Le défi du politique Totalitarisme et démocratie chez Claude Lefort La Philosophie en commun Collection dirigée par Stéphane Douailler, Jacques Poulain, Patrice Vermeren Nourrie trop exclusivement par la vie solitaire de la pensée, l'exercice de la réflexion a souvent voué les philosophes à un individualisme forcené, renforcé par le culte de l'écriture. Les querelles engendrées par l'adulation de l'originalité y ont trop aisément supplanté tout débat politique théorique. Notre siècle a découvert l'enracinement de la pensée dans le langage. S'invalidait et tombait du même coup en désuétude cet étrange usage du jugement où le désir de tout soumettre à la critique du vrai y soustrayait royalement ses propres résultats. Condamnées également à l'éclatement, les diverses traditions philosophiques se voyaient contraintes de franchir les frontières de langue et de culture qui les enserraient encore. La crise des fondements scientifiques, la falsification des divers régimes politiques, la neutralisation des sciences humaines et l'explosion technologique ont fait apparaître de leur côté leurs faillites, induisant à reporter leurs espoirs sur la philosophie, autorisant à attendre du partage critique de la vérité jusqu'à la satisfaction des exigences sociales de justice et de liberté. Le débat critique se reconnaissait être une forme de vie. Ce bouleversement en profondeur de la culture a ramené les philosophes à la pratique orale de l'argumentation, faisant surgir des institutions comme l'École de Korcula (Yougoslavie), le Collège de Philosophie (Paris) ou l'Institut de Philosophie (Madrid). L'objectif de cette collection est de rendre accessibles les fruits de ce partage en commun du jugement de vérité. Il est d'affronter et de surmonter ce qui, dans la crise de civilisation que nous vivons tous, dérive de la dénégation et du refoulement de ce partage du jugement. Dernières parutions Jad HATEM, Christ et intersubjectivité chez Marcel, Stein, Wojtyla et Henry, 2004. Laurence CORNU, Une autre république, 2004. Monica SPIRIDON, « La nymphe Europe »,2004. Thierry BRIAULT, La philosophie du sens commun, 2004. Laura BRONDINO, Carlos Monsivais à l'écoute du peuple mexicain, 2004. Collection La philosophie en commun dirigée par Stéphane Douailler, Jacques Poulain et Patrice Vermeren Esteban MOLINA Le défi du politique Totalitarisme et démocratie chez Claude Lefort L'Harmattan 5-7,rue de I~ÉcolePolytechnique 75005 Paris FRANCE L'Harmattan Hongrie Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest HONGRIE L'Harmattan ltalia Via Degli Artisti~ 15 10124 Torino ITALIE (Ç)L'Harmattan, 2005 ISBN: 2-7475-8127-6 EAN : 9782747581271 À ma mère, qui m'a appris le courage Introduction L' œuvre de Claude Lefort est marquée par la passion de comprendre l'avènement des régimes totalitaires et, les deux choses n/ en faisant qu/une, le sens de la démocratie. Pour Lefort, s'interroger sur les conditions qui ont rendu l'avènement des régimes totalitaires possible va de pair avec l'interrogation sur les repères symboliques de la démocratie, car le totalitarisme ne cherche sa légitimité que dans la dénégation des références symboliques de la démocratie. Face à ceux qui, après avoir réduit la démocratie à un dérivé du libéralisme, la rangent avec le communisme dans la catégorie indifférenciée des formes de domination étatique qui se distingueraient essentiellement par le degré de rigueur avec laquelle elles appliquent leurs lois; face à ceux qui réduisent sa signification à la différence de ses institutions, Lefort place les régimes totalitaires dans la perspective des référents de sens de la société démocratique: le totalitarisme prétend rendre réel un savoir et un pouvoir de la société sur elle-même - savoir et pouvoir d/Un - qui, dans la démocratie, n'étaient qu/un savoir et un pouvoir symboliques: autrement dit, un savoir qui se dérobait à la certitude, à l'épreuve de l'indétermination du sens de la vie sociale, et un