savoir/agir 133
Culture
Âges de la vie et temps de lhistoire
Annie Ernaux, Les Années,
Éditions Gallimard, 2008
« Comment représenter à la fois le
passage du temps historique, le change-
ment des choses, des idées, des urs et
lintime de cette femme » (p. 179) : c’est à un
problème sociologique classique, mais dif-
ficile, que s’est confrontée littérairement
Annie Ernaux dans son dernier livre. Il
s’agissait, en effet, de mettre en évidence
lencastrement du cours dune trajectoire
biographique (la sienne), celui de la lignée
familiale elle s’insère et celui de lhis-
toire de la société où l’une et lautre se sont
déroues.
Les « âges de la vie »
La mise en cit d’une histoire indi-
viduelle ou collective pose dabord un
problème de périodisation. Pour le sou-
dre, deux voies souvrent classiquement
en histoire : « Rythmer le temps selon les
inflexions de chaque série de phénomè-
nes [] ou affirmer linterdépendance des
dimensions d’une société au cours d’une
riode 1. » Dans la première perspective, il
s’agit didentifier des séries de phénomènes
homogènes et de les ordonner de manière à
y établir des séquences : à chaque ordre de
1. Raphaël Vary et Olivier Dumoulin, « Avant-
propos », dans Périodes. La construction du temps
historique, Actes du Ve colloque dHistoire au
Présent, Paris, Éditions de lEHESS et Histoire
au Présent, 1991, p. 10. Sur lhistoire de ce conit
historiographique, cf. Olivier Dumoulin, « La
guerre des deux périodes », ibid., p. 145-153.
faits correspond sa périodisation. À chacune
des « sphères » de la vie sociale (économi-
que, politique, scientifique, littéraire, etc.),
correspond non seulement sa propre his-
toire, son propre temps, mais à chacune de
ces histoires correspondent aussi des rio-
disations multiples : le temps court (celui du
chroniqueur, du journaliste, de lhistoire
événementielle), le temps cyclique de lhis-
toire économique et sociale, la longue durée
de lhistoire des structures (celle, dampleur
séculaire, des cadres géographiques, écono-
miques, mentaux, etc.) 2. À cette « com-
position de lhistoire en plans étagés 3 », on
peut faire correspondre celle de lindividu
2. Fernand Braudel, « La longue due », Annales
E.S.C., n° 4, octobre-décembre 1958, (reproduit
dans Écrits sur lhistoire, Paris, Flammarion,
1969, p. 46). Sur les problèmes posés par
lenchevêtrement de ces diverses temporalités, cf.
Reinhart Koselleck, Le futur passé. Contribution
à lhistoire des temps historiques, traduit de
lallemand par Jochen Hoock et Marie-Claire
Hoock, Paris, Éditions de l’EHESS, 1990, en
particulier le chapitre iii, « Représentation,
événement et structure », p. 133-144.
3. Lexpression est empruntée à Fernand Braudel,
« Préface » de La Méditerranée et le Monde
méditerranéen à lépoque de Philippe II, reproduit
dans Écrits sur lhistoire, op. cit., p. 13.
Gérard Mauger
Culture
Âges de la vie et temps de l’histoire
134 savoir/agir
en un « cortège de personnages 4 », de l’his-
toire de vie en une multitude dhistoires
parallèles : histoire familiale, scolaire, pro-
fessionnelle, culturelle, religieuse, poli-
tique, etc., chacune dotée de son propre
rythme, de sa propre périodisation 5.
Dans lautre perspective le découpage
en périodes de lhistoriographie tradition-
nelle il s’agit de mettre en évidence des
quences successives nies par « une
essence propre », un « tout qui rende intel-
ligibles les parties éparses du corps social
en un moment donné 6 », un Zeitgeist 7 :
létude porte alors sur linterdépendance
des éléments d’une période. À la délimi-
tation de périodes dans le cours de l’his-
toire correspond celle de degs dans le
cours de la vie, étapes d’une ascension et
d’un déclin entre la naissance et une n
inéluctable, séquences souvent représen-
es, elles aussi, comme des « âges » dos
dune psychologie propre. Au Zeitgeist
caractéristique d’une époque, correspond
« lhumeur » associée à chaque « âge de
la vie ». À la recherche historiographique
de l’interdépendance des éléments d’une
période, correspond la recherche de la
cohérence propre à un âge de la vie, des
pratiques dun même agent dans difrents
4. Luc Boltanski invite ainsi à définir « lindividu
concret comme la réunion de toutes les
personnalités socialement requises qu’il est en
mesure de produire, bref comme un groupe »
(dans « Lespace positionnel. Multiplicité des
positions institutionnelles et habitus de classe »,
Revue française de sociologie, vol. XIV, 1973,
p. 3-26).
