Quartett d`Heiner Müller, une réécriture des Liaisons dangereuses

publicité
Quartett d’Heiner Müller, une réécriture des Liaisons dangereuses de C. de Laclos :
La substitution, entre destruction et réappropriation
Marion Boudier
ÉNS, Université Lumières, Lyon 2
L’œuvre du dramaturge est-allemand Heiner Müller (1929-1996) ressemble à un « vaste
chantier de formes1 », c’est un libre espace d’expérimentation de la forme dramatique, de
traduction et d’adaptation, de construction et de destruction théâtrales, où le monde contemporain
se reflète en se difractant. En référence à Andy Warhol, H. Müller a lui-même employé le terme
de factory pour évoquer, par exemple, son travail d’adaptation de l’œuvre de Shakespeare, et
considérait les grands textes littéraires comme des réserves de matériaux, des « machines »
auxquelles on peut toujours « raccorder de nouvelles machines2 ». Adepte du bricolage, du
rapiéçage de fragments, de l’hybridité générique et du texte-matériau, H. Müller pratique
effectivement le détournement et la transgression, dynamitant la tradition théâtrale illusionniste
comme les idées reçues. La substitution, commutation ou remplacement qui permet « nombre
d’effets en poésie, par le jeu des images, des ambiguïtés et des équivalences » ainsi que « le
renouvellement des clichés3 », se trouve, en conséquence, au centre de cette expérimentation tant
esthétique qu’idéologique.
Ecrite en 1981 d’après Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos (1782), Quartett
occupe une place singulière dans cette factory. Elle fut la pièce la plus jouée de H. Müller en
République fédérale et pourtant la plus mal comprise, selon les déclarations de son auteur, qui
aimait brouiller les pistes et revendiquait la destruction comme l’impulsion fondamentale de son
processus d’écriture4. La substitution participe de cette impulsion destructrice et permet en même
temps de la nuancer. Elle est au centre du processus de réécriture du roman de Laclos par H.
1
Müller selon différentes modalités, qui agissent tant au niveau de la structure du texte que de la
construction des personnages et de la représentation théâtrale.
Quartett ou l’apparent désaccord
Dès les années cinquante, H. Müller s’est intéressé à la forme particulière de substitution
qu’est la réécriture. Gérard Genette, dans Palimpsestes5, définit la réécriture comme
hypertextualité, relation unissant un texte B, hypertexte, à un texte antérieur A, hypotexte, d’une
manière qui n’est pas celle du commentaire, mais qui relève de la transformation ou de
l’imitation : « dire la même chose autrement/ dire autre chose semblablement 6 », conclut-il à
partir du travail de Virgile (Enéide) et Joyce (Ulysse) sur L’Odyssée. G. Genette analyse ensuite
la réécriture sous l’angle de la transposition, transformation quantitative et transposition formelle
(chap. XL et suiv.). Quartett d’après Laclos7 qui ne retient des Liaisons dangereuses qu’un
squelette relèverait ainsi de la « réduction », ou condensation, et de la « transmodalisation »,
transformation du mode de représentation de l’hypotexte, passage du narratif au dramatique dans
ce cas. Mais, si cette dernière entreprise de dramatisation ne fait pas de doute, les expressions
condenser, réduire, « dire la même chose autrement » ou « dire autre chose semblablement » sont
beaucoup plus problématiques en regard de la pièce de H. Müller. En effet, comme l’a souligné JF. Peyret :
Ce Quartett déconcerte et fait fausse note dans le concert des adaptations ou transpositions
dramatiques qui ont d’abord pour principe minimal un certain respect de l’œuvre d’origine …
Müller en use autrement … Il commence par détraquer complètement le roman. Il fait exactement ce
que le roman demande qu’on ne fasse pas pour qu’il existe. Autrement dit, Müller commence par la
trahison8.
