Ménon et Théétète http://www.]ibrairieharmattan.com [email protected] harmattan I @wanadoo.fr @ L'Harmattan, 2006 ISBN: 2-296-01226-4 EAN : 9782296012264 Christian Froidefond Ménon et Théétète L'Harmattan 5-7, rue de J'École-Polytechnique; 75005 Paris FRANCE L'Hannanan Hongrie Kônyvesbolt Kossuth L u. 14-16 IOS3 Budapest Espace Fac..des L'Harmattan Kinshasa Sc. Sociales, Pol. et Adm. ; BP243, Université KIN XI de Kinshasa - RDC L'Harmattan Italia Via Degli Artisti, I S 10124 Torino ITALIE L' Hannattan Burkina Faso 1200 logements villa 96 12B2260 Ouagadougou 12 Ouverture philosophique Collection dirigée par Dominique Chateau, Agnès Lontrade et Bruno Péquignot Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques. Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou... polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Déjà parus J.-L. VIEILLARD-BARON et A. PANERO (coord.), Autour de Louis Lavelle, 2006. Vincent TROVATO, Être et spiritualité, 2006 Michel FA TT AL, Plotin chez Augustin, 2006. Laurent MARGANTIN (dir.), Kenneth White et la géopoétique, 2006. Aubin DECKEYSER, Éthique du sujet, 2006. Edouard JOURDAIN, Proudhon, Dieu et la guerre. Une philosophie du combat, 2006. Pascal GAUDET, Kant et le problème du transcendantalisme, 2006. Stefano MASO, Le regard de la vérité, cinq études sur Sénèque, 2006. Eric HERVIEU, Encyclopédisme et poétique, 2006. J.-F. GAUDEAUX, Sartre, l'aventure de l'engagement, 2006. Pasquine ALBERTINI, Sade et la république, 2006. Sabine AINOUX, Après l'utopie: qu'est-ce que vivre ensemble ?, 2006. Antonio GONZALEZ, Philosophie de la religion et théologie chez Xavier Zubiri, 2006. Miklos VETO, Philosophie et religion, 2006. Petre MARE~, Jean-Paul Sartre ou les chemins de l'existentialisme, 2006. Alfredo GOMEZ-MULLER (dir.), Sartre et la culture de l'autre,2006 Sommaire 1. RETOUR AUX SOURCES ET NOUVEAU DÉPART DE LA PENSÉE PLATONICIENNE 7 2. COMPARAISON SOMMAIRE DU MÉNON ET DU TH ÉÉ TÈ TE .. . .. . .. . .. . . .. . .. ... ... . .. ... ... .. . ... .. . . .. .. . .. . . .. ... ... ... 19 3. MÉNON: LE DOUBLEMENT DU CARRÉ 43 4. LES INCOMMENSURABLES 61 5. HÉRACLITE ET LA NON-SCIENCE 79 6. MÉMOIRE, SAVOIR, ENTENDEMENT 93 7. SCIENCE, OPINION VRAIE ET LOGOS................. III 8. LA VERTU 117 9. CONCLUSION... 125 BIBLIOGRAPHIE... 131 7 Retour aux sources pensée platonicienne. et nouveau départ de la Un critique antique (anonyme) I remarquait déjà que la liste des grandeurs incommensurables donnée dans le Théétète commence à -{3, {2, impliquée dans la démonstration du Ménon, étant omise. Il est vrai que cette grandeur, corrélative au théorème dit "de Pythagore", avait suscité chez Platon des réflexions qui se manifestent parfois de façon saugrenue, comme dans Le Politique (266 B). Au moins peut-on dire que le Théétète aboutit à la formulation claire de ce à quoi la recherche mathématique de l'époque, avec Archytas, Eudoxe, Théodore, Théétète et Platon, avait cherché une assise théorique. En revanche, le Ménon, malgré le problème posé au début du Dialogue ("Qu'est-ce que la vertu ?"), met au centre du débat la notion d' épistémê (È1tlO"TT]!.H\) sans en établir la définition: le Théétète, cependant, refuse de voir dans È1tlO"TT]!ly] une notio communis (148 C). Les deux Dialogues sont donc unis par un lien aussi fort que, dans le Protagoras, la dépendance réciproque de la vertu (politique) et de la SCIence. Kenneth Dorter écrit: «The Theaetetus... recalls the Meno at almost every turn» 2. F. M. Cornford 3 note en passant des correspondances entre les deux œuvres. Elles incitent à la réflexion, mais il convient au préalable de les situer à grands traits dans l'ensemble de l'œuvre de Platon. Les Dialogues de la maturité développent quelques grands thèmes: les Idées (séparées, paradigmatiques, sources de valeur; la "mémoire métaphysique" ou I cf. H. Diels et W. Schubart, op. eit. 1 K. Dorter, op. cit., p. 71. 