Revue d’anthropologie des connaissances – 2010/1 87
RETOUR SUR LA NOTION DOBJET-FRONTIÈRE
INNOVATION PAR L’USAGE ET
OBJET-FRONTIÈRE
Les modifi cations de l’interface
du jeu en ligne Mountyhall par ses
participants
MANUEL BOUTET
RÉSUMÉ
Au cours de cinq années d’ethnographie du jeu en ligne
« Mountyhall, la terre des trõlls », nous avons observé ses parti-
cipants expérimenter d’autres interfaces que l’interface offi cielle.
De telles modifi cations touchent les jeux industriels les plus
diffusés aujourd’hui, en ligne comme hors ligne, aussi bien que les
jeux gratuits et associatifs – domaine rarement exploré par les
Game Studies. Nous montrons que ces « innovations par l’usage »
relèvent moins de l’« intelligence de la foule » que de l’engage-
ment sur leur temps libre de participants qui sont par ailleurs
des professionnels. L’interface du jeu est alors un objet-frontière
qui permet leur coordination. Contrairement aux mondes profes-
sionnels initialement bien distincts étudiés par Star et Griesemer,
les « joueurs » ne connaissent pas ici leurs compétences respec-
tives. Aussi, l’objet-frontière joue le rôle nouveau de point de
frottement. L’intérêt que suscite l’objet, qui dépend de la façon
de s’orienter des acteurs, guide les premiers mouvements par
lesquels ils se révèlent leurs compétences les uns aux autres.
MOTS cLÉS : innovation, usage, innovation par l’usage, web, jeu
vidéo, jeu en ligne, ihm, mods, sociologie visuelle, temps libre
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INTRODUCTION
Au cours de cinq années d’ethnographie du jeu en ligne « Mountyhall, la terre
des trõlls » (http://www.mountyhall.com), nous avons observé ses participants
expérimenter d’autres interfaces que l’interface offi cielle1. En particulier, le
terrain de jeu commun a donné lieu à des représentations alternatives – nom-
mées, selon les cas, « vues 2D », « cartes », « GPS », etc. Nous présen-
tons l’histoire de ces expérimentations, qui séduisent certains, apparaissent
à d’autres contestables, et enfi n, selon les cas, déçoivent et/ou se banalisent.
De telles modifi cations (Fig. 1), qui ne sont pas ici l’œuvre de l’« éditeur » ou
« gestionnaire », mais de « participants » ou « joueurs », touchent aussi les
jeux les plus diffusés aujourd’hui2, en ligne comme hors ligne, industriels com-
me associatifs (Jeppesen, Molin, 2003 ; Zabban, 2007). Elles donnent alors lieu
à de subtiles distinctions entre, d’une part, les « programmes tiers3 », interdits
car considérés comme des tricheries qui modifi ent les règles et, d’autre part
les « modifi cations d’interface » autorisées, favorisées et régulées4. Et certains
auteurs proposent d’y lire une tendance culturelle, propre à une culture de
la participation (Raessens, 2005 ; Genvo, 2008). Nous avons rencontré, sur
le terrain du jeu web Mountyhall, de telles modifi cations d’interface, bien qu’il
soit marginal par rapport aux grandes productions de l’industrie du jeu vidéo.
En effet, au cours de ses sept années d’existence à ce jour, l’espace social en
ligne5 constitué autour de ce jeu ne comprend qu’un peu plus de cinq cents
sites, et n’est parcouru quotidiennement que par environ onze mille partici-
pants francophones (Boutet, 2008).
Totalement gratuit, fi nancé par les dons et la publicité, géré par une asso-
ciation belge sans but lucratif (http://jeuxweb.org/), Mountyhall témoigne néan-
moins de la vitalité du secteur du jeu alternatif6 qui n’a pas été jusqu’ici exploré
par les Game Studies. En dehors de quelques références aux fans, le gratuit et
1 Voir l’encadré ci-dessous pour une description du jeu dans ses grandes lignes.
2 Voir notamment : http://www.wowinterface.com/ et http://www.eq2interface.com/
3 Les plus connus et débattus sont les « bots » – selon un nom dérivé du terme « robot ». Il s’agit
d’automatisations qui jouent à la place du joueur. Mais cela concerne aussi tous les programmes
permettant de créer de l’or, de dupliquer les objets, ou de téléporter le joueur.
