Ménon et Théétète

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Ménon et Théétète
http://www.]ibrairieharmattan.com
[email protected]
harmattan I @wanadoo.fr
@ L'Harmattan,
2006
ISBN: 2-296-01226-4
EAN : 9782296012264
Christian Froidefond
Ménon et Théétète
L'Harmattan
5-7, rue de J'École-Polytechnique; 75005 Paris
FRANCE
L'Hannanan
Hongrie
Kônyvesbolt
Kossuth
L u. 14-16
IOS3 Budapest
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L'Harmattan
Kinshasa
Sc. Sociales,
Pol. et Adm. ;
BP243,
Université
KIN XI
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10124 Torino
ITALIE
L' Hannattan Burkina Faso
1200 logements villa 96
12B2260
Ouagadougou 12
Ouverture philosophique
Collection dirigée par Dominique Chateau,
Agnès Lontrade et Bruno Péquignot
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux
originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des
réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou
non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline
académique; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la
passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes
des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou... polisseurs de
verres de lunettes astronomiques.
Déjà parus
J.-L. VIEILLARD-BARON
et A. PANERO (coord.), Autour de
Louis Lavelle, 2006.
Vincent TROVATO, Être et spiritualité, 2006
Michel FA TT AL, Plotin chez Augustin, 2006.
Laurent MARGANTIN (dir.), Kenneth White et la géopoétique,
2006.
Aubin DECKEYSER, Éthique du sujet, 2006.
Edouard JOURDAIN, Proudhon, Dieu et la guerre. Une
philosophie du combat, 2006.
Pascal GAUDET, Kant et le problème du transcendantalisme,
2006.
Stefano MASO, Le regard de la vérité, cinq études sur
Sénèque, 2006.
Eric HERVIEU, Encyclopédisme et poétique, 2006.
J.-F. GAUDEAUX, Sartre, l'aventure de l'engagement, 2006.
Pasquine ALBERTINI, Sade et la république, 2006.
Sabine AINOUX,
Après l'utopie:
qu'est-ce
que vivre
ensemble ?, 2006.
Antonio GONZALEZ, Philosophie de la religion et théologie
chez Xavier Zubiri, 2006.
Miklos VETO, Philosophie et religion, 2006.
Petre MARE~,
Jean-Paul
Sartre ou les chemins
de
l'existentialisme, 2006.
Alfredo GOMEZ-MULLER
(dir.), Sartre et la culture de
l'autre,2006
Sommaire
1. RETOUR AUX SOURCES ET NOUVEAU DÉPART DE
LA PENSÉE PLATONICIENNE
7
2. COMPARAISON SOMMAIRE DU MÉNON ET DU
TH ÉÉ TÈ TE .. . .. . .. . .. . . .. . .. ... ... . .. ... ... .. . ... .. . . .. .. . .. . . .. ... ... ...
19
3.
MÉNON: LE DOUBLEMENT DU CARRÉ
43
4.
LES INCOMMENSURABLES
61
5.
HÉRACLITE ET LA NON-SCIENCE
79
6.
MÉMOIRE, SAVOIR, ENTENDEMENT
93
7.
SCIENCE, OPINION VRAIE ET LOGOS.................
III
8.
LA VERTU
117
9.
CONCLUSION...
125
BIBLIOGRAPHIE...
131
7
Retour aux sources
pensée platonicienne.
et nouveau
départ
de la
Un critique antique (anonyme) I remarquait déjà
que la liste des grandeurs incommensurables donnée dans
le Théétète commence à -{3, {2, impliquée dans la
démonstration du Ménon, étant omise. Il est vrai que cette
grandeur, corrélative au théorème dit "de Pythagore", avait
suscité chez Platon des réflexions qui se manifestent
parfois de façon saugrenue, comme dans Le Politique
(266 B). Au moins peut-on dire que le Théétète aboutit à la
formulation claire de ce à quoi la recherche mathématique
de l'époque, avec Archytas, Eudoxe, Théodore, Théétète
et Platon, avait cherché une assise théorique. En revanche,
le Ménon, malgré le problème posé au début du Dialogue
("Qu'est-ce que la vertu ?"), met au centre du débat la
notion d' épistémê (È1tlO"TT]!.H\)
sans en établir la définition:
le Théétète, cependant, refuse de voir dans È1tlO"TT]!ly]
une
notio communis (148 C). Les deux Dialogues sont donc
unis par un lien aussi fort que, dans le Protagoras, la
dépendance réciproque de la vertu (politique) et de la
SCIence.