Quartett ressemble effectivement plus à une mise en pièces du roman qu’à une adaptation,
contrairement, par exemple, au travail réalisé la même année par Rudolf Fleck 9, qui transposait
en seize tableaux les principales actions du roman dans un montage alterné de lettres et de
2
dialogues entre les personnages, tous présents sur scène, en costumes d’époque. Les Liaisons
dangereuses deviennent dans Quartett une bestiale guerre des sexes opposant la marquise de
Merteuil et le vicomte de Valmont, en l’absence des autres protagonistes du roman, dont les cent
soixante quinze lettres sont réduites à dix-huit pages. La marquise et le vicomte jouent tantôt leur
propre rôle tantôt celui de l’autre ainsi que ceux de Cécile de Volanges et de la Présidente de
Tourvel, leurs victimes. Ils forment ainsi à deux le quatuor désigné par le titre, qui en plus de la
référence musicale, évoque la partie carrée, la réversibilité des couples, des échanges sexuels et
de relations de pouvoir. H. Müller avouait n’avoir « jamais lu en entier10 » le roman de Laclos et
semble, en effet, ne se souvenir que de la préface d’Heinrich Mann, dans la traduction allemande.
On y lit que « l’amour est un moyen de dominer les autres et d’assurer sa suprématie sociale »,
et il y est sous-entendu que la marquise n’a pas pardonné à Valmont leur séparation11.
Quartett détonne également parmi les autres réécritures pratiquées par H. Müller dans sa
factory. Cette démarche intertextuelle, identifiable dans certains titres de ses pièces (Hamletmachine – 1977, Médée Matériau – 1982), est à l’origine de plusieurs oeuvres qui précèdent
Quartett. Le Briseur de salaire (Der Lohndrücker, 1957) est, par exemple, écrit à partir de textes
d’Eduard Claudius, de Karl Grüber et de Bertolt Brecht portant sur le « héros du travail » de
l’année 1950 en RDA : Hans Garbe (le personnage qui en est inspiré se nomme Balke). Ciment
(1972) est une adaptation scénique du roman du russe Gladkov (1925) et La Mission (1979) est
écrite d’après une nouvelle d’Anna Seghers12. D’un point de vue formel, H. Müller a procédé
pour ces œuvres à une dramatisation et à une théâtralisation : d’une part, il a mis le texte original
en dialogues, créé une action et une tension dramatiques, et, d’autre part, il a inscrit dans le texte
des éléments nécessaires à son passage à la scène et à son incarnation (à l’aide de didascalies
notamment). Dans certains cas, il a utilisé les procédés du collage et du montage afin de réaliser
une forme de pulvérisation des personnages et du conflit originel. Du point de vue des contenus,
3
les transformations opérées visent toujours à actualiser les hypotextes, dans la perspective d’un
théâtre qui dénonce la situation politique de la RDA, les erreurs et la « pétrification » de
l’Histoire. Le « pourri » du royaume du Danemark de la pièce de Shakespeare devient, par
exemple, dans Hamlet-machine, une métaphore de la situation des pays socialistes au lendemain
du rapport Khrouchtchev, et ce texte témoigne du désir d’H. Müller de faire un théâtre engagé
tout en disant « adieu à la pièce didactique » brechtienne13. Dans cette démarche d’écriture,
Quartett occupe une place singulière, dans la mesure où, proche en ce point de la faible
contextualisation historico-politique de son hypotexte, elle semble tourner le dos à l’Histoire
(avec majuscule) pour s’intéresser à la petite histoire des relations amoureuses. La rencontre des
libertins a lieu « dans un salon d’avant la Révolution française » ou « dans un bunker d’après la
troisième guerre mondiale » selon la première didascalie du texte, c’est-à-dire dans un lieu en
retrait, avant ou après l’événement historique, mais en aucun cas dans son mouvement et son
actualité. Les personnages de H. Müller se retrouvent dans un lieu isolé, à la manière des quatre
libertins des Cent vingt journées de Sade, retirés dans un château au fond de la Forêt noire. Au
premier abord, Quartett semble donc à la fois être mal accordée à l’ensemble de l’œuvre d’H.
Müller et faire fausse note dans sa relation à son hypotexte. En réalité, par un habile jeu de miroir
et de compensation, les différentes substitutions dont cette pièce est le produit tissent un singulier
équilibre entre trahison, fidélité et réappropriation.
Fatale rencontre : la substitution de la présence à la distance
Pour explorer et disséquer les relations qui unissent les deux libertins de Laclos, H. Müller
concentre l’intrigue autour de leur duo et construit sa pièce sur l’impossible du roman : la
rencontre de la marquise et du vicomte. En substituant la présence dramatique au système
dramaturgique du roman épistolaire, qui permet au libertin de construire dans chaque lettre, dans
4
la distance, une image de lui-même, il fait éclater l’entente et déclenche une lutte à mort. Une fois
abolie la distance épistolaire nécessaire au jeu et à la construction raisonnée de soi, le vicomte de
Valmont et la marquise de Merteuil sont obligés d’affronter sans masque l’amour, la jalousie, le
désir et la haine de l’autre. Les codes libertins, sans cesse réactualisés dans la correspondance, ne
garantissent plus l’entente. Réunis, les deux roués ne peuvent littéralement « pas se voir » et ils
s’entredéchirent comme des bêtes féroces : « Quel ennui que la bestialité de notre conversation.
