites conversations nous renvoient
incontestablement aux deux sujets-clé des « manieres de parler » médiévales : le
voyage et le séjour à l’hôtel d’une part, le marché de l’autre.
Au delà de cette première classification des entrées – valable pour toutes les
langues proposées dans le Dictionaire – l’analyse linguistique du français présente un intérêt certain20. On relève donc des constantes :
– recours systématique au sujet je :
je suis mal content / je ne suis pas digne / je ne vueil pas / je suis trompé
(n1v) ; je m’esmerveille / je ne le croy pas / je ne le vueil pas faire...
(n2v)21.
Même dans des locutions a-verbales ou à verbe impersonnel et en dehors des
répliques en dialogue, le je constitue la seule personne de référence :
selon ma coustume / fais selon mon sens / il ne me plait pas / il me plait
bien / laisse moy faire (n1v) ; il me poise / il ne me semble pas22.
– emploi très fréquent de l’impératif, reflet sans doute de la communication orale.
La forme du singulier l’emporte de loin sur celle du pluriel (34 exemples contre
7), ce qui n’est pas sans rapport avec le registre familier qui caractérise ce
chapitre dans son ensemble :
___________________
20. Certes, quelques-unes des remarques qui suivent peuvent aussi s’appliquer aux locutions correspondantes dans d’autres langues – les langues romanes (latin, espagnol,
italien) tout spécialement – mais une analyse comparative nous amènerait trop loin de
l’objet de cette étude.
21. Le relevé est ici limité aux deux premiers feuillets.
22. Voir note précédente.
Dialogues et phraséologie dans quelques dictionnaires plurilingues 35
fais selon mon sens / attens / laisse moy faire (n1v) ; ayez patientes (sic)
(n2v) ; baisse toy / lieve toy / va t’en d’icy / siedz toy / fais moy place /
siedz toy coy (n3v)23.
– recours aux « mots vides », sans doute dans le but implicite de permettre un
emploi très étendu de la locution :
chose : en faisant telle chose (n1v) ; il me poise de ces choses (n2v) ; tu ne m’as
pas encore rendu ma chose (n5v) ; il signifie quelque chose (o4v) ; je vouldroye
aussi achepter quelque chose, si vous seussiez quelque chose bonne / ouy, je sçay
espices et autres choses (o6v).
ceci / cela : qui eust creu cela ? (n2v) ; je vueil faire cela (n4v) ; cherche cecy
(n6v) ; comment s’appelle cela ? (n7v) ; laisse moy avoir soing de cela (o2v) ;
tenez cecy (o3v) ; que signifie cela ? (o4v).
Cette « banalité » lexicale est confirmée par l’emploi fréquent de verbes passepartout : être et avoir, aller, venir, donner, dire, faire, vouloir, savoir – bien que
des verbes au sens plus restreint soient aussi présents24 – proposés dans des
formes, modes, temps, personnes, très divers25. Ce choix est sans doute déterminé
par la très haute fréquence de ces verbes dans la communication courante et
répond donc à un double critère d’économie et de productivité linguistique.
Cependant, il contraste bizarrement avec quelques expressions très précises proposées soit isolément soit à l’intérieur des brefs échanges rappelés plus haut, et
par conséquent difficilement utilisables telles quelles dans des situations de
communication réelle :
je suis seur que ceulx ci parlent de toy et de moy (n4v-n5v) ;
___________________
23. Dépouillement complet : va legerement / fais le refaire / viens avec moy / ayde moy /
monstre moy (n4v) ; commence toy / regarde que (n5v) ; tire fort / cherche cecy /
pense le bien (n6v) ; attens un peu / regardes que (n8v) ; va t’en / demeure / vas
coucher / vas / prens un cheval / cherchez m’en un (o1v) ; regardez que / laisse moy /
donne le moy / ouvre l’huys / donne moy la clef (o2v) ; donne ça / fermez l’huis /
tenez cecy / vas tirer le vin / parle (o3v) ; partis le (o4v) ; venez avec moy / dictes moy
la verité (o5v).
