Prace Polonistyczne, seria LXX, 2015
PL ISSN 0079–4791
Katia Vandenborre
lES INSPIRATIONS mAETERlINcKIENNES DANSl’œUvRE
DEbOlESŁAW lEśmIAN
słowa kluCzowe
Bolesław Leśmian; Maurice Maeterlinck; literatura polska; recepcja;
literatura belgijska; XXwiek; Młoda Polska
Quand la spécialiste Maria Barbara Stykowa utilise les termes «culte» et«mythe»
(Stykowa 1983: 128) pour décrire la place deMaurice Maeterlinck dans la Jeune
Pologne, elle mesure avec justesse lampleur dun phénomène dont il reste encore
dicile dévaluer limpact réel. Chaque nouvelle étude (Dziurzyński 2009;
Vandenborre 2011) révèle en eet de nouvelles facettes decedialogue culturel
qui, quoiquà son comble à l’époque moderniste, ades conséquences durables
dans lensemble de la création poétique, théâtrale et picturale du XXesiècle.
Témoignant de limportance des interactions entre laPologne etlafrancophonie,
la richesse et la complexité delaréception del’écrivain belge s’explique notam-
ment par le rôle qu’il ajoué dans lécriture dequelques unes des gures les plus
inuentes delalittérature polonaise du XXesiècle, telles que Zenon Przesmycki,
Stanisław Wyspiański, Stanisław Przybyszewski ou encore Bolesław Leśmian.
Katia Vandenborre— dr, Chargée de recherches FNRS, Faculté de Philosophie et Lettres,
Université Libre de Bruxelles, Avenue F.D. Roosevelt 50, 1050 Bruxelles (Belgique), e-mail:
218 KATIA vANDENbORRE
Génie complexe, situé àlacroisée de la Jeune Pologne etdelentre-deux-guerres,
c’est àce dernier qu’est consacré le présent article. Alors que linuence deMaeter-
linck sur Lmian apparaît comme uneévidence, étant souvent évoquée par
lescritiques au détour desanalyses de son œuvre, il n’existe pas détude systéma-
tique de cette question. C’est pourquoi nous tenterons ici dorir une première
introduction à un sujet qui demande dêtre examiné en profondeur. Tout en nous
concentrant sur le volet théâtral, nous aborderons de façon assez large lecontexte
historique et biographique ainsi que les anités théoriques et philosophiques
pour terminer par un exemple concret attestant de cette inuence présupposée,
en loccurrence Le Violoniste possédé (Skrzypek opętany, 19111912).
Contexte d’une rencontre inévitable
Dans la dynamique européenne de la culture moderniste, leschemins de Leśmian
et de Maeterlinck se sont virtuellement croisés àdenombreuses reprises. Aul
des voyages et des lectures, Leśmian eut loccasion de découvrir lœuvre de son
aîné sous des angles multiples, à diérents moments de sa vie et de sa création.
Quoiqu’elle ne se fût jamais réalisée physiquement, cette rencontre littéraire
se produisit, semble-t-il, très tôt dans le parcours de «loutsider» de laJeune
Pologne, puisque ce fut notamment sous linuence de Maeterlinck que Leśmian
écrivit ses premiers poèmes dadolescent1. Cette accointance se poursuivit
pendant ses études de droit à l’Université nationale Taras-Chevtchenko de Kiev,
où ilfréquenta une bohème artistique et littéraire friande des écrits symbolistes
européens, appréciant tout particulièrement ceux del’écrivain belge (Łopus-
zański 2000: 37). Pendant cette dernière décennie du XIXe siècle (1889–1900),
Lmian tissa donc avec la poésie de Maeterlinck un lien qui, quoique déjà fort,
ne t que gagner en intensité pendant les années qui suivirent.
Dès 1901, Leśmian se trouva dans un cadre favorisant une exploration encore
plus approfondie de lœuvre de Maeterlinck. Il rentra en Pologne à unmoment
oùle pays connaissait une passion grandissante pour cet auteur, culminant
notamment vers 19021903. Après lareprésentation mythique dIntérieur dans
la mise en scène de Tadeusz Pawlikowski en 1899 au éâtre de la Ville deCraco-
vie— ayant associé Stanisław Wyspiański pour lache et Stanisław Przy-
byszewski pour la conférence introductive —, lintérêt pour ledramaturge belge
navait fait que croître dans les milieux littéraires polonais. Les mises enscène
1 «1889 (selon dautres sources 1886)— Le poète [Bolesław Leśmian] entame ses études
aulye classique, sur le boulevard Bibowski à Kiev. Il écrit des premiers vers sous linuence
d’Edgar A.Poe et de Maurice Maeterlinck.» (Kulik 2008: 210).
