MON THÉÂTRE (suite)
CRITIQUE par Sara Thibault
Jouir malgré la déchéance
Après que le Théâtre Denise-Pelletier ait présenté la pièce Commedia sur le dramaturge italien Carlo
Goldoni au printemps dernier, voilà que Gabriel Sabourin s’amuse à imaginer les dernières années plutôt
erratiques de la vie de l’auteur Georges Feydeau. À l’âge de 58 ans, l’écrivain meurt des conséquences
de la syphilis dans l’hôpital psychiatrique de Rueil-Malmaison, après plusieurs années d’inactivité
littéraire.
Le spectacle débute quelques jours avant que Feydeau soit interné, alors que l’auteur français se remet
de sa soirée de la veille au restaurant Maxim’s, haut lieu de rencontre des artistes et des intellectuels
parisiens. Dans sa chambre de l’hôtel Terminus où il a élu domicile, entre un verre d’alcool de poire, un
cigare et les deux cuillérées de sirop que la femme de chambre l’oblige à prendre chaque matin, l’écrivain
cherche l’inspiration de sa prochaine pièce.
La réussite du spectacle réside certainement en la capacité de Gabriel Sabourin à raconter la vie de
Feydeau en adoptant le style et les codes théâtraux du vaudeville. Alors que le dramaturge français
vampirisait la vie des gens de son entourage pour créer les personnages de ses pièces, Gabriel Sabourin
se sert du même procédé pour colorer son Georges Feydeau. Il faut dire que d’entrée de jeu, plusieurs
des détails biographiques de la vie de l’écrivain français participent déjà à faire de lui un personnage de
théâtre, que ce soit les rumeurs selon lesquelles il serait le fils illégitime de Napoléon III ou encore sa
qualité de collectionneur compulsif de tableaux expressionnistes d’artistes méconnus.
Pour recréer l’ambiance de la comédie de boulevard, la scénographie ingénieuse de Jean Bard est
parfaitement adaptée. Alors que deux portes et une fenêtre permettent une multiplicité de rencontres
cocasses, le lit placé au centre de la scène offre à plusieurs personnages le loisir de se cacher dessous.
Les éclairages de Claude Accolas découpent la pièce en tableaux grâce à des moments de noirceur totale
qui profitent aux nombreuses entrées et sorties des acteurs. Ainsi, les quiproquos, les déboires conjugaux,
les maîtresses cachées sous le lit et les portes qui claquent se multiplient tout au long du spectacle.
Comment passer sous silence la magnifique interprétation d’Alain Zouvi dans le rôle de Georges
Feydeau? Ayant lui-même joué à de nombreuses reprises dans des pièces de l’auteur français, dont trois
fois au Rideau Vert (Le Ruban (1986), Tailleur pour dame (1992), Le dindon (1994)), il était le comédien
tout désigné pour incarner le « prince des jouisseurs ». Pour sa part, le metteur en scène Normand
Chouinard, qui excelle par ailleurs dans ce type de répertoire, brille par la précision et la rigueur de sa
direction d’acteurs. Mentionnons toutefois que, malgré les magnifiques costumes de Suzanne Harel, les
actrices étaient nettement moins charismatiques que les acteurs. La scène finale durant laquelle les trois
personnages féminins entrent et sortent de scène à tour de rôle constitue d’ailleurs un des moments les
plus faibles du spectacle.
À l’issue de la pièce, force est de constater qu’à défaut d’avoir été un fils illégitime, un père absent, un
mari cocu et un peintre raté, Georges Feydeau aura quand même réussi à acquérir la réputation de
« prince des boulevards », à qui le duo Sabourin-Chouinard rend un brillant hommage.