Le défi du politique

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Le défi du politique
Totalitarisme et démocratie
chez Claude Lefort
La Philosophie en commun
Collection dirigée par Stéphane Douailler, Jacques
Poulain, Patrice Vermeren
Nourrie trop exclusivement par la vie solitaire de la pensée,
l'exercice de la réflexion a souvent voué les philosophes à un
individualisme forcené, renforcé par le culte de l'écriture. Les
querelles engendrées par l'adulation de l'originalité y ont trop aisément
supplanté tout débat politique théorique.
Notre siècle a découvert l'enracinement de la pensée dans le langage.
S'invalidait et tombait du même coup en désuétude cet étrange usage
du jugement où le désir de tout soumettre à la critique du vrai y
soustrayait royalement ses propres résultats. Condamnées également à
l'éclatement, les diverses traditions philosophiques se voyaient
contraintes de franchir les frontières de langue et de culture qui les
enserraient encore. La crise des fondements scientifiques, la
falsification des divers régimes politiques, la neutralisation des
sciences humaines et l'explosion technologique ont fait apparaître de
leur côté leurs faillites, induisant à reporter leurs espoirs sur la
philosophie, autorisant à attendre du partage critique de la vérité
jusqu'à la satisfaction des exigences sociales de justice et de liberté. Le
débat critique se reconnaissait être une forme de vie.
Ce bouleversement en profondeur de la culture a ramené les
philosophes à la pratique orale de l'argumentation, faisant surgir des
institutions comme l'École de Korcula (Yougoslavie), le Collège de
Philosophie (Paris) ou l'Institut de Philosophie (Madrid). L'objectif de
cette collection est de rendre accessibles les fruits de ce partage en
commun du jugement de vérité. Il est d'affronter et de surmonter ce
qui, dans la crise de civilisation que nous vivons tous, dérive de la
dénégation et du refoulement de ce partage du jugement.
Dernières parutions
Jad HATEM, Christ et intersubjectivité
chez Marcel, Stein,
Wojtyla et Henry, 2004.
Laurence CORNU, Une autre république, 2004.
Monica SPIRIDON, « La nymphe Europe »,2004.
Thierry BRIAULT, La philosophie du sens commun, 2004.
Laura BRONDINO, Carlos Monsivais à l'écoute du peuple
mexicain, 2004.
Collection La philosophie en commun
dirigée par Stéphane Douailler, Jacques Poulain et Patrice Vermeren
Esteban
MOLINA
Le défi du politique
Totalitarisme et démocratie
chez Claude Lefort
L'Harmattan
5-7,rue de I~ÉcolePolytechnique
75005 Paris
FRANCE
L'Harmattan Hongrie
Kossuth L. u. 14-16
1053 Budapest
HONGRIE
L'Harmattan ltalia
Via Degli Artisti~ 15
10124 Torino
ITALIE
(Ç)L'Harmattan, 2005
ISBN: 2-7475-8127-6
EAN : 9782747581271
À ma mère, qui m'a appris le courage
Introduction
L' œuvre de Claude Lefort est marquée par la passion de
comprendre l'avènement des régimes totalitaires et, les deux
choses n/ en faisant qu/une, le sens de la démocratie. Pour
Lefort, s'interroger
sur les conditions
qui ont rendu
l'avènement des régimes totalitaires possible va de pair avec
l'interrogation sur les repères symboliques de la démocratie, car
le totalitarisme ne cherche sa légitimité que dans la dénégation
des références symboliques de la démocratie. Face à ceux qui,
après avoir réduit la démocratie à un dérivé du libéralisme, la
rangent avec le communisme dans la catégorie indifférenciée
des formes de domination étatique qui se distingueraient
essentiellement
par le degré de rigueur avec laquelle elles
appliquent leurs lois; face à ceux qui réduisent sa signification
à la différence de ses institutions, Lefort place les régimes
totalitaires dans la perspective des référents de sens de la
société démocratique:
le totalitarisme prétend rendre réel un
savoir et un pouvoir de la société sur elle-même - savoir et
pouvoir d/Un - qui, dans la démocratie, n'étaient qu/un savoir
et un pouvoir symboliques: autrement dit, un savoir qui se
dérobait à la certitude, à l'épreuve de l'indétermination
du sens
de la vie sociale, et un pouvoir qui, inlocalisable, émergeant de
la division et de l'hétérogénéité radicale du social, ne détenait
plus la loi de ses mouvements.