3 F. M. Comford, op. cit. 8 réminiscence; l'immortalité de l'âme). Selon D. Ross 4, tous ces Dialogues sont postérieurs au premier voyage de Platon en Sicile (388). Ross pense toutefois que le Ménon est antérieur à ce voyage, et ce, en dépit de quelques traits pythagorisants qu'on a voulu y trouver. Le Ménon comporte bien quelques maladresses (certains ont voulu y voir le témoignage de la première réaction de Platon contre les préoccupations jusque-là purement éthiques de Socrate.) Il est vrai qu'on classe en général avant le Ménon des Dialogues moins profonds peut-être, mais plus brillants. Ross admet la présence de la théorie des Idées dans le Ménon, mais constate que ces Idées ne font pas partie du dévoilement de la réminiscence. Peut-être pourrait-on penser, plutôt, que "réminiscence" et Idées s'accordent mutuellement dans le Ménon un statut métaphysique sans le mériter encore. Qu'en est-il du vocabulaire des Idées? Elôoç apparaît 4 fois dans le Ménon, en 72 C-D-E pour désigner un caractère commun à plusieurs individus. Seule une combinatoire plus étendue pourrait faire d'Elôoç, dans ce cas, une "espèce", mais en 80 A5 le mot désigne l'aspect extérieur opposé à toutes les autres qualités (il est vrai que le "look" des sensibles est d'abord, pour Platon comme pour les prisonniers de la Caverne, une silhouette) ; oùma employé une fois signale, en revanche, que dans ce contexte "linéaire" on se préoccupe de quelque chose de vraiment "essentiel" (~Ûl't'tÉÇ 1œpi oùcriaç 0 'ti 1[0't'Ècr!tv). Les 10 occurrences de ~6ptOv, qui ne désigne une partie que par référence à un tout, et surtout les 7 occurrences de oÀoç peuvent faire penser aux incitations dialectiques qui, dans le Théétète amènent le lecteur 4 D. Ross, op. cit. 9 jusqu'au seuil des Idées: oÀov y est opposé à 1tàv comme totalité constituée d'un coup et non par addition de ses parties (cf. Théétète 204 A7 sq.). Il Y a dans la distribution de ces mots la manifestation d'une logique rigoureuse caractéristique de Socrate. Une telle exactitude, une telle pénétration dans le choix des mots n'oriente pas vraiment vers la théorie des Idées, encore que l'emploi d'oÀov soit troublant. À tout prendre, c'est peut-être l'invention (improvisée ?) de la réminiscence qui amènera Socrate à constituer ces éléments du vocabulaire logique en réalités séparées des sensibles, indépendantes ontologiquement les unes des autres mais encore liées, dans le Ménon et sous le couvert du mythe, au seul élément qui pût leur accorder ce statut précaire et provisoire, le langage. À vrai dire, et pour employer un mot qu'on a coutume de réserver aux philosophies modernes dont le point de départ est le sujet lui-même, pour ne pas dire au seul kantisme, à la partie du Ménon qui commence avec la réminiscence, il manque une vraie "assise transcendantale" (ce vide sera comblé dans le Phédon puis dans les mythes eschatologiques de La République et du Phèdre). La dialectique ne se réduit pas, dans le Ménon, à l'ËÀ£'Yxoç, qui porte toujours la marque de Socrate: elle connaît aussi le raisonnement "par hypothèse" qui permet d'assurer le progrès du logos par la confirmation d'une "hypothèse" ou d'éviter l'erreur par son infirmation, mais il s'agit d'hypothèses axiomatiques, qui ne quittent leur masque qu'en mathématique, alors que, dans son dialogue avec le petit esclave, Socrate prétend