Chaque mot ouvre une blessure, chaque sourire dévoile une canine14. »
Le face à face, avant de mener ses adversaires à la mort, fait tomber la réserve et l’art de
l’allusion propre à la rhétorique libertine utilisée par Laclos dans son roman. Tout est calcul et
agression. La langue de H. Müller est crue, violente, imprégnée de références à Sade ou à
Bataille. La Marquise réduit l’amour à l’exploration de la « machine » corporelle et lie le plaisir à
la destruction. Elle prend comme une insulte que Valmont « grimp[e] la Tourvel comme une
vache15 ». Celui-ci refuse dans un premier temps de séduire Cécile de Volanges car elle ne
connaît que la « masturbation pieuse avec le crucifix16 » et aimerait « manger [les] excréments »
de la marquise17… Au sujet de la nature et du plaisir de la destruction, elle s’exclame « ri[re] du
tourment des autres comme tout animal doué de raison18 » et cherche « sa victime
quotidienne19 », alors que Valmont affirme que « qui crée veut la destruction20 », semblant
répondre à une phrase de Bataille au sujet de Sade (L’Erotisme21) : « Le plaisir est proportionnel
à la destruction de la vie ». Cette violence, partie de l’éthique des libertins, correspond à ce qu’H.
Müller disait chercher dans son théâtre : « jeter des corps sur la scène en prise avec des idées.
Tant qu’il y a des idées, il y a des blessures. Les idées infligent des blessures aux corps22 ».
Quartett révèle le désir de meurtre, que cachaient le dispositif épistolaire et son dénouement
moral. Quartett nous donne ainsi directement à voir ce que la lettre CLIII des Liaisons
annonçait : en bas de cette lettre où Valmont a écrit « enfin le moment de la franchise est
5
arrivé », Merteuil lui répond « Hé bien ! la guerre23. » On peut lire la pièce comme la vengeance
de la marquise de Merteuil, qui sort de l’ombre du roman pour mettre à mort son complice avec
un verre de vin empoisonné. Elle punit ainsi celui qu’elle a aimé, malgré elle, celui qui a trahi ce
passé ainsi que les codes libertins en tombant lui-même amoureux d’une autre, la Présidente de
Tourvel. Pour les libertins, l’amour est dépossession de soi, perte de la maîtrise ; qui aime trahit
le code et mérite pour cela la mort. Le paradoxe, c’est qu’en empoisonnant Valmont, la marquise
de Merteuil avoue également la permanence de son propre amour tout en rendant un retour de
l’idylle impossible : « Vous n’enflammerez plus mon cœur. Pas une seconde fois. Plus jamais24. »
Le meurtre imaginé par H. Müller fonctionne donc comme une réponse radicale aux doutes de la
lettre CXXXI des Liaisons dangereuses : « Dans le temps où nous nous aimions, car je crois que
c’était de l’amour, j’étais heureuse ; et vous, Vicomte ! … Mais pourquoi s’occuper encore d’un
bonheur qui ne peut revenir ? … et puis, comment vous fixer25 ? » La mise à mort est l’ultime
fixation, en même temps que fidélité au refus de l’amour inscrit dans l’éthique libertine.
Pas question pour H. Müller d’esthétiser la barbarie ou la bestialité du comportement des
roués, car selon lui est « objet de l’art ce que la conscience ne supporte plus26 ». En cela, il est
peut-être plus fidèle qu’il ne paraît à Laclos, qui écrivait contre le Rousseau moraliste et
sentimentale de la Nouvelle Héloïse :
L’art a des racines sanglantes et en a besoin. L’accord avec l’horreur, avec la terreur, fait partie de la
description. C’est le cas pour Les Liaisons dangereuses. Laclos se présentait toujours comme un
moraliste qui décrit tous ces abîmes pour mettre en garde l’humanité. Mais ce n’était que l’attitude
morale d’un auteur passionnément intéressé par les côtés sombres de l’âme. Chez Sade, c’était la
même chose […]27.
