UNIVERSITE PARIS IV-SORBONNE ÉCOLE DOCTORALE III Doctorat nouveau régime Littératures française et comparée Alice LARRIVAUD-DE WOLF LE PRIMITIF DANS L’ŒUVRE DE MAUPASSANT Thèse dirigée par Mariane BURY, soutenue le 10 décembre 2011 Jury : Jean-Louis CABANÈS Michel CROUZET Jean SALEM Daniel SANGSUE Maupassant, loin de partager les centres d’intérêt de ses contemporains sur l’avenir de l’humanité, affirme sa singularité en explorant la part primitive de l’homme. Contre son siècle qu’il perçoit comme décadent, il se sent bien plus héritier du XVIIIe où, dit-il dans l’une de ces chroniques, « toutes les fines qualités de notre race ont atteint leur complet épanouissement1 ». Comment comprendre chez un homme du e XIX siècle cet intérêt pour les origines ? Quelle forme inédite prend-il sous la plume de Maupassant ? Que recouvre ici l’idée de primitif ? Pour enrichir au maximum le champ de notre recherche, nous avons relevé et analysé les sens variés, tantôt péjoratifs tantôt mélioratifs, du terme primitif ; tous découlent du sens étymologique : « premier en date, premier-né2 », ce sens étant originellement utilisé surtout dans les domaines de la religion et de la grammaire. Pour bien montrer l’originalité de la notion de primitif chez Maupassant, nous ferons d’abord le point sur ce que le e XIX siècle entend par primitif. Si l’humanité est en progrès, alors est primitif celui « qui a la simplicité des premiers âges3 », qui est archaïque, « pas encore sorti de l’abrutissement supposé de l’état de nature4 », « sommaire, rudimentaire5 », « rustre, grossier6 », « fruste7 », « prélogique8 », voire « bête9 ». Parce qu’il est enraciné dans la nature, est primitif ce qu’on peut apparenter à un animal, à une créature soumise à ses seules pulsions. Est primitif celui dont l’instinct, la sexualité, la violence sont impossibles à canaliser. Est primitif, donc, celui qui, comparé au civilisé, témoigne d’un « retard10 » certain, « d’une antériorité sauvage11 ». Nourries par la confusion faite au XIX e siècle entre barbare, sauvage et primitif, toutes ces définitions font état du jugement de valeur inhérent à la conception de l’humanité en marche, selon laquelle il faut s’arracher au stade du primitif. La représentation que l’anthropologie naissante donne du criminel en est tout à fait représentative. Lisons à cet égard une des conclusions qu’Arthur Bordier, disciple de Broca et fondateur en 1894 de la Société d’ethnologie et d’anthropologie de Grenoble, tire de son « Étude anthropologique sur une série de crânes d’assassins » : 1 « Les Femmes » (Chro., J. I, p. 303). Dictionnaire historique de la langue française, dir. A. Rey, Le Robert, vol. III, 2006, p. 2940. 3 Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, Admin. du grand Dictionnaire universel, 1875, vol. XIII, p. 150. Voir aussi le Grand Dictionnaire de la philosophie (dir. Michel Blay, Larousse-CNRS éd., 2003, p. 850) et l’article « Primitif » du Littré, Dictionnaire de la langue française (1873-1874, vol. III, p. 1318). 4 Grand Dictionnaire de la philosophie, dir. Michel Blay, Larousse-CNRS éd., 2003, p. 850. 5 Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, dir. Alain Rey, rééd. 1993, p. 1632. 6 Trésor de la langue française. Dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle (1789-1960), Gallimard-Centre nationale de la recherche scientifique, vol. XIII, Gallimard, 1988, p. 1195. Voir CNRTL. 7 CNRTL. 8 Grand Dictionnaire de la philosophie, dir. Michel Blay, Larousse-CNRS éd., 2003, p. 850. 9 « Relatif aux groupes humains contemporains qui […] n’ont pas subi l’influence des sociétés dites évoluées », d’où « bête » chez Gide (CNRTL). 10 Bernard Mouralis, Montaigne et le mythe du bon Sauvage de l’Antiquité à Rousseau, Bordas, 1989, p. 116. 11 Grand Dictionnaire de la philosophie, dir. Michel Blay, Larousse-CNRS éd., 2003, p. 850. 2 les assassins que j’ai étudiés sont nés avec des caractères qui étaient propres aux races préhistoriques, caractères qui ont disparu chez les races actuelles, et qui reviennent chez eux, par une sorte d’atavisme. Le criminel ainsi compris est un anachronisme, un sauvage en pays civilisé, une sorte de monstre, et quelque chose de comparable à un animal, qui, né de parents depuis longtemps domestiqués, apprivoisés, habitués au travail, apparaîtrait brusquement avec la sauvagerie indomptable de ses premiers ancêtres […]. Le criminel actuel est venu trop tard12. Bordier recourt au syllogisme pour faire sa démonstration : l’homme moderne s’est arraché à sa nature première ; or le criminel est une bête sauvage ; donc le criminel n’appartient pas à la modernité. « Venu trop tard », le criminel est « un anachronisme » : il ne s’inscrit pas dans le schéma préconçu de la vision progressiste de l’humanité. Par le vocabulaire qu’il emploie (« un anachronisme, un sauvage […], une sorte de monstre »), l’anthropologue dénie au criminel son humanité. Littéralement innommable (« quelque chose de »), ce mutant à rebours