lES INSPIRATIONS mAETERlINcKIENNES… 219
commençaient doucement à se multiplier et les traductions se mettaient littéra-
lement àauer. Après une seconde représentation duspectacle de Pawlikowski
en1901 au éâtre de la Ville de Lvov, Intérieur céda lepas à dautres pièces telles
que LaPrincesse Maleine, L’Intruse etMonna Vanna, dont on dénombre respec-
tivement une, deux et huit repsentations rien quen 1902. Au même moment,
desfrancophiles s’attelaient à la traduction de textes encore non traduits (Agla-
vaine et Sélysette, Les Aveugles, Le Trésor des humbles, La Sagesse et la destinée,
LaVie des abeilles, etc.), suivant des près les publications en cours de lécrivain
belge. Enn, toujours en 1902, Ignacy Matuszewski t dénitivement asseoir
le culte polonais de Maeterlinck en le comparant, dans owacki et le nouvel art
(owacki inowa sztuka, 1902), au poète-prophète romantique Juliusz Słowacki
2
,
reconnaissant qu’ils avaient en commun «un sens profond de l’unité de l’univers»
(Matuszewski 1902: 282) et un mysticisme similaire3. Face à un tel triomphe,
Lmian ne pouvait échapper à cet engouement généralisé, dautant que même
son oncle Antoni Lange se révéla un fervent lecteur de Maeterlinck dont il tradui-
sit Joyzelle en 1904, un an à peine après sa sortie en français.
Lmian put dautant moins être épargné par cet emballement qu’il noua,
àpartir de 1901, des liens étroits avec Chimera et son fondateur Zenon Przesmy-
cki (Kulik 2008: 213), celui par lequel tout avait commencé. Maeterlinck n’aurait
en eet jamais pu connaître un tel succès et susciter une telle eervescence en
Pologne sans lapersonne de Miriam. En 1891, cet écrivain, critique et traducteur
inuent publia dans la revue Świat un essai sur Maeterlinck, intitulé «Maurice
Maeterlinck et sa position dans la poésie belge contemporaine» («Maurycy
Maeterlinck. Stanowisko jego wliteraturze belgijskiej ipowszechnej»). Ce texte,
qui prétendait formuler une analyse critique digne de ce nom de lœuvre de
Maeterlinck4, devint bientôt un manifeste de lart de la Jeune Pologne, au même
titre que Ballades etromances (Ballady iromanse, 1822) dAdam Mickiewicz pour
le romantisme (Wasylewski 1930: VIII). De cette façon, le nom de Maeterlinck
sevit associé àun des textes fondateurs de lesthétique de lépoque (lannée de
2
«Le culte de Słowacki, très vif à lépoque de la Jeune Pologne, acontribué àl’aermissement
du culte du dramaturge belge.» (Stykowa 1983:128).
3 «Comme nous le voyons, la ressemblance des idées mystiques de Maeterlinck avec
lesconceptions de Słowacki est frappante. On peut sans aucun doute trouver des diérences,
etmême des diérences fondamentales, dans les détails, dans ledéveloppement et dans la concré-
tisation artistique des croyances des deux ptes, mais le point de départ et le noyau de la doctrine
qu’ils proclament sont les mêmes.» (Matuszewski 1902:285).
4
Przesmycki se plaint de labsence d’examen critique de lœuvre de Maeterlinck et compte
bien y remédier:«Malheureusement, à lexception de quelques “jeunes” petits journaux fran-
çais et belges, je n’ai trouvé aucune tentative similaire danalyse fondamentalement critique.»
(Przesmycki 1894:VI–VII).
220 KATIA vANDENbORRE
sa sortie, 1891, coïncide dailleurs avec celle de la naissance delaJeune Pologne).
Une version élargie de cet essai fut rééditée en 1894, enpréface desquatre pièces
de Maeterlinck traduites pour lapremière fois en polonais par Przesmycki5.
Ayant fait la connaissance de Miriam en 1896 pendant ses études àKiev,
Lmian eut très certainement ce fameux volume en main peu de temps
après sasortie. Seulement, le recueil ne gagna vraisemblablement en impor-
tance quaprès son retour à Varsovie en 1901, dans lecontexte de sa réception
enthousiaste au tournant des 
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siècles, pour ensuite devenir un livre
phare desabibliothèque. À partir de 1903, alors qu’il sillonnait l’Europe avec
safamille, seconcentrant surtout la France et l’Italie, Leśmian entama une corres-
pondance féconde avec Przesmycki, motivé tant par le besoin dargent que par
lasoif deconseils de la part dun homme qui était pour lui une «grande auto-
rité littéraire» (Kulik 2008: 220). Nous pouvons supposer que cerapproche-
ment entre les deux hommes aindirectement favorisé uneréception créative
deMaeterlinck par Leśmian. Bien que plus tardifs, plusieurs éléments tendent
à le conrmer. Dans le compte-rendu qu’il publia dans le Kurier Warszawski
de1910 ausujet delareprésentation de L’Oiseau bleu, Leśmian évoquait en eet
son admiration pour les«anciens chefs-dœuvre de Maeterlinck», et surtout
pour leur «langue pleine dallusions et de surprises» (Leśmian 1959b: 156). Son
intérêt pour Maeterlinck et surtout pour le Maeterlinck de son maître polonais
seconrma un an plus tard: la version traduite par Przesmycki de L’Intruse fut
présentée au éâtre Artistique installé dans la Philharmonie de Varsovie, alors
que Leśmian en était le metteur en scène pendant lété 1911 (Rymkiewicz 2001:
355–356). Ces deux éléments ne sont toutefois que des détails à côté de limpact
réel de lauteur belge sur lesœuvres et les idées du génie leśmianien.