Les régimes totalitaires
communistes reflètent les effets dévastateurs d/une société qui
se laisse emporter par le phantasme d'un monde replié sur luimême, sans extérieur; d'une société qui se laisse piéger par le
spectre de l'Un et qui nie toute légitimité au non-identique, à la
pluralité. La soumission des individus au discours de l'Un - le
discours
du Parti
-
est, en un sens, voulue.
Lefort remarque
que
le phénomène
communiste
noue un lien étroit entre la
domination absolue du Parti et la volonté de soumission. Il
nous montre que la liberté est aussi vulnérable, aussi fragile,
que le désir de liberté est inconstant et évanescent. L'expérience
totalitaire nous apprend que la soumission peut aussi trouver
5
son origine dans un désir aveugle de liberté. Son énigme est
l'énigme d'une société qui s'impose à elle-même de ne pas
désirer, qui se construit sur la négation du désir.
Lefort nous montre que le régime communiste crée un
univers fantastique, imaginaire, mais politiquement efficace. La
négation totalitaire de la démocratie se présente comme le
dépassement de l'incertitude dans laquelle s'installe une société
qui décide de chercher son sens en elle-même, une fois que les
référents transcendants de certitude ont été remis en question et
finalement rejetés. Le totalitarisme prétend déterminer à jamais le
sens de l'existence individuelle et collective en recourant à
l'expédient d'un homme nouveau, d'une société organisée et d'une
communauté. Les conditions
de possibilité de l'entreprise
totalitaire seront, en un sens, préparées par le type de vie
démocratique:
à partir du moment où il n'est pas possible de se
rapporter à un fondement incontestable du social, tous les
rapports que nouent les hommes entre eux sont susceptibles
d'être remis en question. Cela engendre une dynamique aux
conséquences
imprévisibles.
Si l'inquiétude
démocratique
devient
insupportable
pour
des
raisons
politiques,
économiques ou sociales, le phantasme d'une société qui se
domine elle-même jusque dans ses moindres recoins pointe à
l'horizon et, avec lui, le phantasme totalitaire.
Lefort défend l'idée que nous ne pouvons mettre au jour la
signification du totalitarisme qu'en recourant, pour l'éclairer, à
l'expérience démocratique. Dans cette perspective, il s'efforce
de nous dévoiler la dimension symbolique du politique qui
émerge dans la démocratie moderne. Pour ce faire, il estime que
la priorité est de penser le politique autrement que le marxisme
et que la sociologie politique positive ne le font. Celui-là noie le
politique dans une philosophie de l'histoire dont la force
normative détermine le sens et les modalités de l'action. En
d'autres termes, la philosophie de l'histoire de type marxiste
réduit le politique à un instrument de domination de classes. La
sociologie positiviste comprend le politique comme un domaine
factuel d'action sociale que l'on pourrait séparer d'autres
domaines
domaines
économique,
juridique,
moral,
scientifique...
La sociologie positiviste réduit la théorie
politique à une théorie des institutions données, qui prétend
occulter l'idée générale de la société, qu'elle morcelle en
6
différents domaines sociaux d'action. Le positiviste met la
charrue avant les boeufs: il fait comme si n'intervenait
pas,
dans toute analyse, une expérience préalable du social. Pour
Lefort, au contraire, le politique est le lieu où se joue le sens du
social. Le politique possède un caractère fondateur, instituant.
Mais il n'est pas le créateur ex nihilo de la société - comme le
prétendrait le totalitarisme. Le politique est le lieu depuis lequel
la société peut appréhender
une image, une représentation
provisoire
d'elle-même.
Dissoudre le politique dans une
philosophie de l'histoire, ou simplement le résoudre à unfactum
social parmi d'autres, cela revient à le priver de sa portée
cognitive.
