Agriculture : un rendez-vous géoéconomique pour la France

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Gianmarco MONSELLATO
La parité dans l’entreprise, un enjeu économique et non un phénomène sociétal
Jean-Marie BOCKEL
L’Afrique, notre horizon
Jean-Jacques URVOAS
Les enjeux du contrôle et de l’efficacité du renseignement français
Michel GARDEL
Gianmarco MONSELLATO
La « Marque France »
Gabriel COLLETIS
Pour un nouveau modèle de développement centré sur l’essor des activités productives
Nicolas MAZZUCCHI
Le climat, enjeu de puissance internationale
Jean-Joseph BOILLOT
L’Inde et sa projection comme puissance globale du XXIe siècle
Jean-Jacques URVOAS
Georges ESTIEVENART
Enjeux de sécurité globale pour l’Union européenne dans le Caucase Sud
Nathalie FAU
Les enjeux économiques et géostratégiques du détroit de Malacca
Arif Havas OEGROSENO
Indonésie, nouveau grand
Emmanuel LINCOT
Réinventer les relations franco-chinoises
Stéphan BOURCIEU & Jérôme GALLO
Michel Gardel
La France doit restaurer son avantage comparatif à l’international
Sébastien ABIS & Thierry POUCH
Agriculture : un rendez-vous géoéconomique pour la France
Hervé BOULLANGER
Les Institutions supérieures de contrôle à l’heure de la maîtrise des dépenses publiques
Eugène Berg
Relations internationales, géopolitique et géoéconomie
20 euros
jean-Marie BOCKEL
Sébastien ABIS & Thierry POUCH
Agriculture : un rendezvous géoéconomique
pour la France
Sébastien Abis est analyste géopolitique, chercheur associé à l’Institut
des relations internationales et stratégiques (IRIS), et administrateur au
Secrétariat général du Centre international des hautes études agronomiques
méditerranéennes (CIHEAM).
Thierry Pouch est économiste, chef du service des études économiques de
l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture (APCA), chercheur
associé à l’Institut Choiseul et au Laboratoire REGARDS de l’université de
Reims Champagne Ardenne.
D
ans le débat actuel sur le déclin de l’économie française, il est
utile de rappeler que certains secteurs restent dynamiques
et peuvent constituer des leviers pour enrayer ce déclin, voire
mieux, enclencher le redressement de l’outil de production national.
L’agriculture constitue de ce point de vue une opportunité et une
force pour la France. Cette affirmation s’inscrit dans un double
contexte favorable à son reclassement stratégique. D’un côté, la
nécessaire révision des attributs de puissance du pays appelle à
l’identification de secteurs porteurs qui puissent à la fois participer
au rayonnement de la France dans le monde mais aussi contribuer
à l’économie nationale grâce aux performances commerciales. À
l’heure où le gouvernement promeut une diplomatie économique, il
se doit d’intégrer les produits vitaux comme ceux de l’alimentation
parmi les biens français capables d’être compétitifs à l’exportation.
| Sébastien ABIS & Thierry POUCH |
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D’un autre côté, la nouvelle géopolitique des ressources qui se dessine
à l’échelle planétaire invite inévitablement les pays dotés de richesses
géographiques à mettre davantage en valeur ces atouts pour se
positionner sur l’échiquier des relations internationales. La situation
alimentaire mondiale étant très incertaine, avec ces tensions plus
fréquentes et plus fortes observées depuis le milieu de la décennie
2000, il s’avère que les puissances agricoles ont tout intérêt à muscler
leur dispositif stratégique dans ce domaine où les jeux de pouvoirs et
les rivalités vont assurément s’amplifier.
192
Si le discours sur le déclin de la France reste prégnant, des messages
différents doivent aussi être véhiculés. Des dynamiques positives
existent dans certains secteurs et méritent considération dans cette
séquence historique où le pays se doit de repenser l’expression de sa
puissance et de son rang dans le monde. C’est l’un des objectifs de cet
article que de nourrir, par le prisme agricole et alimentaire, le débat
sur la France, sa compétitivité et son influence internationale.
