Le mystère Pionner Selon les calculs de John Anderson, en 1980, la sonde Pioneer 10, qui vient de croiser l’orbite d’Uranus, glisse dans l'espace plus lentement que prévu. Chaque année, il lui manque 12000 km sur son «plan de vol ». C'est peu, comparé aux centaines de millions de kilomètres parcourus. Mais c'est trop. Elle est censée obéir aux lois de la gravitation, qui sont parfaitement connues depuis Newton et Einstein. Une différence, même minime entre le calcul et la réalité est inexplicable... Pour en savoir plus, Anderson s'intéresse alors à l'autre sonde Pioneer ; Pioneer 11, qui a décollé un an plus tard, en 1973. Elle se trouve à ce moment dans les environs de Saturne, à près de 1,5 milliard de kilomètres de nous. Il étudie sa trajectoire avec soin. Et là…stupeur! La numéro 11 accuse exactement le même retard que sa grande soeur, L’anomalie Pioneer est née. Une anomalie si troublante que durant dix-huit ans, la nouvelle ne sortira pas du laboratoire d'Anderson. C'est seulement en 1998 que la communauté des astrophysiciens est alertée. Entre-temps, Anderson et son équipe ont passé au crible les sondes et leur environnement afin de trouver une explication simple à cette anomalie: erreur de mesure sur la position, fuite de carburant, poussières interplanétaires plus denses que prévu et freinant les sondes… On vous passe les détails. En près de vingt ans, aucune n'a convaincu les chercheurs , si l'on ne trouve pas d'explication «classique»; où faut-il chercher? Les physiciens ont bien une petite idée, mais.., ce serait énorme! Avant d'en dire plus, revenons en détail sur cette fameuse anomalie. En retard de 400000 km Les sondes Pioneer 10 et 11, comme toutes les sondes, ont commencé leur voyage dans le nez d'une fusée. Cette fusée leur a fait la courte échelle vers l'espace en leur donnant la vitesse suffisante pour vaincre l'attraction terrestre, soit au moins, 11 km.s-1. Une fois abandonnées à elles-mêmes, les sondes ont utilisé cet élan pour avancer. En l'absence de frottements l’espace est quasi vide de matière, à quelques atomes près ,les sondes se trouvent un peu comme un patineur glissant sur un lac gelé. Sauf que, comme tous les corps du système solaire, elles sont soumises à l'attraction du Soleil. La valeur de cette force dépend des masses du Soleil et de la sonde, ainsi que de la distance qui les sépare. L’intensité de l'attraction diminue avec le carré de la distance. Par exemple à 10 millions de kilomètres du Soleil, la force de gravitation est 100 (102) fois inférieure à ce qu’elle était à 1 million de kilomètres. Conclusion, plus la sonde s'éloigne, plus la force de freinage diminue. Voilà pour la théorie. Seulement, en pratique, Anderson a démontré que les sondes subissent deux forces de freinage : l'une décroît avec la distance conformément à la loi de la gravitation, Mais une autre force, mystérieuse, s'ajoute à la précédente et sa valeur est constante (voir schéma ci-dessous). Le résultat est, qu'à chaque seconde qui passe, la vitesse de la sonde diminue de 1×10-9 m.s-1 de plus que prévu. C'est peu : le freinage total en incluant l'attraction gravitationnelle classique, est mille fois plus grand. Mais ce n'est pas négligeable : en un peu plus de trente ans, les Pioneer ont pris un retard de 400000 km, soit plus que la distance Terre-Lune. Et surtout, ce freinage supplémentaire est identique pour les deux sondes. Drôle de coïncidence, d'autant qu'elles sont très éloignées l'une de l'autre, Aux antipodes de notre système solaire, elles subissent chacune cette étrange influence, Coup de pouce gravitationnel Puisqu'ils ont éliminé une à une les causes «classiques» de cette anomalie, les physiciens n'ont plus guère d'autre choix que de mettre en cause… la gravitation elle-même. Ils le font très prudemment, car on ne chatouille pas impunément les travaux d'Einstein, Jusqu’à présent, sa théorie de la gravitation, qui complète celle de Newton, n'a jamais été prise en défaut. La gravité de Newton à Einstein La théorie de la gravitation a l'honneur d'avoir attiré les deux plus grands physiciens de tous les temps: Newton (16421727) et Einstein (1879-1955). Newton a eu l'idée de génie de lier pour la première fois un phénomène se produisant sur Terre, la chute des corps (une pomme tombant de l'arbre), et dans l'Univers, le fait que la Lune tourne autour de la Terre, par exemple. Il a postulé qu'une même force attirait la pomme et la Lune. Alors, si la pomme tombe sur la Terre, pourquoi la Lune n'en fait-elle pas autant? Eh bien si, elle tombe! Si la Terre n'était pas là, la Lune avancerait en ligne droite dans l'espace. L'attraction de notre planète infléchit sa trajectoire, pas assez pour qu'elle tombe, mais suffisamment pour qu'elle reste autour de nous. La trajectoire circulaire de la Lune est donc l'addition d'une chute jamais achevée vers la Terre, et d'un mouvement en ligne droite toujours contrarié. Très bien, mais ce que Newton laisse dans l'ombre, c'est la façon dont la Terre peut agir à distance sur la Lune sans qu'aucun lien physique n'existe entre les deux. C'est Einstein qui donnera la solution: la géométrie! En 1915, dans le cadre de sa théorie de la relativité générale, il postule que la gravitation est en fait une déformation de l'espace qui nous entoure. La masse de la Terre déforme l'espace, comme le ferait une boule de pétanque posée sur un drap. La Lune se déplace donc en ligne droite sur une surface courbée: c'est pour cela que sa trajectoire apparaît comme un cercle (voir schéma ci-dessous). A droite, la gravitation vue par Newton: