
Maupassant, loin de partager les centres d’intérêt de ses contemporains sur l’avenir de
l’humanité, affirme sa singularité en explorant la part primitive de l’homme. Contre son siècle
qu’il perçoit comme décadent, il se sent bien plus héritier du
XVIII
e
où, dit-il dans l’une de ces
chroniques, « toutes les fines qualités de notre race ont atteint leur complet
épanouissement
1
». Comment comprendre chez un homme du
XIX
e
siècle cet intérêt pour les
origines ? Quelle forme inédite prend-il sous la plume de Maupassant ? Que recouvre ici
l’idée de primitif ? Pour enrichir au maximum le champ de notre recherche, nous avons relevé
et analysé les sens variés, tantôt péjoratifs tantôt mélioratifs, du terme primitif ; tous découlent
du sens étymologique : « premier en date, premier-né
2
», ce sens étant originellement utilisé
surtout dans les domaines de la religion et de la grammaire.
Pour bien montrer l’originalité de la notion de primitif chez Maupassant, nous ferons
d’abord le point sur ce que le
XIX
e
siècle entend par primitif. Si l’humanité est en progrès,
alors est primitif celui « qui a la simplicité des premiers âges
3
», qui est archaïque, « pas
encore sorti de l’abrutissement supposé de l’état de nature
4
», « sommaire, rudimentaire
5
»,
« rustre, grossier
6
», « fruste
7
», « prélogique
8
», voire « bête
9
». Parce qu’il est enraciné dans
la nature, est primitif ce qu’on peut apparenter à un animal, à une créature soumise à ses
seules pulsions. Est primitif celui dont l’instinct, la sexualité, la violence sont impossibles à
canaliser. Est primitif, donc, celui qui, comparé au civilisé, témoigne d’un « retard
10
» certain,
« d’une antériorité sauvage
11
». Nourries par la confusion faite au
XIX
e
siècle entre barbare,
sauvage et primitif, toutes ces définitions font état du jugement de valeur inhérent à la
conception de l’humanité en marche, selon laquelle il faut s’arracher au stade du primitif. La
représentation que l’anthropologie naissante donne du criminel en est tout à fait
représentative. Lisons à cet égard une des conclusions qu’Arthur Bordier, disciple de Broca et
fondateur en 1894 de la Société d’ethnologie et d’anthropologie de Grenoble, tire de son
« Étude anthropologique sur une série de crânes d’assassins » :
1
« Les Femmes » (Chro., J. I, p. 303).
2
Dictionnaire historique de la langue française, dir. A. Rey, Le Robert, vol. III, 2006, p. 2940.
3
Larousse, Grand Dictionnaire universel du
XIX
e
siècle, Paris, Admin. du grand Dictionnaire universel, 1875,
vol. XIII, p. 150. Voir aussi le Grand Dictionnaire de la philosophie (dir. Michel Blay, Larousse-CNRS éd.,
2003, p. 850) et l’article « Primitif » du Littré, Dictionnaire de la langue française (1873-1874, vol. III, p. 1318).
4
Grand Dictionnaire de la philosophie, dir. Michel Blay, Larousse-CNRS éd., 2003, p. 850.
5
Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, dir. Alain Rey, rééd. 1993, p. 1632.
6
Trésor de la langue française. Dictionnaire de la langue du
XIX
e
et du
XX
e
siècle (1789-1960), Gallimard-Centre
nationale de la recherche scientifique, vol. XIII, Gallimard, 1988, p. 1195. Voir CNRTL.
7
CNRTL.
8
Grand Dictionnaire de la philosophie, dir. Michel Blay, Larousse-CNRS éd., 2003, p. 850.
9
« Relatif aux groupes humains contemporains qui […] n’ont pas subi l’influence des sociétés dites évoluées »,
d’où « bête » chez Gide (CNRTL).
10
Bernard Mouralis, Montaigne et le mythe du bon Sauvage de l’Antiquité à Rousseau, Bordas, 1989, p. 116.
11
Grand Dictionnaire de la philosophie, dir. Michel Blay, Larousse-CNRS éd., 2003, p. 850.