SAD FACE|HAPPY FACE
TROIS HISTOIRES SUR
LA CONDITION HUMAINE
Par Erwin Jans
Dans une chambre d’hôtel parisienne, entourée d’ob-
jets ethnologiques et anthropologiques, une vieille
femme aveugle, presque aussi vieille que le vingtième
siècle, se souvient sans la moindre amertume ni tristesse
d’une histoire pleine d’horreurs et d’une vie remplie de
mensonges et de séparations. Un professeur en géné-
tique ne parvient pas à surmonter la mort de son fils et
de sa femme et se suicide, au moment même sa créa-
tion, le premier clone humain, met le feu aux banlieues
en compagnie d’une bande de jeunes nihilistes et sème
la mort et la destruction. Les membres d’une entreprise
familiale spécialisée dans l’élevage de cerfs dont les
bois sont un aphrodisiaque pour les marchés chinois
et coréen sont douloureusement confrontés aux
conséquences de la guerre civile yougoslave lorsqu’un
photographe de guerre est contraint à exécuter leur
fille. Voilà, de façon très résumée, les lignes narratives
respectives deLa Chambre d’Isabella, du Bazar du ho-
mard et de La Maison des cerfs, les trois pièces qui com-
posent ensemble la trilogie Sad Face | Happy Face. Jan
Lauwers semble détenir le monopole de ces histoires
passablement surréalistes, voire même parfois absurdes,
qui se déploient en fables modernes. Il s’agit de fables
conscientes, des fables qui savent qu’elles sont racon-
tées et qui par même acquièrent une certaine forme
d’humilité. Et c’est dans cette humilité qu’elles devien-
nent à nouveau très généreuses. Elles sont écrites sur les
nerfs anxieux de notre époque. Lauwers est en train de
créer une mythologie bien à lui, loin de tout réalisme
: un univers dans lequel les catégories du temps et de
l’espace perdent leur délimitation, la culture popu-
laire se mélange aux références littéraires, et où le récit
se décompose en moments dramatiques, épiques et ly-
riques, un univers dans lequel des pensées profondes
aboutissent à de banales disputes et vice versa, les
cris deviennent chants, et les va-et-vient chaotiques
sont chorégraphiés en mouvements poétiques.
C’est ainsi qu’avec une insoutenable légèreté, Sad 
Face | Happy Face cherche son chemin à travers une fo-
rêt de malheurs, à travers les horreurs des guerres du
vingtième siècle et d’aujourd’hui, et même à travers
les cauchemars de demain. La  Chambre  d’Isabella se
penche sur le passé ténébreux, Le Bazar du homard sur
un avenir qui dérape, et La Maison des cerfs tente de se
maintenir dans un présent bancal et fragile. Que dire
de positif, en effet, lorsqu’on regarde autour de soi ?