est l’irruption de la nature dans la culture, c’est-à-dire du chaos dans l’ordre. Il incarne les pulsions et les tendances antisociales que la société apprend à l’individu à canaliser, à sublimer ou bien à refouler ; loin de répondre à la définition de l’homme moderne (grâce auquel la barbarie est révolue), il présente au contraire les caractéristiques (« des superstitions, des faiblesses, des puérilités13 ») propres aux « premiers ancêtres », aux « races préhistoriques ». On le voit, l’image du primitif, dont le criminel est une des facettes, est totalement négative à l’époque du positivisme. À la suite de Flaubert notamment, Maupassant s’inscrit en faux contre cette vision très restrictive. L’approche est toute différente pour qui considère le primitif non pas comme le signe d’une antériorité mais au contraire comme celui d’une permanence. Alors que Flaubert, qui a selon les Goncourt la nostalgie d’« une grosse barbarie14 », oppose au bourgeois policé et modéré de son temps le Barbare violent et radical, Maupassant, lui, réunit les deux temps, les amalgame. Dans l’« animal humain15 » coexistent l’homme d’aujourd’hui et l’homme de jadis, le contemporain de la révolution industrielle et des inventions scientifiques et techniques et le survivant d’un passé très ancien, profondément archaïque. C’est à ce regard – original et paradoxal en pleine époque du scientisme qui fait l’apologie de la maîtrise par 12 Revue anthropologique, vol. II, 1879, p. 278. Revue anthropologique, vol. II, 1879, p. 278. 14 Journal, 14 déc. 1862, cité par Sandrine Berthelot, « Du barbare antique au primitif moderne : l’inscription paradoxale du sublime dans l’œuvre de Flaubert de Salammbô à Un cœur simple », Discours sur le primitif, textes réunis par Fiona McIntosh-Varjabédian, Édition du Conseil Scientifique de l’Université Charles-de-Gaulle de Lille-3, 2002, p. 84. 15 L’expression est utilisée par Maupassant dans « Le Masque » (II, 1134) et dans Notre cœur (R, p. 1179) et dans « Danger public » (Chro., J. III, p. 385). 13 l’homme de la nature – que nous invite Maupassant, dont l’œuvre toute entière travaille à montrer le primitif dans et non contre le civilisé. Cette conception d’un être mêlé nous amène à poser la problématique suivante : En quoi le primitif est-il une figure objectivement dérangeante, voire subversive ? En posant la question ainsi, on est forcé de constater les limites de notre langue puisqu’en français, la subversion consiste en une entreprise lucide, délibérée de démolition des valeurs ; or, ce dont nous parlons ici, c’est d’une conduite qui fait fi de la morale, qui n’en tient aucun compte, exactement comme si elle n’existait pas. De même qu’on ne confond pas amoral et immoral, de même on devrait pouvoir distinguer le comportement sciemment subversif, proche du cynisme destructeur, du comportement objectivement subversif, mais dénué de toute intention antimorale. Nous répondons à cette problématique générale en trois temps. La première partie consiste à se demander en quoi le rapport à la nature et au corps est primitif. Pour traiter cette partie, nous avons pris primitif au sens de qui relève « de l’état de nature16 », voire qui est « en harmonie17 » avec la nature, mais aussi au sens dépréciatif de « prélogique18 », « rudimentaire19 », « grossier20 », voire « bête21 », et enfin au sens de « qui s’exprime spontanément, sans contrôle, ni calcul22 ». Dans notre corpus, loin d’être appréhendés sous l’angle de la morale, le rapport à la nature, le corps, la sexualité, l’animalité, la bêtise sont traités comme des composantes irréductibles de l’humain, les « impulsions instinctives » étant des « déterminants communs à toute la race23 ». Bien sûr, cette conception du primitif ne gomme pas l’ambivalence propre au mot, riche sur le plan sémantique. Partant, chez Maupassant, qui se garde bien de magnifier le primitif, la nature et le corps sont fondamentalement ambivalents : quand celle-ci est simultanément refuge et piège, celui-ci est tantôt source de plaisir tantôt lieu d’asservissement ; de même, la sexualité est à la fois abdication devant les instincts et pulsion de vie, l’animalité est soit bestialité soit spontanéité, la pulsion est signe de vitalité ou de brutalité, la bêtise est tour à tour simplicité et stupidité. 16 Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, dir. Alain Rey, rééd. 1993, p. 1632. Trésor de la langue française. Dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle (1789-1960), GallimardCentre nationale de la recherche scientifique, vol. XIII, Gallimard, 1988, p. 1195. 18 Grand Dictionnaire de la philosophie, dir. Michel Blay, Larousse-CNRS éd., 2003, p. 850. 19 Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, dir. Alain Rey, rééd. 1993, p. 1632. 