démontrer l'apriorité de toute la connaissance et la transcendance de son objet. C'est dans le Phédon et Le Banquet que Socrate mettra en jeu pleinement toute la dialectique, à laquelle il joindra (La République VI-VII) la diérèse, qui deviendra prédominante dans les derniers Dialogues. Cette nouvelle 10 étape théorique de la dialectique est énoncée dans le Phèdre (265 C sq.), que la plupart des éditeurs situent à la fin des Dialogues de la maturité 5. Les mêmes (par exemple Raeder, Ritter, Ross, v. Wilamowitz...) placent le Théétète, seul ou à proximité du Parménide, juste après le Phèdre. La datation de l'ouvrage en rapport avec la Guerre de Corinthe, le situe en 369, soit vingt ans après le Ménon. Jean Laborderie 6, en dépit de la chronologie (il admet pour le Théétète la possibilité d'une date de composition postérieure à 369) classe ce dialogue parmi les œuvres de la maturité, mais reconnaît qu'il en annonce la fin: après lui, il n'y aura plus de vrais dialogues, la forme diégématique aura disparu, l'eÀsyxoç ne sera plus seulement un instrument de réfutation, mais amènera à des conclusions neuves et positives. Cependant c'est, selon Laborderie, l'éloge de la maïeutique, qui est au centre de l'ouvrage, qui, par son ampleur et son "lyrisme", interdit de classer le Théétète parmi les œuvres "de vieillesse". Or, c'est une tout autre lecture que nous ferions de ce passage, que nous rapprocherions volontiers de l'exposé des pédagogies réfutatives, fait avec une modération toute scientifique dans Le Sophiste (230 B sq.). "L'étonnement philosophique" de Théétète (155 C-D) comparé à la paralysie de Ménon (Mén. 79 E-80 B) révèle moins une parenté entre les deux œuvres qu'une révision subtile du personnage de Socrate, devenu plus modeste, aux deux sens du mot: aussi bien avoue-t-il, dans le passage du Théétète concernant son art maïeutique, que, pour important qu'il soit, son rôle consiste seulement à interrompre les grossesses mal venues. On croit faussement qu'il ne provoque dans les esprits que perplexité (149 A) : en fait, 5 cf. R. Simeterre, op. eit. 6 1. Laborderie, op. eit., pp. 4-9. Il il adresse à de bons maîtres les esprits en travail ou, si les promesses ne sont pas bonnes, les fait avorter. Dans le Théétète, les réfutations de Socrate aboutissent à des conclusions positives (le Théétète n'est pas aporétique), mais Socrate a renoncé à se prévaloir de connaissances à lui révélées (comme dans le Ménon) ; son art maïeutique a, selon certains, remplacé la réminiscence. Quant au fonctionnement de l'ËÀ.qxoç;, c'est encore dans la partie mathématique du Ménon qu'il apparaît avec le plus d'efficacité - et de brutalité -. Nous reviendrons sur ce point. K. M. Sayre voit dans le Philèbe l'achèvement de la théorie platonicienne du savoir, ce à quoi Platon tenait le plus (cf. Aristote, Métaph., 1078 B 15-16), le Théétète, Le Sophiste et le Timée constituant les étapes de la liquidation de l'épistémologie du Phédon et de La République. Le Théétète ne fait pas explicitement mention des Idées, mais c'est parce qu'il est consacré au sensible et à l'erreur. Avec un autre éclairage, mais issues de la même dialectique, les "espèces" du Politique sont bien proches des Idées. Quant au cinq définitions de la science qui terminent le Théétète, elles utilisent l'outil dialectique dit "des hypothèses", défini sinon inauguré dans La République. Que voit-on si on se réfère aux indications données par Platon? Le début du Politique se réfère rétrospectivement au Sophiste, le début du Sophiste au Théétète et le Théétète au Parménide. Le Théétète se trouve ainsi incorporé aux Dialogues dits "de la vieillesse", C'est pourquoi Dorter a étudié à part le Parménide, le Théétète, Le Sophiste et Le Politique sous le titre: "Dialogues éléatiques". Dorter reconnaît que le Théétète serait plutôt "mégarique", 12 comme sont de Mégare Euclide et Terpsion (142 A-C) et on voit l'influence, attestée par Aristote, de l'École de Mégare sur l'argument développé en 204 sq., mais le même débat figure aussi dans le Parménide. Dorter fait néanmoins valoir que, dans le Théétète, c'est la philosophie de Parménide qui est considérée comme la seule alternative à la philosophie du devenir que Théétète défend sans succès. Quoi qu'il en soit, le Théétète apparaît solidement intégré à l'ensemble des œuvres de l'avant-dernier stade de la pensée de Platon - si on admet que le Philèbe en est l'expression ultime (c'est la thèse que défend Sayre et elle nous paraît recevable.) Pourquoi, dès lors, tant de ressemblances entre le premier Dialogue dans lequel Socrate-Platon abandonne les apories pour esquisser une doctrine (le Ménon) et l'un des deux Dialogues qui présentent, s'affrontant, la philosophie de l'Un et celle de la multiplicité et du mobilisme universel (le Théétète) ? Pour plus de clarté, énumérons d'abord les ressemblances les plus significatives qu'on a pu déceler entre le Ménon et le Théétète. 1. Ménon 77 A-B (Socrate à Ménon) : «Cesse de faire plusieurs choses d'une seule, comme on ne manque pas de le dire par plaisanterie de ceux qui brisent un objet» / Théétète 146 D (Socrate à Théétète) : «On te demande un, tu donnes plusieurs; simple, tu donnes panaché ». Les deux formules, familières, rappellent le problème central de la recherche platonicienne: ne pas briser l'Un malgré la multiplicité des objets sensibles. "Ménon" c'est ce qui reste. 7 7 Un des sens possibles de "MÉVffiY". 13 2. Ménon 75 B (Socrate): «J'appelle figure la seule chose qui accompagne toujours la couleur» 8 I Théétète 147 C (Socrate): «La question de la boue... avait une réponse simple: dire que la boue est de la terre délayée par l'eau, et ne point se soucier de qui l'emploie ». Cette dernière phrase a une grande portée dialectique: la O"uvayroyi) doit précéder l'a'(pEatç ou la connaissance de l'objet doit précéder sa dénomination (147 B). Mais la rencontre des deux textes suggère une autre problématique: dans le Ménon Platon semble ne pouvoir définir la forme (la figure) que par la matière (la peinture). Il y a là comme une tentation aristotélicienne, un substantialisme qui ne sera écarté, à notre avis, que dans Le Sophiste. L'injonction de Parménide, quoique liée à un autre contexte (Parm., 130 C) reste valable: la boue, informe, doit faire partie des Formes. Platon trouvera une solution de compromis en faisant de la matière le réceptacle des Formes. Dans cette rencontre entre Ménon et Théétète, comme dans la précédente, on aperçoit quelques constantes sous-jacentes de la réflexion platonicienne: où se manifesteraient-elles mieux que dans la rencontre du premier vrai dialogue philosophique et de celui qui, après la leçon de Parménide, ouvrira l'ère de la mise en forme des pensées jusque là "censurées" ou immatures? 3. Ménon 76 D-E : Socrate vient de proposer à Ménon une théorie de la couleur: un flux de particules proportionné à la vue et sensible; Ménon acquiesce, et Socrate ironise: «Ma définition a je ne sais quoi de tragique qui fait que tu la préfères... » I Théétète 179 E 8 On peut toutefois objecter que la couleur est une peau sans épaisseur, de même que le contour d'un solide (76 A) n'est rien de sensible, et permet d'imaginer la ligne abstraite. 