Introduction (Fichier pdf, 383 Ko)

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« Shakespeare dans la maison de Molière », Estelle Rivier
ISBN 978-2-7535-2066-0 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr
Introduction
À la rencontre de
Shakespeare chez Molière
Au Cœur de l’Histoire
La Comédie-Française : un nom tout d’abord, qui se rattache à une nation et
à son histoire. Depuis sa création sous le règne de Louis XIV, bien des batailles
et des tempêtes ont mis son existence en péril. Son fonctionnement très particulier a fait l’objet de réformes et, au fil de ces trois derniers siècles, la maison dite
« de Molière » ou encore « La Ruche », bourdonnante de créativité, est devenue
forte de son identité, de ses convictions et de ses conquêtes 1.
Que l’on assiste aujourd’hui à une représentation place Colette, dans la salle
Richelieu agencée à l’italienne avec dorures et velours damassé, ou dans l’espace
intime du studio-théâtre sous le carrousel du Louvres ou enfin dans la salle du
Vieux-Colombier créée en 1913 de facture sobre, on mesure la qualité d’une
programmation foisonnante et la prévalence d’un système institutionnel rigoureux 2.
Ce qui se passe dans les coulisses du français influe tant sur la programmation
que sur la réception des spectacles par un public sélectif, avisé et exigeant. Les
administrateurs, les sociétaires et les pensionnaires, de même que les metteurs en
• 1 – On nomme la troupe des Comédiens-Français « la Ruche » car au sein de cette institution,
tout est constamment en effervescence. Se reporter au cahier d’illustrations pour en voir la symbolisation frappée sur un médaillon.
• 2 – Sur l’Histoire de la Comédie-Française, des ouvrages majeurs ont été publiés et ont
nourri cette introduction, en particulier : Patrick Devaux, La Comédie-Française, Paris, PUF,
coll. « Que sais-je ? », n° 2736, 1993 ; Béatrix Dussane, La Comédie-Française, Paris, Hachette, 1960 et
Marie-Agnès Joubert, La Comédie-Française sous l’Occupation, Paris, Tallandier, 1998. Enfin, la revue
Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, dont le numéro hors-série « La Comédie-Française »,
La Comédie-française-L’avant-scène Théâtre, Paris, novembre 2009, offre un condensé extrêmement clair des principaux rouages de la maison au fil de quatre chapitres rédigés par les membres
actifs qui ont côtoyé de près les tréteaux de l’Institution.
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scène, ont un devoir d’allégeance et d’excellence en cette maison de renommée
devenue internationale au gré des politiques internes. Il n’est pas aisé d’en détenir
les secrets, mais on pressent combien les enjeux y sont disputés avec fougue et
ténacité, comme si un autre spectacle avait lieu à l’arrière-scène. Dans ce que nous
voyons aujourd’hui mis en scène se déploie en filigrane une histoire tricentenaire
qu’il nous importe de parcourir en quelques dates afin d’en mesurer les répercussions sur les esthétiques et les choix de notre époque.
« Shakespeare dans la maison de Molière », Estelle Rivier
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En quelques dates3
En 1643, l’Illustre théâtre est créé par Jean-Baptiste Poquelin. Les représentations ont lieu dans la salle du Jeu de Paume, rue Mazarine et quai des Célestins.
Une première représentation devant le roi est donnée en 1658 car l’Illustre théâtre
est devenu « Troupe de Monsieur », le frère de Louis XIV. La Farce du docteur
amoureux est présentée dans la salle des gardes du Louvres. Se succèdent alors
des représentations dans divers lieux tels que l’immense salle du Petit-Bourbon ou
celle du Palais Royal. En 1665, il s’agit désormais de la « Troupe du Roi » ou les
« Comédiens du Roy » qui reçoit une pension annuelle ainsi que des gratifications
pour les représentations données dans les résidences royales 4. Après la mort de
Molière en 1673, deux troupes, celle des « Tragédiens » du Marais et celle des
« Comédiens » du Palais-Royal fusionnent et s’installent à l’hôtel Guénégaud, rue
Mazarine. On parle alors des Comédiens-Français par opposition aux Comédiens
Italiens qui ont davantage recours aux machines théâtrales. Cultures identitaires
et techniques s’entretiennent de pair. Mais la troupe doit son épaisseur finale
à l’intégration de la troupe de l’hôtel de Bourgogne en 1680. En effet, cette
troupe rivale, dirigée par La Thorillière dans l’hôtel de Bourgogne, se joint à celle
menée par Charles Varlet de La Grange, dans l’hôtel Guénégaud 5. Une troupe
unique naît par signature du roi le 21 octobre. Elle compte vingt-sept comédiens
et comédiennes dont Armande Béjart, Paul Poisson ou Jeanne Beauval 6. Phèdre
et Les Carrosses d’Orléans ouvrent la programmation de la Comédie-Française
• 3 – Voir à ce sujet « La Comédie-Française en quelques dates », « La Comédie-Française »,
Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, op. cit., p. 4-9 et Jean Valmy-Baysse, Naissance et
vie de la Comédie-Française. Histoire anecdotique et critique du Théâtre-Français, Paris, Floury, 1945.
• 4 – Claude Larquie, Nicole Bernard, Les Comédiens de Molière. 1920-2002, Paris, Séguier,
2002, élabore une analyse précise sur cette période. L’ouvrage ancien d’Émile Campardon,
Les Comédiens du Roy de la Troupe Française pendant les deux derniers siècles, Paris, Champion, 1879,
en offre une approche critique différente.
• 5 – Cf. « Le dévouement acharné de La Grange », Pierre Notte, « La Troupe », Les Nouveaux
Cahiers de la Comédie-Française, op. cit., p. 12-13.
• 6 – Cf. Agathe Sanjuan, « La Société des Comédiens-Français », ibid., p. 17-27.
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le 26 août 1680. Malgré la tutelle royale qui vaut aux comédiens réunis par
un acte d’association une protection et un droit d’exclusivité, la rivalité entre
troupes demeure. Les Comédiens Italiens et le Théâtre de la Foire sont leurs principaux concurrents. Les représentations sont soumises à la censure, aux caprices
de la Couronne, mais aussi aux divers déménagements. Entre 1680 et 1799, la
troupe connaît pas moins de cinq lieux de représentation : l’hôtel Guénégaud
précédemment cité, la salle des Fossés-Saint-Germain-des-Prés (1689), la salle
des Machines (Palais des Tuileries, 1770), le Théâtre-français du Faubourg
Saint-Germain (1782, l’actuel Théâtre de l’Odéon), enfin, la salle Richelieu
dans la rue du même nom après les tumultes de la Révolution (1799) 7. Ces
bouleversements externes sont représentatifs des tumultes internes à la troupe
du Français où le répertoire est assujetti aux aléas de la politique du pouvoir en
place et des rivalités nationales. Ainsi, par exemple, pour faire face à la concurrence des Comédiens Italiens ou du Théâtre de la Foire, le Français qui jusque-là
avait inscrit l’alternance entre comédies et tragédies dans ses principes, valorise
l’œuvre de Voltaire au début du xviiie siècle et bouleverse les formes classiques
d’interprétation 8. Adrienne Lecouvreur ainsi que Mademoiselle Duclos optent
pour un jeu naturel dans des costumes simplifiés. Le répertoire accueille de
nouveaux auteurs tels que Jean-Baptiste Gresset, Philippe Néricault Destouches,
Barthélémy-Christophe Fagan et Pierre-Claude Nivelle de la Chaussée qui instaure
la comédie « larmoyante ». Marivaux entre également à la Comédie-Française en
1720, mais rencontre un échec. Il faudra attendre 1793 avec Les Fausses Confidences
et 1802 avec Le Jeu de l’amour et du hasard avant qu’il n’occupe à son tour une
place de choix. Quant au Mariage de Figaro de Beaumarchais, monté en 1784, il
fait l’objet d’enthousiasme autant que de censure alors que la Révolution gronde.
D’un siècle à l’autre
À la fin du xviiie siècle, de par son statut de troupe royale, la ComédieFrançaise occupe une position plus que délicate. En son sein s’opposent les
monarchistes aux « rouges » que sont François-Joseph Talma, Jean-Henri Dugazon
ou Grandménil, Madame Vestris (épouse de Dugazon) ou Mesdemoiselles de
• 7 – Le Journal de la Comédie-Française 1787-1799, Noëlle Guibert, Jacqueline Razgonnikoff,
La Comédie aux trois couleurs, préface d’Antoine Vitez, Antony, SIDES/EMPREINTES, 1989,
retrace avec minutie les événements clefs vécus par la troupe du Français en cette période houleuse
les comédiens et leur institution étaient presque autant menacés que la tête des aristocrates.
• 8 – Au sujet de « l’alternance » à la Comédie-Française, voir Noëlle Guibert, « Que joue-t-on
ce soir. L’alternance à la Comédie-Française », Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française,
op. cit., p. 70-85.
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Garcins et Simon. Ces derniers s’installent rue de Richelieu dans le Théâtre de la
République tandis que le Français devient Théâtre de la Nation. Talma s’illustre
ainsi tant par ses qualités d’acteur que par sa verve républicaine 9. Notons en
passant que le 26 novembre 1792 paraît à l’affiche du Théâtre de la République,
Othello, Le More de Venise, adaptation par Jean-François Ducis de la pièce du
même nom d’un certain William Shakespeare 10. Un premier pont est jeté entre la
France et sa voisine insulaire.