C'est dans la représentation que la démocratie moderne se
fait du pouvoir que se révèle le mieux la dimension symbolique
de celle-ci. Lefort conçoit le pouvoir démocratique comme un
espace vide que rien ni personne ne peut s'approprier.
Le
pouvoir marque une extériorité symbolique de la société qui
permet de se représenter son unité. Le pouvoir instaure cette
unité que nous nommons la société. Cette instauration est une
production symbolique, et non réelle. Une fois les principes
religieux de la totalité sociale remis en question, l'unité que
produit le pouvoir démocratique
ne va pas au-delà de la
division qui sillonne l'espace social. L'unité de la société
démocratique
est toujours une unité symbolique. Le pouvoir
démocratique est une métaphore de la société, il n'est pas la
société en acte. Le pouvoir parle toujours d'autre chose qui n'est
pas lui. Le pouvoir démocratique ne peut pas engloutir la
société et la société ne peut pas se passer d'un pôle de
représentation d'elle-même et d'action. La société démocratique
implique le renoncement
à l'élimination de l'altérité, de la
différence qui la constitue: tel est son élément éthique. Les
réticences que suscite la radicale pluralité de la société,
l'indétermination
ultime du sens de la vie sociale, peuvent
nourrir l'illusion totalitaire d'un sens unique, immuable et
incontestable, de la vie sociale.
La démocratie
moderne
n'est pas l'antichambre
du
totalitarisme.
Le totalitarisme
n'est pas une conséquence
nécessaire de l'histoire, mais celle d'un choix. Le totalitarisme
suppose la volonté de se soumettre à l'Un, incarné dans le Parti.
Il suppose ce que la Boétie nomme une servitude volontaire. Les
7
chances que la démocratie moderne offre à la liberté sont
inconnues, non seulement de la société d'Ancien Régime, mais
aussi du totalitarisme.
Parce que la démocratie moderne
distingue le pouvoir, le droit et le savoir en tant que domaines
indépendants,
elle rend possible une société civile autonome,
c'est-à-dire une société capable de décider de son avenir. Sans
garanties, certes, mais aussi sans que lui soient imposés des
pouvoirs étrangers à l'humain. La société civile en vient à se
transformer,
comme jamais auparavant,
en un espace
d'invention sociale ouvert par principe à tous et à chacun des
individus qui se reconnaissent en lui. Cette reconnaissance n'est
pas étrangère à cette représentation de la loi et du droit, du
légitime et de l'illégitime, qui n'en finit jamais d'être déchiffrée,
et que nous appelons les Droits de l'homme. Le symbole des
Droits de l'homme rend possible ce qui, dans la démocratie
antique, était encore réservé à une minorité: le droit de chaque
individu de façonner le sens de son existence.
Dans ce livre nous nous efforcerons d'exposer la manière
dont Lefort découvre
la dimension
symbolique
de la
démocratie
moderne.l
L'autocritique
de
la
pensée
révolutionnaire
d'origine marxiste, c'est-à-dire la critique de
l'idée d'après laquelle les hommes peuvent forcer un point du
temps où toutes les différences pourraient être résolues d'une
part, le fait de démasquer le régime de l'URSS comme un
régime de servitude légitimé par le discours révolutionnaire
d'autre part, sont des expériences-clé de cette découverte.
L'importance de celle-ci est renforcée par la remise en question
des interprétations
positivistes de la démocratie et de ces
philosophies
politiques qui voient dans la démocratie une
religion moderne.
Notre travail est structuré en accord avec ces clés. Dans la
première partie, nous tentons de reconstruire la critique faite
par Lefort du régime stalinien à un moment où il croit encore
en la révolution.
Dans la deuxième partie, nous nous
Sur la pensée de Claude Lefort voir aussi Claude Habib et Claude Mouchard
(sous la direction de), La déJnocratie à l'œuvre. Autour de Claude Lefort, Paris,
Éditions Esprit, 1993. Hugues Poltier, La découverte du politique, Paris, Éditions
Michalon « Le bien commun », 1997 et du même auteur, Passion du politique. La
1
pensée de Claude Lefort, Genève, Éditions Labor et Fides
1998.
