Ange, les Douzième, Treizième, et Quinzième quatuors, pour signaler la présence de structures atonales) la
musique de Chostakovitch s’inscrit dans cette “autre voie” proposée par Adorno.
Cette association (Mahler, Berg, Chostakovitch) prend encore plus de sens quand on aborde la question
de la subjectivité. Adorno pose quelques jalons lorsqu’il écrit : “Ce qui est inhumain, c’est l’oubli,
puisqu’on oublie la souffrance accumulée : car la trace de l’histoire sur les choses, les mots, les couleurs
et les sons est toujours celle d’une souffrance passée”. Cette catégorie (la subjectivité chez Adorno),
précise Philippe Albéra, “peut seule, par son irrationalité même, dépasser les contradictions en les
assumant sans tomber dans la réification”. Nous sommes au coeur du sujet. J’ai plus haut évoqué les
relations de Chostakovitch avec l’histoire. C’est en se référant à cette conception de la subjectivité selon
Adorno qu’il devient possible d’affirmer que la musique de Chostakovitch s’insurge plus qu’aucune autre
contre la condition faite à l’homme. C’est d’ailleurs principalement la thèse de cet essai. Ceci vaut pour
les oeuvres les plus autobiographiques (à l’instar du Huitième quatuor ) ; mais aussi pour celles qui se
collettent avec la folie meurtrière des pires “années staliniennes” ; ou encore pour celles, les dernières, qui
nous font entendre un “au delà du désespoir” où la mort même n’a rien d’une consolation.
Il convient pour le traduire de faire ressortir l’essentiel dans une oeuvre dont le catalogue, en terme
d’opus, ne manque pas d’impressionner. Contrairement à celles de Mahler et de Berg, les compositions de
Chostakovitch s’avèrent quantitativement d’un intérêt inégal. Le compositeur ne l’ignorait pas. Les
circonstances historiques, le plus souvent, expliquent ce phénomène de dispersion. Cette irrégularité est
l’une des raisons pour lesquelles d’aucuns continuent à faire la fine bouche au sujet de Chostakovitch.
Pourtant nul aujourd’hui ne se focalise plus sur les oeuvres propagandistes que le musicien russe dut
écrire au plus fort du glacis stalinien. Chacun sait ce qu’il en relevait de l’obligation qui lui était alors
faite. Il y eut encore par la suite deux ou trois compositions de ce type, d’une médiocrité voulue, délibérée
et assumée, mais qui par ailleurs pouvaient satisfaire les commanditaires (on ne traverse pas quarante ans
de stalinisme sans devenir quelque peu duplice). En tout cas l’écart qui sépare Octobre et Fidélité des
oeuvres, leurs contemporaines, du dernier Chostakovitch (que la postérité retient et qui forment le bloc le
plus cohérent de la carrière du musicien) est incommensurable.
Le risque (moindre cependant) serait, dans la continuité du succès rencontré par la valse de la Deuxième
suite pour orchestre de jazz, de voir se dessiner une autre figure de Chostakovitch, celle d’un compositeur
de musique légère : en puisant dans le catalogue des années 1929 à 1935 (les musiques de scène
composées pour le théâtre), ou en exhumant les nombreuses musiques de film écrites jusqu’au milieu des
années soixante. Toute l’oeuvre de Chostakovitch, il va de soi, doit être enregistrée. Mais il importe de
faire le tri entre les compositions contingentes, qui n’apportent rien de plus à la connaissance du
compositeur (qui risquent même de brouiller les lignes), et celles dont je rendrai compte plus loin, qui
placent Chostakovitch parmi les plus importants musiciens du XXe siècle.
Certaines des pages de cet essai pourront paraître polémiques. D’autres risquent de heurter certaines
convictions. Il n’est pas sûr que tous les lecteurs retrouveront dans ce portrait musical leur Chostakovitch.
Peut être, après tout, en va-t-il mieux ainsi. Un Chostakovitch consensuel ne m’aggrérait pas. Celui que
j’illustre et défend ne rentre pas dans cette catégorie, assurément. N’est ce pas aussi, par delà la figure de
ce compositeur, une manière d’affirmer la primauté du sens en musique ? (4)
S’il m’a fallu faire la part des choses pour essayer de rendre à Chostakovitch sa vérité musicale, le
musicien aux 147 opus reste par certains cotés une énigme. La logique se trouve parfois prise en défaut si
l’on tente, dans des périodes bien précises il est vrai, d’établir quelque cohérence, même de manière
paradoxale, entre les compositions du musicien russe et le contexte politique du moment. On relève certes
deux grandes ruptures dans la vie de Dimitri Chostakovitch. La plus importante, celle de 1937, infléchit
en profondeur l’orientation musicale du compositeur. Puis celle de 1948, celle de l’année du “décret
Jdanov”, installe jusqu’à la mort de Staline, et même au delà, la dichotomie oeuvres publiques et oeuvres
privées (ces dernières n’étant créées que durant la période kroutchevienne). On pourrait même évoquer
1969, l’année du début de la maladie qui assombrit encore davantage l’oeuvre de Chostakovitch.
Si l’on met entre parenthèse l’époque située entre la fin de la composition du Nez et le début de celle de
Lady Macbeth (dans la mesure où le phénomène de “régression musicale” évoqué plus haut s’explique
autant par l’obligation de répondre à des commandes pour la scène et le cinéma qu’en raison des
incertitudes musicales du moment), il n’en va pas de même pour les années qui suivent la mort de Staline.
Après la création de la Dixième symphonie Chostakovitch ne compose pas d’oeuvre digne de sa plume
avant le Premier concerto pour violoncelle, six ans plus tard (en mettant de coté la Onzième symphonie,
une composition pour le moins problématique). On sait aujourd’hui que Chostakovitch consacra une
partie de son temps et de son énergie à aider quelques uns de ceux qui, bénéficiant de la relative