Du fait du scindement de son effectif, l’ancienne Comédie-Française voit ses
privilèges s’effondrer. Significativement, elle perd sa pension royale. Par ordre du
comité de salut public, la salle à L’Odéon est fermée en 1793, mais les comédiens
sont sauvés in extremis de la guillotine grâce à Charles Hippolyte de Labussière,
lui-même acteur 11. Le 30 mai 1799, les dissensions s’estompent et les deux camps
se réunissent pour reprendre leurs représentations au Théâtre-Français, rue de
Richelieu. Talma y figure et instaure un renouveau des conventions de la représentation. De fait, la révolution a lieu aussi bien hors que dans les murs de cette
troupe désormais cinquantenaire 12.
Sous l’Empire, alors que Napoléon Bonaparte ne cache pas son admiration
pour Talma (il avait noué des liens avec lui pendant la Révolution), le Français
privilégie les œuvres classiques pour lesquelles il rencontre un vif succès grâce au
jeu de Fleury, Dugazon, Dazincourt, Mlle George ou Mlle Duschenois, d’autres
grands noms à l’affiche des spectacles. Il faut aussi admettre que la concurrence
est moins vive puisque des vingt-quatre théâtres que comptait la capitale au
xviiie siècle, il n’en reste plus que huit. Le répertoire est néanmoins revu, en
particulier après la mort de Talma en 1826 qui secoue l’Institution. La société
dont les statuts avaient été rétablis et revus dans un nouvel acte de 1804 est sur le
point d’être dissoute, mais le baron Taylor, nommé commissaire royal, fait entrer
de nouveaux auteurs au répertoire : c’est l’avènement du drame romantique 13. Les
• 9 – Plusieurs ouvrages ont été consacrés à ce comédien talentueux : celui, très récent, de Bruno
Villien, Talma, l’acteur favori de Napoléon Ier, Paris, Éditions Pygmalion/Gérard Watelet, 2001 et
celui de Madeleine et Francis Ambrière, Talma ou l’histoire au Théâtre, Paris, Éditions de Fallois,
2007, qui sert précisément le détail de notre encart en conclusion du présent chapitre.
• 10 – Au sujet de Jean-François Ducis, voir John Golder, Shakespeare for the Age of Reason,
Earlier Stage Adaptations of Jean-François Ducis, 1769-1792, Voltaire Foundation, 1992, ainsi que
Paul Albert, Jean-François Ducis, Lettres de Jean-François Ducis, Kessinger Publishing, 2009.
• 11 – Employé au bureau de police des Tuileries en 1794, il est horrifié par les exécutions en masse
dont il est mis au fait par les dossiers qui parviennent sous ses yeux. Il décide alors de jeter certains
d’entre eux où figurent les noms d’artistes du Théâtre-Français.
• 12 – Noëlle Guibert, Jacqueline Razgonnikoff, « Agitation dans les rues, sur la salle et sur la
scène », op. cit., p. 179-188.
• 13 – À ce sujet, on se reportera notamment à l’ouvrage d’Albert Soubies, La Comédie-Française
depuis l’époque romantique. 1825-1984, Paris, Fischbacher, 1895.
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pièces d’Alexandre Dumas, de Victor Hugo, d’Alfred de Vigny déclenchent les
passions jusque dans les années trente. Avec Le More de Venise présenté en 1829,
nouvelle adaptation d’Othello, le nom d’un auteur français, celui de Vigny cette
fois-ci, est de nouveau associé à celui de Shakespeare. Mais cette œuvre provoque
des débats, à l’instar du Hernani de Victor Hugo présentée l’année suivante et la
tragédie classique reprend le dessus.
Jusqu’alors, selon le décret de Moscou datant de 1812, la gestion de la troupe
était entre les mains d’un directeur (Jousslin de la Salle, Vedel ; Buloz, Lockroy,
Bazenerye se succèdent de 1833 à 1849). Au cœur du siècle, la fonction d’administrateur voit le jour : Arsène Houssaye est nommé en 1850, le baron Empis
en 1856 et les Comédiens-Français deviennent troupe ordinaire de l’Empereur.
Le premier rétablit le nom de Comédie-Française et favorise un répertoire contemporain. La comédienne Rachel y connaît ses jours de gloire ; son successeur préfère
le théâtre classique 14. Quant à Édouard Thierry qui administrera la maison pendant
douze ans (1859-1871), il met la comédie bourgeoise à l’honneur. Dès lors, les
administrateurs marquent de leur empreinte le style de la grande Institution et si
des acteurs de renommée, parmi lesquels Sarah Bernhard ou Mounet-Sully, offrent
des interprétations retentissantes, ce sont aussi les décors somptueux qui attirent
le public de plus en plus dense.
Jules Clarétie est l’administrateur qui passera le flambeau du xix e au
e
xx siècle puisqu’il occupera le poste de 1885 à 1913, une longévité louable
quand on connaît les difficultés financières et matérielles que doit affronter la
Comédie-Française en cette période : crise boulangiste, incendie du théâtre en
1900 (pérégrinations des comédiens entre l’Opéra, l’Odéon entre autres lieux de
représentation) ; implications politiques de Clarétie (Républicain et Dreyfusard) ;
grève des comédiens quand revient à l’administrateur l’exclusivité des choix de
pièces (le comité de lecture disparaît entre 1901 et 1910 ; Sarah Bernhard quitte
l’Institution). La mission de son successeur, Albert Carré, est donc de restaurer discipline et esprit de solidarité au sein de la maison. La Première Guerre
mondiale ne facilite pas cette perspective. Émile Fabre est nommé administrateur
général pendant la durée de la guerre quand Carré sert à son grade de lieutenant
colonel ; certains comédiens tels que Reynal ou Fontaine meurent sur le Front 15.
Le répertoire prend des accents patriotiques et se met en scène au Théâtre des
Armées. Après la guerre, Fabre poursuit son mandat quand Carré rejoint l’Opéra
Comique où il officiait auparavant. Des réformes voient le jour : les sociétaires
sont davantage impliqués dans les choix artistiques et leurs statuts évoluent (il n’y
• 14 – Sylvie Chevalley a consacré une étude complète sur la comédienne : Rachel, Paris,
Calmann-Lévy, 1989.
• 15 – Émile Mas, La Comédie-Française pendant la Guerre. 1914-1917, Paris, Figuière, 1929.
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a plus de limite d’âge dans la désignation des sociétaires honoraires par exemple).
Si, sous son mandat, Fabre voit la célébration du tricentenaire de la naissance de
Molière, le centenaire du Romantisme et inscrit au répertoire les auteurs étrangers,
il doit traverser une période de crise à l’approche de la Seconde Guerre mondiale
quand en 1933, il monte Coriolan de Shakespeare. L’arrière-plan politique, où
se mêlent partisans fascistes et insécurité populaire, donne à la tragédie romaine
des accents de propagande. Fabre est contraint de quitter sa fonction très provisoirement puisqu’il la récupère deux jours plus tard ! Dans cette nouvelle période
transitoire, la troupe se recompose et sort des murs de la capitale. Charles Granval,
Madeleine Renaud, Berthe Bovy, René Alexandre ou Gabrielle Robinne se partagent l’affiche. Les Précieuses ridicules partent en tournée à l’étranger et les enregistrements radiophoniques se multiplient, parfois au détriment d’une qualité irréprochable. Quand Édouard Bourdet succède à Fabre en 1936, il est secondé par le
Cartel des quatre (Louis Jouvet, Charles Dullin, Jacques Copeau et Gaston Baty)
afin de renouveler le répertoire et redonner à la maison son rayonnement artistique. Le metteur en scène est valorisé tant dans son rôle que sur l’affiche où il
figure avec netteté désormais. Ainsi les auteurs contemporains de même que les
noms étrangers reviennent en force (Giraudoux, Claudel, Mauriac, Pirandello).
Montherlant et Claudel sont joués pendant la guerre. À l’initiative de Jacques
Copeau ou de Gaston Baty, les décors sont moins imposants. Modulables ils
reprennent les grands principes promus bien avant par Edward Gordon Craig
dont les paravents mobiles permettent la création d’espaces variés, qui suivent les
mouvements de la pièce sans en entraver le rythme 16.
Durant la Seconde Guerre mondiale, la Comédie-Française connaît des remous
car les tensions externes ne sont pas sans conséquence sur la gestion de la maison.
Il convient d’être prudent quant au contenu du répertoire. Jacques Copeau offre
une nouvelle mise en scène de La Nuit des rois en 1940 tout en assurant la fonction
d’administrateur par intérim ; Jean-Louis Vaudoyer, qui lui succède, se plie aux
desiderata allemands (représentation du Schillertheater). Shakespeare est néanmoins remis à l’honneur : reprise de Hamlet puis entrée au répertoire de Antoine
et Cléopâtre en 1942 et 1945, salle Richelieu, dans les mises en scène respectives de
Charles Granval et de Jean-Louis Barrault qui est devenu sociétaire. La situation
des comédiens et de leur théâtre n’est cependant pas florissante et la deuxième
moitié du xxe siècle est marquée par la mise en œuvre de nouveaux décrets
• 16 – Cf. Edward C raig Nash , Edward Gordon Craig 1872-1966 , Museum, HMSO,
1967 ; Denis Bablet, Edward Gordon Craig, Paris, Heinemann, 1966 et Christopher Innes,
Edward Gordon Craig, A Vision of Theatre, Routledge, Contemporary Theatre Studies, 1998
(2nd Revised edition). Craig a également exposé ses principes dans son célèbre ouvrage On the Art
of the Theatre, Routledge, 2008 (nouvelle édition).