8
«
Le champ éthique »,
reconstituons
les étapes d'une pensée qu'a quittée la foi
révolutionnaire et qui renoue le dialogue avec ses maîtres, Marx
et Merleau-Ponty,
pour faire le jour sur ce qu'occultent ses
commentateurs doctrinaires: les signes qui, dans leurs oeuvres,
semblent indiquer l'impossibilité d'accéder à un point de vue
absolu, d'embrasser
la totalité du social; les signes qui
semblent indiquer l'impossibilité pour la pensée de se refermer
sur elle-même et de se rendre sourde, dans une sorte d'exercice
d'autisme, aux voix qui l'interpellent depuis l'autre rive, depuis
l'extérieur. Nous tentons également d'exposer les conclusions
d'une pensée qui, au fil des enseignements
de Machiavel,
renonce à la détermination
absolue de son objet, à la
détermination ultime de ce qui suscite son discours: l'énigme
de la liberté. Dans la troisième partie nous tentons de montrer
que la liberté
est inséparable
de l'expérience
d'une
indétermination
radicale dans tous les domaines de la vie
sociale et que son avenir, et donc celui de la démocratie, est aux
prises de toutes les représentations qui cherchent à la conjurer.
9
Première partie
Révolution
et Bureaucratie
I
La révolution trotskiste
La découverte du trotskisme
Dès son plus jeune âge, Lefort a été attiré par l'idée d'une
société socialiste. Les cours dispensés par Maurice MerleauPonty pendant l'année scolaire 1941-1942 au lycée Carnot,
auxquels il assista, furent décisifs quant à la forme que devait
revêtir cette idée. Ces cours furent déterminants
pour la
formation de sa première orientation politique, le trotskisme. 1
A partir de 1942, Lefort commence à fréquenter les cercles de la
quatrième Internationale, en particulier le CCI - une mouvance
à laquelle il reconnaît un mérite, en dépit de son radicalisme,
celui de s'être inquiété d'initier ses membres à la connaissance
du mouvement ouvrier. Lefort s'attela à la lecture méthodique
de Marx, de Lénine et de Trotski, en particulier les ouvrages
concernant les luttes sociales qui suivirent la Première guerre
mondiale. Les arguments de Trotski le gagnèrent à la cause
révolutionnaire.
A partir de l'idée qu'il s'est forgée de Marx,
Lefort en arrive à concevoir le marxisme
comme une
philosophie de l'histoire et de la société, non déterministe et
non évolutionniste.
Suivant le chemin ouvert par MerleauPonty, il considère que le marxisme de Marx trouverait sa
véritable expression dans le langage phénoménologique.
Face
au dogmatisme et au déterminisme historique qu'affichait le
marxisme du Parti communiste, le marxisme de Lefort, en
accord avec l'intention
de Merleau-Ponty,
se refusait à
comprimer l'histoire dans un schéma et, par conséquent, à
éluder le défi lancé par l'imprévu, l'indéterminé, en définitive la
nouveauté, à la pensée - toujours tentée, quant à elle, de se
déclarer détentrice de la vérité de l'histoire, de la société, etc.
Pour Lefort, il ne s'agissait pas de rejeter, en les considérant
insignifiants, les phénomènes qui échappaient à tout corpus
1 "Entretien avec Claude Lefort", L'Allti-lnythes, n° 14 (1975), p. 1. Lefort
reprochait
au parti communiste
d'être monolithique,
dogmatique
et
démagogique.
De même, il voyait dans l'URSS une société bureaucratisée,
militarisée, dans laquelle les travailleurs continuaient d'être exploités.
13
doctrinaire préétablit mais de déchiffrer leur sens, d' apprécier
leurs répercussions
sur la pensée historique ou sociale ellemême.