Ce regard sur le monde a toujours été pour Lauwers
une obsession. C’est dans ce regard que le créateur de
théâtre et le plasticien se rejoignent et, en même temps,
veulent emprunter des chemins différents. Lorsqu’il
travaillait sur la Snakesong  Trilogy, il y a plus de dix
ans, Lauwers posait explicitement la question : « Que
peut-on encore faire de plus que simplement regarder
sans tenter de comprendre, observer sans rire ni pleu-
rer, lorsque le désir a disparu, et avec lui la nécessité ? »
Les trois pièces de laSnakesong Trilogy étaient placées
sous le signe d’un sombre et fatal cocktail de pouvoir,
de désir et de voyeurisme. Le pessimisme de Lauwers
était notamment inspiré par la conscience que l’exis-
tence de l’homme, depuis la nuit des temps, ne tourne
qu’autour du sexe, de la violence et de la mort. Ce que
nous appelons civilisation n’est qu’une fine couche de
vernis et n’a rien changé de fondamental à l’instinct
humain, à l’agressivité humaine, ni à l’angoisse hu-
maine. À ce malaise dans la culture, Lauwers opposait
à l’époque une attitude d’ « indifférence », d’ « obser-
vation sans rire ni pleurer ». Ce sont précisément ces
deux émotions qui se retrouvent aujourd’hui au coeur
de la trilogie Sad Face | Happy Face. Dix ans plus tard, le
regard de Lauwers sur les gens s’est modifié. Il voit tou-
jours leur chaos, leur impuissance, leur lutte désespérée
avec le désir et la mort, mais dans des nuances moins
sombres. Il regarde les gens avec moins de cynisme et
plus de compassion, de façon moins ironique et plus
empathique. Dans La Maison des cerfs, il les qualifie de
« Small people with a big heart ». Jan Lauwers ne se
tient plus en marge de l’existence comme un obser-
vateur voyeuriste, mais avec Sad  Face | Happy  Face, il
s’aventure au beau milieu de la tempête émotionnelle
qui a nom l’homme. Ce n’est pas étonnant que dansLa 
Chambre d’Isabella, il monte lui-même sur les planches,
parmi les comédiens, et qu’il chante et fasse de la mu-
sique avec eux.
Il s’agit sans aucun doute d’une forme d’exhibition-
nisme théâtral. Lauwers aime bien explorer ces
limites-là. Mais cela a peut-être aussi un rapport avec le
sous-titre qu’il a donné à sa trilogie : trois histoires sur
la condition humaine. La condition humaine n’est pas
à proprement parler un sujet fréquemment abordé dans
l’art moderne. Elle évoque une connotation mièvre,
sentimentale, naïve, romantique. Elle est tout ce que
l’art moderne, avec son décalage ironique, ne veut pas
être. L’historien Eric Hobsbawm a dit que le vingtième
siècle était celui des extrêmes. Au milieu des tous ces
extrêmes, l’homme a atteint sa fin, et son humanité a
été effacée comme un dessin dans le sable est effacé par
les vagues. L’homme a connu sa fin parce que le ving-
tième siècle fut par excellence le siècle de « l’homme
nouveau ». Heureusement, l’art moderne n’a pas cru,
ou si peu, à cet homme nouveau. Mais il en a payé le
prix. Dans l’art moderne, l’homme s’est fait déshabiller
jusqu’à l’os, au propre comme au figuré. L’homme a
été retourné comme une chaussette par l’art moderne.
Ses facettes les plus sombres ont été mises en lumière.
Sa solitude, son désespoir, son impuissance, sa folie,
sa violence. Quelques années après les horreurs de la
Seconde Guerre mondiale, au milieu du vingtième
siècle, le poète Lucebert a écrit dans un poème que la
beauté s’était brûlé le visage. L’art a sacrifié son avoir
le plus précieux, la beauté, afin de montrer la part
d’ombre de l’homme. Mais que faire des catastrophes
du futur, maintenant que les médias nous confrontent
quotidiennement à des visages brûlés, à l’inhumanité
de l’homme, à l’impasse de la vie ? Sur quel pied l’art
doit-il danser à présent ? « Si l’art veut vraiment être
nouveau et inédit, il ne pourra le faire nulle part mieux
que dans l’affirmation que la vie, contre toutes les ap-
parences, est bonne à vivre, » écrit le philosophe Ger
Groot : « C’est ainsi que l’art retrouve le sens dans le
choc du beau. » Voilà des paroles inhabituelles lorsqu’il
s’agit d’art moderne.
L’affirmation que, contre toutes les apparences, il est
bon de vivre, n’est présente nulle part de façon aussi
forte et émouvante que dans le chant choral des ac-
teurs. Il y a peu de spectacles qui communiquent aussi
généreusement avec leur public que ceux de Needcom-
pany. Le chant est le vecteur le plus intense de cette
générosité. Dans le chant choral, la voix individuelle ne
disparaît pas, mais elle recherche une possible relation
avec les autres voix : « Je veux que le rituel du théâtre
devienne quelque chose où des gens se réunissent pour
chanter » déclare Lauwers. La troupe porte en elle le
désir du groupe jusque dans son nom. C’est sa marque
la plus profonde. Peut-être est-ce également l’enjeu
ultime de l’oeuvre théâtrale de Lauwers : chercher ce
que cela signifie que d’être un groupe, une compagnie,
une famille de proches. Ce n’est rien moins qu’un art.