20 Trésor de la langue française. Dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle (1789-1960), GallimardCentre nationale de la recherche scientifique, vol. XIII, Gallimard, 1988, p. 1195. Voir aussi Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales. 21 « Relatif aux groupes humains contemporains qui […] n’ont pas subi l’influence des sociétés dites évoluées », d’où « bête » chez Gide (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales). 22 « Article Primitif » sur le site du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales. 23 « Chronique » (Chro., J. II, p. 98). 17 Le primitif est donc chez Maupassant une figure complexe, tantôt valorisée tantôt dépréciée. Mais il est surtout, par son inscription dans la matière, un miroir troublant (que le positivisme aimerait croire déformant) tendu à l’homme du e XIX siècle qui, se prétendant un être de pure raison, cherche à renier ses origines. Ainsi définie, la notion de primitif fonctionne, si l’on peut dire, comme un pavé dans la mare, qui éclabousse la notion de civilisation et ses valeurs. C’est une autre facette du terme qui est convoquée dans cette deuxième partie, le primitif désignant ici une figure « originaire, donc pur[e] et non encore corrompu[e]24 », vierge de « l’influence des sociétés dites évoluées25 », « préservé[e] de la décadence qui affecte les peuples civilisés26 ». À la lumière du primitif, donc, Maupassant brosse un portrait cinglant de l’homme de son temps : sous prétexte de vouloir s’émanciper de sa primitivité, il s’est façonné un environnement artificiel que la culture et les institutions, avec leurs lois trompeuses et contre nature, ont parachevé de pervertir. En dénonçant la société comme dénaturée, Maupassant en vient à mettre en question la définition de la civilisation. Dans une telle conception de l’humanité, l’opposition traditionnelle entre arriéré et évolué, archaïque et avancé, sauvage et civilisé ne tient plus. En cette fin de siècle où la politique colonialiste est à son apogée et où le discours dominant est raciste, la pensée de l’auteur, d’abord supérieure envers le colonisé tout en étant critique sur les conditions de la conquête, va s’enrichir, grâce au contact avec l’Autre, et progressivement favoriser un regard neuf et ouvert. La troisième et dernière partie de notre travail s’intitule « Le primitif ou l’ébranlement des repères ». L’acception anthropologique de la notion de primitif éclaire, a posteriori, d’une lumière singulière cet aspect de l’œuvre de Maupassant. En effet, dans ses recherches sur la mentalité primitive, Lévy-Bruhl a mis en évidence ce qu’il a appelé le principe de « participation27 ». Alternative au sacro-saint principe de non-contradiction qui fonde la pensée occidentale, le principe de participation « permet de loger dans la même réalité le visible et l’invisible, ce que nous appelons la nature et le surnaturel, en un mot ce monde et l’autre28 ». Commentant cette citation, Georges Gusdorf situe le primitif « au cœur d’une réalité à peu près indissociable » où sont abolies les distinctions « entre le passé, le futur et le présent, entre le proche et le lointain, entre le sacré et le profane, entre le positif et le 24 Grand Dictionnaire de la philosophie, dir. Michel Blay, Larousse-CNRS éd., 2003, p. 850. Trésor de la langue française. Dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle (1789-1960), GallimardCentre nationale de la recherche scientifique, vol. XIII, Gallimard, 1988, p. 1193. 26 Bernard Mouralis, Montaigne et le mythe du bon Sauvage de l’Antiquité à Rousseau, Bordas, 1989, p. 116. 27 Lévy-Bruhl, Les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures, Paris, Alcan, 1910, p. 79. 28 Lévy-Brühl, La Mentalité primitive, Alcan, 1922, p. 226. 25 fantastique, le réel et le désirable29 », etc. Là où la société sépare, classe, ordonne, établit des règles, la notion de primitif distille le trouble, le doute. Parce qu’elle échappe au normatif, la figure du primitif met à mal ce qui, dans la société, a valeur de cadre et de loi. Aussi assiste-ton chez Maupassant au brouillage des différenciations sexuelle, sociale aussi bien que morale, ainsi qu’au brouillage des frontières entre folie et raison, et entre fantastique et réaliste. De cet ébranlement des repères participe, en dernier lieu, une écriture elle-même primitive. Le terme de primitif est utilisé dans notre travail à la fois comme adjectif et comme substantif ; quant au titre de notre sujet, « le primitif chez Maupassant », il a avec le déterminant « le » une valeur généralisante : partant, le primitif désigne aussi bien l’homme primitif, l’âge primitif, la figure du primitif, les comportements primitifs, que la part primitive en l’être humain. Enfin, nous avons opté pour une méthode résolument inductive. C’est de l’étude de l’ensemble des textes, fictifs et non fictifs, de notre corpus que sont nées les hypothèses, affinées et enrichies par des lectures de textes de grands auteurs en écho à Maupassant, par les travaux de critiques spécialistes de notre corpus et par nos analyses personnelles. 29 Georges Gusdorf, Mythe et Métaphysique. Introduction à la philosophie, Flammarion, 1984, p. 71-72.