14 (Socrate) : «Argumenter avec les héraclitiens... n'est pas plus possible qu'avec gens que le taon affole. Sans mentir, le mouvement que prêchent leurs livres les emporte ». Les deux textes s'éclairent l'un par l'autre: la formule employée par Socrate, si on se réfère au Cratyle (408) comme au Théétète, peut rappeler, si l'on se fie aux données des doxographes, les extravagances ostentatoires de Cratyle (dont Platon fut peut-être l'élève) et d'Héraclite. Délivré de l'hypothèque mobiliste, Platon reprendra dans le Timée la théorie de la vision esquissée par Socrate. 9 4. Ménon 79 E-80 B: Ménon compare Socrate à la torpille marine, qui engourdit ceux qui la touchent, et, pour finir, traite Socrate de sorcier (yoYJç)10 / Théétète 149 A: Théétète avoue, au cours de la discussion, être saisi d'un étonnement vertigineux (155 C). Socrate avoue qu'on l'accuse généralement de ne créer dans les esprits que perplexité (149 A), mais il ajoute que l'étonnement est le père de la philosophie (155 D). Ce qui est ici remarquable, c'est que Socrate se désolidarise de la victime de ses réfutations. Le célèbre développement sur la maïeutique restreint donc, on l'a vu plus haut, la 9 Timée 67 E. Platon répond, dit-il, dans le style de Gorgias (76 C), peut-être par une allusion ironique au double sens de <JXi'ilw: figure et trope; cf. R. Brague, op. cit., p. 144. R. Brague (p. 115 sq.) s'inspire de R. G. Hoerber (Plato's Meno, Phronesis, 5, 1960, pp. 78-102) : pour établir un parallèle entre le Ménon et le Théétète à propos du pouvoir magique "de la dialectique". La question du délire -plutôt des délires- (Phèdre 265 A sq.) chez Platon est complexe. Mais il nous semble que, derrières les formules courtoises et poétiques, apparaît un Socrate très "positif' (autant que dans l'exposé sur la pédagogie réfutative du Sophiste). 10 Socrate reconnaît qu'il a été engourdi lui-même par la difficulté du sujet traité. 15 personnalité de Socrate et a chance d'être son portrait historique. 5. Ménon 80 D (Ménon): «Comment vas-tu t'y prendre, Socrate, pour chercher une chose dont tu ne sais absolument pas ce qu'elle est? ». Ce passage célèbre (le "paradoxe du Ménon") provoque une bévue de Socrate: sa réponse en effet consiste à suggérer que le langage est un maître suffisant puisqu'il a été appris au cours de multiples existences. Le mythe de la palingénésie, ici, n'explique rien. Platon ne cessera, par petites touches, de le nuancer, jusqu'à l'apparition des Idées. On a cependant un aperçu de la façon dont Socrate répond, après plusieurs années, à l'objection de Ménon (80 D). Il s'autorise de l'emploi commun et apparemment facile, du verbe "È1ttcrTa/lat"qui lui permet, déc1are-t-il, de partir à la recherche du sens "d'È1tlcr'trn,t:rl":"savoir, c'est avoir la science" : réponse faussement "facile", en fait d'une vérité éblouissante, car "l'avoir", donnée commune, est un premier pas vers l'être, qui génère l'erreur (197 A sq.) chez celui qui cherche et qui va se reprendre, mais qui précipite dans l'ignorance et le mal celui qui poursuit l'avoir, fugace et trompeur. C'est ainsi qu'après le demiéchec du Théétète Le Sophiste se situera de plain-pied dans le royaume de l'Être. 6. Ménon 81 D I Théétète 148 D, 151 D-E, 157 D, 166 A-B, 187 D: le courage est indispensable pour l'acquisition de la science. Pris au sens moderne des termes, ce parallèle n'aurait pas mérité d'être signalé. Mais le courage apparaît dans les deux cas comme inséparable, en tant que qualité de l'âme, ontologiquement, de la science (de l'Être). Pour Platon, la science est un rêve, elle sommeille en nous et on ne sait quelle inertie la maintient en quelque sorte, prostrée. Or le mythe du Politique nous semble suggérer que l'inertie est bien proche du mal, dans 16 ce dualisme adouci qui est celui de Platon. Aller vers le haut, c'est ce que Socrate conseille à Théodore... 