« We love each other and it’s a real art/To build the
deer house so strong/That it doesn’t fall apart » chan-
tent les acteurs en choeur à la fin de La Maison des cerfs.
Chaque représentation est une nouvelle tentative de
bâtir, avec le public, cette ‘maison des cerfs’. Lauwers
raconte ses fables sur les défaillances humaines avec plus
d’amour, plus de maturité, plus de sagesse peut-être,
que par le passé. Les personnages de la pièce élèvent les
cerfs pour leurs bois et les livrent aux chasseurs une fois
par an. Les cerfs sont leur investissement lourd, leur
commerce. Mais ils n’ont pas oublié pour autant une
autre vérité, une vérité dans laquelle la condition hu-
maine a trouvé son dernier refuge : « Les cerfs sont les
gardiens de l’avenir. »
LA CHAMBRE
D’ISABELLA
LAUGH AND BE GENTLE TO THE UN-
KOWN
Par Erwin Jans
La chambre d’Isabella renferme un secret. Elle est le
lieu d’un mensonge. Elle est le lieu du mensonge qui
domine la vie d’Isabella. Ce mensonge est une image.
Une image exotique. L’image d’un prince du désert.
Isabella est la fille d’un prince du désert qui a disparu
lors d’une expédition. C’est ce que lui ont raconté ses
parents adoptifs, Arthur et Anna. Ils vivent ensemble
dans un phare, sur une île, Arthur est gardien de
phare. Tout comme l’île, le phare est un lieu intermé-
diaire : quelque part entre terre et mer, entre solide et
liquide, entre intérieur et extérieur. Le phare est bâti
sur la terre, mais son désir est la mer. Le désir d’Isa-
bella, c’est le désert, le prince du désert, l’Afrique.
C’est ainsi que commence le récit de la vie d’Isabel-
la, qui est vieille et aveugle. Rapidement, pourtant, il
s’avère que derrière l’histoire du prince du désert se
cache une vérité terrible, indicible. Anna et Arthur
sont incapables d’affronter leurs secrets et se réfugient
dans l’alcool. Anna meurt, et Arthur se jette à la mer.
La quête d’Isabella pour retrouver son père, le prince
du désert, la mène non pas en Afrique, mais dans une
chambre à Paris, remplie d’objets anthropologiques et
ethnologiques.
Lorsque Isabella passe sa vie en revue, elle est vieille et
aveugle. Elle vit dans sa petite chambre à Paris, entou-
rée de ces milliers d’objets exotiques de l’Egypte an-
cienne et d’Afrique noire. Ils appartenaient au père de
Jan Lauwers, qui les a laissés, après sa mort, à sa femme
et ses enfants. Ce sont des objets qui ont été arrachés à
leur contexte culturel par un regard d’un autre temps
un regard colonial et exotisant. Ce sont des objets dans
lesquels un monde l’Afrique s’est arrêté, pétrifié,
mis de côté, muséifié et fétichisé.