pouvoir qui, inlocalisable, émergeant de la division et de l'hétérogénéité radicale du social, ne détenait plus la loi de ses mouvements. Les régimes totalitaires communistes reflètent les effets dévastateurs d/une société qui se laisse emporter par le phantasme d'un monde replié sur luimême, sans extérieur; d'une société qui se laisse piéger par le spectre de l'Un et qui nie toute légitimité au non-identique, à la pluralité. La soumission des individus au discours de l'Un - le discours du Parti - est, en un sens, voulue. Lefort remarque que le phénomène communiste noue un lien étroit entre la domination absolue du Parti et la volonté de soumission. Il nous montre que la liberté est aussi vulnérable, aussi fragile, que le désir de liberté est inconstant et évanescent. L'expérience totalitaire nous apprend que la soumission peut aussi trouver 5 son origine dans un désir aveugle de liberté. Son énigme est l'énigme d'une société qui s'impose à elle-même de ne pas désirer, qui se construit sur la négation du désir. Lefort nous montre que le régime communiste crée un univers fantastique, imaginaire, mais politiquement efficace. La négation totalitaire de la démocratie se présente comme le dépassement de l'incertitude dans laquelle s'installe une société qui décide de chercher son sens en elle-même, une fois que les référents transcendants de certitude ont été remis en question et finalement rejetés. Le totalitarisme prétend déterminer à jamais le sens de l'existence individuelle et collective en recourant à l'expédient d'un homme nouveau, d'une société organisée et d'une communauté. Les conditions de possibilité de l'entreprise totalitaire seront, en un sens, préparées par le type de vie démocratique: à partir du moment où il n'est pas possible de se rapporter à un fondement incontestable du social, tous les rapports que nouent les hommes entre eux sont susceptibles d'être remis en question. Cela engendre une dynamique aux conséquences imprévisibles. Si l'inquiétude démocratique devient insupportable pour des raisons politiques, économiques ou sociales, le phantasme d'une société qui se domine elle-même jusque dans ses moindres recoins pointe à l'horizon et, avec lui, le phantasme totalitaire. Lefort défend l'idée que nous ne pouvons mettre au jour la signification du totalitarisme qu'en recourant, pour l'éclairer, à l'expérience démocratique. Dans cette perspective, il s'efforce de nous dévoiler la dimension symbolique du politique qui émerge dans la démocratie moderne. Pour ce faire, il estime que la priorité est de penser le politique autrement que le marxisme et que la sociologie politique positive ne le font. Celui-là noie le politique dans une philosophie de l'histoire dont la force normative détermine le sens et les modalités de l'action. En d'autres termes, la philosophie de l'histoire de type marxiste réduit le politique à un instrument de domination de classes. La sociologie positiviste comprend le politique comme un domaine factuel d'action sociale que l'on pourrait séparer d'autres domaines domaines économique, juridique, moral, scientifique... La sociologie positiviste réduit la théorie politique à une théorie des institutions données, qui prétend occulter l'idée générale de la société, qu'elle morcelle en 6 différents domaines sociaux d'action. Le positiviste met la charrue avant les boeufs: il fait comme si n'intervenait pas, dans toute analyse, une expérience préalable du social. Pour Lefort, au contraire, le politique est le lieu où se joue le sens du social. Le politique possède un caractère fondateur, instituant. Mais il n'est pas le créateur ex nihilo de la société - comme le prétendrait le totalitarisme. Le politique est le lieu depuis lequel la société peut appréhender une image, une représentation provisoire d'elle-même. Dissoudre le politique dans une philosophie de l'histoire, ou simplement le résoudre à unfactum social parmi d'autres, cela revient à le priver de sa