De l’épure à la surdétermination : condensations et déplacements
En plus de faire voler en éclats la structure des Liaisons dangereuses dont elle donne une
épure centrée autour du combat de ses deux principaux protagonistes, la réécriture de H. Müller
6
intervient au niveau de la construction des personnages et de leurs actes. Ces modifications
reposent sur des substitutions, condensations métaphoriques et déplacements métonymiques, qui
démasquent et exaltent les non-dits du roman.
Comme le fait C. Klein, on peut ici lier analyse littéraire et psychanalyse, en convoquant
notamment Freud, qui a montré, dans L’Interprétation des rêves, que la condensation fonctionne,
comme la métaphore, par superposition, fusion, ou substitution d’un sens latent à un sens
manifeste. H. Müller emploie cette dernière forme de condensation en faisant du marquis un
véritable meurtrier : son Valmont tue Cécile de Volanges après l’avoir séduite, alors que le roman
n’évoque qu’une disparition symbolique. Remède à l’ennui, la séduction est chez Laclos à
l’origine de morts sociales (honte d’être cocu, retraite au couvent). H. Müller leur substitue le
passage à l’acte. Il exprime ainsi la pulsion de meurtre présente à l’état latent dans la séduction
libertine, qui cherche l’exclusivité de la prise. Dans Quartett, « la vie va plus vite quand la mort
devient spectacle28 ». Valmont tue, ou joue à tuer, puis donne sa propre agonie en spectacle à la
marquise, son bourreau :
Vous n’avez pas besoin de me dire, Marquise, que le vin était empoisonné. Je voudrais pouvoir assister
à votre mort comme j’assiste maintenant à la mienne. D’ailleurs je me plais encore à moi-même. La
masturbation continue avec les vers. J’espère que mon jeu ne vous a pas ennuyé.
Selon le même procédé de substitution d’un sens latent à un sens manifeste, H. Müller fait
tenir le rôle de Valmont par Merteuil lors du jeu de séduction de la présidente de Tourvel afin de
révéler une forme de virilité chez la marquise. Dans le roman, la marquise de Merteuil adopte les
codes libertins, certes alors strictement masculins, mais ayant appris à contrôler ses propos et sa
physionomie (Lettre LXXXI), elle donne toujours à voir l’image d’une parfaite femme du monde.
H. Müller transforme l’usurpation de virilité que représente l’usage du code libertin par une
femme en une métamorphose virile de la marquise. La castration fictive qu’elle fait subir à
Valmont lors de la séduction de la présidente de Tourvel (« ce vide entre mes cuisses » qui doit
7
convaincre la prude de ses bonnes intentions29), ainsi que la confession de son incapacité à être
femme (« - Je crois que je pourrais m’habituer à être une femme, Marquise / - Je voudrais le
pouvoir30 ») vont par exemple dans ce sens. L’assassinat du vicomte représente l’ultime étape de
cette transformation si « le MEURTRE est un échange de sexe, ETRANGER A SON PROPRE
CORPS », comme on peut le lire dans Paysage sous surveillance31.
Quant au déplacement, qui dans le travail du rêve consiste en une disproportion entre le
contenu manifeste du rêve et son contenu latent, et équivaut à une forme de substitution par
métonymie, il permet de désigner dans Quartett la concentration du discours libertin dans le
personnage de la marquise de Merteuil ; H. Müller attribue en effet à la marquise certains propos
que Laclos fait tenir au vicomte de Valmont. Il met ainsi en valeur la libertine, partie exemplaire
du tout que forme le couple libertin. Cela produit une surdétermination du personnage de la
marquise qui fait de la réécriture des Liaisons dangereuses par H. Müller un processus plus
idéologique qu’il ne paraît. En redistribuant les propos de Valmont sur le plaisir féminin 32, le
dramaturge fait apparaître un discours quasi féministe chez la marquise que le roman ne laisse
entendre que de manière diffuse et difractée comme une revendication d’autonomie et de liberté.