7. Ménon 82 A-85 B / Théétète 147 B-148 E: il est superflu de rappeler que l'importance des développements mathématiques est, d'emblée, ce qui rapproche le plus nettement le Ménon et le Théétète. Mais peut-être faut-il souligner que l'un et l'autre Dialogues concernent, indirectement dans le cas du Ménon, ouvertement et avec un langage mathématique nouveau dans le cas du Théétète, le problème des quantités irrationnelles et en particulier des incommensurables. 8. Ménon 97 A sq. / Théétète 187 B sq. : l'opposition, dans les deux Dialogues, de l'È1tta'tij~ll (au sens de "science" ou de "savoir") et de la ù6~a (au sens "d'opinion" -plus ou moins fondée-) ou de "jugement" manifestant la nécessaire, mais dangereuse autonomie de l'âme, est une source de richesse dianoétique que les classements de La République ne permettaient pas: recherche un peu erratique dans le Ménon, polysémie calculée dans le Théétète alimentent le mouvement interne des deux œuvres. 9. Ménon 94 E / Théétète 210 D: aux menaces d'Anytos correspond, à la fin du Théétète, la mention de l'accusation intentée par Mélétos. Celle-ci semble mal placée, séparée qu'elle est de la célèbre comparaison entre le philosophe et les "sages de ce monde" : en fait, Platon a voulu, comme pour le Gorgias, que l'œuvre se terminât par le rappel de la plus grande injustice qu'il ait connue, la condamnation de Socrate. Dans le Ménon aussi ce rappel conclut, sinon le Dialogue, du moins l'échange dialectique. Dans le Théétète, la longue comparaison entre le philosophe et les "sages de ce monde" (172 E-176 A) est destinée à encadrer, avec l'exposé solennel concernant la maïeutique et les propos 17 "dualistes", un Socrate dont le Théétète contient le portrait complet et achevé au moment où Socrate va sortir de l'œuvre. Déjà, il s'est dédoublé Il. 10. Ménon 97 A sq. / Théétète 187 B sq. : Ie Théétète donne un fondement épistémologique au rapport science / opinion (vraie), qui n'avait donné lieu, ni dans le Gorgias, ni dans les œuvres suivantes, à une justification théorique. 11. Ménon 75 B-C et passim / Théétète 143 E-144 B : Jacob Klein 12 et Rémi Brague 13 ont bien étudié le personnage de Ménon. Il est jeune, beau, entêté (6 Mévrov), insolent, tyrannique, peu enclin à l'étude... En face de lui, Théétète, jeune, laid (camus), héroïque, savant, porté aux études "avec une douceur abondante, avec cette effusion silencieuse de l'huile qui s'épanche". Cet admirable portrait est évidemment, avant tout, le portrait de Socrate. Que Platon ait voulu donner, dans le Théétète, un portrait complet de son maître qu'il va faire sortir de son œuvre, c'est une évidence. Le choix de Théétète pour participer à ce débat sur la science s'expliquerait-il par cette seule raison? 14 Socrate précise que la science a besoin d'esprits supérieurs (148 C), ajoute que Théétète "suit merveilleusement" l'argumentation (185 D). Mieux: il prouve par sa compétence même que la science n'est pas, comme le veut Protagoras, chose individuelle. Socrate le met à l'épreuve « Prends comme modèle », conseille-t-il à Ménon, «ta réponse au sujet des puissances, et, de même que tu as su comprendre leur pluralité sous l'unité d'une forme, efforce-toi d'appliquer à la pluralité des sciences, une définition unique» (148 D). Il cf. A. Diès, Op. cit., p. 125. 12 J. Klein, op. cit., passim. 13 R. Brague, op. cit., p. 215 sq. 14 Il est vrai que Socrate a éludé la définition de la science (ou du savoir) dans le Ménon : il a donc besoin d'un savant en titre. 