portée cognitive. C'est dans la représentation que la démocratie moderne se fait du pouvoir que se révèle le mieux la dimension symbolique de celle-ci. Lefort conçoit le pouvoir démocratique comme un espace vide que rien ni personne ne peut s'approprier. Le pouvoir marque une extériorité symbolique de la société qui permet de se représenter son unité. Le pouvoir instaure cette unité que nous nommons la société. Cette instauration est une production symbolique, et non réelle. Une fois les principes religieux de la totalité sociale remis en question, l'unité que produit le pouvoir démocratique ne va pas au-delà de la division qui sillonne l'espace social. L'unité de la société démocratique est toujours une unité symbolique. Le pouvoir démocratique est une métaphore de la société, il n'est pas la société en acte. Le pouvoir parle toujours d'autre chose qui n'est pas lui. Le pouvoir démocratique ne peut pas engloutir la société et la société ne peut pas se passer d'un pôle de représentation d'elle-même et d'action. La société démocratique implique le renoncement à l'élimination de l'altérité, de la différence qui la constitue: tel est son élément éthique. Les réticences que suscite la radicale pluralité de la société, l'indétermination ultime du sens de la vie sociale, peuvent nourrir l'illusion totalitaire d'un sens unique, immuable et incontestable, de la vie sociale. La démocratie moderne n'est pas l'antichambre du totalitarisme. Le totalitarisme n'est pas une conséquence nécessaire de l'histoire, mais celle d'un choix. Le totalitarisme suppose la volonté de se soumettre à l'Un, incarné dans le Parti. Il suppose ce que la Boétie nomme une servitude volontaire. Les 7 chances que la démocratie moderne offre à la liberté sont inconnues, non seulement de la société d'Ancien Régime, mais aussi du totalitarisme. Parce que la démocratie moderne distingue le pouvoir, le droit et le savoir en tant que domaines indépendants, elle rend possible une société civile autonome, c'est-à-dire une société capable de décider de son avenir. Sans garanties, certes, mais aussi sans que lui soient imposés des pouvoirs étrangers à l'humain. La société civile en vient à se transformer, comme jamais auparavant, en un espace d'invention sociale ouvert par principe à tous et à chacun des individus qui se reconnaissent en lui. Cette reconnaissance n'est pas étrangère à cette représentation de la loi et du droit, du légitime et de l'illégitime, qui n'en finit jamais d'être déchiffrée, et que nous appelons les Droits de l'homme. Le symbole des Droits de l'homme rend possible ce qui, dans la démocratie antique, était encore réservé à une minorité: le droit de chaque individu de façonner le sens de son existence. Dans ce livre nous nous efforcerons d'exposer la manière dont Lefort découvre la dimension symbolique de la démocratie moderne.l L'autocritique de la pensée révolutionnaire d'origine marxiste, c'est-à-dire la critique de l'idée d'après laquelle les hommes peuvent forcer un point du temps où toutes les différences pourraient être résolues d'une part, le fait de démasquer le régime de l'URSS comme un régime de servitude légitimé par le discours révolutionnaire d'autre part, sont des expériences-clé de cette découverte. L'importance de celle-ci est renforcée par la remise en question des interprétations positivistes de la démocratie et de ces philosophies politiques qui voient dans la démocratie une religion moderne. Notre travail est structuré en accord avec ces clés. Dans la première partie, nous tentons de reconstruire la critique faite par Lefort du régime stalinien à un moment où il croit encore en la révolution. Dans la deuxième partie, nous nous Sur la pensée de Claude Lefort voir aussi Claude Habib et Claude Mouchard (sous la direction de), La déJnocratie à l'œuvre. Autour de Claude Lefort, Paris, Éditions Esprit, 1993. Hugues Poltier, La découverte du politique, Paris, Éditions Michalon « Le bien commun », 1997 et du même auteur, Passion du politique. La 1 pensée de Claude Lefort, Genève, Éditions Labor et Fides 1998. 