Le processus de réécriture d’H. Müller épure donc le roman de Laclos au niveau de la
structure, en réduisant la polyphonie épistolaire à un duo, tout en le surdéterminant au niveau du
contenu par une série de condensations et déplacements, substitutions métaphoriques ou
métonymiques. Cependant, contrairement à ce qui se passe dans le processus du rêve auquel nous
avons fait brièvement référence, les écarts et les disproportions ne relèvent pas dans la réécriture
müllerienne d’un travail de censure, mais plutôt de celui, inverse, d’une exhibition. H. Müller
explique effectivement avoir voulu « dégager la structure des relations entre les sexes, de les
montrer telles qu’elles [lui] semblaient vraies, et de détruire les clichés, les refoulements 33 ». Il
pousse l’égoïsme des libertins à son paroxysme pour révéler la violence et l’aporie de leur code.
8
La radicalité du geste de la Marquise, qui tue Valmont par vengeance et par fidélité à l’ordre
roué, et la cruauté de la conquête libertine, qui tire sa jouissance de l’humiliation ou de la mort de
l’objet convoité, donnent une portée politique à Quartett, en dépit de son absence de réelle
contextualisation. Individualisme, libido dominandi, peur du changement, despotisme et barbarie
de la froide raison, eût-elle un but charnel, sont mis en scène et subtilement dénoncés par H.
Müller. « Quartett est une réaction au problème du terrorisme avec un contenu, avec un
matériau, qui superficiellement n’a rien à voir avec cela34 », confie-t-il dans son autobiographie
sans plus d’explications. À la lumière de Mauser (1970) et de L’Adieu à la pièce didactique
(1977), on peut interpréter Quartett comme une pièce sur les impasses d’une révolution qui
finirait par tuer ses propres défenseurs et sur la barbarie du règne de la raison ; désormais,
« l’humanisme ne se manifeste plus qu’en tant que terrorisme35 », selon H. Müller. Révolution et
lumières de la raison, deux idéaux du XVIIIe siècle en partie démentis par le cours de
l’Histoire… Ainsi, même si l’observation des relations entre homme et femme ainsi que certains
éléments autobiographiques36 sont à l’origine de Quartett, la pièce à une portée plus idéologique
qu’il ne semble à la première lecture.
Masques et jeu de rôle : quand la substitution devient dramatique
Nous terminons avec l’analyse d’un quatrième procédé de substitution à l’œuvre dans la
réécriture müllerienne des Liaisons dangereuses : la métalepse dramatique, « substitution de la
représentation indirecte à la représentation directe », selon la définition de Fontanier, reprise par
G. Genette qui a montré que cette figure correspondait au mécanisme fictionnel du théâtre dans le
théâtre37. Pour être exact, il s’agit, dans Quartett, d’une forme particulière de théâtre dans le
théâtre, le jeu de rôle, qui, à la différence de l’enchâssement d’une pièce dans une autre, n’est pas
détaché de l’intrigue principale et n’a pas de spectateurs internes, même s’il peut avoir des
9
témoins ; le jeu de rôle est un travestissement, un déguisement 38. Paradoxalement, alors qu’H.
Müller substitue la présence à la distance en mettant les deux libertins face à face, il utilise la
métalepse dramatique, qui repose sur un processus exactement inverse, le choix de la distance, de
l’indirect jeu dans le jeu. De la mise en scène épistolaire, qui canalise les pulsions dans un
échange codé et policé, au duel bestial mené sur le ring d’un théâtre, la distance n’a donc pas été
détruite, mais seulement déplacée. La subtilité de la réécriture de H. Müller éclate ici : le jeu de
rôle est en effet le moyen d’être fidèle, en pleine « trahison », puisqu’il respecte la polyphonie du
roman, même si celui-ci est mis en pièce sous la forme d’un duo.
Voici un schéma synthétique du jeu de rôle élaboré par H. Müller afin de faire entendre quatre
voix39 avec deux personnages ; dans un dialogue cadre, représenté ici par le grand rectangle, sont
insérés des moments de jeu (petits rectangles).
- Monologue-simulation de la marquise de Merteuil (p. 125-126).
- Dialogue entre la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont sur leurs conquêtes
et le passage du temps (p. 126-134).
Monologue de Merteuil qui joue Valmont séduisant la Tourvel
(p. 134-136)
-
Dialogue entre la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont qui décident de
continuer à jouer (p. 142).
Dialogue entre Cécile de Volanges, jouée par la marquise, et
Valmont (p. 142-146) : séduction puis « anéantissement de la
nièce ».
-
Dialogue entre la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont qui décident la
mort de la présidente de Tourvel (p. 146).
Dialogue entre Valmont, jouée par la marquise, et la présidente
de Tourvel, jouée par Valmont (146-149) : « le sacrifice de la
dame ».
