Chronique juridique
L’achat d’un fonds rural démembré :
Une opération périlleuse ?
QUESTION : J’envisage d’ache-
ter pour exploiter une propriété oc-
cupée par un fermier. Mon
conseiller à la Banque me propose
un démembrement : j’achèterais
l’usufruit au propriétaire, mon fils
la nue propriété ; le fermier ne
pourra préempter et je pourrais lui
reprendre les terres pour exploiter
personnellement, au terme du bail.
Y a-t-il des risques ?
REPONSE : Le droit est une dis-
cipline par nature en évolution
constante ; des esprits ingénieux ont
fait la publicité de montages juri-
diques qui permettraient de contour-
ner les divers droits de préemption,
mais au prix de risques, parfois mal
calculés.
Il y a eu bien des modes en la ma-
tière, et le bruit circulait bien vite
quand dans la région, tel ou tel avait
réussi à éviter toute préemption, ou à
se procurer des avantages fiscaux ou
sociaux en recourant à une construc-
tion juridique astucieuse.
Les plus anciens ont ainsi connu
l’époque où curieusement, de nom-
breux acquéreurs de terres s’enga-
geaient à fournir des soins au ven-
deur, à le loger, le nourrir, le chauffer
et le blanchir sa vie durant. La géné-
ration suivante se rappelle des ap-
ports en société suivis d’une cession
de parts sociales à un voisin soucieux
de s’agrandir.
Bref, l’achat du foncier a toujours
enflammé l’imagination des juristes.
La dernière mode, assez «tendance»
voudrait rendre possible le contour-
nement du droit de préemption par un
simple démembrement du droit de
propriété.
Un investisseur quelconque, par
exemple un GFA, acquiert la nue-
propriété des terres, alors que l’usu-
fruit est cédé à une société d’exploi-
tation (SCEA, GAEC, EARL etc.)
contrôlé par les mêmes personnes)
En théorie, l’opération ne présente
que des avantages : contourner le
droit de préemption du fermier et
amortir l’usufruit dans la société
d’exploitation.
L’amortissement viendrait en dé-
duction du résultat fiscal, ce qui di-
minuerait le montant des impositions
des associés de la société usufruitiè-
re, ainsi que celui de leurs cotisations
sociales.
Le gain potentiel est loin d’être né-
gligeable. Cependant, ce rêve peut vi-
te se transformer en cauchemar.
Vienne par exemple un fermier ou
la SAFER de prétendre que le dé-
membrement n’avait d’autre objet
que de contourner son droit de pré-
emption, et voilà usufruitier et nu-
propriétaire partis pour des années de
procédure, au cours desquelles la las-
situde les gagnera, et au terme, ils fe-
ront souvent l’amère expérience des
lendemains qui déchantent, sous la
forme d’une annulation des ventes
pour fraude, et d’une condamnation à
des dommages et intérêts.
Certains indices peuvent en effet
faire présumer un montage fraudu-
leux.
Ainsi, comment ne pas suspecter de
fraude les achats simultanés de la
nue-propriété et de l’usufruit de fon-
cier, bâti ou non, par une même per-
sonne physique ? Ou les achats simi-
laires réalisés par des structures so-
ciétaires, apparemment distinctes,
mais animés par la même famille ?
De même, lorsque l’usufruit de
terres affermées est acquis par un ex-
ploitant autre que le fermier qu’il
évince, et que le prix de cet usufruit
est payable à tempérament, comme
un fermage, quel fermier n’y trouve-
rait pas à redire ?
Difficile de ne pas y voir matière à
contestation. Les tribunaux eux-
mêmes feront montre de sévérité à
l’égard de ces opérations litigieuses.
Pour celui qui cédant au chant des
sirènes, s’est lancé dans de tels mon-
tages sans la prudence nécessaire, il
est généralement trop tard quand la
situation s’envenime, et il est alors
inutile et même dangereux de pré-
tendre qu’il voulait aussi (ou seule-
ment) optimiser ses charges fiscales
et sociales, sauf à le prouver.
En effet, la volonté de limiter le poids
des cotisations sociales et fiscales n’est
pas toujours une cause exonératoire,
notamment lorsque les autres buts de
l’opération sont frauduleux.
Un tel aveu peut d’ailleurs exposer
l’agriculteur malheureux à l’arme de
l’abus de droit, que l’Administration
fiscale pourrait brandir contre lui, s’il
avoue que l’objectif de l’opération
était exclusivement fiscal.
L’achat du foncier démembré n’est
pas une opération illégale, mais la
prudence est de bon aloi en la matiè-
re, et il importe, en ce domaine com-
me en tant d’autres, de s’entourer de
conseils compétents, prudents et avi-
sés.
Alain NONNON
Avocat associé de la SCP
Alain NONNON – Christine FAIVRE
Volonté Paysanne du Gers n° 1198 - 22 juillet 2011 17