4 Pour un exemple d’une telle tentative de défi nition, sur le forum offi ciel français de
World of Warcraft : http://forums.wow-europe.com/thread.html?topicId=17792134&sid=2
Ces modifi cations sont donc des objets controversés, révélateurs des tensions entre acteurs, par
exemple : http://www.eq2interface.com/forums/showthread.php?t=2417&highlight=hack
5 Nous réservons l’appellation d’« espace social en ligne » à l’ensemble formé par les sites web et
les communications entre les participants, tandis que nous désignons comme « terrain de jeu » le
monde virtuel lui-même, c’est-à-dire l’espace de participation plus restreint que propose l’interface
de jeu.
6 Le terme de « jeux alternatifs » est utilisé notamment par les annuaires français du genre,
eux-mêmes gratuits et associatifs : http://www.tourdejeu.com ; http://www.jeux-web.com/ ; http://
www.gamersroom.com/. Plusieurs traits inscrivent ces jeux dans la consommation engagée : une
alternative au marché, qui s’appuie sur la participation des consommateurs à la production, à la fois
par le don et par le bénévolat, et qui construit ainsi une résistance à – ou pour mieux dire ici une
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Figure 1 : En haut : la représentation offi cielle du terrain de jeu de Mountyhall. En bas :
un fragment de la « vue 2D » de la guilde « Relais & Mago ».
l’associatif n’y sont jamais cités. Au sein de ce jeune champ de recherche in-
ternational l’industrie reste en effet au cœur de la défi nition de l’objet étudié ;
et ce, y compris chez les auteurs qui développent un point de vue critique et
cherchent à s’en dégager, en considérant par exemple que « l’activité du joueur
s’étend à travers les réseaux «warez»7 et les archives d’ «abandonware»8, la scè-
ne du «modding»9, la production de machinima10, et les tumultes des jeux en
ligne massivement multijoueurs (MMOG) » (Coleman, Dyer-Witheford, 2007,
réappropriation de – la culture de masse (Dubuisson-Quellier, 2009).
7 Warez : tout le domaine de la copie illicite de logiciels, des équipes aux réseaux de
distribution.
8 Abandonware : pratique illicite mais souvent tolérée consistant à mettre à disposition gratuitement
des jeux qui ne sont plus distribués commercialement. Soulignons que, actuellement, le droit de
propriété des œuvres intellectuelles inclut la possibilité de les refuser totalement au public.
9 Modding : modifi cations de jeux commerciaux, donc utilisables uniquement par les possesseurs
du jeu modifi é.
10 Machinima : le terme désigne aujourd’hui les fi lms d’animation fi lmés à l’intérieur des mondes
ludiques, c’est-à-dire ceux où le monde et les avatars du jeu sont utilisés comme décors et
personnages du fi lm.
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p. 934, nous traduisons). Quoique la référence aux réseaux de copie soit provo-
cante, le jeu vidéo reste alors défi ni comme un produit industriel, et non comme
une pratique culturelle.
Les modifi cations d’interface, étudiées ici au sein de Mountyhall, sont donc
un phénomène qui traverse tout le domaine des jeux vidéo. Elles font partie de
ce qu’il est convenu d’appeler, depuis les travaux d’économie industrielle menés
dans les années 1980 par Eric Von Hippel, l’« innovation par l’usage » (Von
Hippel, 1988). Au-delà d’un constat empirique clair selon lequel une partie des
innovations industrielles ont pour origine non les producteurs mais les usagers,
l’interprétation de ce phénomène a donné lieu aux hypothèses les plus contra-
dictoires. D’un côté, des commentateurs enthousiastes y voient le signe que
les technologies favorisent la créativité des usagers – rattachant cette thèse
à l’« intelligence de la foule » ou aux « pro-ams » (ce dernier terme désignant
des amateurs capables de concurrencer les professionnels sur leur terrain). À
l’opposé, des travaux ont insisté sur la distance entre « créativité » et « innova-
tion » et sur le faible nombre d’innovateurs parmi les usagers11. Le cas que nous
étudions relève davantage de cette seconde catégorie : seuls quelques-uns des
participants expérimentent et innovent.
En nous intéressant aux « Vues » créées par des joueurs de Mountyhall,
nous allons suggérer que la sociologie des phénomènes d’innovation par l’usage
peut trouver dans la notion d’« objet-frontière » une conceptualisation ajustée.
Après avoir introduit la question de l’innovation par l’usage et précisé notre
méthode d’enquête et de recueil de données (1), nous présentons les acteurs
de ces expérimentations (2), puis nous entrons dans l’analyse des « Vues » ainsi
produites et de leurs trajectoires pour montrer l’intérêt de s’appuyer sur la
notion d’objet-frontière (3).