5. Le travail politique dorganisation de la masse
des sujets ou des citoyens en fonction de leur
âge définit des « polices des âges » (militaires,
religieuses, scolaires, salariales, politiques, etc.).
6. Olivier Dumoulin, « La guerre des deux
périodes », art. cit., p. 148.
7. Dans cette perspective, la période apparaît comme
un véritable personnage historique doté d’une
psychologie propre : « Lesprit classique en sa
force aime la stabilité. Après la Renaissance et la
forme, grandes aventures, est venue lépoque
du recueillement », écrit ainsi Paul Hasard
à propos du xviie siècle (dans La crise de la
conscience européenne, Paris, Fayard, 1961, p. 3.
champs de lespace social, le à un état de
l’habitus 8.
Comme le note Antoine Compagnon,
Les Années, découpées en treize séquences,
sont ordonnées chronologiquement par la
succession des « âges de la vie 9 ». Annie
Ernaux reprend, en effet, à son compte lun
des thèmes les plus fréquents de liconogra-
phie profane dont les traits essentiels xés au
xiv
e siècle, selon Philippe Ariès, demeurent
presque inchangés jusqu’au xviiie siècle et
se retrouvent à peu près identiques dans les
gravures populaires qui figurent les degrés
dâges du xvi
e au xix
e siècle 10 . Comme dans
les estampes du xix
e siècle, Alain Char-
raud voit « la manifestation d’un modèle
que la pensée populaire a élaboré pour
représenter les âges de la vie en images et
dont les estampes différentes sont autant de
variantes 11 », modèle qui emprunte à la fois
à une représentation naturaliste (physio-
logique) du cours de la vie et à une vision
sociologique de la succession des différents
rôles sociaux selon les âges, Annie Ernaux
introduit chaque séquence par une image
datée : photographies, film ou cassette vidéo
qui portent, eux aussi, la trace du vieillisse-
ment biologique et social : de « lentrée dans
le monde » (1941) à la « grand-mère présen-
8. Létat de lhabitus individuel à un moment don
de son histoire est au principe de la cohérence des
pratiques d’un agent (individualité biologique
socialement instituée agissant comme support
d’un ensemble dattributs et dattributions
et désignée par un nom propre) occupant un
ensemble de positions dans différents champs de
lespace social au moment considéré.
9. Antoine Compagnon, « Désécrire la vie »,
Critique, janvier-février 2009, n° 740-741,
p. 49-60.
10. « La répétition de ces images piquées sur les
murs, à côté des almanachs, parmi les objets
familiers, nourrissait lidée dune vie coupée de
relais bien marqués, correspondant à des modes
dactivité, à des types physiques, à des fonctions,
à des modes dhabits », écrit Philippe Ars
(L’enfant et la vie familiale sous lAncien Régime,
Paris, Seuil, 1973, p. 6).
11. Alain Charraud, « Analyse de la représentation
des âges de la vie humaine dans les estampes
populaires du xix
e siècle », Ethnologie française,
nouvelle série, n° 1, 1971, p. 59-78.