8 « Le champ éthique », reconstituons les étapes d'une pensée qu'a quittée la foi révolutionnaire et qui renoue le dialogue avec ses maîtres, Marx et Merleau-Ponty, pour faire le jour sur ce qu'occultent ses commentateurs doctrinaires: les signes qui, dans leurs oeuvres, semblent indiquer l'impossibilité d'accéder à un point de vue absolu, d'embrasser la totalité du social; les signes qui semblent indiquer l'impossibilité pour la pensée de se refermer sur elle-même et de se rendre sourde, dans une sorte d'exercice d'autisme, aux voix qui l'interpellent depuis l'autre rive, depuis l'extérieur. Nous tentons également d'exposer les conclusions d'une pensée qui, au fil des enseignements de Machiavel, renonce à la détermination absolue de son objet, à la détermination ultime de ce qui suscite son discours: l'énigme de la liberté. Dans la troisième partie nous tentons de montrer que la liberté est inséparable de l'expérience d'une indétermination radicale dans tous les domaines de la vie sociale et que son avenir, et donc celui de la démocratie, est aux prises de toutes les représentations qui cherchent à la conjurer. 9 Première partie Révolution et Bureaucratie I La révolution trotskiste La découverte du trotskisme Dès son plus jeune âge, Lefort a été attiré par l'idée d'une société socialiste. Les cours dispensés par Maurice MerleauPonty pendant l'année scolaire 1941-1942 au lycée Carnot, auxquels il assista, furent décisifs quant à la forme que devait revêtir cette idée. Ces cours furent déterminants pour la formation de sa première orientation politique, le trotskisme. 1 A partir de 1942, Lefort commence à fréquenter les cercles de la quatrième Internationale, en particulier le CCI - une mouvance à laquelle il reconnaît un mérite, en dépit de son radicalisme, celui de s'être inquiété d'initier ses membres à la connaissance du mouvement ouvrier. Lefort s'attela à la lecture méthodique de Marx, de Lénine et de Trotski, en particulier les ouvrages concernant les luttes sociales qui suivirent la Première guerre mondiale. Les arguments de Trotski le gagnèrent à la cause révolutionnaire. A partir de l'idée qu'il s'est forgée de Marx, Lefort en arrive à concevoir le marxisme comme une philosophie de l'histoire et de la société, non déterministe et non évolutionniste. Suivant le chemin ouvert par MerleauPonty, il considère que le marxisme de Marx trouverait sa véritable expression dans le langage phénoménologique. Face au dogmatisme et au déterminisme historique qu'affichait le marxisme du Parti communiste, le marxisme de Lefort, en accord avec l'intention de Merleau-Ponty, se refusait à comprimer l'histoire dans un schéma et, par conséquent, à éluder le défi lancé par l'imprévu, l'indéterminé, en définitive la nouveauté, à la pensée - toujours tentée, quant à elle, de se déclarer détentrice de la vérité de l'histoire, de la société, etc. Pour Lefort, il ne s'agissait pas de rejeter, en les considérant insignifiants, les phénomènes qui échappaient à tout corpus 1 "Entretien avec Claude Lefort", L'Allti-lnythes, n° 14 (1975), p. 1. Lefort reprochait au parti communiste d'être monolithique, dogmatique et démagogique. De même, il voyait dans l'URSS une société bureaucratisée, militarisée, dans laquelle les travailleurs continuaient d'être exploités. 