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visant à revaloriser les conditions de vie et de production au sein de la Ruche.
Celle-ci jouit désormais de deux salles, Richelieu pour les auteurs français disparus ou dont la création est ancienne de dix ans et plus, Luxembourg (à L’Odéon)
pour les pièces nouvelles dont les auteurs sont vivants. Sous les mandats de
Pierre-Aimé Touchard (1947-1953) et de Pierre Descaves (1953-1959), la troupe
se solidarise car les anciens pensionnaires et sociétaires la regagnent. De même
que celui des représentations, leur nombre croît : Robert Hirsch, Louis Seigner,
Jean Piat, Georges Descrières affirment toute la mesure de leur talent.
Dès lors, la force de la maison de Molière repose tout autant sur les choix
artistiques et statutaires que sur la qualité des interprètes qui, pour sa part, n’a
jamais été fondamentalement défaillante. Ces choix reposent principalement entre
les mains d’une seule personne, l’administrateur. Si l’on regarde l’historique de
ces soixante dernières années, de 1950 à nos jours, on constate combien les prises
de position de celui-ci influent sur l’image extérieure de l’Institution et sur la
programmation des spectacles 17. Aussi, afin de compléter le portrait historique
de la Comédie-française, il convient de s’attarder sur le rôle de son orchestrateur,
indissociable du rayonnement et du bon fonctionnement de l’Institution.
L’administrateur, un rôle essentiel18
Dénominations et gestion de la Comédie-Française19
1665 : Molière et sa compagnie deviennent « Troupe de Monsieur ».
1673 : La Troupe du Marais et l’ancienne troupe de Monsieur constituent « La Troupe du Roy ».
1680 : 21 octobre. Acte fondateur qui donne une base juridique à la Troupe du Roy.
1681 : 5 janvier. Association formée par les comédiens.
1757 : Nouvel acte de société et règlement intérieur.
1762 : Création du comité.
1766 : Texte royal au sujet du comité, des assemblées, du répertoire entre autres. Les acteurs
reçoivent une pension du roi.
1784-1793 : La troupe se scinde entre partisans de l’aristocratie et idéalistes révolutionnaires.
1799 : L’État réunit les deux groupes, Théâtre de la République (actuelle salle Richelieu).
1804 : Nouvel acte qui établit le terme de « sociétaire » : la Comédie-française devient société
commanditaire sous l’autorité du gouvernement.
1852-1870 : Sous Napoléon III, les comédiens sont à nouveau « les Comédiens ordinaires
de l’Empereur ».
• 17 – Voir Patrick Devaux, « Brève histoire administrative et des relations avec le pouvoir »,
Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, op. cit., p. 91-98.
• 18 – Se reporter à la liste exhaustive des administrateurs de la Comédie-française au xxe siècle
en annexe I.
• 19 – Joël Huthwohl, « Théâtre et Pouvoirs », « Comédie-Française », Théâtres, Le Magazine
2003-2004, Hors-série n° 1, p. 43-47.
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1870 : Les rapports entre comédie et État se resserrent. Le nom de « Comédie-Française » est
instauré définitivement.
xxe siècle : La censure très présente jusqu’à la Libération conduit à la modernisation des statuts
en 1946.
1959 : Nouveau décret sous la direction d’André Malraux. L’État demeure très impliqué dans la
gestion de la maison.
1975 : Nouveau décret par Pierre Dux : le nombre de sociétaires s’enrichit de dix membres.
1995 : Décret réunissant l’ensemble des articles jusque-là stipulés dans plusieurs décrets.
La Comédie-Française devient établissement public à caractère industriel et commercial : EPIC.
La légitimité du rôle d’administrateur est réaffirmée. Il choisit la politique générale de la maison
en accord avec le conseil d’administration.
Nommé pour une durée de cinq ans renouvelable par périodes de trois ans,
l’administrateur mène une politique artistique dont dépend la prospérité et la
renommée de la Maison et de ses habitants. C’est lui qui choisit les pensionnaires,
procède à la distribution des rôles et met en place la programmation. Il est autant
figure paternelle que censeur dans la mesure où toute entreprise majeure, si tant est
qu’elle soit approuvée par le conseil d’administration, est soumise à son contrôle.
Certes, l’État qui subventionne les deux tiers des fonds annuels de l’Institution
possède un droit de regard – nombre de personnalités politiques, de chefs d’État
et de présidents se sont assis sur les sièges de velours rouge des loges d’honneur –
mais au cours de ces dernières décennies, les prises de position de l’administrateur, quelles qu’elles soient, se sont imposées au-delà des critiques, des a priori ou
des éventuels veto. Ci-dessous, la rétrospective de la politique menée par certains
d’entre eux en est la preuve.
Quelques politiques administratives récentes
Les administrateurs n’ont pas tous laissé de trace écrite de leur administration
de la Comédie-française. Nous nous référons donc ci-dessous aux témoignages
oraux et aux comptes-rendus qui ont été rendus publics.
Pierre dux
C’est le 31 août 1944 que Pierre Dux est nommé administrateur de la
Comédie-française, à titre provisoire 20. Il s’agit évidemment d’une période mouvementée de l’Histoire, tant au sein de la maison qu’à l’extérieur de celle-ci. Certains
pensionnaires ont été victimes des législations anti-juives ou des évictions arbi• 20 – Marie-Agnès Joubert, Jacqueline Razgonikoff, Armand Delcampe, Terry Hands,
Jean-Claude Grumberg, Laure Saveuse-Boulay, « L’administrateur », Pierre Dux, Les Nouveaux
Cahiers de la Comédie-Française, L’avant-Scène Théâtre, octobre 2008, p. 25-44.
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traires mandées par le gouvernement de Vichy. Pierre Dux a donc des objectifs
majeurs qui sont de reconstituer la troupe et de valoriser la qualité des spectacles sur
leur quantité. Les Comédiens-Français pourront participer à des émissions radiophoniques, tourner au cinéma et à l’étranger ; de façon exceptionnelle, ils pourront
mettre en scène des spectacles dans d’autres théâtres. Ces propositions de réformes
faites n’étant pas acceptées, Pierre Dux met un terme à son mandat en juin 1945.
André Obey lui succède alors. Il faudra attendre 1970 pour que les idées lancées par
Pierre Dux soient satisfaites, lorsqu’il succède à Maurice Escande. La troupe revient
au centre de ses préoccupations et pour ce faire, il engage de nouveaux pensionnaires issus principalement du Conservatoire. Des travaux sont mis en œuvre dans
le théâtre : une salle est notamment dédiée à son prédécesseur, Maurice Escande,
sous la cour d’honneur du Palais-Royal. La troupe voyage : au Théâtre Marigny, aux
Tuileries, à Avignon, au palais des Congrès ou encore à Chaillot. Malgré les crises
– en particulier celle de 1972 où nombre des techniciens sont en grève – la politique menée par Pierre Dux porte ses fruits : auteur, troupe et public sont mis en
valeur contre la toute puissance du metteur en scène. Les rapports entre monde
des feux de la rampe et public se démocratisent : avec l’aide de Georges Guette,
Pierre Dux crée une revue (Comédie Française) qui informe des nouveautés, des
choix esthétiques et dramaturgiques de la maison. Affiches, annonces radiophoniques, partenariat avec Europe 1, complètent cette véritable campagne de popularisation de la grande Institution 21. Enfin, il n’hésite pas à faire appel à des contributions extérieures ou étrangères, tels Terry Hands ou Giorgio Strehler. C’est ainsi
qu’au cours de la troisième année du mandat de Pierre Dux, la Comédie-française
fait salle comble à chaque représentation ou presque.
Jean-Pierre Vincent
Jean-Pierre Vincent, qui accepte de diriger les lieux en 1983, porte un regard
plutôt favorable sur celui qui le précéda dix ans plus tôt, mais bien sûr son désir est
d’aller bien plus loin encore. Il veut « remuer » la maison, confiera-t-il plus tard 22.
Il accepte sa mission en posant ses conditions, c’est-à-dire en dirigeant la maison
à partir du plateau. Là encore, la troupe doit être au centre des préoccupations,
mais la situation politique de l’époque menée par François Mitterrand est houleuse,
• 21 – « CVscope installé dans le hall de la salle Richelieu et de l’Odéon, […] avec ses douze
écrans permet de représenter par des images animées en couleurs, les dix nouveaux spectacles de la
Comédie-française pour la saison 1971-1972, tout en diffusant les programmes de la station. En
contrepartie, Europe 1 diffuse régulièrement des spots de la Comédie-française dans trois émissions
“Carré Bleu”, “Campus” et “La nuit est à nous” », Laure Saveuse-Boulay, ibid., p. 42.
• 22 – Jean-Pierre Vincent, « La Comédie-Française, le temps des tensions », Le Désordre des
vivants, mes quarante-trois premières années de théâtre, entretiens avec Dominique Darzacq,
Les Solitaires intempestifs, coédition Théâtre Nanterre-Amandiers, Besançon, 2005, p. 65.