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Culture
Âges de la vie et temps de l’histoire
tant sa petite-fille » (25 décembre 2006), en
passant par les photos de classe, les photos
ou les lms de la vie familiale, les photos
de vacances et la cassette d’un cours fait
au lycée de Vitry-sur-Seine. Ces vignettes
scandent le cours dune trajectoire biogra-
phique s’entremêlent les ls dun itiné-
raire familial (de la famille dorigine à la
famille conjugale, marqué par la mort du
père, le mariage, la naissance des enfants,
le divorce, puis le départ des enfants), d’un
cursus scolaire (ponctpar la succession
des établissements du pensionnat Saint
Michel à la cité universitaire de Mont-Saint-
Aignan, en passant par le lycée Jeanne-
dArc – et par ses rites de passage successifs
lexamen dentrée en sixième, le BEPC,
« les deux bacs », les certificats de licence, le
Capes), dun itinéraire professionnel (celui
dun professeur de lettres, lécrivain étant
ici passé sous silence 12), mais aussi d’une
vie amoureuse et sexuelle, dun itinéraire
religieux, politique, culturel (marqué par
des chansons, des films, des lectures : « des
livres de la Bibliothèque Verte ou des his-
toires de La Semaine de Suzette » à « Bour-
dieu, Foucault, Barthes, Lacan, Chomsky,
Baudrillard, Wilhelm Reich, Ivan Illich »,
après « [s’être] abreuvée dexistentialisme,
de surréalisme, [avoir] lu Dostoïevski,
tout Flaubert, [] Le Clézio et le nouveau
roman »), etc. Dans lentrelacs de ces itiné-
raires qui forme la trame dune vie, Antoine
12. « Une défection m’a surpris dans Les Années,
celle de lécrivain. [] Les Années font comme
si leur auteur n’était pas un écrivain qui avait
beaucoup publié depuis plus de trente ans,
comme s’il ne s’agissait pas delle », note Antoine
Compagnon (« Désécrire la vie », art. cit., p. 57).
Peut-être cette « défection » délibérée tient-
elle précisément au souci qu’« il ne s’agisse
pas delle », à une tentative d« autobiographie
impersonnelle » (p. 240). (« Ce ne sera pas un
travail de remémoration, tel qu’on lentend
généralement, visant à la mise en récit d’une
vie, à une explication de soi », écrit Annie
Ernaux, p. 239) apparentée à celles de Pierre
Bourdieu (« Confessions impersonnelles », dans
Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997,
p. 44-53 et Esquisse pour une auto-analyse, Paris,
Raisons dAgir, 2004).
Compagnon, relevant le leitmotiv des chan-
sons de variétés (elles ne procurent pas seu-
lement « le cor éphémère dune époque »,
mais « reste [nt] gravé [es] dans la te comme
un air qui obsède, qui ne demande qu’à être
réécouté », p. 50-51) et celui des repas de
fêtes (« rien ne raconte mieux le passage des
générations que la suite des repas de fêtes »,
p. 51), retient la succession des générations
au sein dune lignée familiale : « Ce qui
reste au bout des Années, au-delà des corps
et des souvenirs plus ou moins personnels,
ce sont des générations et une famille »,
écrit-il 13. Universaliser ainsi Les Années
en y lisant « notre histoire unanime à tra-
vers des objets, ou des noms dobjets, les
marques à lombre desquelles nous avons
grandi [], nous qui avons connu la France
daprès-guerre [], nous qui avons vu
naître la société de consommation 14 », c’est
occulter, me semble-t-il, la spécificité de la
trajectoire décrite par Annie Ernaux, ou
plutôt celle d’une famille de trajectoires qui
conduisent des classes populaires au champ
intellectuel ou, de façon plus nérale, à la
petite-bourgeoisie intellectuelle ou à « la
petite-bourgeoisie nouvelle 15 ». C’est en
méconnaître la particularité ou plutôt foca-
liser son attention sur le cor en ignorant
la scène. Les Années sont, en effet, aussi et
peut-être surtout celles dune « migration
de classe ».
De même qu’on peut distinguer dans le
cours d’une trajectoire biographique un
ensemble ditinéraires entremêlés (fami-
lial, scolaire, professionnel, etc.) et recher-
cher les étapes propres à chacun deux, on
peut s’efforcer de mettre en évidence des
séquences biographiques, des « âges » défi-
nis par un agencement temporel spécifique
entre différentes phases de ces itinéraires,
une « humeur » qui leur est propre. En
13. Antoine Compagnon, « Désécrire la vie », art.
cit., p. 59.
14. Ibid., p. 56.
15. Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale
du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979,
p. 409-431.
Culture
Âges de la vie et temps de l’histoire
136 savoir/agir
considérant sa trajectoire biographi-
que comme une succession d« états de
femme 16 », Annie Ernaux tente dobjectiver,
à chaque étape, des sirs et des peurs, des
pratiques, un état de « lhabitus féminin ».
