Le rôle du juge administratif dans le redéploiement du

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Le rôle du juge administratif dans le redéploiement du système local
décentralisé. (1)
L'un des problèmes irréductibles du système décentralisé marocain est le
manque de précision au niveau des attributions des instances décentralisées. La
distinction d'ordre vertical entre « affaires locales » et compétences du pouvoir central,
ou d'ordre horizontal entre les attributions du pouvoir exécutif élu et celles du
représentant du pouvoir central se dilue à plusieurs égards pour être acculée à une
subjectivité notoire, renforcée le plus souvent par le décalage de nature sociologique et
en matière de potentiels financier et économique entre les communes (communes
rurales communes urbaines ou décalage au sein même de l'une ou l'autre de ces
catégories).
Or, il revient naturellement au juge administratif en tant que juge de la légalité
d’endiguer cette ambiguïté et par même de procéder au redéploiement du système
local décentralisé, en le refondant sur des bases rationnelles (d’ordre purement
juridique), alors que les rapports subjectifs entre les responsables élues et leur
environnement administratif (les autorités de tutelle en particulier) constituent une
partie non négligeable la trame de fond de ce système. Mais la question qui se pose est
de savoir si le juge est en mesure de transcender la globalité des décisions des organes
locaux. C'est-à-dire quel est le rôle du juge en présence d'un contrôle préalable de la
légalité et surtout de l'opportunité des actes des instances décentralisées ?
Lorsqu'on se représente la fonction fondamentale du juge s'agissant de
l'interprétation des actes, en particulier la mise au point des compétences des organes
décentralisés, de la consistance du contrôle de tutelle, parmi d'autres dimensions,
l’observateur averti sera aisément persuadé de l'insuffisance du rôle attribué au juge à
cet égard. Ce qui constitue un facteur dysfonctionnel qui pèse lourd sur l'articulation
du système centralisé et sur son rendement en général. On comprend aisément aussi
que c'est un choix politique. C'est le fait du législateur.
Dans cette étude, il sera question de déterminer l'attitude du juge administratif
vis-à-vis des actes des décideurs locaux, avant de mesurer l'impact évolutif de la
jurisprudence sur la pratique de la décentralisation, surtout à la suite de la mise en
1- Article publié dans la Revue Marocaine d’Administration Locale et de Développement, n° 60, janvier-février 2005, page : 33.
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oeuvre des tribunaux administratifs et de la dynamique qui en a écoulé. L'approche
adoptée ne s'inscrit que partiellement dans le registre normatif, parce que le cadre
purement juridique ne permet pas une perception globale de l'interactivité entre le
fonctionnement du système centralisé et la position du juge administratif.
I- la dimension fonctionnelle de l'annulation pour excès de pouvoir :
modélisation des décisions des acteurs locaux du système décentralisé.
À l'origine, « réclamation d'incompétence des corps administratifs » (2), ou un
« procès fait à un acte de l'administration » (3), le recours pour excès de pouvoir
s’affirme en tant que fondement du principe de légalité, qui constitue d'essence une
obligation faite à l'administration a fin de respecter aussi bien les règles de droit qui lui
sont extérieures que celles qui émanent d'elle-même.
L'étude des moyens d'annulation pour excès de pouvoir adoptés par le juge
administratif à l'égard des acteurs locaux de la décentralisation nous est parue
nécessaire dans la mesure le recours pour excès de pouvoir, à caractère
fondamentalement objectif, est un facteur régulateur de la règle du droit, surtout
lorsque que celle-ci est muette ou peu explicite tel que c'est le cas concernant les
contours de la sphère de compétences des organes élus de la commune, notamment au
niveau de la définition de la notion d'« affaires locales », au niveau de la répartition
des compétences entre l'institution exécutive élue et le représentant du pouvoir central,
de la détermination de la nature juridique de certains actes du président et du conseil
communal, du fonctionnement interne du conseil communal, de la manière dont le
président perçoit sa fonction par rapport à d'autres services de la commune. L'examen
quasi statistique des moyens retenus par le juge (4) qui justifient soit le rejet des
requêtes soit l'annulation des actes attaqués de la fréquence des recours dans certaines
de ces matières par rapport à d'autres, nous est apparue comme un moyen opératoire
pour appréhender l'intensité du rôle du juge administratif en tant qu'acteur d'un essor
nouveau du processus décentralisateur marocain.
I-1- La violation de la loi.
La violation de la loi est le moyen d'ouverture du recours pour excès de pouvoir
plus usuel qui est opposé aux actes attaqués. Il faudra souligner que l'expression
« violation de la loi » ne doit pas être perçue à travers le sens restreint du terme « loi ».
Les instances communales se trouvent en bas de la hiérarchie organique. Leurs actes
sont soumis à la conformité aux actes supérieurs (constitution, lois, règlements, actes
ministériels, règlements de l’autorité gubernatoriale...)
A cet égard, les responsables communaux ne font pas exception aux autres
organes publics soumis au contrôle du juge administratif. Mais la spécificité du
2- Article 5 de la loi (française) des 7-14 octobre 1790.