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en particulier en matière culturelle. Les polémiques venues des sociétaires et du
ministère donnent à Jean-Pierre Vincent l’impression d’être pris entre deux feux,
« d’être à Dien Biên Phu 23 ». Ces tiraillements lui font porter un regard amer sur
la société française, « notariale, catholique, intrigante », qui n’hésite pas à trahir
pour atteindre son but 24. Ce qu’il souhaite, c’est ne pas se laisser influencer par
les pressions diverses : il prend des risques en proposant une création pour la salle
Richelieu, Félicité de Jean Audureau. Cela faisait dix-sept ans qu’une création y
avait eu lieu. Qui plus est, cette pièce très littéraire et poétique est inattendue dans
le contexte politique que l’on sait. Jean-Pierre Vincent entend rester fidèle à ses
principes en recrutant des acteurs du TNS ou du Conservatoire. Muriel Mayette,
actuel administrateur de la Comédie-Française, en fait partie. Il fait aussi appel à
des metteurs en scène inédits en ces lieux : Klaus Michaël Grüber, Claude Régy
entre autres. Mais diriger depuis le plateau et renouveler le répertoire, notamment
en y re-inscrivant Shakespeare en 1985, s’avèrent difficile. L’échec de Macbeth lui
fait prendre conscience des limites de ses possibilités en tant que metteur en scène
au Français. Il lui faut choisir entre le travail d’administrateur et celui de metteur
en scène. En 1986, il renonce alors à prendre un deuxième mandat.
Jean-Pierre Miquel
De même que Jean-Pierre Vincent, le bilan de Jean-Pierre Miquel sur sa propre
histoire à la Comédie-Française est livré non sans une douceur amère. Dans un
ouvrage intitulé La Ruche, Mythes et réalités de la Comédie-Française, il fait part de
son expérience et tente de porter un regard critique sur l’institution qu’il a dirigée
au cours de deux mandats successifs 25. Il replace la fonction d’administrateur
dans son contexte historique et précise qu’à l’heure où il est lui-même nommé à la
tête de l’Institution, son rôle n’est pas tant d’administrer la maison que de diriger
l’artistique. L’administrateur est avant tout un homme de théâtre secondé par
un « directeur général des services » qui se charge plus précisément de la gestion.
S’il dirige la troupe des comédiens, ses pouvoirs demeurent limités car il ne peut
pas modeler celle-ci selon ses souhaits. Les sociétaires ont leurs habitudes ; ils ont
d’ailleurs souvent connu plusieurs administrateurs au cours de leur carrière au
Français. Pourtant les choix artistiques dépendent de cette troupe en premier lieu.
Il faut donc savoir en ménager les susceptibilités. Il écrit :
« [L’administrateur] devra savoir qu’on le considèrera toujours comme
quelqu’un venu de l’extérieur, nommé par l’État, et donc suspect a priori…
• 23 – Ibid., p. 68.
• 24 – Ibid., p. 68.
• 25 – Jean-Pierre Miquel, Paris, Actes Sud, 2002, 213 p. Le décret de 1995 stipule qu’un administrateur est nommé pour cinq ans. Cette nomination est reconductible par périodes de trois ans ensuite.
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ISBN 978-2-7535-2066-0 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr
même si son compagnonnage avec la maison est ancien, même s’il est
issu de la troupe 26. »
Jean-Pierre Miquel est persuadé que la mission de la Comédie-française,
théâtre public, est d’offrir à l’affiche une palette de titres susceptibles d’attirer le
plus grand nombre de spectateurs. Pour cela, il convient de concocter un savant
mélange d’œuvres connues, Britannicus, Ruy Blas, Le Jeu de l’amour et du hasard,
Lorenzaccio, Dom Juan par exemple et de pièces contemporaines, même si ces
dernières ne remporteront pas le même succès. Ainsi Bal Masqué de Lermontov
ou Danse de mort de Strindberg, pourtant montés par de grands metteurs en scène
– Anatoli Vassiliev et Matthias Langhoff – n’ont pas attiré les foules parce que
ce ne sont pas des titres très populaires. Au cours de ses deux mandats, soit une
durée de huit ans (août 1993-août 2001), Jean-Pierre Miquel programme centdeux titres. Il ne cache pas que la médiatisation joue un grand rôle dans la réussite
d’une programmation. Malgré les tensions qui peuvent surgir ici ou là de la part
des sociétaires ou du ministère, il conclut sur une note plutôt positive en rendant
hommage à tous les collaborateurs de l’ombre qui l’ont aidé à mener à bien ses
projets pendant ces années où il fut à la tête, dit-il, d’une « superbe machine
à produire du théâtre 27 ».
Marcel Bozonnet
Marcel Bozonnet succède à Jean-Pierre Miquel en 2001. Il accepte de se
porter candidat au poste, après avoir dirigé le conservatoire pendant huit ans
parce qu’il se sent « la capacité de proposer à la troupe un programme artistique,
de la perfectionner, de lui faire rencontrer des auteurs, des maîtres d’œuvre 28 ». Il
établit son projet selon cinq lignes directrices : construire l’unité des trois théâtres
(Richelieu, Studio-Théâtre et Vieux-Colombier), ouvrir sur le monde, transmettre
la mémoire du théâtre, relever des défis contemporains et diversifier les fonctions
de la Comédie-Française 29. Dans ces buts, il emprunte la voie du métissage en
renouvelant la troupe avec des jeunes comédiens d’origines étrangères : Andrzej
Seweryn avait intégré la troupe en 1993, Rachida Brakni arrive en 2001, Shakrokh
Moshkin Ghalam en 2005, Marina Hands en 2006. La venue de ces artistes étran• 26 – Jean-Pierre Miquel, ibid., p. 100.
• 27 – Ibid., p. 191.
• 28 – Marcel Bozonnet, Théâtres, op. cit., p. 10.
• 29 – Marcel Bozonnet a laissé un témoignage sur son expérience en tant qu’administrateur
dans un tapuscrit (non publié) actuellement consultable dans la Bibliothèque-Musée de la
Comédie-française. En outre il a rédigé la préface de l’ouvrage de Laurencine L ot,
La Comédie-Française. 30 ans de création théâtrale, texte de Joël Huthwohl, Paris, La Renaissance
du Livre, 2003.
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gers permet de confronter les techniques de jeu et d’esthétiques théâtrales. Ainsi
Piotr Fomenko marque l’équipe de La Forêt, Anatoli Vassiliev celle d’Amphytrion.
De même, il souhaite inviter des jeunes metteurs en scène : Arthur Nauzyciel,
Thierry De Peretti, Pascal Rambert, Robert Cantarella côtoient les plus grands,
Lasalle, Engel, Villégier, Lavelli, Vigner ou Schiaretti entre autres, ainsi que
les metteurs en scène étrangers, Beno Besson, Robert Wilson, Andrei Serban,
Matthias Langhoff, Anatoli Vassiliev ou Piotr Fomenko. Il faut en outre élargir
le répertoire et combler les vides : Lope de Vega entre au répertoire en 2006 et,
avec lui, la comedia baroque espagnole de la fin du xvie siècle et du début du
xviie siècle. Ouverture qui se fait aussi sur le théâtre antique avec Les Bacchantes
d’Euripide en 2005 et Œdipe de Sophocle en 2006. Les auteurs vivants doivent
être mis à l’honneur : Duras en 2002, Marie N’Diaye en 2003, Thomas Bernhard
en 2004, Valère Novarina en 2005, Koltès en 2006. D’autres noms font l’affiche au
Studio-Théâtre ou au Vieux-Colombier : Melquiot, Pessoa, Schwab, Kushner, Ninyana
par exemple. Au studio-Théâtre sont donnés à entendre des textes oubliés ; quant au
Vieux-Colombier, François Regnault y explore l’histoire de la maison les
samedis. De même que ses prédécesseurs Pierre Dux ou Jean-Pierre Miquel,
Marcel Bozonnet entend médiatiser toutes les entreprises menées par la ComédieFrançaise qui tout en poursuivant ses tournées – en Pologne avec Dom Juan en
2001, au Canada avec Le Malade Imaginaire en 2004, en Russie en 2005 – publie
une revue, Le Journal des trois théâtres en 2002 30. Archivage, captations, diffusions opérées depuis 1992 salle Richelieu et depuis 1997 au Vieux-Colombier
sont indispensables pour assurer des performances artistiques techniques dans
un cadre classé monument historique. Les rapports avec l’audiovisuel et Internet
doivent être renforcés. Un accord avec France 3 permet la diffusion de la collection
Molière, soit dix-huit pièces présentées à un vaste public de téléspectateurs. Le
9 avril 2002, un autre accord est signé, avec l’INA cette fois, afin de constituer
un catalogue « Comédie-française » qui comptera plus de neuf mille documents
dont certains datant de 1940. Enfin, les mécénats sont sollicités pour moderniser
le théâtre ; la réfection de la cage de scène du Vieux-Colombier est effectuée en
2005. Marcel Bozonnet a ainsi poursuivi et renforcé le travail de ses prédécesseurs,
et lorsque son mandat s’achève en 2006, il confie :
« Les deux saisons écoulées se sont bien passées. […] Plus qu’une tradition,
la Comédie-française porte un héritage, que l’on est constamment amené à
revisiter. Non pas pour revenir sur le passé, mais pour profiter au présent,
de l’ouverture au monde qu’il offre 31. »
• 30 – Sont données entre 80 et 100 représentations en tournée, soit 10 % des représentations
annuelles totales de la Comédie-Française.