-
Dialogue entre la marquise et le vicomte de Valmont ; « vous n’avez pas besoin de
me dire, Marquise, que le vin était empoisonné » (p.149).
10
Le jeu de rôle est constitué par les moments où la marquise de Merteuil et le vicomte de
Valmont interrompent le cadre de leur conversation pour simuler les séductions de Cécile de
Volanges et de la Présidente de Tourvel, dont ils interprètent respectivement les rôles. Cependant,
les libertins étant sans cesse comédiens et spectateurs d’eux-mêmes, la délimitation entre réel et
fiction, vérité et fantasme, est parfois floue : il y a du jeu dans le cadre donné comme réel, et du
« réel » dans le jeu. Le premier monologue de la marquise de Merteuil, qui appartient au cadre,
est par exemple un premier piège tendu au spectateur : alors que la marquise semblait livrer une
forme de stream of consciousness (« c’est de moi que je parle40 »), on comprend qu’elle s’adresse
à Valmont, puis que celui-ci est en réalité absent, et finalement que ce monologue n’est qu’une
comédie (« c’était bien joué non41 ? »). Cette simulation est suivie d’un véritable échange entre
les deux libertins au sujet des prochaines proies de leur « chasse » et de la création d’« un musée
de leurs amours » : « Nous ferions salle comble, n’est-ce pas Valmont, avec les statues de nos
désirs en décomposition. Les rêves morts, classés par ordre alphabétique ou chronologiquement,
libérés des hasards de la chair, préservés des terreurs du changement 42. » Le jeu de rôle débute
ensuite : on pourrait d’ailleurs le lire comme une reconstitution, dans ce musée imaginaire, de
leurs conquêtes passées. Dans ce jeu, chaque libertin s’attribue le rôle de sa proie, Valmont joue
la prude épouse Tourvel, Merteuil joue sa nièce Cécile de Volanges, qui est la future épouse de
Gercourt dont elle veut se venger par l’intermédiaire du vicomte. La marquise incarne Valmont,
lors des deux jeux de séduction de la présidente de Tourvel. Le vicomte n’endosse que très
fugacement le rôle de la marquise43, ce qui témoigne de l’autonomie du personnage de la
libertine, véritable metteur en scène du jeu qu’elle transforme en une mise à mort. Le jeu de rôle
permet, de cette manière, comme les autres formes de substitution évoquées, de révéler certains
11
aspects du couple formé par Merteuil et Valmont ainsi que certains traits de la psychologie
libertine. Il met par exemple en valeur l’égotisme du libertin, qui le pousse à préférer le fantôme
de l’autre, son imitation, à sa présence afin de mieux le soumettre. De même, on perçoit soudain
que ce qui charme le séducteur, c’est sa propre image reflétée dans les yeux de la personne
séduite, narcissisme que laisse deviner le face à face de Valmont (joué par Merteuil) et Valmont
(jouant la Tourvel).
Enfin, le jeu de rôle permet à H. Müller de tenir un discours sur la représentation théâtrale
elle-même. En substituant le jeu de rôle, c’est-à-dire une simulation, à la forme simple de la
représentation théâtrale, H. Müller remplace le système qui lie une réalité à sa mimésis par un jeu
de faux-semblants. Les personnages de Valmont et Merteuil étant des comédiens qui ne sont pas
en train d’imiter des actions, mais d’imiter l’imitation d’actions, « rien ne peut plus faire
événement », conclut JF. Peyret : « il n’y a plus de réel hors la réalité des deux interprètes 44 ».
L’illusion est à la fois démultipliée et déconstruite par ce dispositif, auquel s’ajoutent une série de
répliques métathéâtrales (« suis-je bon, Marquise45 », par exemple). L’idéal de maîtrise des
libertins est ainsi démystifié, réduit à un jeu théâtral dans le musée fantasmé de leur conquête,
réduit à la simulation, à la répétition, voire à « la pétrification » pour reprendre un terme de H.
Müller, qui utilise peut-être également le théâtre dans le théâtre pour dénoncer les apories de
l’Histoire, le gel de l’idéologie, amoureuse ou politique, dans nos contemporaines sociétés du
spectacle.