24. Des groupes sémantiquement cohérents sont reconnaissables : marché, échanges
(acheter, appartenir, donner, rendre, valoir, vendre) ; mouvements, déplacements
(aller, (se) baisser, cheminer, chevaucher, demeurer, (se) lever, partir, venir).
25. Une ébauche de conjugaison du verbe vouloir occupe quelques lignes du feuillet n8v.
36
Maria Colombo Timelli
il luy souvenoit bien quand il le veoit devant ses yeulx (n6v) ;
regardes que tu ne chees en quelque maladie (n7v) ;
tu ne fais toute la nuit autre chose que ronfler (n8v−o1v).
* Le Berlaimont de 1551, livre I, dialogues : analyse
Les trois dialogues de Noël de Berlaimont, de longueur et complexité décroissantes, sont organisés comme autant de petites pièces de théâtre pour lesquelles
on imagine sans difficulté des représentations en classe26. Dans le prologue au
deuxième livre (N1v), ils sont définis « comme patrons et figures », des modèles
de communication en somme, que l’élève pourra adapter à des situations
différentes grâce au lexique alphabétique qui suit, et qui offre « matiere pour former et composer aultres propos et sentences ».
L’aspect théâtral de ces textes, qui annoncent en ouverture le nombre et le nom
des protagonistes, est particulièrement frappant dans le premier dialogue (« Ung
convive de dix personaiges... »), où plusieurs scènes se succèdent, au rythme des
entrées et sorties. D’autre part, c’est peut-être en didacticien que Berlaimont a
attribué à quelques-uns de ses personnages un prénom dont la lettre initiale
coïncide avec celle de son rôle dans la pièce : le père s’appelle Pierre, la mère
Marie, un frère François. C’est ainsi que les répliques précédées d’un P. sont tout
de suite rapportées au père plutôt qu’à un prénom parmi d’autres.
Le dialogue, qui s’étend sur 21 colonnes, s’ouvre sur la brève rencontre dans la
rue de deux jeunes garçons, élèves dans la même classe. L’un des deux rentre à la
maison, où sa mère lui donne toute une série d’ordres pour le dîner (il s’agit de
dresser la table et de s’occuper des derniers achats) ; les premiers convives se
présentent : chaque arrivée est l’occasion de salutations et de conversations sur
des sujets d’intérêt plutôt général (la santé, les études des enfants...). Finalement
on s’assied à table, non sans s’être préoccupé auparavant de l’attribution des
places et avoir récité le Benedicite : les propos concernent alors nécessairement
les mets et le service de table. Le dîner subit cependant quelques interruptions :
___________________
26. Ce qui était pratique courante dans l’enseignement aussi bien du latin que des langues
étrangères : rappelons que Berlaimont était maître à Anvers. Riemens (1919 : 47-59)
cite de nombreux témoignages concernant des représentations scolaires en français
jusqu’au début du XVIIe siècle.
Dialogues et phraséologie dans quelques dictionnaires plurilingues 37
un serviteur qui présente une invitation pour le lendemain, un des enfants qui
rentre en apportant du vin, un deuxième serviteur qui amène un cadeau pour le
maître de la maison. Les répliques se succèdent encore sur les études des enfants
− inutile de préciser que ceux-ci étudient le français −, la qualité du vin, les nouvelles de la guerre. On porte aussi des toasts. Après les « grâces » et quelques
dernières politesses, tout le monde prend enfin congé.
Si l’intérêt de l’historien de la langue est sollicité par le témoignage que les
dialogues de ce genre offrent sur la langue parlée27, l’attention de l’historien de la
didactique des langues − du français, en l’occurrence28 − est plutôt stimulée par
l’analyse du lexique et des fonctions linguistiques présentés. Le lexique mis en
œuvre dans ce premier dialogue se groupe autour de quelques noyaux facilement
reconnaissables : les meubles, les ustensiles de table, les mets, le vin d’abord,
mais aussi l’argent et les prix, domaines ceux-ci qui seront massivement illustrés
dans les deux dialogues qui suivent. Les différentes situations déterminent en
outre une série de fonctions linguistiques fondamentales souvent en rapport avec
les champs sémantiques cités : dire bonjour / prendre congé, demander des
nouvelles, offrir, servir à boire / à manger, demander / dire le prix.