• 31 – Marcel Bozonnet, op. cit., p. 10.
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Un bilan qu’il nous faudra garder en mémoire dans les analyses de mises en
scène où passé et présent sont aussi bien concurrents qu’associés. Au terme de
son premier mandat, Bozonnet doit cependant passer le flambeau à la première
femme administrateur – le mot n’est pas encore féminisé – que la maison ait jamais
connue jusque-là si l’on ne tient pas compte des administrations intérimaires 32.
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Muriel Mayette
Les objectifs de Muriel Mayette concernent quatre points majeurs : pratiquer
l’alternance, renforcer l’esprit de troupe, élargir le répertoire en faisant entrer de
nouveaux textes étrangers et enfin développer les tournées. L’alternance est le
grand cheval de bataille de cette Institution, premier théâtre de France. Un va-etvient entre textes classiques et contemporains se crée au gré des intuitions et
des désirs du programmateur, de façon très inconsciente dans un premier temps.
Ensuite, l’administrateur se doit de faire des choix, plus ou moins appréciés mais
qui tendent toujours à servir la troupe. Celle-ci fait battre le cœur de la Ruche
onze mois sur douze avec plus de huit cents représentations par an : « On finit par
tomber amoureux de ce qui n’allait pas trop chez l’autre puisque ce qu’on n’aimait
pas est ce qui nous différencie, ce qui nous protège », souligne Muriel Mayette 33.
Elle met un point d’honneur à ce que les metteurs en scène invités pensent leur
projet en fonction de cette troupe et non au regard de leurs visées personnelles, le
but étant de permettre à chaque comédien de trouver sa place dans l’emploi du
temps extrêmement complexe de la maison où, rappelons-le, la programmation
concerne trois salles. Si la Comédie-française a été la première à faire du cinéma
muet noir et blanc et à participer à des enregistrements radiophoniques à l’ORTF,
il convient de poursuivre l’ouverture de cette troupe à l’échelle internationale.
Dix pays de l’Est ont été traversés en 2009. Parmi les projets actuels se trouve
une tournée dans six villes de Russie, un séjour en Sibérie où jamais la ComédieFrançaise n’avait posé ses bagages auparavant. De même, Muriel Mayette souhaite
emmener Le Malade imaginaire dans le golfe arabique où les scènes de théâtre
souffrent du désintérêt des pays étrangers et de l’appréhension d’attaques armées.
Bagdad, où Muriel Mayette s’est déjà rendue, est l’une des principales destinations
envisagées. En outre, certaines contrées comme Riad où les femmes ne peuvent
pas jouer sur un plateau, n’accepteront peut-être pas l’exposition scénique d’une
• 32 – Catherine Samie a notamment assuré l’intérimaire de juillet 1990 à août 1993. En 2006,
Marcel Bozonnet est au cœur d’une polémique. Ayant décidé de déprogrammer Voyage au pays sonore
ou l’Art de la question de Peter Handke dont les propos lors de l’enterrement de Slobodan Milosevic
l’avait choqué, Marcel Bozonnet n’est pas suivi par le ministère de la Culture, qui invite alors Handke.
• 33 – Entretien avec Muriel Mayette par Estelle Rivier, mercredi 28 mars 2010, Paris,
Comédie-Française, place Colette. L’intégralité des propos de cet entretien est reportée en annexe.
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troupe quelles qu’en soient ses intentions fraternelles, mais en ces pays où la culture
très ancienne et très riche est à reconstruire, le pari est de taille. Il s’agit là de « faire
bouger des lignes » tout en nourrissant le répertoire d’images d’ailleurs 34. Sur le
plan national, la Comédie-Française poursuit ses partenariats avec les chaînes
audiovisuelles, ainsi qu’avec France Inter et France Culture. Mathieu Amalric a
déjà réalisé L’illusion comique. Une collection sera signée avec de nouveaux réalisateurs, laissant derrière l’ère des captations vidéo de qualité médiocre qui desservaient le spectacle et où les acteurs paraissaient bizarres du fait de l’absence de
mouvements de caméra et de gros plans. Par ces projets d’envergure, on retrouve
l’empreinte de Pierre Dux sur la façon dont Muriel Mayette entend mener
l’Institution. D’ailleurs, elle ne cache pas son admiration pour ce prédécesseur
qu’elle n’a pas connu, mais qui paraît-il était « courageux, humble et cohérent,
extrêmement droit et assez sévère, mais cela est nécessaire quand on dirige une telle
Institution 35 ». Le « 1680 » est en effet l’un des plus anciens théâtres de France,
situé au carrefour des temps, canalisant l’attention et les fantasmes de chacun.
L’administrateur est à la fois un chef d’entreprise et un artiste soumis à l’attention
de l’État, le premier interlocuteur de la Comédie-française étant le ministre de la
culture. Et si « [lorsque l’on occupe ce poste], on est très solitaire, [cette maison
vieille de plus de trois cents ans] demeure un outil extraordinaire de travail »,
conclut Muriel Mayette 36.
Le répertoire
« Du mode d’exploitation à l’architecture, de l’artistique à la gestion, de
la décision politique à l’urbanisme, des priorités culturelles au fonctionnement de la société, c’est tout un pan de civilisation qui se définit et
s’organise ainsi, en partie, autour de la notion de “théâtre de répertoire 37”. »
Ce rapide tour d’horizon des politiques administratives donne la pleine
mesure des éléments clefs faisant battre le cœur de la maison. Après la troupe,
l’un des trois piliers qui confère à la Comédie-française sa singularité, deux autres
piliers – le répertoire et l’alternance – consolident l’édifice.
Le répertoire consiste en un inventaire de pièces qui figurent à l’affiche de
la salle Richelieu, c’est-à-dire la programmation, ou s’inscrivent dans le patrimoine dramatique de la maison en alimentant le fonds d’œuvres. En fait, ce terme
• 34 – Ibid.
• 35 – Ibid.
• 36 – Ibid.
• 37 – Jean-Pierre Miquel, op. cit., p. 59.
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désigne communément l’ensemble des pièces mises en scène par une compagnie
dans un théâtre donné, même s’il est vrai qu’il est associé très fortement aux principes fondateurs de la Comédie-Française 38.
Le répertoire est actuellement très varié dans la mesure où il regroupe les
pièces qui font dates dans l’histoire littéraire ainsi que des œuvres contemporaines
soumises au regard vigilant du comité de lecture. De fait, la Comédie-Française
n’a pas seulement pour mission de conserver les classiques ; elle est aussi dotée
d’un devoir de créativité en matière dramatique. Si le répertoire inclut des pièces
qui peuvent avoir été jouées sur d’autres scènes avant celle du Français, l’actuelle
programmation compte des formes novatrices d’expression artistique, certains
auteurs ayant été jusque-là inconnus du grand public.
Ainsi le terme de « répertoire », apparu dans les années 1680, renvoie à un
ensemble de facteurs liés à la fois à la gestion économique de l’institution, aux
valeurs esthétiques qu’elle revendique, aux étiquettes politiques étatiques et sociétales qui la financent et enfin aux propres visées des comédiens. On le comprend,
le répertoire est riche d’ambitions multiples.
Depuis l’avènement des administrateurs-auteurs dramatiques ou comédiens
tels que Jules Claretie, Édouard Bourdet, Jacques Copeau, Maurice Escande,
Jean-Pierre Vincent ou Antoine Vitez, un équilibre entre œuvres classiques et
contemporaines se crée, laissant plus ample place aux auteurs étrangers. Du fait
d’une programmation répartie dans trois théâtres – salle Richelieu, scène du
Vieux-Colombier et Studio-théâtre – la nature des spectacles se diversifie plus
aisément 39. Ainsi, les grands classiques sont majoritairement (mais pas systématiquement) représentés salle Richelieu, tandis que les œuvres contemporaines et
étrangères sont favorisées sur les deux autres scènes.
L’alternance
Le terme « d’alternance » a été spécifiquement choisi pour signifier, au sein
du monde théâtral, que les spectacles inscrits dans la programmation sont joués
en continuité de façon alternative et non pas en série. À la Comédie-Française,
dès le xviie siècle, La Grange reporte les spectacles à l’affiche dans un registre qui
de nous jours permet de retracer les pièces jouées en diverses salles de la capitale,
à la cour ou chez des particuliers. Nous y voyons notamment le foisonnement
• 38 – À ce sujet, lire Marial Poirson , « La Comédie-Française, Théâtre de répertoire »,
Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, op. cit., p. 44-55.
• 39 – Trois théâtres dans la ville : Salle Richelieu, Théâtre du Vieux-Colombier, Studio-Théâtre (préface
de Jean-Pierre Miquel), Paris, Norma, 1997.
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des représentations étant donné que, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la
Comédie-Française jouait toute l’année, exception faite des jours saints.
L’alternance n’est possible que si le nombre de comédiens peut répondre aux
exigences des diverses programmations en cours.