La France comme acteur central des
échanges mondiaux agricoles et alimentaires
Le discours convenu sur le déclin de l’économie française se
distingue par une certaine dose d’amnésie. Il gomme en effet de sa
démonstration la capacité d’un pays à opérer un redressement de
son outil de production dès lors que le contexte historique l’exige, et
qu’une équipe dirigeante estime qu’il faille rompre avec une politique
ayant conduit au désastre. L’expérience française de la modernisation
des structures économiques d’abord au lendemain de la guerre puis
dans le cadre de la Vème République illustre cette capacité à se redresser.
Tous les secteurs ont été mobilisés pour atteindre les objectifs fixés à
l’époque par les pouvoirs publics. Tous, y compris le secteur agricole
et alimentaire. Dès la fin des années 1950 en effet – formation de la
Politique Agricole Commune (PAC) puis lois d’Orientation agricole
(LOA) de 1960-1962 – s’enclenche un processus visant à augmenter
les productions agricoles, à nourrir la population française mais aussi
européenne, et à intégrer l’agriculture dans le processus général de la
modernisation et de la croissance économique.
La double impulsion donnée par la PAC et les LOA de 19601962 débouchent sur une croissance soutenue des productions
agricoles françaises, faisant du secteur l’un des plus performants du
monde. La progression est telle qu’elle débouche sur la formation
d’avantages comparatifs offrant à la France l’opportunité de
s’insérer dans les échanges internationaux de produits agricoles et
alimentaires, et d’en devenir l’un des grands exportateurs. Céréales
et produits céréaliers, produits laitiers, vins et boissons, sucre, tels
sont les principaux domaines dans lesquels la France va durablement
s’installer dans la position d’exportateur mondial de premier plan,
au point, progressivement, de dégager et d’accumuler des excédents
commerciaux agroalimentaires à partir de 1978 et jusqu’à nos jours.
En 2012, l’excédent commercial en produits agricoles et alimentaires
a frôlé les 12 milliards d’euros, juste derrière l’aéronautique.
L’entrée dans la mondialisation se concrétise toutefois par une
mutation de la hiérarchie des nations exportatrices de produits
agricoles. L’affirmation de nouveaux concurrents comme le Brésil
est porteuse d’une érosion relative des performances françaises à
l’exportation. Deuxième exportateur mondial en 1990, le secteur
connaît un déclassement ensuite puisqu’il occupait en 2011 le
cinquième rang, derrière les États-Unis, les Pays-Bas, l’Allemagne et
désormais le Brésil.
Cette érosion entre par conséquent pleinement dans la
problématique du déclin, dont le rapport de Louis Gallois retrace la
genèse tout en suggérant des pistes pour stopper cette dégradation
de la compétitivité de l’économie française. Sauf que le rapport
Gallois ne dit mot du secteur agricole, et très peu sur l’industrie de la
transformation. De plus, l’évolution du secteur agricole depuis 1990
est assez paradoxale. Non seulement l’érosion des parts de marché
est réelle, mais elle est en réalité contrebalancée par la solidité et la
durabilité de l’excédent commercial agroalimentaire. Il faut y voir le
signe que la France est en mesure, dans le contexte actuel de tensions
| Sébastien ABIS & Thierry POUCH |
193
économiques et géopolitiques, de répondre à une demande mondiale
en plein essor, que celle-ci émane des pays émergents dont le niveau de
vie augmente, ou de zones dont la dépendance vis-à-vis de l’extérieur
pour l’approvisionnement alimentaire apparaît de plus en plus élevée.
Le secteur agricole et alimentaire français détient de puissants leviers
pour se positionner comme un acteur décisif de l’approvisionnement
alimentaire de certaines régions qu’il s’agit de hiérarchiser.
Diplomatie et commerce extérieur : une France en voie de reconquête
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Lors du traditionnel discours annuel du président de la République
devant les ambassadeurs, le 27 août 2012 à Paris, François Hollande
avait annoncé en ces termes l’objectif d’une diplomatie économique :
« L’enjeu, c’est le redressement, c’est-à-dire la capacité d’être plus
compétitif, de conquérir des marchés ». Peu de temps auparavant,
Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères, s’était lui-même
exprimé dans la presse sur ce thème afin d’en fixer le cap : « Dans
la situation difficile de notre économie française, la diplomatie
économique doit devenir une priorité majeure du Quai d’Orsay
[...]. C’est l’ensemble de nos moyens privés et publics qui doivent
être mobilisés pour le redressement [...]. À travers notre balance
commerciale, c’est une part de notre crédibilité internationale qui
se joue [...]. Le réflexe économique sera désormais une instruction
prioritaire et permanente de notre réseau diplomatique »1.