Dans l’ensemble, plusieurs réalisations langagières peuvent être proposées pour la
même fonction ; par exemple, pour ce qui est des salutations, les différentes
expressions s’adaptent au moment de la journée et/ou à l’interlocuteur envisagé :
Dieu vous doint bon jour ; bon jour vous doint Dieu (A3v) ;
Dieu vous conduyse ; Dieu vous doint bon vespre (A4v) ;
soyez (le) bien venu (B2v, B3v, D2v) ;
___________________
27. Une certaine prudence s’impose pourtant, ce témoignage pouvant être faussé par la
nécessité de correspondance entre les langues juxtaposées.
28. Rappelons que, dès le début, le français est la langue cible du dictionnaire de Berlaimont ; cette situation ne change guère dans les éditions plurilingues : les allusions à
l’apprentissage ou à la connaissance d’une langue étrangère ne concernent que le
français, quelle que soit la langue où le dialogue est traduit : (flamand) Jan, condy wel
françoys spreken ? / (français) Jehan, sçavez vous bien parler françoys ? / (latin)
Joannes, nosti Gallice loqui ? / (espagnol) Juan, saveys hablar françes ? (B2v-B3r) ;
(flamand) Je en can niet wel françoys spreken / (français) Je ne sçay point bien parler
françoys / (latin) Nescio prompte Gallice loqui / (espagnol) Suelta mente nose hablar
françes (D3v-D4r).
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Maria Colombo Timelli
bon soir, mon amy (D1v) ;
Dieu benie toute la compaignie (D1v-D2v) ;
Dieu vous doint bonne nuict (D2v, E3v) ;
Dieu vous benie (E3v) ; à Dieu vous commande (F3v).
Analoguement, on relève des expressions quasi synonymes, se suivant soit dans la
même réplique soit à quelques lignes de distance, et qui répondent sans doute au
désir de fournir un répertoire riche en formules presque interchangeables :
comment vous portez vous ? comment vous est il ? (A3v) ;
il m’en fault aller ; je ne puis rester plus longuement (A4v) ;
où avez vous attendu sy longuement ? pourquoy venez vous sy tard ?
(A4v) ;
voulez vous là demeurer ? pourquoy n’entrez vous point dedens ? (B3v) ;
pourquoy ne venez vous point ? fault il qu’on vous appelle ? (C1v) ;
dictes luy que je suis le serviteur de son oncle, ou dictes luy que je viens
de son oncle (D1v).
L’aspect didactique du dialogue émerge encore à d’autres occasions. Il est surtout
sensible là où les répliques s’enchaînent dans un jeu de répétitions, de reprise de
la réplique qui précède :
Comment vous portez vous ? / Comment je me porte ? Je me porte bien.
(A3v)
Jeusnez vous encoire ? N’avez vous point desjeuné ? / ...Et vous, avez
vous desjeuné ? / ...jeuneroy je sy longuement ? (A3v)
D’où venez vous ? / D’où je viens ? Je viens de... (A3v) etc.
Nul doute, d’autre part, que le désir d’offrir un lexique tant soit peu étendu dans
le domaine visé est à l’origine des listes aussi bien d’actions que d’objets qui
rendent le dialogue, de temps à autre, fort peu vraisemblable :
allez querre des trenchoirs, des goblets et des serviettes (B1v) ;
allez querre du bois..., allez esguiser les couteaux et versez de l’eaue dans
le lavoir, et pendez là une blance touaille, faictes brusler le feu (B2v) ;
apportez nous à manger. Apportez la salade et la chair salée (C1v) ;
entamez ceste espaulle, apportez icy des radis, des carottes et des capres.
Taillez... de ce lievre et de ces coniins. Entamez ces perdris (C3v) ;
aportez en ung lot, ung pot et une pinte (C4v) ;
Apportez des beaulx trenchoirs, et apportez nous le fruict, et apportez
nous le frommaige (E4v).
Dialogues et phraséologie dans quelques dictionnaires plurilingues 39
Remarquablement plus simples que le premier, les deux autres dialogues de
Berlaimont ont pour titre respectivement « pour aprendre à vendre en françois » et
« pour demander une debte » ; trois seuls personnages (deux marchandes et un
client dans le premier, un débiteur, son créancier et un garant dans le deuxième)
permettent de présenter « en situation » la phraséologie et le lexique du marché
d’une part (liste de marchandises, discussion d’un prix), du prêt d’autre part
(argent, offre d’une garantie).
