Voyage dans l`inconscient européen à travers deux pièces de l

Culture
Voyage dans l'inconscient européen à travers deux pièces de l'auteur
allemand à Bobigny.
Tout le spectre de Müller
Par René SOLIS
jeudi 03 février 2005
Müller Factory (Hamlet-Machine et Germania 3) de Heiner Müller, ms
Michel Deutsch, MC 93 de Bobigny, 1, boulevard Lénine, 93000.
Mar-sam 20 h 30, dim 15 h 30. Jusqu'au 19 février. Rens.: 01 41 60 72
72 et www.mc93.com
Un château des environs de Parchim, en Prusse, début 1945. Trois veuves
d'officiers allemands attendent l'arrivée de l'Armée rouge. La plus âgée a déjà
pris sa décision : plutôt mourir. Mais comment ? «Si au moins nous avions un
four à gaz. Il paraît que c'est une belle mort. Je veux une belle mort.» Survient
un soldat en fuite, un Waffen-S.S. croate, qui réclame des vêtements civils.
«Vous êtes soldat. Tuez-nous. C'est la veuve d'un général allemand qui vous le
demande.» Le soldat sort et revient avec une hache. «Nous l'avons voulu. Allons-
y.» La plus jeune, qui n'a rien voulu du tout, tente d'échapper à son sort.
Cela se passe dans Germania 3 de Heiner Müller et pourrait être la séquence
d'une pièce historique sur l'effondrement du IIIe Reich. Mais c'est un peu plus
compliqué. L'auteur a intitulé la scène «le Travailleur immigré». A la page
suivante, le Waffen-S.S., habillé en civil, est devenu un travailleur immigré dans
l'Allemagne contemporaine. Qui raconte posément une histoire à la première
personne : «Je suis un paysan de Croatie. Je travaille en Allemagne. Après deux
années de travail en Allemagne, je retourne en Croatie dans mon village natal,
dans ma famille. [...] J'y vais dans ma voiture que j'ai achetée en Allemagne, je
porte un costume que j'ai acheté en Allemagne. [...] Mes vêtements de paysans
sont dans le coffre.»
Correspondance. Quelques lignes plus loin, l'homme va tuer à la hache sa
femme et ses enfants, avant de remonter dans sa voiture pour rentrer en
Allemagne. Le théâtre permet cela : qu'un même acteur avec les mêmes
vêtements joue en continu deux scènes tragiques séparées par cinquante ans et
des milliers de kilomètres. La deuxième scène est-elle la conséquence de la
première ? Müller ne prétend pas cela, il se contente de les mettre en
correspondance.
On peut relever par ailleurs que plusieurs éléments de Germania 3 se retrouvent
dans d'autres textes : ainsi, la hache, identifiée dans Hamlet-Machine avec celle
de Raskolnikov. Ou la cuisinière à gaz, qui apparaît aussi dans Hamlet-Machine,
dont nous savons à travers un texte autobiographique Avis de décès qu'elle
servit au suicide de la femme de l'auteur. Mais la plus jeune des veuves connaît
aussi parfaitement l'existence des chambres à gaz dans les camps, même si la
plus vieille prétend que ce n'est qu'une «rumeur».
Ce glissement permanent des images, des références et des époques d'un texte
à l'autre, selon une logique qui rappelle celle du rêve du cauchemar le plus
souvent , caractérise l'oeuvre de Müller. Germania 3 constitue l'ultime étape d'un
voyage dans l'inconscient européen. L'auteur mourut pendant les répétitions de
la pièce au Berliner Ensemble, en décembre 1995.
Bon connaisseur du théâtre allemand et de l'oeuvre de Müller, Michel Deutsch a
voulu plonger dans ce Germania 3, peu souvent exploré en français. Sous le titre
Müller Factory, il a en fait imaginé une soirée en deux parties : d'abord Hamlet-
Machine, puis des morceaux de Germania 3, auxquels il a ajouté des extraits
d'un autre texte, la Bataille. Parcellaire et protéiforme, son spectacle confirme
l'infinie richesse du «Müller matériau», la sensation d'abord déroutante, puis
enthousiasmante, qu'il est impossible de le réduire à une seule explication.
Mélancolie. Deutsch a choisi de travailler avec de jeunes comédiens, formés en
majorité au Conservatoire de Genève, tous remarquables, et il a créé le spectacle
avec le soutien du Théâtre Saint-Gervais de cette ville. Hamlet-Machine
ressemble à une mise en condition. Qui passe par un retour en RDA, où Müller
vécut presque toute sa vie d'écrivain-témoin. Engoncés dans leurs vêtements
tristes, les neuf comédiens qui entonnent en choeur l'hymne de la République
démocratique, chantent juste et placent la soirée sous le signe d'une étrange
mélancolie, faisant ressurgir un passé récent et pourtant presque oublié.
Le temps de revisiter les énigmes de Hamlet-Machine (la tragédie du
communisme en douze pages) et d'un entracte, le rideau se lève sur Germania 3.
Le décor, avec ses étagères d'archives, pourrait être les locaux de la Stasi, ou
bien ceux du Berliner Ensemble (qui est le cadre de l'une des scènes). Mais cela
sera aussi le bunker d'Hitler, le bureau de Staline ou le Mur de Berlin où se
promènent des spectres de dirigeants communistes.
Et c'est toute l'histoire du siècle qui ressurgit et nous éclate à la figure, loin des
reconstitutions, des commémorations et des exorcismes rassurants.
http://www.liberation.fr/page.php?Article=272754
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