Kenneth Dorter écrit: «The Theaetetus... recalls
the Meno at almost every turn» 2. F. M. Cornford 3 note
en passant des correspondances entre les deux œuvres.
Elles incitent à la réflexion, mais il convient au préalable
de les situer à grands traits dans l'ensemble de l'œuvre de
Platon. Les Dialogues de la maturité développent quelques
grands thèmes: les Idées (séparées, paradigmatiques,
sources de valeur;
la "mémoire métaphysique" ou
I
cf. H. Diels et W. Schubart, op. eit.
1 K. Dorter, op. cit., p. 71.
3 F. M. Comford, op. cit.
8
réminiscence; l'immortalité de l'âme). Selon D. Ross 4,
tous ces Dialogues sont postérieurs au premier voyage de
Platon en Sicile (388). Ross pense toutefois que le Ménon
est antérieur à ce voyage, et ce, en dépit de quelques traits
pythagorisants qu'on a voulu y trouver. Le Ménon
comporte bien quelques maladresses (certains ont voulu y
voir le témoignage de la première réaction de Platon
contre les préoccupations jusque-là purement éthiques de
Socrate.) Il est vrai qu'on classe en général avant le
Ménon des Dialogues moins profonds peut-être, mais plus
brillants.
Ross admet la présence de la théorie des Idées dans
le Ménon, mais constate que ces Idées ne font pas partie
du dévoilement de la réminiscence. Peut-être pourrait-on
penser, plutôt, que "réminiscence" et Idées s'accordent
mutuellement dans le Ménon un statut métaphysique sans
le mériter encore. Qu'en est-il du vocabulaire des Idées?
Elôoç apparaît 4 fois dans le Ménon, en 72 C-D-E pour
désigner un caractère commun à plusieurs individus. Seule
une combinatoire plus étendue pourrait faire d'Elôoç, dans
ce cas, une "espèce", mais en 80 A5 le mot désigne
l'aspect extérieur opposé à toutes les autres qualités (il est
vrai que le "look" des sensibles est d'abord, pour Platon
comme pour les prisonniers de la Caverne, une
silhouette) ; oùma employé une fois signale, en revanche,
que dans ce contexte "linéaire" on se préoccupe de quelque
chose de vraiment "essentiel" (~Ûl't'tÉÇ 1œpi oùcriaç 0 'ti
1[0't'Ècr!tv).
Les 10 occurrences de ~6ptOv, qui ne désigne une
partie que par référence à un tout, et surtout les 7
occurrences de oÀoç peuvent faire penser aux incitations
dialectiques qui, dans le Théétète amènent le lecteur
4
D. Ross, op. cit.
9
jusqu'au seuil des Idées: oÀov y est opposé à 1tàv comme
totalité constituée d'un coup et non par addition de ses
parties (cf. Théétète 204 A7 sq.). Il Y a dans la distribution
de ces mots la manifestation d'une logique rigoureuse
caractéristique de Socrate. Une telle exactitude, une telle
pénétration dans le choix des mots n'oriente pas vraiment
vers la théorie des Idées, encore que l'emploi d'oÀov soit
troublant. À tout prendre, c'est peut-être l'invention
(improvisée ?) de la réminiscence qui amènera Socrate à
constituer ces éléments du vocabulaire logique en réalités
séparées des sensibles, indépendantes ontologiquement les
unes des autres mais encore liées, dans le Ménon et sous le
couvert du mythe, au seul élément qui pût leur accorder ce
statut précaire et provisoire, le langage.
