Document 1 : La lente reconnaissance du rôle vital du cerveau.
Dès que l'homme a commencé à penser, il a cherché à définir le principe auquel attribuer
l'unité et l'organisation de ses fonctions corporelles. Sa première impulsion a été de
rechercher un «quelque chose» dont la présence serait indispensable à la vie.
Un bras ou une jambe seront amputés sans que la vie cesse ou qu'elle soit
essentiellement modifiée ; par contre, un cadavre dont tous les membres et les organes
visibles du corps sont intacts ne respire pas. Privé de respirer pendant cinq minutes, un
homme meurt, quoiqu'aucune autre violence ne lui ait été faite ; de plus, le souffle,
invisible et intangible, est aussi mystérieux que la vie même. Il n'est donc pas étonnant
que, dans plusieurs langues anciennes, le mot signifiant «souffle» ait pris le sens de
«âme», c'est-à-dire de ce qui représente l'essence même de la vie : en hébreu nephesh
et makh, en grec pneuma, en latin spiritus et anima ont eu la double signification de
«souffle» et de «essence de la vie».
Un autre composant mobile du corps, lui aussi nécessaire à la vie, est le sang : une
étrange substance liquide douée de vie, comme le souffle est une étrange substance
gazeuse douée de vie également. La perte du sang entraîne la perte de la vie, et un mort
ne saigne pas. Lorsque la Bible prescrit des sacrifices rituels, elle montre clairement que,
pour les Israélites (et probablement aussi pour les peuples voisins), le sang est l'essence
de la vie : on ne peut manger de viande que lorsqu'elle a été vidée de son sang, puisque
le sang représente la vie et qu'il est défendu de manger ce qui vit. Dans la Genèse (9 : 4)
on peut lire : «Vous ne mangerez point de chair avec son âme, qui est son sang.»
Du sang il était facile de passer au cœur : chez un mort, le cœur ne bat plus. Cela a suffi
pour associer le cœur à l'idée de la vie et pour en faire le siège des émotions. Aujourd'hui
encore, on parle de «cœur brisé», de «cœur gros», ou «léger» et de «bon cœur».
Le souffle, le sang et le cœur, tous trois mobiles, et que la mort fige dans l'immobilité...
Sans doute était-ce un progrès d'aller au-delà de constatations aussi évidentes : on en
vint ensuite à considérer le foie comme un organe extrêmement important (ce qui est
exact, mais pour d'autres raisons que celles que l'on en donnait alors). Les prêtres et les
devins cherchaient des présages dans le foie des animaux sacrifiés. À cause peut-être
de son importance dans la divination, ou seulement en considération de sa taille - c'est le
plus volumineux des viscères - ou parce qu'il est rempli de sang, ou pour tous ces motifs
réunis, on vit dans le foie le siège de la vie et des émotions (une trace de cette croyance
se retrouve dans l'argot actuel : on dit d'un homme saisi de peur qu'il «a les foies». La
rate, un autre organe riche en sang a aussi influencé notre langage : ne dit-on pas «se
dilater la rate» pour exprimer une forte hilarité ?).
Il peut paraître bizarre que les Anciens n'aient pas songé à faire du cerveau le siège de la
vie ou, au moins, l'organe coordinateur des activités du corps : il est proportionnellement
beaucoup plus développé chez l'homme que chez les animaux. Mais il n'est ni mobile,
comme le coeur, ni rempli de sang, comme le coeur, le foie et la rate ; de plus, il est
caché sous un revêtement osseux, placé à l'écart de la niasse du corps, et beaucoup
moins accessible que les autres organes.
Aristote, le plus célèbre des philosophes grecs, croyait que le cerveau avait pour fonction
de rafraîchir le sang échauffé qui le parcourt. Le concept moderne du cerveau, siège de
la pensée et, par le truchement des nerfs, récepteur de sensations et initiateur des
mouvements, n'a été définitivement admis qu'à partir du XIXème siècle. Isaac Asimov (1920-1992)
Le cerveau, 1977
Association ALDÉRAN © - Conférence 1600-233 : “La matière de l’esprit, la matérialité de l’esprit” - 10/01/2009 - page 5