13 doctrinaire préétablit mais de déchiffrer leur sens, d' apprécier leurs répercussions sur la pensée historique ou sociale ellemême. Sans doute Lefort pensait-il, comme Marx, que la société moderne, bourgeoise-capitaliste, soumet les êtres humains à un processus d' aliénation radicale, dont il fallait chercher l'origine dans l'unification de tout rapport social par le capital, dans l'irruption de la valeur d/échange au sein de tous les rapports humains. Mais en même temps, il était possible de découvrir, dans ce phénomène de dépendance universelle du capital, les signes et les conditions d/une réappropriation révolutionnaire de l'identité sociale humaine. En d' autres termes, les analyses de Marx mettaient au jour l'unité sous-jacente à la société capitaliste, mais également la profonde division qui ébréchait cette totalité sociale. Cette division signifiait l'aliénation d'une importante masse sociale, soumise à l'exploitation. Sans doute Lefort assumait-il le diagnostic marxien selon lequel la société moderne, la société bourgeoise, est déchirée par l'opposition entre capital et travail; de cette opposition devait surgir la seule force capable de la dépasser et de faire advenir une société non divisée par les intérêts de la propriété privée: le prolétariat. La possibilité d/une société libérée de toute division est la question qui anime les efforts intellectuels du jeune Lefort. 1 Le sort de la révolution était inscrit dans la lutte des classes. Celle-ci nous fournit la clé de l'histoire de l'humanité, sa solution. La lutte des classes est pour Lefort, comme elle l'était pour Marx, le moteur de l'histoire, le seuil d'une société nouvelle. Mais concevoir la lutte des classes comme la locomotive de l'histoire, cela ne signifie pas que l'on puisse définir a priori son telos, que l'on puisse, en d'autres termes, établir les étapes que devrait nécessairement franchir une société pour devenir socialiste. La reconnaissance de l'existence d' un développement inégal des sociétés n'est pas suffisante pour établir une mécanique évolutionniste de stades, mécanique dont on pourrait déduire le moment où une société est prête pour la révolution. Une telle conception objectiviste 1 Claude Lefort, L'invention délnocratique. Les lilnites de la d01ninatioll totalitaire, deuxième édition, Paris, Fayard, 1994, p. 161, que nous citerons désormais comme L'invention délnocratique. 14 dissimule une représentation mythique de l'histoire. Parler d'une histoire objective, d'une histoire en soi, revient à annuler la composante subjective de la production historique: l'expérience prolétaire. Le marxisme ne propose pas une histoire matérielle indépendante de l'action des hommes. Il tire les conséquences révolutionnaires des situations concrètes. C'est un matérialisme en ce sens qu'il part des conditions spécifiques d'une société. Ces conditions renferment leur propre dialectique, c'est-à-dire la possibilité de leur transformation. La dialectique matérialiste ne mène pas la réalité à l'histoire; c'est l'histoire même qui déjà est porteuse de cette dialectique. L'histoire concrète fournit l'estimation de l'histoire réelle. La dialectique matérialiste n'est pas une dialectique de la nécessité, elle s'appuie sur un passé qui est contingent et s'ouvre sur un avenir qui n'est pas donné d'avance. La révolution n'est donc pas une conséquence, au sens d'une prétendue logique matérielle puisque, comme nous dit Lefort: « Il n'y a pas de situation révolutionnaire en soi, déterminante. Car rien d'historique n'est en soi. » 1 L'histoire n'avance pas dans une direction déterminée, ce qui ne signifie pas qu'elle soit dépourvue d'un sens, qu'elle soit absurde. Elle veut toujours dire quelque chose et c'est à partir de ce fond signifiant que le marxisme peut lui donner un sens. N'est pas révolutionnaire celui qui monte dans le char d'un prétendu cours de l'histoire -falsification exploitée tant par l'idéologie bourgeoise que par la bureaucratie socialiste- mais celui qui tente d'orienter l'histoire en réunissant les phénomènes épars au travers desquels s'ébauche un même sens historique, libérant ainsi son expression essentielle. La dialectique révolutionnaire ne peut jamais adopter un point de vue absolu. Son unique critère est historique. La lutte des classes pourra avoir des conséquences révolutionnaires, mais pas nécessairement. La possibilité de la révolution ne peut faire l'économie de l'expérience de ceux à qui la théorie attribue son avènement, en d'autres termes la vérité de la dialectique est toujours une vérité historique. 