À vrai dire, et pour employer un mot qu'on a
coutume de réserver aux philosophies modernes dont le
point de départ est le sujet lui-même, pour ne pas dire au
seul kantisme, à la partie du Ménon qui commence avec la
réminiscence, il manque une vraie "assise transcendantale"
(ce vide sera comblé dans le Phédon puis dans les mythes
eschatologiques de La République et du Phèdre). La
dialectique ne se réduit pas, dans le Ménon, à l'ËÀ£'Yxoç,
qui porte toujours la marque de Socrate: elle connaît aussi
le raisonnement "par hypothèse" qui permet d'assurer le
progrès du logos par la confirmation d'une "hypothèse" ou
d'éviter l'erreur par son infirmation, mais il s'agit
d'hypothèses axiomatiques, qui ne quittent leur masque
qu'en mathématique, alors que, dans son dialogue avec le
petit esclave, Socrate prétend démontrer l'apriorité de
toute la connaissance et la transcendance de son objet.
C'est dans le Phédon et Le Banquet que Socrate
mettra en jeu pleinement toute la dialectique, à laquelle il
joindra (La République VI-VII) la diérèse, qui deviendra
prédominante dans les derniers Dialogues. Cette nouvelle
10
étape théorique de la dialectique est énoncée dans le
Phèdre (265 C sq.), que la plupart des éditeurs situent à la fin
des Dialogues de la maturité 5.
Les mêmes (par exemple Raeder, Ritter, Ross, v.
Wilamowitz...) placent le Théétète, seul ou à proximité du
Parménide, juste après le Phèdre. La datation de l'ouvrage
en rapport avec la Guerre de Corinthe, le situe en 369, soit
vingt ans après le Ménon.
Jean Laborderie 6, en dépit de la chronologie (il
admet pour le Théétète la possibilité d'une date de
composition postérieure à 369) classe ce dialogue parmi
les œuvres de la maturité, mais reconnaît qu'il en annonce
la fin: après lui, il n'y aura plus de vrais dialogues, la
forme diégématique aura disparu, l'eÀsyxoç ne sera plus
seulement un instrument de réfutation, mais amènera à des
conclusions neuves et positives. Cependant c'est, selon
Laborderie, l'éloge de la maïeutique, qui est au centre de
l'ouvrage, qui, par son ampleur et son "lyrisme", interdit
de classer le Théétète parmi les œuvres "de vieillesse". Or,
c'est une tout autre lecture que nous ferions de ce passage,
que nous rapprocherions volontiers de l'exposé des
pédagogies réfutatives, fait avec une modération toute
scientifique dans Le Sophiste (230 B sq.). "L'étonnement
philosophique" de Théétète (155 C-D) comparé à la
paralysie de Ménon (Mén. 79 E-80 B) révèle moins une
parenté entre les deux œuvres qu'une révision subtile du
personnage de Socrate, devenu plus modeste, aux deux sens
du mot: aussi bien avoue-t-il, dans le passage du Théétète
concernant son art maïeutique, que, pour important qu'il
soit, son rôle consiste seulement à interrompre les
grossesses mal venues. On croit faussement qu'il ne
provoque dans les esprits que perplexité (149 A) : en fait,
5 cf. R. Simeterre, op. eit.
6
1. Laborderie, op. eit., pp. 4-9.
Il
il adresse à de bons maîtres les esprits en travail ou, si les
promesses ne sont pas bonnes, les fait avorter. Dans le
Théétète, les réfutations de Socrate aboutissent à des
conclusions positives (le Théétète n'est pas aporétique), mais
Socrate a renoncé à se prévaloir de connaissances à lui
révélées (comme dans le Ménon) ; son art maïeutique a,
selon certains, remplacé la réminiscence. Quant au
fonctionnement de l'ËÀ.qxoç;, c'est encore dans la partie
mathématique du Ménon qu'il apparaît avec le plus
d'efficacité - et de brutalité -. Nous reviendrons sur ce
point.
K. M. Sayre voit dans le Philèbe l'achèvement de
la théorie platonicienne du savoir, ce à quoi Platon tenait
le plus (cf. Aristote, Métaph., 1078 B 15-16), le Théétète,
Le Sophiste et le Timée constituant les étapes de la
liquidation de l'épistémologie du Phédon et de La
République. Le Théétète ne fait pas explicitement mention
des Idées, mais c'est parce qu'il est consacré au sensible et
à l'erreur. Avec un autre éclairage, mais issues de la même
dialectique, les "espèces" du Politique sont bien proches
des Idées. Quant au cinq définitions de la science qui
terminent le Théétète, elles utilisent l'outil dialectique dit
"des hypothèses", défini sinon inauguré dans La
République.