Ainsi, les différentes formes de substitution utilisées par H. Müller dans son processus de
réécriture permettent d’atteindre une forme d’épure des Liaisons dangereuses, dont elles révèlent
la violence. Les actions des deux libertins deviennent le moyen de dénoncer la violence entre les
sexes et le terrorisme de la raison, des codes et des systèmes. La réécriture, qui commençait par la
12
destruction, l’éclatement du roman, est donc en réalité une manière de s’approprier l’œuvre de
Laclos afin d’en souligner les éléments structuraux et de leur donner une autre résonance sans
introduire de nouveaux référents. Lors de représentations, les transformations apportées à
l’hypotexte, notamment la multiplication et le brouillage des différents degrés de réalité induit
par le théâtre dans le théâtre, peuvent semer le trouble chez le spectateur. Mais, si l’on
présuppose la connaissance, même partielle, que celui-ci peut avoir du roman de Laclos, on
comprend qu’il est convié à une forme de réception active, et l’on s’aperçoit que le jeu de rôle a
une vertu expérimentale et révélatrice : il met en lumière certains aspects de l’éthique libertine,
en proposant une réflexion sur le pouvoir, sur l’illusion et sur le masque, élément propre au
libertin comme à la représentation théâtrale. H. Müller met à mal la mimésis et l’action
dramatique, révèle les refoulements et les excès, dans un geste unique de refus de toute
sédimentation esthétique et idéologique. Dans le cas de mes propres expériences de spectatrice, le
plaisir de cette lecture à entrées multiples et la jubilation du jeu sur les codes libertins et théâtraux
se sont à chaque fois imposés…
Bibliographie
Ouvrage primaire :
MÜLLER Heiner, Quartett nach Laclos est le titre original (Verlag des Autoren, Francfort am
Main, 1982), simplement traduit en français par Quartett, publié dans La Mission, suivi de
Prométhée – Quartett – Vie de Gundlings, Éditions de Minuit, Paris, 1982, traduction de J.
Jourdheuil et Heinz Schwarzinger.
Ouvrages secondaires :
FORESTIER George, Le théâtre dans le théâtre, sur la scène française du XVIIe siècle, Genève,
Droz, 1996.
GENETTE Gérard, Palimpsestes, la littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982.
---, Métalepse, de la figure à la fiction, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2004.
KLEIN Christian, Heiner Müller ou l’idiot de la République, le dialogisme à la scène, Berne,
Peter Lang, coll. « Contact-theatrica », 1992.
13
MANN Heinrich, l’écrivain dans son temps, Essais sur la littérature française (1780-1930),
Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Setentrion, 2002. Préface traduite en français par
Chantal Simonin.
MOLINIÉ George, Dictionnaire de poétique, Paris, La Pochothèque, 1996.
MÜLLER Heiner, KLUGE, Alexander, Esprit, pouvoir et castration. Entretiens inédits (19901994), Paris, Éditions théâtrales, 1998.
MÜLLER Heiner, Erreurs choisies, Paris, L’Arche, 1988.
---, Guerre sans bataille, Vie sous deux dictatures, Paris, L’Arche, 1996.
---, Adieu à la pièce didactique, dans Hamlet-machine, Horace, mauser, Héraclès 5 et autres
pièces, Paris, Les Éditions de Minuit, 1985.
---, « Murs », entretien avec Sylvère Lotringer, Erreurs choisies, Paris, L’Arche, 1988.
---, Paysage sous surveillance, dans Germania. Mort à Berlin, Paris, Les Éditions Minuit, 1985.
NAUGRETTE Catherine, « Le détour, le réel et la représentation », ÉTUDES théâtrales, n°2425, 2002.
PEYRET Jean-François, « Merteuil-matériau 1 », Didascalie, Cahiers occasionnels de
l’ensemble théâtre mobile, Bruxelles, n°7, décembre 1983.
1
Catherine NAUGRETTE, « Le détour, le réel et la représentation », ÉTUDES théâtrales, n°24-25, 2002, p. 104.
Heiner MÜLLER, Alexander KLUGE, Esprit, pouvoir et castration. Entretiens inédits (1990-1994), Paris, Éditions
théâtrales, 1998, p. 12.
3
George MOLINIÉ, Dictionnaire de poétique, Paris, La Pochothèque, 1996.
4
Heiner MÜLLER, Erreurs choisies, Paris, L’Arche, 1988, p. 99.
5
Gérard GENETTE, Palimpsestes, la littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982,
6
Ibid., p.13.
