Quartett d`Heiner Müller, une réécriture des Liaisons dangereuses

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Quartett d’Heiner Müller, une réécriture des Liaisons dangereuses de C. de Laclos :
La substitution, entre destruction et réappropriation
Marion Boudier
ÉNS, Université Lumières, Lyon 2
L’œuvre du dramaturge est-allemand Heiner Müller (1929-1996) ressemble à un « vaste
chantier de formes1 », c’est un libre espace d’expérimentation de la forme dramatique, de
traduction et d’adaptation, de construction et de destruction théâtrales, où le monde contemporain
se reflète en se difractant. En référence à Andy Warhol, H. Müller a lui-même employé le terme
de factory pour évoquer, par exemple, son travail d’adaptation de l’œuvre de Shakespeare, et
considérait les grands textes littéraires comme des réserves de matériaux, des « machines »
auxquelles on peut toujours « raccorder de nouvelles machines2 ». Adepte du bricolage, du
rapiéçage de fragments, de l’hybridité générique et du texte-matériau, H. Müller pratique
effectivement le détournement et la transgression, dynamitant la tradition théâtrale illusionniste
comme les idées reçues. La substitution, commutation ou remplacement qui permet « nombre
d’effets en poésie, par le jeu des images, des ambiguïtés et des équivalences » ainsi que « le
renouvellement des clichés3 », se trouve, en conséquence, au centre de cette expérimentation tant
esthétique qu’idéologique.
Ecrite en 1981 d’après Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos (1782), Quartett
occupe une place singulière dans cette factory. Elle fut la pièce la plus jouée de H. Müller en
République fédérale et pourtant la plus mal comprise, selon les déclarations de son auteur, qui
aimait brouiller les pistes et revendiquait la destruction comme l’impulsion fondamentale de son
processus d’écriture4. La substitution participe de cette impulsion destructrice et permet en même
temps de la nuancer. Elle est au centre du processus de réécriture du roman de Laclos par H.
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Müller selon différentes modalités, qui agissent tant au niveau de la structure du texte que de la
construction des personnages et de la représentation théâtrale.
Quartett ou l’apparent désaccord
Dès les années cinquante, H. Müller s’est intéressé à la forme particulière de substitution
qu’est la réécriture. Gérard Genette, dans Palimpsestes5, définit la réécriture comme
hypertextualité, relation unissant un texte B, hypertexte, à un texte antérieur A, hypotexte, d’une
manière qui n’est pas celle du commentaire, mais qui relève de la transformation ou de
l’imitation : « dire la même chose autrement/ dire autre chose semblablement6 », conclut-il à
partir du travail de Virgile (Enéide) et Joyce (Ulysse) sur L’Odyssée. G. Genette analyse ensuite
la réécriture sous l’angle de la transposition, transformation quantitative et transposition formelle
(chap. XL et suiv.). Quartett d’après Laclos7 qui ne retient des Liaisons dangereuses qu’un
squelette relèverait ainsi de la « réduction », ou condensation, et de la « transmodalisation »,
transformation du mode de représentation de l’hypotexte, passage du narratif au dramatique dans
ce cas. Mais, si cette dernière entreprise de dramatisation ne fait pas de doute, les expressions
condenser, réduire, « dire la même chose autrement » ou « dire autre chose semblablement » sont
beaucoup plus problématiques en regard de la pièce de H. Müller. En effet, comme l’a souligné J-
F. Peyret :
Ce Quartett déconcerte et fait fausse note dans le concert des adaptations ou transpositions
dramatiques qui ont d’abord pour principe minimal un certain respect de l’œuvre d’origine
Müller en use autrement Il commence par détraquer complètement le roman. Il fait exactement ce
que le roman demande qu’on ne fasse pas pour qu’il existe. Autrement dit, Müller commence par la
trahison8.
Quartett ressemble effectivement plus à une mise en pièces du roman qu’à une adaptation,
contrairement, par exemple, au travail réalisé la même année par Rudolf Fleck9, qui transposait
en seize tableaux les principales actions du roman dans un montage alterné de lettres et de
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dialogues entre les personnages, tous présents sur scène, en costumes d’époque. Les Liaisons
dangereuses deviennent dans Quartett une bestiale guerre des sexes opposant la marquise de
Merteuil et le vicomte de Valmont, en l’absence des autres protagonistes du roman, dont les cent
soixante quinze lettres sont réduites à dix-huit pages. La marquise et le vicomte jouent tantôt leur
propre rôle tantôt celui de l’autre ainsi que ceux de Cécile de Volanges et de la Présidente de
Tourvel, leurs victimes. Ils forment ainsi à deux le quatuor désigné par le titre, qui en plus de la
référence musicale, évoque la partie carrée, la réversibilité des couples, des échanges sexuels et
de relations de pouvoir. H. Müller avouait n’avoir « jamais lu en entier10 » le roman de Laclos et
semble, en effet, ne se souvenir que de la préface d’Heinrich Mann, dans la traduction allemande.
On y lit que « l’amour est un moyen de dominer les autres et d’assurer sa suprématie sociale »,
et il y est sous-entendu que la marquise n’a pas pardonné à Valmont leur séparation11.