Sans doute Lefort pensait-il, comme Marx, que la société
moderne, bourgeoise-capitaliste,
soumet les êtres humains à un
processus d' aliénation radicale, dont il fallait chercher l'origine
dans l'unification de tout rapport social par le capital, dans
l'irruption de la valeur d/échange au sein de tous les rapports
humains. Mais en même temps, il était possible de découvrir,
dans ce phénomène de dépendance universelle du capital, les
signes et les conditions d/une réappropriation
révolutionnaire
de l'identité sociale humaine. En d' autres termes, les analyses
de Marx mettaient au jour l'unité sous-jacente à la société
capitaliste, mais également la profonde division qui ébréchait
cette totalité sociale. Cette division signifiait l'aliénation d'une
importante masse sociale, soumise à l'exploitation. Sans doute
Lefort assumait-il le diagnostic marxien selon lequel la société
moderne, la société bourgeoise, est déchirée par l'opposition
entre capital et travail; de cette opposition devait surgir la seule
force capable de la dépasser et de faire advenir une société non
divisée par les intérêts de la propriété privée: le prolétariat. La
possibilité d/une société libérée de toute division est la question
qui anime les efforts intellectuels du jeune Lefort. 1
Le sort de la révolution était inscrit dans la lutte des classes.
Celle-ci nous fournit la clé de l'histoire de l'humanité,
sa
solution. La lutte des classes est pour Lefort, comme elle l'était
pour Marx, le moteur de l'histoire, le seuil d'une société
nouvelle. Mais concevoir la lutte des classes comme la
locomotive de l'histoire, cela ne signifie pas que l'on puisse
définir a priori son telos, que l'on puisse, en d'autres termes,
établir les étapes que devrait nécessairement
franchir une
société pour devenir socialiste. La reconnaissance de l'existence
d' un développement
inégal des sociétés n'est pas suffisante
pour établir
une mécanique
évolutionniste
de stades,
mécanique dont on pourrait déduire le moment où une société
est prête pour la révolution. Une telle conception objectiviste
1 Claude Lefort, L'invention
délnocratique. Les lilnites de la d01ninatioll totalitaire,
deuxième
édition,
Paris, Fayard,
1994, p. 161, que nous citerons
désormais
comme L'invention délnocratique.
14
dissimule une représentation
mythique de l'histoire. Parler
d'une histoire objective, d'une histoire en soi, revient à annuler
la composante
subjective
de la production
historique:
l'expérience prolétaire.
Le marxisme
ne propose pas une histoire matérielle
indépendante
de l'action des hommes. Il tire les conséquences
révolutionnaires
des situations concrètes. C'est un matérialisme
en ce sens qu'il part des conditions spécifiques d'une société.
Ces conditions renferment leur propre dialectique, c'est-à-dire
la possibilité de leur transformation. La dialectique matérialiste
ne mène pas la réalité à l'histoire; c'est l'histoire même qui déjà
est porteuse de cette dialectique. L'histoire concrète fournit
l'estimation de l'histoire réelle. La dialectique matérialiste n'est
pas une dialectique de la nécessité, elle s'appuie sur un passé
qui est contingent et s'ouvre sur un avenir qui n'est pas donné
d'avance. La révolution n'est donc pas une conséquence, au
sens d'une prétendue logique matérielle puisque, comme nous
dit Lefort: « Il n'y a pas de situation révolutionnaire en soi,
déterminante. Car rien d'historique n'est en soi. » 1
L'histoire n'avance pas dans une direction déterminée, ce
qui ne signifie pas qu'elle soit dépourvue d'un sens, qu'elle soit
absurde. Elle veut toujours dire quelque chose et c'est à partir
de ce fond signifiant que le marxisme peut lui donner un sens.
N'est pas révolutionnaire
celui qui monte dans le char d'un
prétendu cours de l'histoire -falsification exploitée tant par
l'idéologie bourgeoise que par la bureaucratie socialiste- mais
celui qui tente d'orienter
l'histoire
en réunissant
les
phénomènes épars au travers desquels s'ébauche un même sens
historique,
libérant
ainsi son expression
essentielle.
La
dialectique révolutionnaire ne peut jamais adopter un point de
vue absolu. Son unique critère est historique. La lutte des
classes pourra avoir des conséquences révolutionnaires,
mais
pas nécessairement. La possibilité de la révolution ne peut faire
l'économie de l'expérience de ceux à qui la théorie attribue son
avènement, en d'autres termes la vérité de la dialectique est
toujours une vérité historique.