le mouvement circulaire de la Lune résulte de l'addition d'un mouvement de chute vers la Terre (en vert) dû à la gravitation, et de l'inertie de la Lune (en bleu) qui,sans la Terre, voyagerait en ligne droite. Mais il y a un hic! Comment un corps peut-il agir à distance sur un autre, sans lien physique entre eux? Einstein apporta la réponse en 1915 :en réalité, un corps massif (une étoile, la Terre...) déforme l'espace-temps qui l'entoure (ci-dessus). Un objet qui s'approche se déplace en ligne droite, mais dans un espace devenu courbe. Le résultat est une inclinaison de sa trajectoire vers l'étoile, donnant l'impression qu'il est attiré par elle. Mais en y regardant de plus près, les physiciens se sont aperçus que les sondes Pioneer n'étaient pas seules à se comporter bizarrement. D'autres vaisseaux spatiaux semblent prendre leurs aises avec la gravitation… Depuis les années 1990, les sondes expédiées dans le système solaire font auparavant un «tour de chauffe». Après leur lancement, elles reviennent frôler la Terre. Elles se laissent attirer par notre planète - elles tombent sur nous, si vous préférez - et prennent ainsi de la vitesse sans utiliser de carburant. Les navigateurs au sol calculent avec soin leur trajectoire afin qu'elles se contentent de nous frôler avant de repartir dans l'espace, bourrées d'énergie gratos, La plupart des sondes utilisent ce coup de pouce gravitationnel pour prendre leur élan vers des destinations lointaines, Ça marche bien... à ceci près que les sondes, après leur passage, s'éloignent de la Terre à une vitesse légèrement différente des prévisions. Là encore, l'écart est très faible. Mais il ne devrait pas exister! Cette fois, c'est carrément louche. D'autant que ces sondes ne sont pas les seules à se colleter avec la gravitation. La cosmologie, la branche de la physique qui étudie l'Univers, est confrontée à plusieurs énigmes dont le nom est déjà tout un programme : énergie sombre et matière noire. Dans les deux cas, la gravitation semble mêlée à l'affaire. Une modification de la loi de la gravitation pourrait peut-être résoudre ces énigmes, sans avoir à imaginer une nouvelle force, ni des particules étranges (voir encadré ci-dessous). ÉNERGIE NOIRE Depuis le big-bang, il y a 14 milliards d'années environ, l'Univers ne cesse de grandir, tel un ballon que l'on gonfle. Les galaxies, îlots de matière dans l'espace, se fuient les unes les autres comme le feraient des points dessinés à la surface du ballon. C'est déjà étrange, vu que la seule force s'exerçant à travers ces distances considérables, c'est la gravitation, censée rapprocher les corps! Mais il y a pire: depuis quelques années, on s'est aperçu que l'expansion de l'Univers s'accélère. On souffle de plus en plus fort dans le ballon! Pour expliquer cela, les astrophysiciens ont postulé l'existence d'une « énergie noire » qui repousserait les galaxies, agissant comme une antigravité. Mais ils n'ont aucune idée de sa nature. MATIÈRE SOMBRE Nul ne l'a jamais observée, mais les cosmologistes en ont bien besoin pour rendre compte de la masse totale des galaxies. Ah bon? Ça se pèse, une galaxie? Oui, ces immenses concentrations d'étoiles. tournent sur elles-mêmes à une vitesse qui dépend de leur masse. Il "suffit" donc de mesurer cette vitesse pour estimer la masse. Le problème, c'est que la masse déduite de ce calcul est bien plus importante que celle obtenue en additionnant toute la matière visible (étoiles, planètes, nuages de gaz) qui compose les galaxies. Pour compléter, les cosmologistes ont donc imaginé l'existence d'une matière invisible... dont la nature leur échappe toujours! À moins que la gravitation, impliquée dans la rotation des galaxies, ne se comporte pas comme prévu. Alors, il faudrait remettre en cause la première méthode de calcul. Décidément, l'anomalie Pioneer, celle survenant après le «tour de chauffe» des sondes, l'énergie sombre, la matière noire... ça commence à faire beaucoup. Peut-on pour autant remettre en cause la théorie de la gravitation, véritable socle sur lequel repose une grande partie de la physique? Certains physiciens s'y risquent, mais sans convaincre le reste de la communauté. De fait, jusqu'à présent, tous les tests effectués sur la relativité générale n'ont jamais pris en défaut la géniale théorie. Cependant, avant les sondes Pioneer, jamais on n'avait fait d'expériences sur d'aussi grandes distances. C'est peut-être ça le truc: la gravitation ne tiendrait pas la (très grande) distance. De par le monde, des chercheurs persuadés qu'il faut chercher de ce côté-là sont parvenus à triturer les équations de la relativité pour les faire coller aux nouvelles observations. Le problème, c'est que modifier des équations ne livre pas les concepts qu'il y a derrière. Faut-il imaginer une cinquième force fondamentale, alors que jusqu'à présent, seules quatre forces fondamentales permettent de rendre compte de l'Univers tel qu'on l'observe? Il est encore trop tôt pour le dire. Mais de nombreux physiciens ne seraient pas surpris qu'une véritable révolution vienne secouer toute la physique, du même ordre que celle engendrée par Einstein en 1915. Au fait, de quoi était-il parti? Au milieu du XIXe siècle, les astronomes avaient découvert que l'orbite de Mercure n'était pas exactement conforme à ce que prévoyait Newton. Oh, presque rien! Tout comme Pioneer, ce n'était qu'une toute petite anomalie... Article tiré de Sciences et vie Junior février 2009. A voir sur internet pour les passionnés anglophones : www.nasa.gov/centers/ames/missions/archive/pioneer.htlm