Que voit-on si on se réfère aux indications données
par Platon?
Le début du Politique se réfère rétrospectivement
au Sophiste, le début du Sophiste au Théétète et le Théétète
au Parménide. Le Théétète se trouve ainsi incorporé aux
Dialogues dits "de la vieillesse", C'est pourquoi Dorter a
étudié à part le Parménide, le Théétète, Le Sophiste et Le
Politique sous le titre: "Dialogues éléatiques". Dorter
reconnaît que le Théétète serait plutôt "mégarique",
12
comme sont de Mégare Euclide et Terpsion (142 A-C) et
on voit l'influence, attestée par Aristote, de l'École de
Mégare sur l'argument développé en 204 sq., mais le
même débat figure aussi dans le Parménide. Dorter fait
néanmoins valoir que, dans le Théétète, c'est la
philosophie de Parménide qui est considérée comme la
seule alternative à la philosophie du devenir que Théétète
défend sans succès.
Quoi qu'il en soit, le Théétète apparaît solidement
intégré à l'ensemble des œuvres de l'avant-dernier stade
de la pensée de Platon - si on admet que le Philèbe en est
l'expression ultime (c'est la thèse que défend Sayre et elle
nous paraît recevable.)
Pourquoi, dès lors, tant de ressemblances entre le
premier Dialogue dans lequel Socrate-Platon abandonne
les apories pour esquisser une doctrine (le Ménon) et l'un
des deux Dialogues qui présentent, s'affrontant, la
philosophie de l'Un et celle de la multiplicité et du
mobilisme universel (le Théétète) ?
Pour plus de clarté, énumérons d'abord les
ressemblances les plus significatives qu'on a pu déceler
entre le Ménon et le Théétète.
1.
Ménon 77 A-B (Socrate à Ménon) : «Cesse de faire
plusieurs choses d'une seule, comme on ne manque pas de
le dire par plaisanterie de ceux qui brisent un objet» /
Théétète 146 D (Socrate à Théétète) : «On te demande un,
tu donnes plusieurs; simple, tu donnes panaché ». Les
deux formules, familières, rappellent le problème central
de la recherche platonicienne: ne pas briser l'Un malgré la
multiplicité des objets sensibles. "Ménon" c'est ce qui
reste.
7
7 Un des sens possibles de "MÉVffiY".
13
2.
Ménon 75 B (Socrate): «J'appelle figure la seule
chose qui accompagne toujours la couleur» 8 I Théétète
147 C (Socrate): «La question de la boue... avait une
réponse simple: dire que la boue est de la terre délayée
par l'eau, et ne point se soucier de qui l'emploie ». Cette
dernière phrase a une grande portée dialectique: la
O"uvayroyi) doit précéder l'a'(pEatç ou la connaissance de
l'objet doit précéder sa dénomination (147 B). Mais la
rencontre
des deux textes suggère une autre
problématique: dans le Ménon Platon semble ne pouvoir
définir la forme (la figure) que par la matière (la peinture).
Il y a là comme une tentation aristotélicienne, un
substantialisme qui ne sera écarté, à notre avis, que dans
Le Sophiste. L'injonction de Parménide, quoique liée à un
autre contexte (Parm., 130 C) reste valable: la boue,
informe, doit faire partie des Formes. Platon trouvera une
solution de compromis en faisant de la matière le
réceptacle des Formes. Dans cette rencontre entre Ménon
et Théétète, comme dans la précédente, on aperçoit
quelques constantes sous-jacentes de la réflexion
platonicienne: où se manifesteraient-elles mieux que dans
la rencontre du premier vrai dialogue philosophique et de
celui qui, après la leçon de Parménide, ouvrira l'ère de la
mise en forme des pensées jusque là "censurées" ou
immatures?
3.
Ménon 76 D-E : Socrate vient de proposer à Ménon
une théorie de la couleur: un flux de particules
proportionné à la vue et sensible; Ménon acquiesce, et
Socrate ironise: «Ma définition a je ne sais quoi de
tragique qui fait que tu la préfères... » I Théétète 179 E
8 On peut toutefois objecter que la couleur est une peau sans
épaisseur, de même que le contour d'un solide (76 A) n'est rien de
sensible, et permet d'imaginer la ligne abstraite.