1
Claude Lefort, "L'analyse
historique
et le fascisme", Les Telnps Modenzes, n° 2
(1945), p. 361.
15
Passé l'enthousiasme
des premiers temps, Lefort ne tarda
pas à remettre en question son adhésion au PCI. Le refus des
trotskistes de qualifier l'URSS de régime répressif de classes,
leur ambiguïté à l'égard de la politique du Parti communiste
français
(PCF), et la bureaucratisation
grandissante
de
l'organisation
minèrent
la croyance de Lefort dans le
trotskisme. 1
Définir le régime de l'URSS
La défiance de Lefort s'accrut en
Cornélius
Castoriadis
exposer ses
conférence interne du PCI destinée
Congrès.2 Son intervention portait sur
de l'URSS.3 Castoriadis se proposait
1946, lorsqu'il entendit
arguments
lors d'une
à préparer son troisième
la signification du régime
d'analyser l'avenir de la
1 Le PCI soutenait l'idée insensée qu'il fallait appuyer un gouvernement
de
coalition réunissant le Parti communiste, le Parti socialiste et la centrale
syndicale contrôlée par les communistes de la CGT, afin que les ouvriers fissent
l'expérience
de la trahison des communistes
par leur complicité avec la
bourgeoisie social-démocrate. Vid. "Entretien avec Claude Lefort", op. cit. p. 2.
2 Castoriadis venait à peine de quitter la Grèce, où, déjà, il militait dans les
rangs du trotskisme, pour la France. Sous la dictature de Metaxas, Castoriadis
rejoignit les Jeunesses communistes, mais le caractère « chauvin» du PC grec
pendant la guerre le fait se tourner vers le trotskisme:
«Le caractère
réactionnaire du parti communiste, écrit-il, de sa politique, de ses méthodes, de
son régime interne, autant que le crétinisme imprégnant,
alors comme
maintenant, n'importe quel discours ou écrit émanant de la direction du PC
apparaissaient dans une clarté aveuglante. » « Il n'était pas surprenant, ajoutaitil, que, dans les conditions du temps et du lieu, ces constatations conduisent au
trotskisme
et à sa faction la plus gauchiste qui menait une critique
intransigeante aussi bien du stalinisme que des trotskistes droitiers.
»
Cornelius
Castoriadis, La Société bureaucratique, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1990, p.
21.
3 D'après ce qu'il nous dit, Lefort avait lu les écrits de Gide sur l'URSS avant la
fin de la guerre ("Entretien avec Claude Lefort", op. cit., p. 3.). Nous pensons
que Lefort fait référence à André Gide, Retour de l'URSS, Paris, Gallimard, 1936,
et peut-être aussi à André Gide, Les retouches à lnon retour de l'URSS, Paris,
Gallimard, 1937. D'après Gide, l'URSS, où il avait voyagé en 1936, était loin
d'être ce qu'elle promettait. «Ce que l'on demande à présent, c'est l'acceptation,
le conformisme. Ce que l'on veut et exige, c'est une approbation de tout ce qui
se fait en URSS; ce que l'on cherche à obtenir, c'est que cette approbation ne
soit pas résignée, mais sincère, mais enthousiaste, même. Le plus étonnant, c'est
qu'on y parvient. D'autre part, la moindre protestation, la moindre critique est
16
politique révolutionnaire,
analyse qui exigeait une étude
préalable de la situation de la classe ouvrière en URSS. 1 Pour
Castoriadis, la classe ouvrière devait relever le défi de lutter
précisément contre les structures d'organisation qu'elle-même
s'était données dans sa confrontation à la bourgeoisie, et qui
avaient fini par la trahir. Parmi ces structures d'organisation la
plus scandaleuse était le Parti communiste, que la corruption
avait complètement infiltré. La première tâche que devait se
proposer une politique révolutionnaire
était de définir le
régime de l'URSS. Ce qui signifiait que l'on méditât sur les
rapports de production qui avaient cours en URSS, sur la façon
dont les hommes se situaient par rapport aux moyens de
production.
En d'autres termes il s'agissait d'élaborer une
définition sociologique de l'URSS, une tâche qui impliquait
d'établir au préalable qui dirigeait la production et comment
s'effectuait la distribution des profits.