La vie d’Isabella s’étend presque sur l’entièreté du
vingtième siècle : de la Première et la Seconde Guerre
mondiale, Hiroshima, le colonialisme, en passant par
le développement de l’art contemporain, avec Joyce,
Picasso et Huelsenbeck, les voyages sur la lune, Ziggy
Stardust de David Bowie, jusqu’à la famine en Afrique
et au Vlaams Blok [un parti politique d’extrême-
droite] à Anvers. Alexander, l’amant d’Isabella, est fait
prisonnier par les Japonais pendant la Seconde Guerre
mondiale. Il survit à la bombe atomique sur Hiroshi-
ma (« C’était comme si le soleil avait explosé et que ses
cendres s’étaient répandues sur la terre »), mais après
la guerre, il devient fou petit à petit : « J’aimais être
auprès d’Isabella. Elle aimait réellement le monde et
moi je le haïssais. Je haïssais le monde parce que plus
rien ne tournait rond. On faisait n’importe quoi et je
ne ressentais que de l’exaspération et Isabella était la
seule qui pouvait me faire oublier. Sa passion pour la vie
était d’une beauté pure, insupportable… La seule arme
contre la dictature du mensonge. »
« Face à l’extrême » : c’est le titre d’un livre du penseur
français Tzvetan Todorov sur les camps de concentra-
tion pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais en
même temps, ce titre désigne la position de toute per-
sonne vivant de façon consciente au vingt-et-unième
siècle. Chaque jour, nous nous retrouvons face à face
avec l’extrême. Il nous regarde avec sa tête de méduse
et nous semblons nous pétrifier : dans l’indifférence
émotionnelle, dans l’apathie politique, dans l’isole-
ment social, dans une surenchère de production et de
consommation économiques. En même temps, nous
sommes fascinés par les visions apocalyptiques et les
scénarios de fin du monde écologique que les médias
nous proposent quotidiennement.
Pour le sociologue français Jean Baudrillard, nous
avons déjà dépassé la réalité et l’histoire. Les choses ont
déjà dépassé leur fin. Elles ne sont plus capables de fi-
nir. Elles s’enlisent dans une crise sans fin. En d’autres
mots, notre temps se caractérise non pas par la fin de
l’histoire, mais par l’impossibilité d’en finir avec l’his-
toire. Nous vivons au-delà de la fin. C’est là que réside
l’apocalypse de notre temps : l’impossibilité de la fin.
Ou plutôt : la vie au-delà de la fin. Que se passe-t-il
donc au-delà de la fin ? Quels sont les événements qui
se déroulent au-delà de la fin ? Baudrillard les qualifie
de « phénomènes extrêmes ». Il s’en réfère à la racine la-
tine, « ex-terminus » : au-delà de la fin. L’extase et l’ex-
ponentiation sont les caractéristiques de ces « phéno-
mènes extrêmes ». L’extase du social : les masses (plus
social que le social). L’extase du corps : la corpulence
(plus obèse qu’obèse). L’extase de l’information : la
simulation (plus vrai que vrai). L’extase du temps : le
temps réel, l’instantané (plus présent que le présent).
L’extase du réel : l’hyperréel (plus réel que le réel).
L’extase du sexe : la pornographie (plus sexuel que le
sexe). L’extase de la violence : la terreur (plus violent
que la violence).
Notre époque est l’époque de l’obscénité: toutes nos
structures enflent et absorbent tout dans leur expan-
sion. Chaque structure pénètre les autres, elles s’entre-
submergent. Depuis longtemps, nous ne connaissons
plus les limites entre le politique et l’économique,
entre le privé et le public, entre l’intime et le pornogra-
phique. Les protagonistes de cette implosion sont les
médias et le multimédia : par la surenchère d’informa-
tion, nous avons perdu l’accès à la vraie information et
aux vrais événements historiques. C’est ainsi que Do-
nald Rumsfeld, le ministre américain de la défense, a pu
déclarer, peu après la publication mondiale des photos
des tortures : « I don’t read the newspapers anymore. »
Alexander : « Lorsqu’ils sont venus nous annoncer la fin
de la guerre, je savais que c’était un mensonge. C’en
était un. Et le pire de ce mensonge, c’est que tout le
monde l’a cru. »
Existe-t-il un « théâtre extrême » ? Et si oui, qu’est-ce
que cela signifierait ? « Plus théâtre que le théâtre »,
pour reprendre la formule de Baudrillard ? Un théâtre
qui se positionne « face à l’extrême », le regard fixé sur
la tête de méduse de l’insoutenable réalité, et conscient
du risque de se pétrifier ? Un théâtre aux thèmes et in-
tentions politiques et sociales explicites ? Un théâtre
avec des sans-abri et des sans-papiers ? Un théâtre qui
descend dans la rue et dans les quartiers ? Un théâtre au
nom des valeurs démocratiques ? En bref : un théâtre
qui « s’engage », un théâtre qui « intervient », qui inter-
pelle directement son public?
