L’INSTANT DéCISIF
Sensible à l’esthétique de la rencontre et à la poétique de la surprise, Henri Cartier-
Bresson se ballade, au hasard des rues et du " merveilleux quotidien ".
Surplombant la gare Saint-Lazare, dans la fumée montante des locomotives, il se
retrouve place de l’Europe en ces lieux qui inspirèrent les impressionnistes (Claude
Monet) . Il y a là des travaux derrière une palissade. C’est tentant : il y glisse un œil.
La photographie fige les êtres et les choses, suspend le temps ; par la composition, on
peut néanmoins tout redynamiser.
La photographie s’étant faite à l’instant décisif, se crée là comme un suspense.
"Chez Henri Cartier-Bresson, c’est rarement le moment où s’accomplit l’événement :
c’est plutôt l’instant qui précède et qui contient en germe l’événement lui-même, qui
donne aux " regardeurs " que nous sommes la possibilité parfois amusée d’anticiper.
Il va se passer quelque chose : le photographe en a eu l’intuition.
L’instant décisif n’est cependant pas seulement lié à l’événement. C’est plus profond. Il
correspond, selon Henri Cartier-Bresson, à la " reconnaissance simultanée, dans une
fraction de seconde, d’une part de la signification d’un fait, et de l’autre d’une
organisation rigoureuse des formes perçues visuellement qui expriment ce fait ", d’où
le génie de cette photographie où tout s’harmonise.
Jour de soleil voilé par les fumées, depuis une échelle posée à plat qui évoque les rails
d'une voie de chemin de fer, un homme en chapeau enjambe le miroir d’une flaque. Le
talon pointu de sa chaussure est sur le point de rencontrer son propre reflet. Au vu
du vacillement encore de l’échelle, on peut s’attendre à des ronds dans
l’eau, répondant à ces arceaux de barriques abandonnés au devant. À l’aplomb de la
pendule de la gare, il y a deux affiches d’une enjambée dansée et stylisée. À côté, sur
la palissade, tout autant dédoublé, le nom de Railowsky, musicien (du rail ?), orchestre
(qui sait ?) cet instant sacralisé où tout se répond en harmonie…
" Les coïncidences sont les seules choses qui nous permettent d’imaginer qu’il existe
peut-être un ordre dans le chaos de l’univers. "
Alberto Savinio, écrivain, peintre et compositeur italien, mort en 1952, frère cadet de
Giorgio De Chirico.