19 Comparaison Théétète. sommaire du Ménon et du Les deux œuvres commencent, selon la tradition socratique illustrée par les premiers Dialogues, par un essai de définition: définition de la vertu dans le Ménon (71 D), de l' épistémé dans Ie Théétète (148 D). Ces deux essais s'aident de courts 1tapaodYJlœra, sans que le mot soit d'ailleurs prononcé: c'est la figure et la couleur dans le Ménon, le rapport entre trois nombres d'osselets dans le Théétète (154 C). Par-là, déjà, les deux œuvres sont comparables et Auguste Diès les rapproche tout naturellement dans son édition du Politique (pp. XLIXLII). Mais, au sein du même schéma, elles se rapprochent. .. en s'opposant. La définition de la vertu s'épuise dans un éparpillement de vertus. Théétète encourt, pour la même raison, les reproches de Socrate. Mais ce genre d'erreur cesse avec le Théétète. Après, peut-être, un dernier regard sur le Ménon, Socrate encadre désormais les essais définitionnels par les deux exercices dialectiques rigoureux du "rassemblement" et de la "diérèse" - de la diérèse surtout, qui échappe aux erreurs toujours possibles de l'induction et permet à Platon de préciser le sens des mots de la langue commune et même, parfois, de devenir le législateur du langage en créant des mots adaptés au logos en cours. Toutefois, les deux Dialogues sont dits "aporétiques", mais, s'ils le sont c'est de façon différente: le Théétète échoue par ce qu'il y est question des sensibles et que les sensibles ne sont pas l'objet de l'épistémé. En revanche, à la question de Ménon « La vertu peut-elle s'enseigner? », Socrate ne répond qu'en se mettant à l'abri 20 de son inscience, puis, après une joute où Ménon ne peut tenir son rôle, feint de trouver un "point fixe": «Il est évident pour tout le monde que ce qui s'enseigne, c'est uniquement la science », si bien que le Ménon et le Théétète finissent par traiter le même sujet. Si Socrate a dès le début, chez Platon, une idée assez nette de ce qu'est l'épistémê, il hésite sur la définition de la vertu et sur son statut épistémologique, d'autant plus qu'il s'intéresse surtout à la vertu considérée comme aptitude à l'exercice du pouvoir politique. Le Protagoras témoigne de cette préoccupation qui finira par mener Socrate à la mort. Le Ménon, malgré ses improvisations et ses approximations, offfe des similitudes avec La République, où Socrate semble exposer quelques certitudes. Les trois étapes de l'ouvrage sont les mêmes que celles du Ménon, telles que les a dégagées (avec des arguments empruntés à un enseignement ésotérique -selon Brague 15_de Platon) : dialectique, géométrie, politique. C'est là d'ailleurs une démarche caractéristique du platonisme socratique. La République, pour prendre l'exemple le plus net et le plus célèbre, commence par une joute qui oppose Socrate à Thrasymaque: Socrate triomphe, mais se voit contraint à analyser de plus près les "mécanismes" de l'âme, ce qui aboutit aux développements pédagogiques et épistémologiques 16 qui président à la formation des gardiens de la cité. Tout naturellement, la politique prolonge la "psychologie" et finit par s'imposer seule, 15 R. Brague, op. cit., p. 61 sq. 16 On remarquera que Platon ne donne pas, dans La République, une définition de l'épistémê. IlIa frôle en 525 D et 526 A: «La science des nombres donne à l'âme un puissant élan vers la région supérieure. Elle oblige l'âme à se servir de la pure intelligence (VOJ1O'El)pour atteindre la vérité (aÀ.!'JeEHXv). » Il ne s'exprimera nettement que dans Le Sophiste, préparé par le Théétète. plus