Quartett détonne également parmi les autres réécritures pratiquées par H. Müller dans sa
factory. Cette démarche intertextuelle, identifiable dans certains titres de ses pièces (Hamlet-
machine 1977, Médée Matériau 1982), est à l’origine de plusieurs oeuvres qui précèdent
Quartett. Le Briseur de salaire (Der Lohndrücker, 1957) est, par exemple, écrit à partir de textes
d’Eduard Claudius, de Karl Grüber et de Bertolt Brecht portant sur le « héros du travail » de
l’année 1950 en RDA : Hans Garbe (le personnage qui en est inspiré se nomme Balke). Ciment
(1972) est une adaptation scénique du roman du russe Gladkov (1925) et La Mission (1979) est
écrite d’après une nouvelle d’Anna Seghers12. D’un point de vue formel, H. Müller a procédé
pour ces œuvres à une dramatisation et à une théâtralisation : d’une part, il a mis le texte original
en dialogues, créé une action et une tension dramatiques, et, d’autre part, il a inscrit dans le texte
des éléments nécessaires à son passage à la scène et à son incarnation l’aide de didascalies
notamment). Dans certains cas, il a utilisé les procédés du collage et du montage afin de réaliser
une forme de pulvérisation des personnages et du conflit originel. Du point de vue des contenus,
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les transformations opérées visent toujours à actualiser les hypotextes, dans la perspective d’un
théâtre qui dénonce la situation politique de la RDA, les erreurs et la « pétrification » de
l’Histoire. Le « pourri » du royaume du Danemark de la pièce de Shakespeare devient, par
exemple, dans Hamlet-machine, une métaphore de la situation des pays socialistes au lendemain
du rapport Khrouchtchev, et ce texte témoigne du désir d’H. Müller de faire un théâtre engagé
tout en disant « adieu à la pièce didactique » brechtienne13. Dans cette démarche d’écriture,
Quartett occupe une place singulière, dans la mesure où, proche en ce point de la faible
contextualisation historico-politique de son hypotexte, elle semble tourner le dos à l’Histoire
(avec majuscule) pour s’intéresser à la petite histoire des relations amoureuses. La rencontre des
libertins a lieu « dans un salon d’avant la Révolution française » ou « dans un bunker d’après la
troisième guerre mondiale » selon la première didascalie du texte, c’est-à-dire dans un lieu en
retrait, avant ou après l’événement historique, mais en aucun cas dans son mouvement et son
actualité. Les personnages de H. Müller se retrouvent dans un lieu isolé, à la manière des quatre
libertins des Cent vingt journées de Sade, retirés dans un château au fond de la Forêt noire. Au
premier abord, Quartett semble donc à la fois être mal accordée à l’ensemble de l’œuvre d’H.
Müller et faire fausse note dans sa relation à son hypotexte. En réalité, par un habile jeu de miroir
et de compensation, les différentes substitutions dont cette pièce est le produit tissent un singulier
équilibre entre trahison, fidélité et réappropriation.
Fatale rencontre : la substitution de la présence à la distance
Pour explorer et disséquer les relations qui unissent les deux libertins de Laclos, H. Müller
concentre l’intrigue autour de leur duo et construit sa pièce sur l’impossible du roman : la
rencontre de la marquise et du vicomte. En substituant la présence dramatique au système
dramaturgique du roman épistolaire, qui permet au libertin de construire dans chaque lettre, dans
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la distance, une image de lui-même, il fait éclater l’entente et déclenche une lutte à mort. Une fois
abolie la distance épistolaire nécessaire au jeu et à la construction raisonnée de soi, le vicomte de
Valmont et la marquise de Merteuil sont obligés d’affronter sans masque l’amour, la jalousie, le
désir et la haine de l’autre. Les codes libertins, sans cesse réactualisés dans la correspondance, ne
garantissent plus l’entente. Réunis, les deux roués ne peuvent littéralement « pas se voir » et ils
s’entredéchirent comme des bêtes féroces : « Quel ennui que la bestialité de notre conversation.
Chaque mot ouvre une blessure, chaque sourire dévoile une canine14. »
Le face à face, avant de mener ses adversaires à la mort, fait tomber la réserve et l’art de
l’allusion propre à la rhétorique libertine utilisée par Laclos dans son roman. Tout est calcul et
agression. La langue de H. Müller est crue, violente, imprégnée de références à Sade ou à
Bataille. La Marquise réduit l’amour à l’exploration de la « machine » corporelle et lie le plaisir à
la destruction. Elle prend comme une insulte que Valmont « grimp[e] la Tourvel comme une
vache15 ». Celui-ci refuse dans un premier temps de séduire Cécile de Volanges car elle ne
connaît que la « masturbation pieuse avec le crucifix16 » et aimerait « manger [les] excréments »
de la marquise17Au sujet de la nature et du plaisir de la destruction, elle s’exclame « ri[re] du
tourment des autres comme tout animal doué de raison18 » et cherche « sa victime
quotidienne19 », alors que Valmont affirme que « qui crée veut la destruction20 », semblant
répondre à une phrase de Bataille au sujet de Sade (L’Erotisme21) : « Le plaisir est proportionnel
à la destruction de la vie ». Cette violence, partie de l’éthique des libertins, correspond à ce qu’H.
Müller disait chercher dans son théâtre : « jeter des corps sur la scène en prise avec des idées.
Tant qu’il y a des idées, il y a des blessures. Les idées infligent des blessures aux corps22 ».
Quartett révèle le désir de meurtre, que cachaient le dispositif épistolaire et son dénouement
moral. Quartett nous donne ainsi directement à voir ce que la lettre CLIII des Liaisons
annonçait : en bas de cette lettre où Valmont a écrit « enfin le moment de la franchise est
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