Isabella raconte l’histoire de sa vie, mais elle ne la ra-
conte pas toute seule. Tous ceux qui ont compté pour
elle la racontent avec elle, les nombreux morts de sa
vie : Anna et Arthur, ses amants Alexander et Frank. Et
ensemble, non seulement ils racontent l’histoire d’Isa-
bella, mais ils la chantent également. Ce n’est pas la
première fois qu’il y a de la musique live et que les co-
médiens chantent, dans un spectacle de Jan Lauwers,
mais cela ne s’était jamais fait d’une façon aussi ouverte
et invitante qu’ici. Contrairement aux autres cultures,
la culture occidentale s’est éloignée du chant de groupe
: chez nous, le chant de groupe n’existe plus que dans
un cadre professionnel. Le chant fait toujours référence
à une dimension rituelle. Par rapport à la parole, il est
une autre forme d’échange d’énergie, et il crée une
autre communication avec le public. Il relève de la fête
et de la célébration. Dans les spectacles de Lauwers, le
langage a toujours été un moyen de communication
problématique, lié au pouvoir et au désir. Le langage
était à la fois un manque et un excès : on parlait plu-
sieurs langues, on traduisait d’une langue à l’autre, tout
le monde parlait à la fois, criait, souvent… Le langage
se heurtait toujours à ses propres limites. Cet aspect n’a
pas tout à fait disparu, mais à travers le chant, le langage
de La Chambre d’Isabella est transporau delà de ces
limites.
Lauwers : « Chanter ensemble, c’est l’une des plus
belles choses que l’on puisse faire. C’était un de mes
rêves de porter cela sur la scène. Et curieusement, cela
a fonctionné très rapidement. Nous avons opté pour
une présence très fugace du chant et de la musique.
La musique semble présente « par la bande », mais en
fait, elle domine tout. Les émotions sont déterminées
par ce que l’on entend. Je veux que tout le monde
chante en direction du public en souriant autant que
possible. Moi-même, je me trouve sur scène pour re-
lativiser tout cela encore davantage. Je m’assieds tout
simplement près d’eux, je chante un peu avec eux, je
donne quelques explications au public. Aussi détendu
que possible. Aucune sacralité. J’aimerais que le rituel
du théâtre, ça devienne cela : des gens qui se rassem-
blent pour chanter. En écrivant le texte, j’ai pensé à la
façon dont Marquez, dans Cent ans de solitude, essaye
de transmettre des récits populaires à un public aussi
large que possible, plutôt qu’à la complexité de Fin-
negans Wake de James Joyce. Aujourd’hui, lorsque je
réfléchis à la communication avec le public, je pense
plutôt à Marquez, alors qu’auparavant, mon modèle,
c’était James Joyce.»
« Regarder sans intervenir », voilà comment Lauwers
décrivait son approche à l’époque du Voyeur  (1994).