En envisageant sa trajectoire biographi-
que comme un déplacement dans lespace
social, on peut y distinguer des étapes défi-
nies par le « sense of one’s place » (i. e. des
classements et des auto-classements). Ainsi
Annie Ernaux objective-t-elle celles de « la
transition » de la collégienne à létudiante,
c’est-à-dire, dans le cas présent, des classes
populaires au monde des intellectuel(le)s.
1955 : « Peut-être ne perçoit-elle pas
lécart qui la sépare dautres lles de la
classe []. Un écart qui se marque dans les
distractions, l’emploi du temps à lextérieur
de lécole, la façon générale de vivre, et qui
léloigne autant des filles chics que de celles
qui travaillent déjà dans des bureaux ou des
ateliers. Ou bien elle mesure cet écart sans
s’en préoccuper » (p. 55).
1957 : « Elle connaît maintenant le niveau
de sa place sociale il n’y a chez elle ni
Frigidaire, ni salle de bains, les vécés sont
dans la cour et elle nest toujours pas allée
à Paris , inférieur à celui des copines de
classe. Elle espère que celles-ci ne s’en aper-
çoivent pas, ou le lui pardonnent, dans la
mesure où elle est « marrante » et « relaxe »
[]. Toute son énergie se concentre vers
avoir un genre” » (p. 66).
1958-1959 : « Elle n’a pas envie de dire que
ses parents tiennent un café-épicerie. Elle
a honte dêtre hantée par la nourriture, de
ne plus avoir ses règles, de ne pas savoir ce
que c’est qu’une hypokhâgne, de porter une
veste en suédine et non en daim » (p. 77).
Au milieu des années 1960 : « Malgré
soi, on remarquait les façons de saucer las-
siette, secouer la tasse pour faire fondre le
sucre, de dire avec respect quelqu’un de
haut placé” et lon percevait d’un seul coup
le milieu familial de lextérieur, comme
16. Lexpression est empruntée à Nathalie Heinich,
États de femmes. Lidentité féminine dans la
ction occidentale, Paris, Gallimard, 1996.
un monde clos qui nétait plus le nôtre »
(p. 85).
1963 : « Les deux lles qui lentourent
sur la photo appartiennent à la bourgeoisie.
Elle ne se sent pas des leurs, plus forte et
plus seule. Elle ne pense pas non plus avoir
rien de commun maintenant avec le monde
ouvrier de son enfance, le petit commerce
de ses parents. Elle est passée de lautre côté
mais ne saurait dire de quoi []. Elle ne se
sent nulle part, seulement dans le savoir et
la littérature » (p. 87).
Hiver 1967-1968 : « Je suis une petite-
bourgeoise arrivée » (p. 99).
1972-1973 : « Ses années détudiante ne
sont plus pour elle objet de désir nostalgi-
que. Elle les voit comme le temps de son
embourgeoisement intellectuel, de sa rup-
ture avec son monde d’origine. De roman-
tique sa mémoire devient critique. Souvent,
il lui revient des scènes de son enfance, sa
mère lui criant plus tard tu nous crache-
ras à la gure, [] tout ce qu’elle a enfoui
comme honteux et qui devient digne dêtre
retrouvé, déplié à la lumière de lintelli-
gence » (p. 121).
Les temps de l’histoire : 1941-2006
En écrivant Les Années, Annie Ernaux
n’a évidemment pas cherché à faire œuvre
dhistorienne, mais sest efforcée de retrou-
ver « la mémoire de la mémoire collec-
tive dans une mémoire individuelle »,
de « rendre la dimension vécue de lhis-
toire ». Dans cette perspective, il s’agis-
sait de « entendre les paroles des gens,
les commentaires sur les événements et
les objets, prélevés dans la masse des dis-
cours flottants, cette rumeur qui apporte
sans relâche les formulations incessantes
de ce que nous sommes et devons être,
penser, croire, craindre, espérer » (p. 239).
Mais, qu’il s’agisse décrire lhistoire ou de
reconstituer la mémoire, il s’agit toujours
didentifier des événements significatifs
et des évolutions de longue durée dans le
cours de l’Histoire et dans celui dhistoi-
savoir/agir 137
Culture
Âges de la vie et temps de l’histoire
res sectorielles : lhistoire politique (natio-
nale et internationale), mais aussi lhistoire
des choses (celle des marchandises et de la
consommation dans lhistoire économi-
que), lhistoire des productions culturelles
(chansons de variétés, cinéma, littérature,
sciences sociales, philosophie, etc.) et celle
des mouvements sociaux, etc.