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« L’existence d’une troupe permanente en assure la faisabilité, précise
Noëlle Guibert dans un compte-rendu détaillé du principe de l’alternance à la
Comédie-française, composée pour deux tiers de sociétaires cooptés par leurs
pairs, et d’un tiers de pensionnaires engagés par l’administrateur, avec l’avis
du comité, évaluée dans une moyenne de soixante à soixante-dix acteurs 40. »
Malgré cet effectif confortable, il n’est pas rare que des comédiens aient à jouer
plus de sept représentations par semaine (la Comédie-Française ne connaissant pas
actuellement de jour de relâche) et parfois dans plusieurs spectacles par jour, ce qui
nécessite une grande capacité d’adaptation et une excellente mémoire.
Cette alternance suppose enfin que le choix des pièces soit varié : un équilibre
doit s’opérer entre œuvres classiques et contemporaines. Dès 1812, par le décret
de Moscou, il est précisé que des pièces d’auteurs vivants doivent paraître au
programme. Cela satisfait tout autant le goût parisien que celui des interprètes car
les possibilités de rôles sont décuplées. Ces dernières décennies, l’inscription au
répertoire de textes étrangers (Alexandre Ostrovski, Dario Fo, Hanokh Levin) ou
de jeunes auteurs (Burn Baby Burn de Carine Lacroix au Studio-Théâtre en 2010
par exemple) alimente l’alternance qui apparaît des plus composites. Le nombre
total de représentations par an est de sept cent cinquante en moyenne, toutes
salles confondues.
Les trois salles que compte aujourd’hui la Comédie-Française (Richelieu,
Vieux-Colombier et Studio-théâtre) ne lui ont pas toujours été attribuées 41. La
salle du Luxembourg du théâtre de l’Odéon a été utilisée sous les mandats de
Obey, Touchard, Descaves, Barrault, Dux, Toja et Le Poulain pour être définitivement retirée sous celui de Jean-Pierre Vincent. Cette diversité encourage les
scénographes à rendre modulables les dispositifs scéniques, même si depuis les
années 1920, la mise en scène est plus exigeante. Les effets d’éclairage et les décors
freinent un peu les possibilités d’alternance, mais l’exploitation des salles est opti• 40 – Noëlle Guibert, op. cit., p. 72. Noëlle Guibert est directrice de la Bibliothèque-Musée de
la Comédie-Française de 1979 à 1995 puis directrice du département des Arts du spectacle de la
Bibliothèque nationale de France jusqu’en septembre 2008.
• 41 – « Trois salles de dimensions différentes, toutes trois frontales, mal adaptées aux exigences de
technologies dont le théâtre commence à s’emparer. Y compris la plus récente, le Studio. […] Il est
bien évident que la salle Richelieu reste, et sans doute pour longtemps encore, le lieu symbolique
de la Comédie-française, celui des classiques, des “grands textes” », Colette Godard, « Une troupe,
trois salles », « Comédie-Française », op. cit., p. 68-71.
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misée du matin jusqu’au soir : montage et démontage des décors se font dans
une même journée pour que les répétitions, de treize heures à dix-sept heures
précisément, aient lieu en condition, avant de laisser le spectacle du soir prendre
la relève. Ainsi, la « Ruche » ne cesse de bourdonner. Thierry Hancisse, sociétaire
depuis 1993, offre un témoignage touchant à cet égard :
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« Souvent, je me glisse dans la salle entre la matinée et la soirée, et je regarde
les machinistes changer le décor. À l’Opéra Bastille, l’alternance des spectacles est assurée par un plateau tournant : au Français, c’est un vrai puzzle
en trois dimensions, qu’il faut réussir dans des espaces étroits. On appelle
cela “la salade” et les scénographies toujours plus importantes ne facilitent
pas la tâche des techniciens 42. »
Shakespeare entre en scène
Si de nos jours, les pièces du répertoire de la Comédie-Drançaise sont d’auteurs et de styles très variés, il n’en fut pas toujours de même. Rappelons que cette
troupe du roi avait pour principal auteur et meneur de jeu, Molière. Répondant
aux commandes qui lui étaient faites, ses propres créations constituaient le vivier
des spectacles portés à la scène. Au fil des siècles ce vivier est demeuré inépuisé bien
que les auteurs modernes puis contemporains soient venus s’inscrire au répertoire.
Corneille, Racine, Voltaire, Musset, Marivaux, Hugo, Rostand et bien d’autres
figurent dans les registres, les pièces d’auteurs dits « classiques » étant parmi
les plus jouées. Dans les programmations de ces dernières décennies, elles sont
côtoyées par des œuvres d’auteurs tels que Tchekhov, Pirandello, Labiche, Beckett,
Ionesco, Brecht, enfin Shakespeare qui depuis le début du xxe siècle et surtout
après la Seconde Guerre mondiale, s’impose régulièrement au sein de la maison.
Mais revenons quelques décennies en arrière. Au xviiie siècle, Shakespeare
était entré au répertoire dans des versions édulcorées, remaniées par
Jean-François Ducis 43. Le 26 novembre 1792, Othello ou Le More de Venise, tragédie en
cinq actes, est représenté pour la première fois à Paris sur le Théâtre-Français.
Les noms de personnages sont différents de ceux de l’œuvre originale. La distribution inclut MM. Desprès (Mongénigo, doge de Venise), Monville (Lorédan,
fils de Mongénico), Desrozières (Odalbert, sénateur vénitien), Mme Desgarcins
(Hédelmone, fille d’Odalbert), Mme Valerte (Hermance, nourrice d’Hédelmone),
MM. Talma (Othello, général des troupes vénitiennes), Vallois (Pézare, Vénitien).
Des figurants incarnent des officiers et des sénateurs. On est ici assez loin de la
• 42 – Thierry Hancisse, « L’alternance culturelle », « Comédie-Française », op. cit., p. 21.
• 43 – Jean-François Ducis, Œuvres : Macbeth, Jean Sans-Terre Ou La Mort D’Arthur, Othello Ou
Le More De Venise, Abufar Ou La Famille Arabe, Oedipe à Colone, Ulan Press, 2011.
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distribution d’origine où figuraient Iago, Desdémone, Cassio, Emilia, Brabantio
ou Roderigo. Treize représentations sont données. Le public afflue. Talma dans le
rôle titre contribue à susciter cet engouement bien que, a priori, il ne corresponde
pas au rôle physiquement. C’est que, en cette période révolutionnaire, l’auteur a
pris certaines précautions. Selon les souhaits de Ducis, Othello n’est pas noir, mais
a le teint « jaune et cuivré » :
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« J’ai pensé que le teint jaune et cuivré […] auroit l’avantage de ne point
révolter l’œil du public et surtout celui des femmes, et que cette couleur leur
permettoit bien mieux de jouir de ce qu’il y a de plus délicieux au théâtre,
c’est-à-dire de tout le charme que la force, la variété et le jeu des passions
répandent sur le visage animé et mobile d’un jeune acteur, bouillant,
sensible et enivré de jalousie et d’amour 44. »
En outre, la pièce doit arborer les couleurs de la République naissante et si le
modèle de Venise dans la pièce n’est pas celui où les pleines libertés s’expriment, il
n’en reste pas moins un repère républicain aux yeux d’une France où les passions
sont exacerbées.
Sous l’Empire, Talma est le Comédien-Français favori de Napoléon qui
apprécie le répertoire classique. Celui-ci est valorisé dans la troupe jusqu’au
règne de Louis XVIII qui, à l’inverse de l’empereur, ne se rend pas au théâtre. La
Comédie-française dépérit peu à peu ; l’œuvre de Shakespeare est en retrait et
il faut attendre 1829 pour qu’elle apparaisse de nouveau, revisitée par la plume
d’Alfred de Vigny qui, à son tour, offre sa version du More de Venise. Le
14 novembre, la pièce, traduite en vers, obtient un succès qui ne durera pas 45.
Vigny tente de justifier certains de ses choix dans une longue préface à l’édition
de sa traduction en 1830 46. Il y expose principalement ses convictions quant à
la traduction d’un texte classique destiné à la scène et à un public habitué des
grandes tragédies françaises. Le « système » dramatique anglais n’est pas le même
et tend vers la « tragédie moderne 47 ». Pour adapter la pièce sans la dénaturer, il
« déten[d] le vers Alexandrin jusqu’à la négligence la plus familière (le récitatif ),
puis le remont[e] jusqu’au lyrisme le plus haut, (le chant) » car selon lui, il y a dans
• 44 – Jean-François Ducis, Othello, Le More de Venise, Paris, Maradan, 1793, p. 5. Le sous-titre
de la pièce reprend explicitement « représenté à Paris, pour la première fois, sur le Théâtre de la
République, le lundi 26 novembre 1792 l’an premier de la République ». Nous conservons l’orthographe du texte original.
• 45 – Alfred D e Vigny, Théâtre complet , Paris, Charpentier, 1848. Œuvre incluant
Le More de Venise, Le Marchand de Venise, La Maréchale d’ancre, Quitte pour la peur et Chatterton.
• 46 – Alfred De Vigny, Le More de Venise, Othello : tragédie, Paris, Levasseur, 1830, 200 p. Préface
« Lettre à Lord*** Earl of*** sur la soirée du 24 novembre 1829 et sur un système dramatique »,
p. 1 à 36.
• 47 – Ibid., p. vii.
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le vers shakespearien trois octaves dont l’harmonie ne peut s’établir en français 48.