3- E. Laferrière, « Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux », cité par R. Chapus, « droit du contentieux
administratif », 4e édition, Montchrestien, Paris, 1993, page : 147.
4- L'échantillon de base de cette étude correspond aux jugements de plusieurs tribunaux administratifs consignés dans les archives du
T.A de Fès.
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contentieux des actes des collectivités communales réside dans la violation de règles
de base telles que le droit de propriété ou les garanties statutaires de la fonction
publique... En somme, c'est un cumul de dysfonctionnements qui contribuent à
alourdir la gestion des services communaux et à fonder les relations hiérarchiques au
sein des services communaux et celle de la commune avec son environnement
sociologique sur des bases souvent conflictuelles et peu adaptées aux principes
élémentaires de bonne gouvernance.
a- violation de la constitution.
Le juge décide l'annulation d'un acte implicite du président du conseil
communal en matière de police administrative en évoquant un moyen tiré de la non-
conformité de l'acte à l'article 15 de la constitution : « considérant que conformément à
l'article 15 de la constitution du Royaume, le droit de propriété est garanti et que seule
une loi peut en déterminer les limites et l'usage, l'expropriation ne peut être décidée
par l’administration que dans les situations et selon les mesures prévues par la loi, ce
qui implique que l'administration, même par acte réglementaire, ne peut porter limite
au droit de propriété » (5).
Le juge administratif procède également à l'annulation d'un acte pris par l'agent
d'autorité en matière de police administrative. Le moyen tiré de l'incompétence de
celui-ci aurait été suffisant à cet effet. Mais le juge, pour le rappeler, n'hésite pas à
déclarer l'acte mis en cause portant « atteinte au droit de propriété garantie par la
constitution ». (6)
b- violation de la loi proprement dite
Le juge administratif ne cesse de sommer le président du conseil communal de
se tenir au respect des garanties statutaires de la fonction publique au niveau de la
gestion des ressources humaines de la commune, notamment le droit de défense en
tant que principe général du droit administratif, pourtant bafoué à volonté par les
décideurs élus (7).
Le wali, dans l'exercice de son pouvoir de tutelle sur les personnes des
conseillers, ne peut fonder sa décision de démission du président d'une commune
rurale de son commandement sur une interprétation erronée d'un facteur d'inéligibilité
et, par conséquent, l'application erronée du dahir nº 1-92-90. (8)
Le juge administratif annule aussi une décision du président du conseil
communal concernant le fonctionnement interne du conseil, prise sur demande de
l'agent d'autorité, mais non conforme à la loi (9). Le juge administratif soutient aussi
5- T. A. Agadir, 21-03-96, Nait Ouali, n°14/96, (archives du tribunal administratif de Fes),
6- T. A. Rabat, 19-03-1998, El Omrani, n° 339.
7- T. A. Agadir, 14-04-1995, Dibi, n° 33/95 ; T. A. Meknès, 23-03-2000, Alaoui, n° 23/2000 ; 30-03-2000, Gmira, n° 1/2000 ; T. A.
Meknès, 28-10-1999, Zehti, n°98/99, cf. REMARC n°1, 2004, page : 157.
8- T. A. Meknes, 08-06-1998, El Fakir, n°20/95.
9- T. A. Oujda, 29-09-1999, Choho, n°111/99.
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que l'ordre donné par le gouverneur dans le cadre d'une tutelle informelle, à propos
d'une matière faisant partie des attributions du président du conseil communal, ne doit
pas faire autorité sur celui-ci, d'autant que cet ordre implique une décision contraire à
la loi (retrait d'un permis de construire conforme à la législation en vigueur). (10)
Le ministre de l'Intérieur, se prévalant d'une demande visant à « déclarer
démissionnaire » un conseiller communal, se heurte à l'annulation de sa décision par le
juge administratif au motif de la violation de l'article 24 de la charte communale du 30
septembre 1976. Le juge relève parallèlement que la demande de démission du
conseiller, adressée par le président du conseil communal à l'autorité centrale de
tutelle, est elle-même entachée d’irrégulari. (11)
Le juge administratif soumet aussi les actes des autorités administratives locales
à l'épreuve de l'erreur de droit, considérée comme « un vice de raisonnement » à la
différence de la « violation objective de la hiérarchie des règles juridiques » (12). Il
annule une décision du président du conseil communal en matière de police
administrative prise en application du dahir du 30 juillet 1952 qui a été abrogé par la
loi nº 12-90, qui, en outre, transfère l'objet de la décision attaquée (démolition d'une
construction non conforme aux dispositions du texte précité) à la sphère de
compétences du gouverneur (13) ; et aussi une décision du président du conseil
municipal basée sur un texte du 25 août 1924 en matière de police administrative
abrogée par l'article 44 de la charte communale de 1976 (14).