Depuis, la diplomatie économique s’organise donc au ministère
des Affaires étrangères. Au sein de la Direction générale de la
mondialisation, du développement et des partenariats (DGM), une
Direction des entreprises et de l’économie internationale (DEEI) a été
créée en mars 2013. Celle-ci est subdivisée en trois branches : le soutien
aux entreprises, les secteurs stratégiques et les affaires économiques
...............................................................................................................................................................
1. Laurent Fabius, « La diplomatie économique, une priorité pour la France », Les Échos, 23
août 2012.
internationales. Les énergies, les industries et technologies de
défense et l’économie numérique ont chacune un pôle dédié au sein
de la branche sur les secteurs stratégiques. Un quatrième pôle existe
cependant, plus hétéroclite, baptisé « filières industrielles », et dans
lequel ont été associés pêle-mêle infrastructures, transports, pharmacie
et agroalimentaire. Parallèlement, sept représentants spéciaux pour
les relations économiques avec des pays partenaires majeurs ont
été nommés2. Le 9 avril 2013, une journée entière a été consacrée
à cette diplomatie économique. Cela a été officiellement qualifié
de « plus grand événement jamais organisé pour les entreprises au
Quai d’Orsay ». Depuis le printemps 2013, la diplomatie économique
française appuie sur l’accélérateur. Il faut dire qu’elle est censée
participer au rééquilibrage de la balance commerciale du pays. En
effet, le président de la République souhaite qu’en 2017 celle-ci cesse
d’être déficitaire hors produits énergétiques.
Cette nouvelle diplomatie économique poursuit les objectifs
principaux suivants : soutenir les entreprises sur les marchés
extérieurs, attirer des investissements étrangers créateurs d’emplois,
adapter le cadre de régulation européen et international aux intérêts
économiques défensifs et offensifs de la France. Cette stratégie se
décline officiellement en dix axes différenciés3. Faire gagner les
entreprises françaises sur les marchés à l’étranger, tel est également
le but de la ministre au commerce extérieur, Nicole Bricq, qui
multiplie les voyages à l’étranger pour défendre l’offre de la France
à l’exportation. La pierre angulaire du dispositif qu’elle développe
s’intitule les « Quatre familles prioritaires », qui ont été officiellement
présentées le 3 décembre 2012. Celles-ci correspondent aux quatre
domaines d’activités dans lesquels la France est à la fois compétitive
et attendu dans le monde : l’alimentation, la santé, l’urbanisme
...............................................................................................................................................................
2. Martine Aubry pour la Chine, Jean-Pierre Chevènement pour la Russie, Philippe Faure
pour le Mexique, Paul Hermelin pour l’Inde, Jean-Pierre Raffarin pour l’Algérie, Louis
Schweitzer pour le Japon, Pierre Sellal pour les Émirats arabes unis.
3. Voir le détail sur http://www.diplomatie.gouv.fr
| Sébastien ABIS & Thierry POUCH |
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durable et les technologies de l’information et de la communication.
L’identification de ces secteurs s’est notamment appuyée sur une
étude prospective4 du Trésor parue à l’automne 2012, et qui, outre
le ciblage sectorielle, vise plus précisément 47 pays dans le monde.
Ainsi donc l’action de la ministre consiste à « vendre » à l’étranger
les produits, les compétences et les savoir-faire de la France autour
du « mieux vivre ». Mieux se nourrir, mieux vivre en ville, mieux se
soigner et mieux communiquer : voici le credo politico-commercial
de la France à l’export.
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En 2012, malgré un contexte européen et mondial peu favorable,
la France a réduit, pour la première fois depuis 2009, son déficit
commercial, le ramenant à 67 milliards d’euros, ce qui reste, malgré
tout, peu flatteur. Les exportations françaises sont tirées par les
demandes émanant des pays asiatiques, nord-africains et moyenorientaux. Il faut aussi indiquer que la dépréciation de l’euro vis-àvis du dollar aura favorisé la compétitivité-coût de la France durant
les derniers mois. Par ailleurs, l’année 2012 a conforté le diagnostic
autour des quatre familles de produits qui ont représenté, en les
agrégeant, près de 153 milliards d’euros d’exportations, soit 35 % du
total des ventes de la France à l’étranger. Pris séparément, la famille
« mieux se nourrir » est celle qui connaît le plus gros montant, avec
environ 60 milliards d’euros d’exportations.