« Pour moi, le voyeurisme actuel a deux faces : d’une
part, il s’agit du fait de regarder ce que fait l’humanité,
d’y participer contraint et forcé et d’adopter une
position d’indifférence afin de survivre ; d’autre part, il
y a le voyeurisme à caractère sexuel : c’est le sida, la ma-
ladie au confluent de la mort et de l’érotisme. Isabella
n’est pas une voyeuse, et certainement pas en matière
de sexualité. Avec ses soixante-quatorze amants, elle
glorifie la sexualité : « Je suis convaincue que le sexe a
un pouvoir de guérison. Ou à tout le moins, que cela
donne de l’énergie. » A soixante-neuf ans, elle entame
une histoire d’amour avec un jeune homme de seize
ans. Avec Isabella, Lauwers extrait le sexe de la trame
du voyeurisme et de la violence, de la maladie et de la
mort, de la culpabilité et de la perversion, comme c’était
le cas dans The Snakesong Trilogy ou dans le monologue
de Salomé dans No  Comment. Isabella est comme la
Molly Bloom de James Joyce dans Ulysse, un texte que
Jan Lauwers a adapté en monologue avec Viviane De
Muynck : fondamentalement, ces deux femmes disent
« Yes ».
Est-ce un hasard si Isabella est aveugle ? Le regard
dans sa dimension voyeuriste (et donc masculine) et la
frustration/castration de ce regard constituent le coeur
de la dialectique de l’oeuvre théâtrale de Lauwers. Il
met en scène le point mort dans le regard masculin un
point dans lequel Le voyeur, Le pouvoir et Le désir (les
trois titres de la Snakesong Trilogy) se retournent contre
eux-mêmes et implosent. La femme, c’est l’enjeu, l’ob-
jet du regard, le désir et le pouvoir des hommes. C’est
autour de son corps que se forme le regard masculin
(esthétisant, voyeuriste, pornographique). Mais n’est-
elle pas en même temps le point aveugle dans le regard
de l’homme, le point mort vers lequel revient tout re-
gard, vers lequel il doit revenir lorsqu’il a démasqué
son propre désir ? Et ce retour ne crée-t-il pas la possi-
bilité d’un autre regard, très provisoire et très fragile ?
Tout comme la construction bancale en verre qu’érige
Carlotta Sagna dans Le désir, la troisième partie de The 
Snakesong Trilogy, après avoir joué un extrait de Salomé,
de Wilde, dans lequel elle a fait décapiter l’homme dont
le regard refusait de la désirer ? Mais contrairement à
la buveuse de thé, à Salomé et à Ulrike dans No Com-
ment, Isabella n’est pas une femme castratrice. « Elle
avait connu 73 amants dans sa vie. Des expériences fa-
buleuses, chacune à sa façon. Et elle en parlait toujours
avec respect et tendresse. »
En 1993, Jan Lauwers déclarait : « Dans Need to know,
le premier spectacle de Needcompany, on voit une
femme qui pleure très fort, et on entend un lamento
de Mozart. Aujourd’hui, je pourrais utiliser la même
musique, mais on n’entend plus pleurer la femme. Les
larmes se sont taries. La femme essaye encore de pleu-
rer, mais ce sont des sanglots secs. Même si elle ressent
un profond chagrin, elle n’est plus capable de pleurer.
L’ennui, c’est que ce profond chagrin n’a pas disparu. »
L’image de la femme incapable de pleurer vient de la
première scène du Voyeur, la première partie de  The 
Snakesong Trilogy.
Isabella ne pleure pas, mais son profond chagrin à elle a
disparu. Elle perd ses amants, mais elle ne ressent aucun
vide, aucun chagrin, aucune rage : « Pas de grands états
d’âme. Pas de coquetterie des émotions. » A travers les
personnages féminins de son oeuvre, Lauwers éprouve
sa philosophie de la vie. Dans ses portraits de femmes
successifs, qui occupent une place de plus en plus im-
portante dans ses spectacles, se dessine une profonde
réflexion existentielle. Isabella signifie-t-elle un nou-
veau pas, une nouvelle idée, une nouvelle philosophie ?