On perçoit dans cette préface l’anxiété du poète dont le texte n’est pas irréprochable ; il est contraint de respecter le style d’origine en le transposant, quitte
à déplaire au bon goût de la société bien-pensante de son époque :
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« [Il] n’existait sur la scène tragique d’autres vers que le vers poli, et sujet aux
anachronismes dont je vous ai parlé. Il m’a donc fallu reprendre dans notre
arsenal l’arme rouillée des anciens poètes français, pour armer dignement
l’ancien Shakspeare 49. »
Malgré les justifications qui confèrent crédibilité à son ouvrage, Vigny conclut
sur l’imperfection de la forme traduite quelle qu’elle soit. Le propre de la traduction est de n’être que la pâle copie d’un texte original. Ce qui caractérise grand
nombre de traductions, c’est leur incapacité à restituer « l’union intime de la
pensée d’un homme avec sa langue maternelle 50 ». C’est pourquoi, il s’efforce
quant à lui de « rendre l’esprit et non la lettre 51 ». Voilà qui aurait pu réconcilier
tous les sceptiques, mais Vigny ne reprendra pas le risque de décevoir et ne fera
pas d’autre traduction des œuvres du dramaturge élisabéthain.
TALMA
Tragédien de Ducis, favori de l’Empereur52
François-Joseph Talma est né le 15 janvier 1763 à Paris (inscrit au registre de la paroisse
Saint-Nicolas des Champs). Comme son père Michel-François-Joseph, il se destine à être dentiste
et ne voue pas a priori de passion pour le théâtre qu’il considère comme un divertissement. Il rentre
pourtant à la Comédie-Française le 21 novembre 1787 après avoir fait l’école de déclamation tout
juste créée. Il en démissionnera pendant la Révolution française en 1791 avant d’y revenir dans
le rôle de Henry viii, alors que l’ancien Théâtre de la nation est à présent le Théâtre-Français de
la rue de Richelieu. Des rôles tragiques qui lui ont valu la gloire, on retient indubitablement les
titres shakespeariens même si toutes les rencontres qu’il en a faites en version française n’ont pas
été reconnues comme des chef-d’œuvres. Un exemple, celui du Roi Lear traduit par Ducis : la
représentation du 28 juin 1792, salle Richelieu, ne génère pas les applaudissements à tout rompre
du public. Et si en 1800, sa reprise d’Othello est accueillie beaucoup plus favorablement par le
public, elle ne fait pas l’unanimité parmi les critiques. Geoffroy lui reproche son débit monotone,
une emphase qui fatigue, une absence de dignité et de noblesse dans l’interprétation. Hamlet est
présenté sur la scène du Théâtre-Français le 9 avril 1803 et, une fois encore, Geoffroy s’insurge :
la Révolution fut moins pire que les massacres du théâtre anglais qui ne peuvent rivaliser avec les
• 48 – Ibid., p. 26.
• 49 – Ibid., p. 29. L’orthographe du nom de Shakespeare est ainsi dans le texte.
• 50 – Ibid., p. 31.
• 51 – Ibid., p. 31.
• 52 – Nous tenons la majorité des informations sur Talma de Madeleine et Francis Ambrière,
Talma ou l’histoire au Théâtre, Paris, Éditions de Fallois, 2007.
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chef-d’œuvres de Racine et de Corneille ! Qui plus est, Talma semble se complaire dans son rôle de
tragédien quand les applaudissements suffiraient à lui faire croire qu’il est un acteur sublime ! D’une
manière générale, Geoffroy ne peut souffrir les adaptations de Ducis qu’il déplore à chaque fois :
« L’Hamlet […] de Ducis fait bâiller à la représentation et [on] en peut pas soutenir la lecture 53. »
Pourtant si en 1805, la scène connaît un franc retour du répertoire classique français, Shakespeare
n’est pas absent de par la volonté de Talma, Ducis et de l’empereur. Talma voyage à Toulouse,
à Genève où Madame de Staël témoigne de son engouement pour l’interprétation du comédien
dans Hamlet, en 1912. La même année, Talma récite la première scène de La Tempête dans le lieu
mystique de l’abbaye de Hautecombe.
Ce qui est frappant lorsque l’on parcourt la carrière de Talma, c’est que l’on y voit en filigrane
l’histoire condensée de l’évolution de l’interprétation de la tragédie et celle de la réception de
Shakespeare en France. Ainsi Talma opère une réflexion incessante vers la perfection. Il faut parler
et non « hurler » la tragédie, lui conférer une sensibilité vraie ainsi que le préconise Hamlet aux
interprètes de la pantomime ou Molière dans L’Impromptu de Versailles qui raillait les comédiens
de l’Hôtel de Bourgogne au débit trop affecté. Parallèlement, les adaptations tendent, au fil des
années, à se rapprocher davantage de la version originale inscrite dans l’in-folio de 1623. Beaucoup
reste encore à faire pour que ce soit l’œuvre originale traduite qui soit portée à la scène, mais on
cherche un Shakespeare plus authentique dont les vers faciliteront une déclamation nuancée et
juste. En 1827, les Comédiens-Anglais font découvrir le « vrai » Shakespeare aux Français, ce qui
n’est pas sans répercussion dans la maison de Molière. L’année précédente, en marge d’un article
du Globe, Talma avait écrit : « Il faut une tragédie nouvelle à un peuple qui a des mœurs et des
opinions nouvelles 54. » N’y avait-il pas contradiction à reprendre les pièces de Shakespeare ? Ou
bien cette dramaturgie avait-elle le don d’englober tous les fantasmes de l’acteur soucieux de servir
et le texte classique et les ambitions politiques de son temps ? Talma revendiquait de « briser les
règles », s’opposant ainsi aux Romantiques, même modérés tel que Sainte-Beuve. Les traces qu’il
laissa au sein de l’Institution, firent écrire à Alexandre Dumas dans ses mémoires parues en 1863 :
« Talma avait été élevé à cette large école de Shakespeare qui mêle, comme la pauvre vie dans
laquelle nous nous débattons, le rire aux larmes, le trivial au sublime 55. »
Après cette incursion insulaire dans la maison de Molière, le temps passe.
Shakespeare refait quelques apparitions, notamment à la fin du siècle avec
Hamlet en 1886 traduit par Paul Meurice et, dans le rôle titre, Mounet-Sully,
puis La Mégère apprivoisée dans une adaptation de Paul Delair. Cette dernière se
découpe en treize tableaux : à l’acte I, quatre scènes dont les décors sont supposés
être une esplanade (scènes une et trois), une grande galerie (scène deux), la terrasse
d’Elseneur (scène quatre). Dans le texte original, le premier acte comprend
cinq scènes. À l’acte deux et à l’acte quatre, une salle du château (scènes cinq, six
et dix) ; à l’acte trois, le théâtre (scène sept), l’oratoire (scène huit), la chambre
de la reine (scène neuf ) ; enfin, à l’acte cinq, le cimetière (scène onze), la salle
• 53 – Geoffroy, 11 avril 1803, Madeleine et Francis Ambrière, ibid., p. 352.
• 54 – Talma, Globe, 29 juin 1826, M. et F. Ambrière, op. cit., p. 817.
• 55 – Alexandre Dumas, Mémoires, chapitre xciii, M. et F. Ambrière, ibid., p. 629.
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des gardes (scène douze), la plate-forme du château (scène treize). La répartition
des scènes et des lieux de l’œuvre originale est ici modifiée au privilège d’un
décor modulable assez sobre. Dans une photo de cette mise en scène présentant
le deuxième tableau, on aperçoit devant un paravent imitant en trompe-l’œil des
marqueteries murales, Bernardo (Jacques Fenoux), Marcellus (Gravollet), Hamlet
(Mounet-Sully) et Horatio (Baillet) vêtus de costumes noirs de style Renaissance.
Derrière ce paravent, des tableaux de maîtres sont suspendus, à l’image des intérieurs de la demeure élisabéthaine. On a peine à imaginer un tel espace présentant soudainement les remparts embrumés du château danois. Ce sont plutôt des
personnages légendaires de l’épopée arthurienne dont s’inspirent ici les interprètes,
à l’instar d’Ophélie (Mlle Reichenberg), évanescente dans sa robe blanche aux
longues manches qui fait penser à la princesse Guenièvre. Mais selon une critique
notée dans Le Progrès artistique par Bertol-Graivil :
« Les décors et les costumes sont en tous points dignes de la
Comédie-française, et l’on ne peut que féliciter le nouveau directeur de la
parfaite exécution et du merveilleux ensemble qui ont présidé à la représentation d’Hamlet 56. »
Ce spectacle qui avait déjà été joué au Théâtre Historique le 15 décembre 1847
et repris au Théâtre de la Gaieté en novembre 1867, sera de nouveau à l’affiche
à la Comédie-Française au xxe siècle, en 1904 puis en 1913. C’est à ce siècle que
nous consacrons nos analyses détaillées des spectacles. Aussi approfondirons-nous
l’analyse de cette interprétation de la pièce dans les chapitres qui suivent.