De ce point de vue, il me semble que
Les Années suggère une hypothèse 17 : la
mémoire collective (« la dimension vécue de
lhistoire ») des classes populaires diffère,
tant dans son contenu que dans sa genèse,
de celle de la petite-bourgeoisie intellec-
tuelle. En raison de la méthode adoptée
reconstituer la mémoire collective à travers
sa propre mémoire la première partie du
livre restitue le souvenir qu’Annie Ernaux a
conserde la mémoire de ses parents et du
cercle familial (celle des classes populaires,
de 1936 à mai 68 qui marque une césure).
La deuxième partie restitue la mémoire
collective de la petite-bourgeoisie intel-
lectuelle de 1968 à la première décennie du
xxi
e siècle : la sienne et celle de son nouvel
univers dappartenance. De sorte que l’on
peut imputer les déplacements perceptibles
de lintérêt, soit à celui du point de vue
des classes populaires à la petite-bourgeoi-
sie intellectuelle , soit, comme semble le
suggérer Annie Ernaux, à la transforma-
tion des supports de la mémoire collective
et à laccélération du temps de lhistoire.
Autrefois transmise oralement, la mémoire
collective s’ancre désormais sur de nou-
veaux supports : « Sur Internet il suffisait
décrire un mot-clé pour voir ferler des
milliers de sites, livrant en désordre des
bouts de phrases et des bribes de textes [].
Internet opérait léblouissante transforma-
tion du monde en discours » (p. 222-223) ;
« On était dans un présent inni. On n’ar-
rêtait pas de vouloir le “sauvegarder” en
une frénésie de photos et de lms visibles
sur-le-champ. [] Ce qui comptait, c’était
la prise, lexistence captée et double, enre-
gistrée à mesure qu’on la vivait » (p. 223).
17.
Je ne suis pas sûr qu’Annie Ernaux y souscrirait…
Parallèlement, le cours de lhistoire, au
moins celui des choses, semble s’être accé-
léré : « On passait au lecteur de DVD, à
lappareil photo numérique, au baladeur
MP3, à lADSL, à l’écran plat, on n’arrêtait
pas de passer. [] Nous étions débordés
par le temps des choses. Un équilibre long-
temps tenu entre leur attente et leur appari-
tion, entre la privation et lobtention, était
rompu. La nouveauté ne suscitait plus de
diatribe ni d’enthousiasme, elle ne hantait
plus limaginaire. C’était le cadre normal de
la vie » (p. 220). De sorte que, selon Annie
Ernaux, le mode de construction, la struc-
ture et le contenu de la mémoire collective
sont aujourdhui méconnaissables : « Et lon
avait en soi une grande mémoire vague du
monde. De presque tout on ne gardait que
des paroles, des détails, des noms, tout ce
qui faisait dire à la suite de Georges Pérec
« je me souviens » : du baron Empain, des
Picorettes, des chaussettes de Bérégovoy,
de Devaquet, de la guerre des Malouines,
du petit jeuner Benco. Mais ce nétait pas
de vrais souvenirs, on continuait dappeler
ainsi quelque chose dautre : des marqueurs
dépoque » (p. 224). Mémoire méconnais-
sable au point que le passé n’aurait plus
cours aujourdhui : « Dans les déjeuners de
fête, les références au passé se raréfiaient »
(p. 151) ; « Le lien avec le passé s’estompait.
On transmettait juste le présent » (p. 135).
La mémoire collective des classes popu-
laires (du Front populaire à mai 68) telle
que la reconstitue Annie Ernaux peut être
définie dabord par un mode de construc-
tion spécifique des événements mémo-
rables : « Ils ne parlaient que de ce quils
avaient vu, qui pouvait se revivre en man-
geant et en buvant. Ils n’avaient pas assez
de talent ou de conviction pour parler de
ce qu’ils savaient mais qu’ils navaient pas
vu » (p. 24). Il en sulte une sélection des
événements historiques dont ne restent que
ceux qui pèsent sur « lordre de la néces-
sité » qui s’impose aux classes populaires :
calamités comme les guerres et la faim
(p. 25) ou « fiertés » comme les grèves
de 36 et le Front populaire (p. 30). D’
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