14
(Socrate) : «Argumenter avec les héraclitiens... n'est pas
plus possible qu'avec gens que le taon affole. Sans mentir,
le mouvement que prêchent leurs livres les emporte ». Les
deux textes s'éclairent l'un par l'autre: la formule
employée par Socrate, si on se réfère au Cratyle (408)
comme au Théétète, peut rappeler, si l'on se fie aux
données des doxographes, les extravagances ostentatoires
de Cratyle (dont Platon fut peut-être l'élève) et
d'Héraclite. Délivré de l'hypothèque mobiliste, Platon
reprendra dans le Timée la théorie de la vision esquissée
par Socrate. 9
4.
Ménon 79 E-80 B: Ménon compare Socrate à la
torpille marine, qui engourdit ceux qui la touchent, et,
pour finir, traite Socrate de sorcier (yoYJç)10 / Théétète
149 A: Théétète avoue, au cours de la discussion, être
saisi d'un étonnement vertigineux (155 C). Socrate avoue
qu'on l'accuse généralement de ne créer dans les esprits
que perplexité (149 A), mais il ajoute que l'étonnement est
le père de la philosophie (155 D). Ce qui est ici
remarquable, c'est que Socrate se désolidarise de la
victime de ses réfutations. Le célèbre développement sur
la maïeutique restreint donc, on l'a vu plus haut, la
9 Timée 67 E. Platon répond, dit-il, dans le style de Gorgias (76 C),
peut-être par une allusion ironique au double sens de <JXi'ilw: figure
et trope; cf. R. Brague, op. cit., p. 144. R. Brague (p. 115 sq.)
s'inspire de R. G. Hoerber (Plato's Meno, Phronesis, 5, 1960, pp.
78-102) : pour établir un parallèle entre le Ménon et le Théétète à
propos du pouvoir magique "de la dialectique". La question du
délire -plutôt des délires- (Phèdre 265 A sq.) chez Platon est
complexe. Mais il nous semble que, derrières les formules
courtoises et poétiques, apparaît un Socrate très "positif' (autant
que dans l'exposé sur la pédagogie réfutative du Sophiste).
10 Socrate reconnaît qu'il a été engourdi lui-même par la difficulté du
sujet traité.
15
personnalité de Socrate et a chance d'être son portrait
historique.
5.
Ménon 80 D (Ménon): «Comment vas-tu t'y
prendre, Socrate, pour chercher une chose dont tu ne sais
absolument pas ce qu'elle est? ». Ce passage célèbre (le
"paradoxe du Ménon") provoque une bévue de Socrate: sa
réponse en effet consiste à suggérer que le langage est un
maître suffisant puisqu'il a été appris au cours de
multiples existences. Le mythe de la palingénésie, ici,
n'explique rien. Platon ne cessera, par petites touches, de
le nuancer, jusqu'à l'apparition des Idées. On a cependant
un aperçu de la façon dont Socrate répond, après plusieurs
années, à l'objection de Ménon (80 D). Il s'autorise de
l'emploi commun et apparemment facile, du verbe
"È1ttcrTa/lat"qui lui permet, déc1are-t-il, de partir à la
recherche du sens "d'È1tlcr'trn,t:rl":"savoir, c'est avoir la
science" : réponse faussement "facile", en fait d'une vérité
éblouissante, car "l'avoir", donnée commune, est un
premier pas vers l'être, qui génère l'erreur (197 A sq.)
chez celui qui cherche et qui va se reprendre, mais qui
précipite dans l'ignorance et le mal celui qui poursuit
l'avoir, fugace et trompeur. C'est ainsi qu'après le demiéchec du Théétète Le Sophiste se situera de plain-pied
dans le royaume de l'Être.
6.