1 Claude Lefort, "L'analyse historique et le fascisme", Les Telnps Modenzes, n° 2 (1945), p. 361. 15 Passé l'enthousiasme des premiers temps, Lefort ne tarda pas à remettre en question son adhésion au PCI. Le refus des trotskistes de qualifier l'URSS de régime répressif de classes, leur ambiguïté à l'égard de la politique du Parti communiste français (PCF), et la bureaucratisation grandissante de l'organisation minèrent la croyance de Lefort dans le trotskisme. 1 Définir le régime de l'URSS La défiance de Lefort s'accrut en Cornélius Castoriadis exposer ses conférence interne du PCI destinée Congrès.2 Son intervention portait sur de l'URSS.3 Castoriadis se proposait 1946, lorsqu'il entendit arguments lors d'une à préparer son troisième la signification du régime d'analyser l'avenir de la 1 Le PCI soutenait l'idée insensée qu'il fallait appuyer un gouvernement de coalition réunissant le Parti communiste, le Parti socialiste et la centrale syndicale contrôlée par les communistes de la CGT, afin que les ouvriers fissent l'expérience de la trahison des communistes par leur complicité avec la bourgeoisie social-démocrate. Vid. "Entretien avec Claude Lefort", op. cit. p. 2. 2 Castoriadis venait à peine de quitter la Grèce, où, déjà, il militait dans les rangs du trotskisme, pour la France. Sous la dictature de Metaxas, Castoriadis rejoignit les Jeunesses communistes, mais le caractère « chauvin» du PC grec pendant la guerre le fait se tourner vers le trotskisme: «Le caractère réactionnaire du parti communiste, écrit-il, de sa politique, de ses méthodes, de son régime interne, autant que le crétinisme imprégnant, alors comme maintenant, n'importe quel discours ou écrit émanant de la direction du PC apparaissaient dans une clarté aveuglante. » « Il n'était pas surprenant, ajoutaitil, que, dans les conditions du temps et du lieu, ces constatations conduisent au trotskisme et à sa faction la plus gauchiste qui menait une critique intransigeante aussi bien du stalinisme que des trotskistes droitiers. » Cornelius Castoriadis, La Société bureaucratique, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1990, p. 21. 3 D'après ce qu'il nous dit, Lefort avait lu les écrits de Gide sur l'URSS avant la fin de la guerre ("Entretien avec Claude Lefort", op. cit., p. 3.). Nous pensons que Lefort fait référence à André Gide, Retour de l'URSS, Paris, Gallimard, 1936, et peut-être aussi à André Gide, Les retouches à lnon retour de l'URSS, Paris, Gallimard, 1937. D'après Gide, l'URSS, où il avait voyagé en 1936, était loin d'être ce qu'elle promettait. «Ce que l'on demande à présent, c'est l'acceptation, le conformisme. Ce que l'on veut et exige, c'est une approbation de tout ce qui se fait en URSS; ce que l'on cherche à obtenir, c'est que cette approbation ne soit pas résignée, mais sincère, mais enthousiaste, même. Le plus étonnant, c'est qu'on y parvient. D'autre part, la moindre protestation, la moindre critique est 16 politique révolutionnaire, analyse qui exigeait une étude préalable de la situation de la classe ouvrière en URSS. 1 Pour Castoriadis, la classe ouvrière devait relever le défi de lutter précisément contre les structures d'organisation qu'elle-même s'était données dans sa confrontation à la bourgeoisie, et qui avaient fini par la trahir. Parmi ces structures d'organisation la plus scandaleuse était le Parti communiste, que la corruption avait complètement infiltré. La première tâche que devait se proposer une politique révolutionnaire était de définir le régime de l'URSS. Ce qui signifiait que l'on méditât sur les rapports de production qui avaient cours en URSS, sur la façon dont les hommes se situaient par rapport aux moyens de production. En d'autres termes il s'agissait d'élaborer une définition sociologique de l'URSS, une tâche qui impliquait d'établir au préalable qui dirigeait la production et comment s'effectuait la distribution