Des anités fortuites ?
S’il lon se concentre sur le seul texte de Leśmian ouvertement consacré à Maeter-
linck, en loccurrence son compte-rendu mentionné ci-dessus de L’Oiseau bleu,
ilest dicile dimaginer que le dramaturge belge ait pu intriguer le poète polo-
nais outre mesure, et encore moins linuencer de fon substantielle. Leśmian
s’ymontre eectivement particulièrement sévère, ne voyant dans L’Oiseau bleu
quun «conte naïf», un «avorton» dont «la simplicité excessive est devenue
prétention, lanaïveté exagérée— une coquetterie ratée, et la gentillesse déme-
5 La première traduction date de 1892: L’Intruse est «polonisée» par Bronisław Lasko-
wnicki. En 1894, Zenon Przesmycki publie une traduction de L’Intruse, accompagnée des Aveugles,
desSept Princesses et de Pelléas et Mélisande.
lES INSPIRATIONS mAETERlINcKIENNES… 221
surée— le tic-tac indiérent et ennuyeux dune montre mal réglée» (Lmian
1959b: 152–153). Maeterlinck nen demeure pas moins unesource dinspira-
tion déterminante pour Leśmian dont les écrits sont profondément imprégnés
du théâtre, de la poésie et des essais duprix Nobel de 1911. Cette inuence
est dailleurs particulièrement marquée autour de 19091913 qui sont pour
Lmian desannées degrande créativité. Se cristallisant précisément à cette
époque, plusieurs aspects fondamentaux de son œuvre peuvent en loccurrence
être mis en relation avec lacréation maeterlinckienne, qu’il s’agisse de son utili-
sation duconte, de son théâtre ou de son symbolisme.
Concernant le volet théâtral, il serait erroné de se limiter à la réception
deMaeterlinck pour comprendre tous les enjeux des conceptions deLeśmian,
fortement imprégnées de celles d’Edward Gordon Craig, deKonstantin Stanis-
lavskij et de Vsevolod Meyerhold, mais ilserait tout aussi incorrect de ne pas
prendre en compte son inuence décisive aumoment de la formulation des fonde-
ments de la dramaturgie leśmianienne dans les années 19091911
6
. Partant dune
insatisfaction caue par le théâtre contemporain, Leśmian veut, de la même
manière que Maeterlinck, le réformer de fond en comble de manière àlécarter
dunaturalisme qui domine la scène polonaise7. Pour cefaire, il commence son
essai «Quelques mots sur le théâtre» («Kilka słów oteatrze») par une critique
du lien devenu indéfectible qui unit lethéâtre del’époque avec laalité qu’il
tend àscrupuleusement reproduire. S’opposant àce réalisme institutionnalisé,
Lmian proclame letâtre comme un monde à part, régi par des lois qui lui sont
propres et qui n’ont rien en commun avec laréalité: «Le théâtre atoujours été []
un monde particulier etdiérent du réel.» (Leśmian 1959e:201) Cerefus del’il-
lusion réaliste s’accompagne dune volonté de pénétrer lessence deschoses:
Il existe pourtant un art qui n’aspire pas tant à lillusion qu’à la pénétration directe
des choses, au saisissement du beau vivant dans desbras vivants, ne désirant pas
tromper mais s’émouvoir et se remplir desfrissons solennels de la fusion soudaine
avec lemystère de la vie. Cet art fait directement, imdiatement, le plus simple-
ment allusion au «tout», sans tendre vers aucune illusion astucieusementorganisée,
ne cherchant que ces détails qui ont le contact le plus proche etle plus étroit avec
cetout jamais compris ni saisi. (Leśmian 1959d: 181–182)
6 «Dans les années 1909–1911, les conceptions tâtrales de Bolesław Leśmian mûrissent sous
linuence de la dramaturgie de Maurice Maeterlinck et dEdward G.Craig.» (Kulik 2008: 218).
7 «Ces derniers temps, toutefois, grâce à l’apparition en Occident et en Russie dequelques
théâtres créatifs, le besoin dune nouvelle scène s’impose avec deplus enplus de force et grandit
de manière de plus en plus évidente.» (Lmian 1959e:201).
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