Ménon 81 D I Théétète 148 D, 151 D-E, 157 D,
166 A-B, 187 D: le courage est indispensable pour
l'acquisition de la science. Pris au sens moderne des
termes, ce parallèle n'aurait pas mérité d'être signalé. Mais
le courage apparaît dans les deux cas comme inséparable,
en tant que qualité de l'âme, ontologiquement, de la
science (de l'Être). Pour Platon, la science est un rêve, elle
sommeille en nous et on ne sait quelle inertie la maintient
en quelque sorte, prostrée. Or le mythe du Politique nous
semble suggérer que l'inertie est bien proche du mal, dans
16
ce dualisme adouci qui est celui de Platon. Aller vers le
haut, c'est ce que Socrate conseille à Théodore...
7.
Ménon 82 A-85 B / Théétète 147 B-148 E: il est
superflu de rappeler que l'importance des développements
mathématiques est, d'emblée, ce qui rapproche le plus
nettement le Ménon et le Théétète. Mais peut-être faut-il
souligner que l'un et l'autre Dialogues concernent,
indirectement dans le cas du Ménon, ouvertement et avec
un langage mathématique nouveau dans le cas du
Théétète, le problème des quantités irrationnelles et en
particulier des incommensurables.
8.
Ménon 97 A sq. / Théétète 187 B sq. : l'opposition,
dans les deux Dialogues, de l'È1tta'tij~ll (au sens de
"science" ou de "savoir") et de la ù6~a (au sens
"d'opinion" -plus ou moins fondée-) ou de "jugement"
manifestant la nécessaire, mais dangereuse autonomie de
l'âme, est une source de richesse dianoétique que les
classements de La République ne permettaient pas:
recherche un peu erratique dans le Ménon, polysémie
calculée dans le Théétète alimentent le mouvement interne
des deux œuvres.
9.
Ménon 94 E / Théétète 210 D: aux menaces
d'Anytos correspond, à la fin du Théétète, la mention de
l'accusation intentée par Mélétos. Celle-ci semble mal
placée, séparée qu'elle est de la célèbre comparaison entre
le philosophe et les "sages de ce monde" : en fait, Platon a
voulu, comme pour le Gorgias, que l'œuvre se terminât
par le rappel de la plus grande injustice qu'il ait connue, la
condamnation de Socrate.
Dans le Ménon aussi ce rappel conclut, sinon le Dialogue,
du moins l'échange dialectique. Dans le Théétète, la
longue comparaison entre le philosophe et les "sages de ce
monde" (172 E-176 A) est destinée à encadrer, avec
l'exposé solennel concernant la maïeutique et les propos
17
"dualistes", un Socrate dont le Théétète contient le portrait
complet et achevé au moment où Socrate va sortir de
l'œuvre. Déjà, il s'est dédoublé Il.
10. Ménon 97 A sq. / Théétète 187 B sq. : Ie Théétète
donne un fondement épistémologique au rapport science /
opinion (vraie), qui n'avait donné lieu, ni dans le Gorgias,
ni dans les œuvres suivantes, à une justification théorique.
11. Ménon 75 B-C et passim / Théétète 143 E-144 B :
Jacob Klein 12 et Rémi Brague 13 ont bien étudié le
personnage de Ménon. Il est jeune, beau, entêté (6
Mévrov), insolent, tyrannique, peu enclin à l'étude... En
face de lui, Théétète, jeune, laid (camus), héroïque, savant,
porté aux études "avec une douceur abondante, avec cette
effusion silencieuse de l'huile qui s'épanche". Cet
admirable portrait est évidemment, avant tout, le portrait
de Socrate. Que Platon ait voulu donner, dans le Théétète,
un portrait complet de son maître qu'il va faire sortir de
son œuvre, c'est une évidence. Le choix de Théétète pour
participer à ce débat sur la science s'expliquerait-il par
cette seule raison? 14 Socrate précise que la science a
besoin d'esprits supérieurs (148 C), ajoute que Théétète
"suit merveilleusement" l'argumentation (185 D). Mieux:
il prouve par sa compétence même que la science n'est
pas, comme le veut Protagoras, chose individuelle. Socrate
le met à l'épreuve « Prends comme modèle », conseille-t-il
à Ménon, «ta réponse au sujet des puissances, et, de
même que tu as su comprendre leur pluralité sous l'unité
d'une forme, efforce-toi d'appliquer à la pluralité des
sciences, une définition unique» (148 D).