Chez elle, « l’indifférence » semble vaincue. Lauwers a
baptisé cela « Budhanton », contraction de Bouddha et
d’Antoine, de la contemplation et de la maîtrise pas-
sionnée. Comme le dit Isabella : « Le cercle paisible de
Bouddha et l’intégrité d’Antoine, le général romain qui
un jour, dans la déchéance totale et le froid glacial des
Alpes, pouvait boire sa propre urine et faire l’amour un
autre jour dans un lit de pourpre et d’or avec la plus
belle femme du monde. Et qui n’avait jamais honte de
ses actes. »
C’est la voie de Lauwers pour échapper à la morale chré-
tienne de la culpabilité et de la pénitence, qui a perdu
sa légitimité ultime après la mort de Dieu. Budhanton :
mélange d’une religion sans dieu et d’une conscience
préchrétienne.
Isabella est aveugle : c’est la fin du regard. Mais elle par-
ticipe à une expérience scientifique au cours de laquelle
une caméra projette des images directement dans son
cerveau. En fin de compte, elle se séparera également
de ces images-là – les objets dans sa chambre – dans un
éclair de compréhension ultime.
Isabella : « Tiens, la photo de l’homme barbu. L’homme
qui est d’un mensonge : mon prince du désert. Il
sera toujours là. Anna, Arthur, Alexander et Frank, par
contre : partis. Pour toujours. Il est le seul qui existe
encore, mon prince du désert. Même sans ma caméra,
je le vois encore très nettement : Félix. F.E.L.I.X. Et ça
veut dire « bonheur » dans une langue morte. Chimères
et illusions. »
C’est à partir de ce mensonge inlassablement répété
que Lauwers construit ses spectacles : le mensonge de
l’imagination comme réponse au mensonge de la réa-
lité, comprenant en définitive que le bonheur ne peut
s’écrire qu’avec les lettres d’une langue morte.
LA MAISON
DES CERFS
BENEATH US THE WORLD ANS
DARKNESS ABOVE
WE ARE FULL OF LOVE
Par Erwin Jans
Watch out, the world is not behind you. Un graffiti. Ta-
gué sur un mur, quelque part dans le monde. En guise
d’avertissement. Il s’agit d’une phrase de la chanson
Sunday Morning(1966) du Velvet Underground. Dans
la scène d’ouverture de La Maison des cerfs, il y a une
brève discussion entre Hans Petter, Maarten et Misha.
La phrase exacte n’est-elle pas : Watch out, the world is 
behind you ? Oui, se trouve le monde exactement ?
La question n’est pas anodine pour qui fait du théâtre
et qui voudrait dire des choses sur l’être avec les moyens
du paraître. se trouve le monde, pour une compa-
gnie de théâtre qui, comme l’énumère Benoît au début
du spectacle, a voyagé en un an pendant 146 jours pour
donner des représentations dans 16 pays différents? Où
finit l’être et où commence le paraître, et inversement ?
Qu’est-ce qui détermine cette limite ? Qui surveille, ou
qu’est-ce qui surveille, ce passage ? Dans quelle mesure
retrouve-t-on le monde dans le théâtre ? Pour ceux qui
passent plus de la moitié de leur temps au théâtre, le
théâtre devient une partie du monde. La vie commune
de la compagnie, le fait de jouer ensemble et de voyager
ensemble finissent par filtrer dans le spectacle. Pour-
tant, la question subsiste : jusqu’où le théâtre peut-il
supporter l’irruption du monde ? Devant l’entrée d’un
théâtre à Rio de Janeiro gisait un enfant mort. Benoît a
filmé l’enfant mort, raconte-t-il, mais une femme l’a fait
arrêter et lui a demandé de l’argent pour continuer à fil-
mer. Pendant ce temps, Benoît et les autres comédiens
se changent lentement et mettent des costumes de lu-
tins ou d’elfes. Si le théâtre est un conte de fées, alors
est le monde ? Prenons le cas d’un photographe de
guerre. Il photographie le monde. Il sait exactement
se trouve le monde : devant l’objectif de son appareil.