Les stratégies ayant présidé à la construction de ces deux textes sont sensiblement
les mêmes que l’on vient de relever :
– nombreuses réalisations synonymiques pour la même fonction linguistique :
combien payeray je... / combien me coustera... / combien vault... / que
vault... / combien faictes vous... / que donneray je... (G1v) ;
– enchaînement par reprise partielle des répliques :
vous le m’avez... dict / Le vous ay je dict ? Non ay. / Sy avez. (I1v)
– listes de mots ayant trait au même champ sémantique ; ainsi pour les
nombreuses marchandises proposées à l’acheteur :
bon drap, bonne toille de toute sorte, bon drap de soye, camelot, damas,
velours / bonne chair, bon poisson et des bons harengz... bon beure... bon
frommaige de toutes manieres / ung bon livre en françoys ou en alleman ou
en latin, ou ung livre à escripre (F4v),
mais aussi, plus subtilement, pour les unités de mesure (aune, livre, pot, pièce) ou
les monnaies (patart, florin, livre, sou, denier).
Peut-on, malgré la grande diversité qui existe entre la phraséologie du Dictionaire
et les dialogues de Berlaimont, ébaucher une comparaison ? Celle que je propose
ici a porté sur le lexique utilisé dans les deux tranches de texte considérées29.
Le chapitre « d’oraisons » du Dictionaire emploie donc 177 mots au total contre
les 408 des trois dialogues de Berlaimont. Le groupe commun comprend 98 mots,
soit plus de la moitié du lexique du Dictionaire et un quart de celui de
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29. J’ai classé : substantifs, adjectifs, verbes, adverbes ; ont été exclus : articles, pronoms,
conjonctions, prépositions, interjections.
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Maria Colombo Timelli
Berlaimont, dont 43 verbes, 24 substantifs, 22 adverbes, 9 adjectifs30. Bien sûr, il
s’agit pour la plupart de mots de grande fréquence et/ou en rapport avec la vie
quotidienne ; parmi les verbes je signalerai : acheter, aimer, aller, avoir, connaître,
dire, donner, être, faire, manger, parler, penser, porter, pouvoir, prendre, regarder,
savoir, tenir, venir ; parmi les substantifs : chose, homme, jour, maison, matin,
nuit, temps. Les noms abstraits sont très rares (entendement, grâce, honte, vérité),
de même que les adjectifs.
En conclusion
Malgré nos efforts pour trier, classer, grouper les locutions et la phraséologie du
dernier chapitre du Dictionaire, nous sommes forcés de conclure qu’il ne s’agit
que d’un répertoire de formules incohérent, dont la source et l’organisation nous
demeurent obscures. En revanche, l’ouvrage de Berlaimont, né dans et pour le
monde de l’école, nous confirme entre autres la diffusion et la vogue des dialogues, instrument que le XVIe siècle a privilégié dans l’enseignement des langues
étrangères.
Si donc le succès de ce « manuel » pendant plus de deux siècles s’explique
facilement à nos yeux (les colloques et représentations scolaires seront à la mode
bien longtemps encore après la dernière édition du Berlaimont), la longue histoire
d’éditions du Solenissimo Vochabulista nous gêne un peu : elle nous offre de fait
la preuve incontestable que cet ouvrage répondait aussi − dans son ensemble et
dans ses différentes parties − à la demande d’un public qui, peu ou pas scolarisé,
avait recours au répertoire lexical et phraséologique que celui-ci offrait sinon avec
profit − car le doute nous semble légitime −, tout au moins sans s’y perdre.
Bibliographie
Colombo Timelli, Maria (1992) : « Dictionnaires pour voyageurs, dictionnaires
pour marchands ou la polyglossie au quotidien aux XVIe et XVIIe siècles », in
Linguisticae Investigationes, XVI, 395-420.
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30. La liste alphabétique complète est proposée en annexe 3. La graphie y a été modernisée pour éviter les variantes.
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