Les chiffres du premier semestre 2013 confirment la dynamique.
Le solde commercial se rééquilibre grâce aux performances de
l’aéronautique (notamment avec Airbus), de la pharmacie et de
l’agroalimentaire. Ces derniers forment de plus en plus la véritable
trilogie gagnante de la France dans la mondialisation économique.
Outre le déficit chronique en matière énergétique, ce sont aussi les
secteurs automobile et biens d’équipement qui affichent des résultats
...............................................................................................................................................................
4. « Analyse prospective des marchés à l’export, par secteur et par pays », octobre 2012,
Direction générale du Trésor. À l’horizon 2022, selon cette étude, l’électronique, la chimie,
les machines, l’automobile, l’agroalimentaire et la santé seront les secteurs les plus importants
en termes d’importations mondiales.
négatifs. Il est toutefois important d’avoir conscience des outils
déployés dans la sphère diplomatique pour participer au redressement
économique de la nation, car cela n’est pas forcément dans la tradition
française de voir l’État accompagner autant le secteur privé à l’export
et chercher à promouvoir le made in France à l’étranger. Il est, en
outre, tout à fait significatif de voir que la mondialisation n’est plus
aussi taboue dans le vocabulaire socialiste.
Pour une diplomatie économique
doublement efficiente
Le président de la République a souligné l’importance
de la diplomatie économique lors de la 21ème conférence aux
ambassadeurs de France du 27 août 2013. Insistant sur le concept
de « l’influence » pour caractériser la puissance française, François
Hollande est longuement revenu sur les secteurs d’excellence de
l’économie, et il faut noter que trois tables rondes ont été organisées
le lendemain au sujet de la diplomatie économique, spécifiquement
dédiées au tourisme, au secteur de l’énergie et aux industries
agroalimentaires.
Bien qu’il faille se réjouir de l’action économique renforcée
de la diplomatie française, il s’avère néanmoins indispensable
de questionner la cohérence de cette nouvelle stratégie avec les
positions traditionnelles du pays en matière de politique extérieure
et de relations internationales. En effet, les messages stratégiques
envoyés à la planète à travers le canal de la diplomatie économique
peuvent faire débat. Il peut paraître surprenant, pour ne pas dire
dérangeant, que soit promu dans ce dispositif des produits de défense
et d’armement dont la finalité rime assez peu avec la lutte contre la
course aux armements. Certes, la paix dans le monde peut passer
par la possession de moyens militaire de dissuasion, mais peut-on
encore longtemps prétendre être une « puissance repère », pour
reprendre la formule du président de la République, en continuant à
bâtir son offre à l’exportation autour de produits létaux ? Il ne s’agit
| Sébastien ABIS & Thierry POUCH |
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pas ici de nier l’importance de l’aéronautique militaire dans le « kit
France » à proposer à l’étranger, mais est-il véritablement compatible
d’associer le Verbe de la diplomatie avec, par exemple, l’acier d’un
avion Rafale ? Celui-ci, dont chaque promesse de commande par
une nation étrangère se traduit par un tapage médiatico-politique
étonnant, ne saurait incarner l’offre française en matière de diplomatie
économique. Il pourrait même être jugé contraire au discours de la
France vis-à-vis des grands enjeux internationaux et de la stabilité de
la planète. En revanche, il pourrait être géopolitiquement bien plus
responsable de rehausser la place de produits vitaux, nécessaires au
développement et à la stabilité de la planète, et pour lesquels la France
est à la fois compétitive et attendue. Les produits de l’agriculture et de
l’alimentation, ciblés à Bercy comme prioritaires avec le programme
des quatre familles à l’exportation, méritent d’occuper une position
accrue dans les couloirs du Quai d’Orsay. Si les vins et spiritueux
peuvent être avancés dans la stratégie des ministères du commerce
extérieur et de l’agriculture, en direction de l’Asie où la demande
explose, les céréales, second produit phare de cette famille, peuvent
constituer un véritable pilier de la diplomatie économique du Quai
d’Orsay.
Ces céréales, « pétrole doré » de la France, sont une ressource
rare que peu de pays sont en mesure d’exporter tout en assurant une
couverture des besoins domestiques. Les grains de l’hexagone sont à
la fois un atout de puissance et un domaine d’influence pour le pays.