des profits. Castoriadis considère que le processus de production est dirigé par une bureaucratie qui ne participe pas, de fait, au travail. Cette direction est menée, à tous les niveaux et au sein de la bureaucratie même, «de manière dictatoriale ». La bureaucratie définit les critères de distribution de la richesse, ainsi que ceux du minimum vital de rente. La ségrégation qui existait de fait entre les producteurs et les directeurs du processus de production signifie pour Castoriadis que la bureaucratie s'était transformée en une classe sociale au sein de la « société sans classes ». La société soviétique avait fini par se scinder en deux classes sociales: bureaucratie et prolétariat. Entre les deux, l'on pouvait parler d'une aristocratie ouvrière qui ne suffisait pas, pour autant, à infléchir le sens de ces deux catégories. Ainsi, bien loin d'entériner l'abolition des classes sociales, l'URSS est, pour Castoriadis, un régime fondé sur la division des classes. passible des pires peines, et du reste aussitôt étouffée. ». André Gide, Retour de l'URSS, op. cit., p. 67. 1« Son analyse, écrit Lefort, me subjugua. J'étais peut-être gagnéd'avance à ses conclusions, mais je ne me les étais jamais formulées et j'aurais était incapable de leur donner le fondement qu'il apportait. L'argumentation de Castoriadis me parut digne du meilleur Marx. Bien sûr, les trotskistes ne trouvèrent là qu'hérésie. » "Entretien avec Claude Lefort", op. cit., p. 3. 17 Cette analyse n'était pas acceptable pour un trotskisme officiel qui définissait l'URSS comme un «Etat ouvrier dégénéré ». Pour Castoriadis, définir l'URSS comme un Etat ouvrier revenait non seulement à céder à la fiction juridique produite par le statut étatique des moyens de production, mais également à légitimer la séparation des sphères économique et politique dans un geste étranger au marxisme. L'étatisation de la propriété privée et la planification ne suffisaient pas à définir un régime socialiste; tout aussi nécessaires étaient l'abolition de l'exploitation et le contrôle du processus de production par les travailleurs. Mais on ne trouvait trace de tout cela en URSS. Par conséquent, la question n'était pas de savoir si les moyens de production étaient étatiques ou non, mais plutôt pour qui était instaurée ou maintenue cette étatisation, et qui en étaient les bénéficiaires. S'il était absurde de parler d'Etat ouvrier à propos de l'URSS, définir celle-ci comme un régime de capitalisme d'Etat l'était tout autant, sinon plus. Cela revenait à ignorer que les lois économiques de l'URSS n'avaient pas grand-chose en commun avec les lois économiques du capitalisme. En URSS la théorie capitaliste de la valeur était pratiquement inapplicable, formellement les crises dûes aux oscillations des prix étaient impossibles, il n'existait pas de loi sur les salaires dépendant de la concurrence de marché, ni de mesure objective de la plusvalue, en résumé l'appropriation du bénéfice n'était pas fonction de la propriété des modes de production mais de la place que chacun occupait dans la hiérarchie de la bureaucratie. Non seulement la théorie du capitalisme d'Etat était scientifiquement incorrecte, mais encore les conséquences politiques qui en découlaient étaient extravagantes, puisqu'elle assimilait les partis communistes à des fascismes. Ni socialiste, ni capitaliste, le régime de l'URSS se présentait, pour Castoriadis, comme un modèle social qui, à l'abri d'une révolution ouvrière, s'appuyait sur la division de la société en classes. Par conséquent, le seul moyen de ne pas tomber dans des pièges linguïstiques, lorsqu'il s'agissait de définir sociologiquement l'URSS, était de répondre à la question de savoir qui détenait le pouvoir politique en URSS, et au profit de qui celui-ci était exercé. Pour Castoriadis, les choses étaient très claires: « Le pouvoir politique (et par conséquent, la puissance économique aussi) est détenu par une classe sociale dont les 18