L'erreur de fait peut être opposée aux décisions des autorités administratives
locales. Le juge procède à vérifier que « les faits allégués comme motifs de la décision
existent réellement » (15). Le juge soutient qu’« il est affirmé par la doctrine et par la
jurisprudence que chaque décision administrative doit être fondée sur un motif,
notamment des faits objectifs qui la justifient. L'administration doit prouver les motifs
qui déterminent ses actes. Dans le cas contraire, sa décision serait entachée d'excès de
pouvoir ». (16)
I-2- Le détournement de pouvoir.
Le contact direct et intense entre les deux autorités administratives locales (le
présent du conseil communal et le Caïd, agent d’autorité) et les citoyens ainsi que la
nature des exigences et demandes formulées à ceux-ci attribuent à la notion de
« détournement de pouvoir » un sens particulier. Or « il s'est avéré dangereux de doter
10- T. A. Marrakech, 30-06-1999, Naouiss, n° 86.
11 - T. A. Fes, 20-06-2000, Alaoui Kobbi, n° 447. En matière de finances locales, voir T. A. Rabat, 26-07-2001, Bouzoubaa, n°688,
Revue marocaine d’administration locale et de développement, 42. janvier-février 2002, page : 97.
12- C. Debbasch, « institutions et droit administratifs», tome 2, collection Thémis, droit, Presses Universitaires de France, Pais, 1978,
page : 507.
13- T. A. Rabat, 04-05-1995, Ben Sahraoui, n° 132.
14- T. A. Fès, 01-04-1997, Oulkadi, n° 351/96. Le juge considère que cette décision souffre aussi d'un vice de procédure, voir infra,
note 26.
15- M. Rousset, « contentieux administratif », éditions La Porte, Rabat, 1992, page : 143.
16- T. A. Oujda, 21-12-1994, Sanoussi, n°29/94 ; 01-02-1995, Zerkti, n° 5/94 ; T. A. Rabat, 19-01-1995, Akami, n° 12 ; T. A. Agadir,
16-07-1998, Abbou, n°19/98.
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le président du pouvoir de maintien de l'ordre et de la sécurité publique au lieu et place
de l'agent d'autorité. Un tel transfert de pouvoirs de police générale peut courir le
risque d'être utilisé à des fins personnelles ou partisanes. » (17)
Le risque de détournement de pouvoir est réel donc en matière de police
générale. Il est potentiel se rapportant aux autres prérogatives de puissance publique
attribuées au président du conseil communal. Pour réduire ce risque, le juge
administratif s’attellera à vérifier l'intention des autorités locales qui a déterminé un
acte auquel est fait grief de détournement de pouvoir. Il procède à une confrontation
entre l'intention de l'autorité administrative locale c'est-à-dire le but poursuivi par
celle-ci en faisant usage d'un pouvoir et celle du législateur, c'est-à-dire le but assigné
par la loi à l'exercice de ce pouvoir. (18)
De la sorte, le juge administratif a annulé pour excès de pouvoir une décision du
président du conseil communal portant refus d'autorisation d’un projet immobilier
pour raison d'intérêt général, le responsable communal soutenait que le terrain objet du
litige fut affecté par le conseil communal à des équipements collectifs, mais le juge lui
a reproché de ne pas avoir procédé à une procédure d'expropriation pour cause d'utilité
publique. (19)
Le juge administratif conclut aussi sans ambiguïté au détournement de pouvoir
pour raison d'intérêt particulier du président. Réalisant l'économie de la confrontation
entre l'intention de l'autorité administrative et celle du législateur, dans une espèce
assez curieuse, le juge administratif met en demeure l'administration de porter la
contrepreuve des motifs invoqués par le requérant et justifier par conséquent le mobile
d'intérêt général de sa décision. (20)
Plus simple encore apparaît le rôle du juge administratif à prouver le
détournement de pouvoir dans un intérêt particulier en raison de l'erreur grossière
commise par l'administration dans l'exercice d'un pouvoir d'appréciation qui lui est
reconnue par la loi : « considérant qu'il ressort des pièces du dossier que le requérant a
présenté un recours contre le président du conseil communal pour injure publique
devant le procureur du Roi près le Tribunal de première instance. Considérant que le
président du conseil communal a affecté le requérant au service d'assainissement peu
de temps après la présentation dudit recours et l'ouverture de poursuites à son égard.
Considérant que le président du conseil communal, en édictant cette décision
poursuivait un motif totalement étranger à l'intérêt général. Et considérant que le
responsable administratif, en usant de son pouvoir, poursuivait un intérêt purement
personnel, sa décision est manifestement entachée de détournement de pouvoir ». (21)
17- Lami E. , « l'expérience actuelle de la police administrative communale (de 1976 à 1986) » , in « l'Etat et les collectivités locales
au Maroc », ouvrage collectif, presse de l'Institut d'Etudes Politiques de Toulouse, Sochepress, Imprimerie Najah el Jadida,
Casablanca, 1989, page : 75.
18- Ch. Debbasch, op. cit, page: 501.
19- T. A. Rabat, 23-02-1995, Lemrabet, n° 90/94.
20- T. A. Oujda, 12-07-1995, Nhari, n°76/95.
21- T. A. Oujda, 06-10-1999, Kailouli, n°123/99.
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