Actuellement, la moitié de la production céréalière de la France est
destinée à l’exportation5. Les pays tiers en constituent les débouchés
les plus dynamiques, assurant à eux seuls la moitié de l’excédent
agroalimentaire total du pays. Celui-ci est structurel et constitue
une vraie force pour le pays, surtout au moment où de nombreuses
régions du globe, notamment dans le voisinage méditerranéen et
...............................................................................................................................................................
5. Plus précisément, ce sont deux-tiers de la collecte en blé dur et en orge et 50 % de la
collecte en blé tendre et en maïs qui partent à l’export.
moyen-orientale, souffre de déséquilibres alimentaires et céréaliers6.
Exporter des grains représente donc à la fois un devoir géopolitique
et une opportunité économique. En 2012, la France a vendu pour
environ 6,7 milliards d’euros de céréales à l’étranger, soit l’équivalent
de 135 avions Rafale environ. Certes, ce n’est pas l’État qui exporte
directement, mais les entreprises et les opérateurs privés. Soit la
même situation que pour l’avion Rafale, dont la production et la
commercialisation est assurée par la compagnie privée Dassault.
Or l’État accompagne davantage encore sur ce produit-là que sur
les céréales. Combien de fois a-t-on entendu le président de la
République, le ministre des Affaires étrangères ou du commerce
extérieur évoquer les céréales dans un discours de compétitivité,
de redressement économique et d’échanges extérieurs ? Il est grand
temps de prendre conscience du formidable atout dont dispose
la France avec sa production céréalière régulière et de qualité.
Combiner les performances économiques avec les principes moraux
qui régissent l’action extérieure de la France, voilà vers quoi devrait
véritablement tendre la stratégie du Quai d’Orsay. Ce serait construire
une diplomatie économique « doublement efficiente », capable de
conjuguer le commerce avec le développement.
Assumer la puissance agricole,
hiérarchiser les horizons géographiques
Le débat sur le périmètre géographique de l’action extérieure
française et de sa diplomatie économique mérite désormais d’être
grand ouvert compte tenu des changements géopolitiques planétaires
et des restrictions croissantes quant aux moyens d’action de la France
dans le monde. Ces évolutions appellent sans doute à une définition de
plusieurs échelles géographiques sur lesquelles il est encore possible
...............................................................................................................................................................
6. Sébastien Abis et Thierry Pouch, Agriculture et mondialisation : un atout géopolitique pour
la France, Paris, Les Presses de Sciences-Po, septembre 2013.
| Sébastien ABIS & Thierry POUCH |
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200
d’agir et d’être influent. La France peut encore défendre des positions
dans les relations internationales et les grands enjeux globaux, mais
elle n’a plus la possibilité d’exercer une action extérieure dont les
frontières seraient illimitées. L’Union européenne demeure le premier
espace d’expression et il n’est pas question de revenir sur cet axiome
stratégique, à court comme à moyen terme. Une Europe qui s’affaiblit
entraînerait automatiquement la France dans ce sillage décadent.
Mais il est temps de sérier les zones dans lesquelles la France doit agir
en priorité et où elle est encore en mesure d’être écoutée, performante
et influente. Le bassin méditerranéen est l’horizon naturel de cette
France, devenue puissance moyenne à l’échelle mondiale, mais qui a
vocation à construire une nouvelle forme de puissance responsable
dans cet espace voisin de la Méditerranée. Commerce, diplomatie,
développement, solidarités et défense des valeurs démocratiques
seront les pierres angulaires de cette puissance responsable que
la France mettra en œuvre en direction de son Sud, car elle sait, et
l’apprendra encore plus demain, que son avenir dépend en partie des
événements qui traversent l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient.