Le monde devant l’objectif est le seul qui compte. « Si
on met son imagination au pouvoir, on ne survit pas
à une guerre. » Le photographe de guerre ne se perd
pas dans un monde de rêve. Impitoyablement, il fige
ce qu’il voit, ce qui arrive aussi atroce que ce soit.
« Mais en même temps, il ne veut pas accepter la réalité.
Il espère que ses photos changeront quelque chose. Il
espère que ses photos susciteront quelque chose. Ren-
dront la réalité plus supportable. Voilà ce que fait un
photographe. » Un créateur de théâtre n’est pas un
photographe de guerre. Le monde n’est pas devant son
objectif. Non, le créateur de théâtre est un lutin. Mais
lui non plus, il ne veut pas accepter la réalité. Il es-
père que ses contes de fées susciteront quelque chose.
Rendront quelque chose plus supportable. Quoi que
ce quelque chose puisse être. « Les cerfs savent qu’ils
vont mourir. Alors je dois leur masser le coeur, » dit
Grace. Peut-être est-ce cela que veut le lutin. Peut-être
que raconter un conte de fée, c’est en quelque sorte
un massage du coeur ? Pour enlever la peur et retarder
encore un peu la mort.
« Je ne participe pas à cette guerre. Et pourtant, c’est
ma guerre, » dit le photographe de guerre dans un jour-
nal de bord abandonné. Depuis le début des années
quatre-vingt-dix du siècle dernier les guerres you-
goslaves, la première Guerre du Golfe on parle d’un
« retour » de la guerre. Il ne s’agit pas du retour de la
réalité des opérations militaires (il y en a toujours eu),
mais du retour de la guerre en tant que figure de notre
univers symbolique. Un élément crucial de cette nou-
velle configuration est la relation particulière entre la
guerre et les médias (ou la médiatisation). Une relation
symbiotique s’est développée entre ces deux-là : pas de
guerre ou de conflit international sans télévision, et in-
versement, pas d’infos sans images de violence. Dans
son journal de bord, le photographe de guerre décrit
les photos qu’il a prises : « Photo SR 123-92 : 17h. La
jeune femme gît sur une chèvre. Toutes deux le visage
dans une flaque. Au moment je prends la photo, la
chèvre n’est pas encore morte. Trois soldats arrachent
la femme de la chèvre. Elle tombe de tout son long
dans la boue. Le vent relève sa jupe. Elle ne porte pas
de sous-vêtements. Les lèvres de son sexe ont un aspect
luisant et frais. On attache la chèvre à un camion par
une corde. Elle bêle et regarde la femme d’un air stu-
pide. Elle est ravissante et morte.Certains morts sont
plus morts que d’autres. » L’abondance sur Internet de
photos violentes et de films en provenance de zones
de guerre a créé un war gaze. Un regard qui se perd
dans les images de violence et de destruction. Il y a des
parallèles frappants entre le fait de regarder de la por-
nographie et le fait de regarder des horreurs de guerre.
Les corps féminins littéralement exhibés à l’oeil du re-
gard voyeuriste masculin dans l’iconographie porno
présentent une similitude frappante avec les corps de
guerre déchiquetés, mutilés et éventrés qui sont propo-
sés quotidiennement sur certains sites. Ici, le war gaze
se confond avec le regard pornographique. La seule al-
ternative à cette relation pornographique à la violence
un regard voyeuriste dont le seul désir est de consom-
mer toujours plus d’une violence toujours plus extrême
– est le regard du war witness, le regard du témoin qui
s’intéresse à la misère humaine qu’entraîne la guerre
et qui affirme l’humanité des victimes. Dans le for in-
térieur du photographe de guerre lui-même, un com-
bat sans fin fait rage entre le pornographe et le témoin,
entre le désir voyeuriste et la compassion authentique.
Est-ce pour cette raison qu’il décrit ses photos dans
son journal, qu’il leur donne une nouvelle forme par
le biais du langage, à distance de la scène de violence ?
« Je ne participe pas à cette guerre. Et pourtant, c’est
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