Castoriadis considère que le processus de production est
dirigé par une bureaucratie qui ne participe pas, de fait, au
travail. Cette direction est menée, à tous les niveaux et au sein
de la bureaucratie
même, «de manière dictatoriale ». La
bureaucratie définit les critères de distribution de la richesse,
ainsi que ceux du minimum vital de rente. La ségrégation qui
existait de fait entre les producteurs
et les directeurs du
processus de production
signifie pour Castoriadis
que la
bureaucratie s'était transformée en une classe sociale au sein de
la « société sans classes ». La société soviétique avait fini par se
scinder en deux classes sociales: bureaucratie et prolétariat.
Entre les deux, l'on pouvait parler d'une aristocratie ouvrière
qui ne suffisait pas, pour autant, à infléchir le sens de ces deux
catégories. Ainsi, bien loin d'entériner l'abolition des classes
sociales, l'URSS est, pour Castoriadis, un régime fondé sur la
division des classes.
passible des pires peines, et du reste aussitôt étouffée. ». André Gide, Retour de
l'URSS, op. cit., p. 67.
1«
Son analyse, écrit Lefort, me subjugua. J'étais peut-être gagnéd'avance à ses
conclusions, mais je ne me les étais jamais formulées et j'aurais était incapable
de leur donner le fondement qu'il apportait. L'argumentation
de Castoriadis
me parut digne du meilleur Marx. Bien sûr, les trotskistes ne trouvèrent là
qu'hérésie.
» "Entretien
avec Claude Lefort", op. cit., p. 3.
17
Cette analyse n'était pas acceptable pour un trotskisme
officiel qui définissait
l'URSS comme un «Etat ouvrier
dégénéré ». Pour Castoriadis, définir l'URSS comme un Etat
ouvrier revenait non seulement à céder à la fiction juridique
produite par le statut étatique des moyens de production, mais
également à légitimer la séparation des sphères économique et
politique dans un geste étranger au marxisme. L'étatisation de
la propriété privée et la planification ne suffisaient pas à définir
un régime socialiste; tout aussi nécessaires étaient l'abolition de
l'exploitation et le contrôle du processus de production par les
travailleurs. Mais on ne trouvait trace de tout cela en URSS. Par
conséquent, la question n'était pas de savoir si les moyens de
production étaient étatiques ou non, mais plutôt pour qui était
instaurée ou maintenue cette étatisation, et qui en étaient les
bénéficiaires. S'il était absurde de parler d'Etat ouvrier à propos
de l'URSS, définir celle-ci comme un régime de capitalisme
d'Etat l'était tout autant, sinon plus. Cela revenait à ignorer que
les lois économiques de l'URSS n'avaient pas grand-chose en
commun avec les lois économiques du capitalisme. En URSS la
théorie capitaliste de la valeur était pratiquement inapplicable,
formellement les crises dûes aux oscillations des prix étaient
impossibles, il n'existait pas de loi sur les salaires dépendant de
la concurrence de marché, ni de mesure objective de la plusvalue, en résumé l'appropriation
du bénéfice n'était pas
fonction de la propriété des modes de production mais de la
place que chacun occupait dans la hiérarchie de la bureaucratie.
Non seulement
la théorie
du capitalisme
d'Etat
était
scientifiquement
incorrecte, mais encore les conséquences
politiques qui en découlaient étaient extravagantes, puisqu'elle
assimilait les partis communistes à des fascismes.
Ni socialiste, ni capitaliste, le régime de l'URSS se présentait,
pour Castoriadis, comme un modèle social qui, à l'abri d'une
révolution ouvrière, s'appuyait sur la division de la société en
classes. Par conséquent, le seul moyen de ne pas tomber dans
des pièges linguïstiques,
lorsqu'il
s'agissait
de définir
sociologiquement
l'URSS, était de répondre à la question de
savoir qui détenait le pouvoir politique en URSS, et au profit de
qui celui-ci était exercé. Pour Castoriadis, les choses étaient très
claires:
«
Le pouvoir politique (et par conséquent, la puissance
économique
aussi) est détenu par une classe sociale dont les
18
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