Face à la complexité grandissante du contexte international, la
France peut jouer un rôle géopolitique et géoéconomique important
si elle accepte de redéfinir ses champs stratégiques d’action et de
rétrécir le périmètre de sa diplomatie. Cette évolution n’annoncerait
en rien une rétrogradation de la France dans l’arrière-cour des
grandes nations de ce monde. Une telle reconfiguration thématique
et géographique de la puissance française lui permettrait a contrario
de tenir un rang élevé dans un domaine fondamental et dans un
voisinage méditerranéen – voire africain – déterminant pour la
stabilité internationale. Faire ces choix géographiques ne signifie pas
abandonner le reste des régions du monde à leur sort. Faire un tel pari
géopolitique et géoéconomique, c’est surtout et avant tout faire preuve
de pragmatisme et maximiser les chances de pouvoir réellement peser
et accompagner les affaires stratégiques d’un voisinage méridional où
chaque secousse est ressentie, d’une manière ou d’une autre, jusqu’aux
sols de l’Hexagone. Agir demain dans les zones où nous avons de
réels intérêts et de véritables possibilités d’influence s’imposera dans
l’agenda stratégique de la France. Les tendances probables en termes
de finances publiques et de capacités budgétaires pour l’action
extérieure viennent conforter cette hypothèse.
Si la France entend toujours être à la hauteur de ses déclarations,
il est grand temps de reconsidérer quels sont véritablement les
secteurs capables d’être dans la durée des atouts de puissance de
l’Hexagone. La France doit considérer l’agriculture à sa juste valeur
géoéconomique et géopolitique, c’est-à-dire comme un pilier
de sa puissance pour peser dans les affaires mondiales. À ce titre,
l’agriculture doit être une priorité de la diplomatie économique.
C’est l’une des composantes les plus solides de ce Gold Power qui
peut permettre à la France de rester influente à l’international
autrement que par le seul prisme de l’économie immatérielle, à
condition de déplacer le curseur sur certains aspects7. Le potentiel
agro-exportateur français sert l’économie du pays, la performance
du commerce et la relation avec des nations dont l’un des premiers
objectifs est de garantir la sécurité de leurs approvisionnements
alimentaires. Déclinée par exemple dans le domaine céréalier, cette
double dynamique (occasion économique et devoir géopolitique)
révèle comment la France peut faire fructifier certains atouts en
les parant d’une dimension stratégique contemporaine. Cela ne
signifie pas qu’il faille marginaliser les petites exploitations familiales
agricoles qui parsèment notre territoire et reléguer au second plan
la dimension environnementale, bien au contraire. Cela ne signifie
pas non plus qu’il faille abandonner notre production énergétique,
délaisser le Rafale ou oublier les nanotechnologies. Le but est au
contraire de ne pas manquer certains rendez-vous avec l’Histoire.
De ne pas renoncer à la production agricole et alimentaire quand
des populations voisines de l’Europe attendent que celle-ci demeure
...............................................................................................................................................................
7. Pascal Gauchon, Géopolitique de la France. Plaidoyer pour la puissance, Paris, Presses
Universitaires de France, 2012.
| Sébastien ABIS & Thierry POUCH |
201
en capacité d’approvisionner les marchés. De ne pas diaboliser le
commerce et les performances à l’exportation. De redonner du sens
stratégique à l’agriculture en somme et ne pas la renvoyer au siècle
précédent, en lui proposant de ne figurer que comme vestige glorieux
d’un passé révolu ou en la cantonnant aux seules fonctions sociale,
culturelle et environnementale. Il apparaît au contraire essentiel de
pouvoir adapter la posture géopolitique de la France en fonction
des atouts réels du pays qui soient en synergie avec les besoins de la
planète.
202
À travers ce mouvement, qui exige de repenser la hiérarchie
des priorités, la France peut jouer avec discernement dans cette
mondialisation en exprimant sa puissance différemment. Ce
changement doit porter sur le ton, le fond et l’horizon. Il faut pouvoir
assumer des ambitions sans gêner les partenaires étrangers. Il faut être
conscient et enthousiaste avec les forces dont on dispose. Le mot de
puissance ne doit donc pas faire peur, surtout dans un domaine aussi
vital que celui de l’agriculture et de l’alimentation. L’enjeu consiste à
défendre ce statut de puissance agricole en développant une nouvelle
capacité d’influence à l’international. Il faut donc agir en produisant
et en exportant. Tout le défi désormais pour la France consistera à
combiner la triple exigence suivante : savoir produire mieux, pouvoir
produire plus et décider pour qui produire.