Approche méthodologique
Afin d’aborder la masse importante de mises en scène shakespeariennes répertoriées au registre de la Comédie-Française depuis le début du xxe siècle, de longues
journées d’étude s’annoncent en lieu et place des archives de la Bibliothèque-Musée
située dans la cour du palais Royal. On y trouve des documents rares tels que
les cahiers et relevés de mises en scène, les articles de presse pour chaque spectacle, certains périodiques où sont reproduits des articles de fond, la traduction
des œuvres pour leur entrée au répertoire et lors des nouvelles adaptations, les
programmes des spectacles, des captations vidéo pour les spectacles récents, des
archives audiovisuelles (des documentaires, des interviews, des reportages), la
correspondance de certains sociétaires et leur profil, des maquettes de décors et
de costumes, des croquis commentés en marge de certaines œuvres traduites pour
les adaptations nouvelles, des dossiers de presse, des photos de scène, des ouvrages
• 56 – Bertol-Graivil, Le Progrès artistique, 2 X., 1886, n° 439.
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de vulgarisation, les œuvres originales, des fichiers numériques, des revues et la
liste n’est pas exhaustive. Tous ces documents ne pourront sortir de ces lieux et
c’est au crayon de papier qu’il faudra minutieusement en reporter l’essence, sans
omettre les gants afin d’observer de près les dessins de costumes, peints ou coloriés,
si finement réalisés et parfois accompagnés d’un échantillon de l’étoffe utilisée.
Chaque visite dans ces archives est un voyage dans le monde d’un spectacle peu
ordinaire car la Comédie-Française est un lieu impressionnant de par sa longévité
et son prestige.
Traiter des mises en scène de Shakespeare « chez Molière » est une gageure.
L’auteur élisabéthain ne règne pas en maître dans la maison et cependant, il y est
présent continuellement depuis 1904, année par laquelle nous débutons notre
analyse. Cette volonté d’étudier la place de cette dramaturgie dans la maison de
Molière résulte de la pure curiosité : comment le poète élisabéthain le plus réputé
au monde rayonne-t-il aux côtés de celui qu’on lui oppose en France, dans un
autre registre ? Lui offre-t-on une place de choix dans l’enveloppe feutrée de la salle
Richelieu où tant d’œuvres d’origine et de composition disparates se côtoient ?
Comment le théâtre des quartiers raffinés de Paris, si longtemps considéré comme
un produit de luxe que les privilégiés, les érudits et les amateurs d’art dramatique,
peuvent s’offrir, donne-t-il à entendre cette dramaturgie poétique de l’époque
élisabéthaine qui s’offrait aux petites gens aussi bien qu’aux nobles et aux royaux
dans le Londres populaire ? Quelle est la perception nouvelle que l’on peut avoir
de cette œuvre en la découvrant dans un espace français si connoté ? Quelles conséquences naissent de cette union entre deux matériaux a priori peu compatibles ?
La Comédie-Française ressort-elle grandie de l’accueil qu’elle réserve à Shakespeare ?
Ou bien, faut-il se rendre à l’évidence que l’art de l’un comme celui de l’autre n’ont
pas encore su s’accorder au point de former un tout innovant et reconnu sur la
scène internationale ? En quelque sorte, c’est cette union de deux entités insulaires,
l’œuvre d’Outre-Manche et un théâtre prestigieux situé au cœur de la capitale
française, qui intrigue. N’entrent-elles pas en concurrence ? Ont-elles su associer
leurs talents et nous en laisser une trace mémorable ?
Le bornage chronologique que nous nous imposons, c’est-à-dire de 1900 à nos
jours, nous apparaît répondre à une cohérence à la fois scientifique et esthétique.
En effet, si l’œuvre de Shakespeare est, comme nous l’avons précisé plus haut,
apparue au répertoire dès le xviiie siècle, elle revient de façon régulière et suivie
au xxe siècle. Certes on l’adapte, la traduit, et si l’on en propose un nouveau
découpage parfois surprenant, on s’intéresse néanmoins à en faire ressurgir la fable
originale et à populariser le mythe. Il sera ainsi intéressant de noter la progression
que connaît l’œuvre de Shakespeare au sein du répertoire Français, où les tragédies sont privilégiées dans un premier temps quand, plus tard, au xxie siècle, on
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ne joue plus que les comédies 57. Le nombre des représentations et la fréquence
des reprises augmentent avec le temps, montrant par là-même, combien l’auteur
élisabéthain s’adapte au goût du public quand ce n’est le public lui-même qui
s’adapte à celui du texte-source. Ainsi, il nous importe de montrer quelles modes
traversent ces Shakespeare et de voir par quelles sinuosités et « révolutions » ils
sont devenus ce que nous admirons aujourd’hui, de façon quasi quotidienne, sur
les scènes du monde. C’est aussi une des raisons nous ayant conduit à opter pour
une approche essentiellement chronologique de l’histoire de ces mises en scène.
Il existe des phases dans cette évolution correspondant à celles de l’histoire de
France et de la mise en scène, à celle des politiques administratives du Français
également. Ainsi, on relève six grandes étapes dans les versions successives de cette
œuvre : le début du xxe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale où la tragédie
est prépondérante et grandement « adaptée » à la pensée du temps ; l’après-Guerre
où les comédies réapparaissent dans une esthétique timide, peu changeante ni
novatrice ; les années 1960 où l’on tente un coup d’éclat avec une mise en scène
du Songe d’une nuit d’été loufoque et quelque peu ridicule. Puis, au détour des
années 1970, c’est l’avènement d’une nouvelle esthétique avec l’incursion des
metteurs en scène étrangers : Hands, Lavelli et Pasqual. Ce renouveau est suivi de
fantaisies, tantôt acclamées, tantôt contestées, qui font réentendre le texte selon
divers accents transformant l’œuvre originale en un agrégat de textes, un spectacle palimpseste, intellectuel, au sens complexe, non dénué de pertinence. Enfin
s’ouvre le xxie siècle et la comédie prend la parole avec autorité, excluant le reste
du répertoire shakespearien pendant plus d’une décennie.
Au fil de ces étapes, certaines œuvres ont eu la primeur et leur succès, aussi bien
que leur échec, les ont rappelées au répertoire, des années après. Lorsque c’est le
cas (La Nuit des Rois par exemple, Le Marchand de Venise, Le Songe d’une nuit d’été,
Othello entre autres), nous n’optons pas pour une approche comparatiste car, bien
souvent, les styles des mises en scène se dissocient tant qu’une telle analyse serait
impossible et paraîtrait fondée sur des paramètres aléatoires. Cependant, nous
tâchons de comprendre pourquoi la pièce est choisie de nouveau et montrons
selon quels procédés elle a été préparée, enfin, quelles sont les raisons qui la font
paraître sous un autre jour tout en étant jouée sur une même scène.
Pour des motifs purement pratiques, inclure l’analyse des mises en scène du
répertoire shakespearien du xviiie siècle aurait créé certaines incohérences sur le
plan méthodologique. Les archives de cette époque se traitent différemment. Il
est par exemple plus délicat de commenter la progression d’une mise en scène ou
• 57 – « Français », employé avec une majuscule dans sa forme adjectivale, s’entend comme le
groupe nominal « de la Comédie-française ». Si nous l’employons, c’est afin d’éviter quelque lourdeur ou répétition syntaxique.
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de lire les témoignages de l’époque la concernant dans un souci d’exhaustivité et
d’objectivité car les documents à ces sujets sont rares, très partiaux et épars. Afin
de rendre compte de la teneur de chaque mise en scène, nous nous attachons
donc principalement à en décrire les scénographies et à investir la critique qui
lui fut adressée en son temps. À chaque fois, ce sont les détails marquants et des
anecdotes liées à la mise en scène resituée dans son contexte socio-politique que
nous retenons, laissant ainsi volontairement de côté des informations secondaires
qui ne feraient que diluer le propos. Nous avons également le souci d’équilibrer
les trois chapitres principaux – « Shakespeare adapté au français » (1910-1968) ;
« L’Art en scène : le triomphe de la mise en scène » (1968-1998) et « Une Ère
nouvelle : les années 2000 » – regroupant les six phases de notre étude et ce, bien
que le premier englobe cinquante années quand le dernier n’en contient que dix.
Nous le verrons, certains spectacles se sont peu joués ou bien sont peu commentés dans les archives. Il va de soi que plus on s’éloigne de notre temps, plus les
sources informatives sont modestes : pas de documents audiovisuels, une presse
plus subjective et répétitive, des schémas davantage que des dessins précis sur les
décors et les costumes, pas de photos de scène, plus de témoignages « vivants »
des spectacles, pour ne mentionner que quelques faits. Mais il nous importe de
ne pas les ignorer car ils font partie intégrante de l’évolution de la mise en scène
des Shakespeare à la Comédie-française et expliquent en partie les choix actuels.
À l’inverse, aujourd’hui, le foisonnement de matériaux décrivant les spectacles
nous engage à être sélectifs et exigeants. Il convient de lire les témoignages avec
un regard critique et de mesurer la réception et l’impact d’un spectacle à l’aune
d’une variété de comptes-rendus et de sources. Ainsi, à l’image de l’emblème que
l’on appose au bas des affiches et qui, depuis les origines, particularise autant
qu’elle réunit les corps de métiers et les personnalités du Français, les archives de
la Comédie-Française constituent une « ruche » bourdonnante de renseignements
multiples que nous avons à cœur d’éplucher afin de mettre en lumière l’une de ses
abeilles y régnant en reine : Shakespeare, pourquoi pas 58 ?
• 58 – Le médaillon, symbole de la Comédie-française, dont l’emblème est la ruche et la devise
« être ensemble et soi-même », date de 1682, est détaillé dans le cahier d’illustrations.
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