1. INNOVATION PAR L’USAGE ET OBJETS
FRONTIÈRES
1.1 Caractériser les usagers innovateurs
Précisons d’abord que si tous les joueurs n’innovent pas, c’est que les usa-
gers innovateurs ne sont pas des usagers comme les autres. Nous avons étudié
ailleurs les publics du jeu Mountyhall et leurs façons de jouer (Boutet, 2006).
Notre objet ici est autre. L’étude de l’innovation ne rejoint en effet celle des pu-
11 Par exemple, la moitié du contenu de l’encyclopédie contributive Wikipédia est rédigé par 1%
des contributeurs (Kostakos, 2009). De même, l’immense majorité des projets de développement
de logiciel libre, à quelques exceptions près, est le fait de « collectifs » ne reposant que sur une ou
deux personnes (Von Hippel, 2005).
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blics qu’à long terme, d’un point de vue diachronique, dans les cas où certaines
innovations, en se diffusant, transforment les usages ordinaires. Aussi, les expé-
rimentations de ces participants particuliers doivent-elles être prises en compte
pour comprendre comment ces espaces sont organisés et évoluent – ce qui est
sans doute valable pour les jeux vidéo, comme pour Internet, qui est le théâtre
d’incessantes expérimentations formelles. Reste qu’à plus court terme, et d’un
point de vue sociologique, la population des innovateurs est assez différente de
celle des joueurs de Mountyhall. La population des joueurs, avec une moyenne
d’âge de 26 ans, est sensiblement plus âgée que ne le laissent penser les sté-
réotypes sur les jeux vidéo (Boutet, 2003)12. Cela inscrit ce jeu en ligne dans
un mouvement d’élargissement du public des jeux vidéo hors du seul domaine
des loisirs adolescents, élargissement qui semble correspondre au vieillissement
des premières générations qui les ont pratiqués (Donnat, 2009, 38). Nos ob-
servations et nos entretiens ont ainsi dressé le portrait de pratiquants de jeux
de société, jeux de rôle ou jeux vidéo cherchant à poursuivre cette activité
alors qu’ils s’engagent dans leur premier emploi ou dans une vie familiale. En
revanche, les innovateurs dont nous allons suivre les réalisations sont un peu
plus âgés – avec une moyenne d’âge de 30 ans environ13 et, surtout, les expé-
rimentations autour du jeu sont pour eux une occasion de mettre en pratique,
hors de leur milieu professionnel, une compétence qui en est issue. Ce sont de
jeunes professionnels, ou des étudiants en fi n d’études et, principalement, du
moins pour les réalisations que nous allons présenter, des informaticiens et des
dessinateurs. Une fois qu’ils ont mis en place les premières cartographies du jeu
et écrit des tutoriaux, ils ont été rejoints par quelques adolescents apprenant à
programmer. Relativement aux joueurs, la population des innovateurs est donc
plus homogène, plus âgée, et recentrée sur les classes moyennes supérieures.
Toutefois, et c’est là un argument central des travaux d’E. Von Hippel, il n’y
a pas de raison pour qu’une population homogène sur le plan socio-démogra-
phique le soit également du point de vue de ses compétences. L’étude de l’inno-
vation ne s’attache pas principalement à ce que les usagers ont en commun, mais
à ce que seuls quelques-uns possèdent : parmi eux, se trouvent les spécialistes
et les professionnels les plus divers, disposant des compétences les plus poin-
tues. Autrement dit, les usagers innovateurs ont le plus souvent bien d’autres
ressources que leur seule expérience d’usager. E. Von Hippel donne l’exemple
des améliorations de vélos tout terrain issues de l’intervention d’un passionné
pendant ses loisirs : il a permis aux vélos de sauter plus haut grâce à ses compé-
tences d’ingénieur de l’aéronautique spécialisé en aérodynamique (Von Hippel,
2005). Si, dans nos sociétés, l’École et la législation contribuent à garantir qu’un
professionnel possède certaines compétences, rien n’indique en revanche, dans
12 L’évaluation que nous avions réalisée au début de notre ethnographie par le croisement des
sources disponibles – discussions sur les forums, photographies des rencontres IRL, références
culturelles mobilisées, etc. a été ensuite corroborée dans les résultats d’une enquête quantitative
réalisée en 2006 auprès de 600 joueurs (Boutet, 2006).
13 Nous avons recensé cette population – une centaine de participants environ – au cours de notre
ethnographie, et entretenu une correspondance suivie par e-mail avec la plupart d’entre eux.
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