La France possède en outre un éventail vaste et diversifié de produits
alimentaires de qualité qui contribue à son prestige gastronomique,
à son attractivité territoriale et touristique et à sa promotion à
l’international. Le respect de la nature, la santé des consommateurs
et le modèle nutritionnel participent donc assurément à l’expression
de la puissance agricole de la France. Ils sont au cœur même de
son identité. Le pays dispose aussi d’un potentiel géographique, de
ressources naturelles et d’un héritage historique tout à fait spécifiques
qui lui confèrent un certain avantage stratégique agricole par rapport à
la grande majorité des nations de la planète. La diplomatie scientifique,
à laquelle elle tient tant, trouve elle-même l’un de ses premiers terrains
d’expression dans le domaine agricole et alimentaire. La France doit
pleinement prendre conscience de cette situation à l’heure où elle
cherche à identifier quels sont ses véritables atouts durables dans un
monde en pleine recomposition géoéconomique.
Au moment où l’agriculture et l’alimentation redeviennent des
enjeux internationaux, à tel point que les jeux de pouvoirs et de
rivalités, déjà si prégnants dans ces domaines, s’amplifient entre
les États et entre les firmes privées ; la France ne peut pas rater ce
rendez-vous géopolitique. Car celui-ci est bien au carrefour d’une
double nécessité pour le pays. Il s’agit de trouver des moyens pour
redresser l’économie et retisser des liens dans la société, entre les
territoires et entre les générations. Il s’agit également de redéfinir la
puissance de la France autour des secteurs qui peuvent encore lui
procurer un certain rang sur la scène internationale et pour lesquels
l’ambition extérieure est politiquement compatible avec sa vision
internationale. C’est à ce titre que l’on a parlé précédemment d’une
diplomatie économique doublement efficiente. Enfin, au sujet de la
troisième exigence, celle qui consiste à décider pour qui produire,
il n’est pas utile de préciser ici que la France n’a ni la vocation, et
encore moins la capacité, à nourrir la planète. Elle ne sera jamais la
ferme du monde. En revanche, l’agriculture française contribue à la
sécurité alimentaire de l’Europe et peut jouer un rôle déterminant
dans celle de certains États du bassin méditerranéen, du MoyenOrient voire du continent africain. Ce rôle, la France peut l’endosser
sur certains produits vitaux comme les céréales et en direction des
pays avec lesquels une exigence géopolitique de coopération se pose
en ces termes.
Il va de soi que pour construire une stratégie agricole française
capable de se situer à la fois sur le produire mieux, le produire plus et
le pour qui produire, quelques pré-requis sont indispensables. Il faut
reclasser stratégiquement l’agriculture au centre de la politique du
pays et la soutenir, en renforçant les synergies interministérielles. Il
importe de ne pas oublier le rôle de certains établissements publics à
caractère industriel et commercial (EPIC), comme ceux déjà évoqués
plus tôt mais auxquels il convient d’ajouter l’Agence française de
| Sébastien ABIS & Thierry POUCH |
203
développement (AFD), dont l’action peut être centrale pour mener
une diplomatie agricole intelligente. Celle-ci nécessite aussi une
optimisation des synergies entre les sphères publique et privée, une
plus forte protection du patrimoine foncier ou encore un travail de
séduction envers la jeunesse pour l’orienter davantage vers les métiers
d’une galaxie agricole où les professions sont très variées mais toutes
tournées vers le développement humain. 204
C’est pour cela qu’il convient d’être stratège : entraîner les alliés,
convaincre les partenaires et peser sur le cours des événements
requièrent de très bonnes capacités de négociations. Naviguer avec
efficience dans le jeu multilatéral tout en étant capable d’affirmer des
convictions nationales, voilà donc aussi le défi lancé pour la France
si celle-ci décide de redonner un sens géopolitique à son agriculture.
Plusieurs actions sont menées depuis quelques années pour défendre
au niveau multilatéral les questions agricoles et la sécurité alimentaire.
Paris se bat en Europe pour préserver la PAC alors que d’autres Étatsmembres plaident pour en réduire l’importance, notamment en
termes de dépenses budgétaires. Il faut se féliciter que la France soit
toujours en première ligne pour maintenir ce qui demeure encore la
seule véritable politique communautaire, surtout dans une période
où l’Union européenne manque de repères et de vision prospective.
Les couloirs de Bruxelles sont donc stratégiques et le resteront.