7
Heiner MÜLLER, Quartett nach Laclos est le titre original (Verlag des Autoren, Francfort am Main, 1982),
simplement traduit en français par Quartett, publié dans La Mission, suivi de Prométhée – Quartett – Vie de
Gundlings, Éditions de Minuit, Paris, 1982, traduction de J. Jourdheuil et Heinz Schwarzinger. Nous ferons suivre
les citations de Quartett de leur numéro de page entre parenthèses.
8
Jean-François PEYRET, « Merteuil-matériau 1 », Didascalie, Cahiers occasionnels de l’ensemble théâtre mobile,
Bruxelles, n°7, décembre 1983, p. 21.
9
Christian KLEIN, L’idiot de la République, le dialogisme à la scène, Berne, Peter Lang, coll. « Contact-theatrica »,
1992, p. 401.
10
Heiner MÜLLER, Guerre sans bataille, Vie sous deux dictatures, Paris, L’Arche, 1996, p. 268.
11
Préface traduite en français par Chantal Simonin dans Heinrich Mann, l’écrivain dans son temps, Essais sur la
littérature française (1780-1930), Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Setentrion, 2002, p. 26 et 32.
12
Pour une analyse inter ou transtextuelle de ces pièces voir : Christian KLEIN, Heiner Müller ou l’idiot de la
République, le dialogisme à la scène, Berne, Peter Lang, coll. « Contact-theatrica », 1992.
13
Heiner MÜLLER, Adieu à la pièce didactique, dans Hamlet-machine, Horace, mauser, Héraclès 5 et autres
pièces, Paris, Les Éditions de Minuit, 1985, p. 67.
14
Jean-François PEYRET, « Merteuil-matériau 1 », op. cit, p. 133.
15
Quartett nach Laclos, op.cit. p. 128.
16
Ibid. p 130.
17
Ibid. p 146.
18
Ibid. p 133.
19
Ibid. p 139.
20
Ibid. p 143.
21
Cité par D. Bajomée, « Linceul pour une étoile », Didascalies 3, Bruxelles, avril 1982, p. 29.
22
Heiner MÜLLER, « Murs», entretien avec Sylvère Lotringer, Erreurs choisies, Paris, L’Arche, 1988, p. 76.
23
Quartett nach Laclos, op.cit. Lettre CLIII.
2
14
24
Ibid. p 125.
Les Liaisons dangereuses. Lettre CXXXI.
26
Heiner MÜLLER, Guerre sans bataille, Vie sous deux dictatures, op. cit., p. 268.
27
Heiner MÜLLER, Guerre sans bataille, Vie sous deux dictatures, op. cit., p. 246.
28
Quartett nach Laclos, op.cit. 131.
29
Ibid. p. 140.
30
Ibid. p 142.
31
Heiner MÜLLER, Paysage sous surveillance, dans Germania. Mort à Berlin, Paris, Les Éditions Minuit, 1985,
p. 33.
32
Comme le remarque, Christian Klein, op. cit., la désillusion de Valmont sur le plaisir féminin qui « plus aux
circonstances qu’à la personne » (Lettre CXXIII) se retrouve dans ces mots de Merteuil : « vous n’êtes que le
véhicule inanimé de la jouissance de la femme qui vous utilise. » (Quartett, p. 132).
33
Heiner MÜLLER, « Je chie sur l’ordre du monde », entretien avec M. Matussek et Andréas Rossman, Erreurs
choisies, op. cit.
34
Heiner MÜLLER, Guerre sans bataille, Vie sous deux dictatures, op. cit., p. 268.
35
Heiner MÜLLER, Adieu à la pièce didactique, op. cit., p. 67.
36
Notamment le suicide d’Inge Müller, la femme de l’auteur.
37
Gérard GENETTE, Métalepse, de la figure à la fiction, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2004.
38
Sur cette question, voir George FORESTIER, Le théâtre dans le théâtre, sur la scène française du XVIIe siècle,
Genève, Droz, 1996.
39
On peut même dénombrer jusqu’à sept voix, étant donné que Merteuil emprunte celles de la tante de Cécile, de son
père puis de son prêtre lorsqu’elle joue le rôle de Valmont séduisant la jeune fille.
40
Quartett nach Laclos, op.cit. 125.
41
Ibid. p. 126.
42
Ibid. p. 128.
43
Ibid. p. 142.
44
Jean-François PEYRET, « Merteuil-matériau 1 », op. cit, p. 23.
45
Quartett nach Laclos, op.cit. 143.
25
15
Téléchargement