Très vite, la vie a repris son cours. Les blessures se refermaient.
Seul le bras me faisait mal.
Sinon, c'était comme avant. J'allais toujours à l'école, ma mère faisait toujours tout, et mon père toujours rien.
Comme avant. Mieux qu'avant.
Ma mère ne lui faisait plus de reproches. Maintenant qu'il était haut comme une cerise, elle ne pouvait plus lui
reprocher de ne pas chercher de travail.
Elle ne pouvait plus lui reprocher de ne pas l'aider à l'entretien de la maison.
Elle ne pouvait plus lui reprocher de n'avoir aucun sens des responsabilités, de passer son temps dans la forêt,
et de ne pas se conduire en homme.
Il n'était plus un homme. Il était une cerise.
Ma mère au travail, et moi à l'école, mon père passait ses journées sur la table de la cuisine, seul.
Je l'imaginais marcher jusqu'au bord, regarder en bas, regarder en-haut. Marcher encore, s'asseoir. Regarder le
ciel par la fenêtre. Rêver de la forêt.
Comme toujours, ma mère est encore au travail quand je rentre de l'école.
Allez, ouvre le frigo, mange un morceau, et comme toujours, ouvre le livre sur la table de la cuisine. Les devoirs,
ce soir, c'est géographie.
Père : C'est quoi ?
Fils : Ma leçon sur les montagnes.
Père : Je... Je peux ?
Fils : Quoi, papa ?
Père : Sur le livre, je peux aller ?
C'était la première fois que mon père se penchait sur mes devoirs.
Père : Je suis où, là ?
Fils : Sur le Mont-Blanc.
Père : Je suis haut ?
Fils : Oui, papa. Tu es à 4810 mètres.
Père : Waou ! Et là ?
Fils : Sur le Kilimandjaro.
Père : Comme on voit loin ! Et comme ça souffle ! Combien ?
Fils : 5891.
Père : Waou ! Tu me vois, là ?
Fils : Je te vois, oui, mais ferme ton manteau, papa.
Fils : Je te vois, oui, mais ferme ton manteau, papa. Tu es dans les neiges éternelles.
Tout le temps de la leçon, il est resté près de moi, dans les montagnes.
Quand ma mère est rentrée du travail, elle l'a trouvé endormi, au sommet de l'Annapurna.
Sur la table de la cuisine, à 8092 mètres d'altitude.