Il
cf. A. Diès, Op. cit., p. 125.
12
J. Klein, op. cit., passim.
13 R. Brague, op. cit., p. 215 sq.
14 Il est vrai que Socrate a éludé la définition de la science (ou du
savoir) dans le Ménon : il a donc besoin d'un savant en titre.
19
Comparaison
Théétète.
sommaire
du Ménon
et
du
Les deux œuvres commencent, selon la tradition
socratique illustrée par les premiers Dialogues, par un
essai de définition: définition de la vertu dans le Ménon
(71 D), de l' épistémé dans Ie Théétète (148 D). Ces deux
essais s'aident de courts 1tapaodYJlœra, sans que le mot
soit d'ailleurs prononcé: c'est la figure et la couleur dans
le Ménon, le rapport entre trois nombres d'osselets dans le
Théétète (154 C). Par-là, déjà, les deux œuvres sont
comparables et Auguste Diès les rapproche tout
naturellement dans son édition du Politique (pp. XLIXLII). Mais, au sein du même schéma, elles se
rapprochent. .. en s'opposant. La définition de la vertu
s'épuise dans un éparpillement de vertus. Théétète encourt,
pour la même raison, les reproches de Socrate. Mais ce
genre d'erreur cesse avec le Théétète. Après, peut-être, un
dernier regard sur le Ménon, Socrate encadre désormais
les essais définitionnels par les deux exercices dialectiques
rigoureux du "rassemblement" et de la "diérèse" - de la
diérèse surtout, qui échappe aux erreurs toujours possibles
de l'induction et permet à Platon de préciser le sens des
mots de la langue commune et même, parfois, de devenir
le législateur du langage en créant des mots adaptés au
logos en cours.
Toutefois,
les deux Dialogues sont dits
"aporétiques", mais, s'ils le sont c'est de façon différente:
le Théétète échoue par ce qu'il y est question des sensibles
et que les sensibles ne sont pas l'objet de l'épistémé. En
revanche, à la question de Ménon « La vertu peut-elle
s'enseigner? », Socrate ne répond qu'en se mettant à l'abri
20
de son inscience, puis, après une joute où Ménon ne peut
tenir son rôle, feint de trouver un "point fixe": «Il est
évident pour tout le monde que ce qui s'enseigne, c'est
uniquement la science », si bien que le Ménon et le
Théétète finissent par traiter le même sujet. Si Socrate a dès le
début, chez Platon, une idée assez nette de ce qu'est
l'épistémê, il hésite sur la définition de la vertu et sur son
statut épistémologique, d'autant plus qu'il s'intéresse surtout à
la vertu considérée comme aptitude à l'exercice du pouvoir
politique. Le Protagoras témoigne de cette préoccupation qui
finira par mener Socrate à la mort.
Le Ménon, malgré ses improvisations et ses
approximations, offfe des similitudes avec La République,
où Socrate semble exposer quelques certitudes. Les trois
étapes de l'ouvrage sont les mêmes que celles du Ménon,
telles que les a dégagées (avec des arguments empruntés à
un enseignement ésotérique -selon Brague 15_de Platon) :
dialectique, géométrie, politique. C'est là d'ailleurs une
démarche caractéristique du platonisme socratique. La
République, pour prendre l'exemple le plus net et le plus
célèbre, commence par une joute qui oppose Socrate à
Thrasymaque: Socrate triomphe, mais se voit contraint à
analyser de plus près les "mécanismes" de l'âme, ce qui
aboutit
aux
développements
pédagogiques
et
épistémologiques 16 qui président à la formation des
gardiens de la cité. Tout naturellement, la politique
prolonge la "psychologie" et finit par s'imposer seule,
15
R. Brague, op. cit., p. 61 sq.
16 On remarquera que Platon ne donne pas, dans La République, une
définition de l'épistémê. IlIa frôle en 525 D et 526 A: «La science
des nombres donne à l'âme un puissant élan vers la région
supérieure. Elle oblige l'âme à se servir de la pure intelligence
(VOJ1O'El)pour atteindre
la vérité (aÀ.!'JeEHXv). » Il ne s'exprimera
nettement que dans Le Sophiste, préparé par le Théétète.
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