Mais il faut par ailleurs agir vis-à-vis du reste du monde. Le cycle de
Doha à l’OMC n’aboutit pas. Il s’est englué dans des blocages depuis
2001, date du lancement du cycle de Doha. Il conviendrait de proposer
des alternatives qui puissent entretenir la négociation multilatérale
afin de ne pas tomber dans un excès de relations bilatérales/
régionales qui entrent en collusion avec d’autres principes défendus
par ailleurs. Ainsi, la France, notamment depuis la présidence du G20
en 2011, est très en pointe pour exprimer ses positions sur le sujet
de la volatilité des prix des produits agricoles et de la transparence
des marchés financiers. Paris pousse ainsi à la réforme de la Food
& Agriculture Organisation (FAO), à une plus grande transparence
des marchés (notamment céréaliers avec la mise en place du système
AMIS), à une meilleure gouvernance internationale des politiques
agricoles ou encore à la gestion des risques alimentaires dans les
zones vulnérables et au développement de la recherche scientifique.
Ces positions s’affirment avec le rappel constant que l’augmentation
de la production et de la productivité en agriculture sera en outre
déterminante pour atténuer les insécurités alimentaires mondiales.
La France ne saurait modifier demain cette ligne directrice de son
action internationale qui consiste à défendre le multilatéralisme et
à se réjouir de l’existence d’un monde multipolaire. Cette posture
vaut particulièrement pour les questions agricoles et de sécurité
alimentaire. La prolifération étatique et l’émergence de nouvelles
puissances ne feront que réduire la place et le poids de la France sur
la scène internationale. D’ailleurs, des résistances aux propositions
françaises en 2011 dans le cadre du G20 ont bien montré à quel point
il était difficile de faire converger les points de vue entre des pays
soi-disant partenaires en matière de régulation et de transparence
pour les marchés agricoles et financiers. Il sera très intéressant de
suivre la préparation de l’Exposition universelle de Milan en 2015,
dont le thème est « Nourrir la planète, une énergie pour la planète »,
et d’observer les thématiques promues prioritairement sur le Pavillon
France.
Pour une puissance comme la France, il faut, désormais,
assurément choisir les secteurs et les zones géographiques dans
lesquels il reste possible de jouer durablement un rôle mondial. Pour
un pays qui prétend encore à véhiculer des messages clefs pour la
planète, il faut aussi veiller à cultiver une capacité d’influence réelle
sur des sujets qui touchent les préoccupations d’un maximum de
nations et qui concernent la stabilité géopolitique de la planète. C’est
là où la France ne doit pas se tromper dans son approche. Elle peut
à la fois accompagner le développement local à l’étranger avec les
instruments de coopération appropriés (en utilisant davantage les
instances internationales où elle est présente), faire du commerce
dans les règles multilatérales (sans s’interdire d’exprimer parfois des
aspirations hexagonales), agir diplomatiquement sur les bons sujets
| Sébastien ABIS & Thierry POUCH |
205
car étant ceux où les intérêts du pays convergent avec les besoins des
régions méridionales voisines, notamment le bassin méditerranéen)
et recentrer le redressement de son économie nationale autour
des familles de produits où la France est performante et attendue.
Adopter une vision géopolitique pour l’agriculture française n’est
pas uniquement souhaitable pour le pays. C’est un projet porteur
pour une influence internationale renouvelée, redéfinie et peut-être
demain rétablie.
Résumé
206
L’agriculture française a connu de nombreux rendez-vous avec l’Histoire.
En voilà un nouveau, qui se manifeste progressivement, et pour lequel
cet article entend prendre position. Ce rendez-vous est géopolitique et
géoéconomique. La crise mondiale révèle dans certaines régions du monde
de fortes contraintes d’approvisionnements alimentaires, voire des risques. À
l’heure où il n’est question que de l’érosion de sa compétitivité, il importe de
constater que, dans le registre de l’agriculture, l’économie française détient des
atouts. Une réflexion est donc ici proposée sur les opportunités à tirer d’une
approche géoéconomique des questions agricoles et alimentaires, qui s’inscrira
dans le débat nécessaire sur la puissance de la France.
Abstract
French agriculture had has a quite number of historical challenges. This
article will focus on the current important and gradually unfolding geopolitical
and geo-economic challenge. In some regions of the world, the global crisis has
revealed significant food supply constraints or even risks. At a time when the
erosion of competitiveness is a central issue, it is important to note that in
terms of agriculture, French economy is at an advantage. An analysis on the
opportunities to draw from a geo-economic approach to agricultural and food
issues is thus proposed here. This analysis will be placed in the context of a
necessary debate on France’s power.
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