Dossier de Méthodologie appliquée n° 7 La justice constitutionnelle

publicité
Université de Cergy Pontoise
Faculté de droit
Licence 1 section C
Année 2016-2017
Droit constitutionnel
CM de M. Chambon
Dossier de Méthodologie appliquée n° 7
La justice constitutionnelle
Document 1 : DRAGO (G.), « Justice constitutionnelle », Droits, n° 34, 2001, p. 119
Document 2 : Rapport du Sénat n° 637 du 29 septembre 2009 relatif à la question prioritaire de
constitutionnalité
Document 3 : PASQUINO (P.), « Le contrôle de constitutionnalité : généalogie et morphologie »,
Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 28, juillet 2010
Document 4 : STONE (A.), « Qu’y a-t-il de concret dans le contrôle abstrait aux États-Unis ? », RFDC,
n° 34, 1998, p. 227
Document 5 : FAVOREU (L.), « Légalité et constitutionnalité », Cahiers du Conseil constitutionnel,
n° 3, 1997
Document 6 : MÉNY (Y.), « Révolution constitutionnelle et démocratie : chances et risques d’une
nouvelle définition de la démocratie », Cahiers du Conseil constitutionnel – hors série,
colloque du cinquantenaire, 3 novembre 2009
Document 7 : TROPER, (M.), La démocratie comme État de droit
Exercices : dissertation ou commentaire au choix.
1
Document 1 : DRAGO (G.), « Justice constitutionnelle », Droits, n° 34, 2001, p. 119
MODÈLES INITIAUX DE JUSTICE CONSTITUTIONNELLE
« [...] Le modèle américain de justice constitutionnelle se fonde sur celui de la Cour suprême
des États-Unis et de l’organisation juridictionnelle qui s’y rattache. Il pose un principe d’unité
juridictionnelle qui peut conduire tout juge à exercer une fonction de contrôle de constitutionnalité,
sous l’autorité d’une cour suprême qui est la plus haute juridiction du pays. Mais en ce qui concerne
les États-Unis spécialement, il faut préciser que i la Constitution fédérale est « la loi suprême du
pays », le contrôle de constitutionnalité s’exerce aussi au sein de chacun des États, au regard de la
Constitution de cet État. Cette particularité ainsi que le régime strict de séparation des pouvoirs fait de
l’organisation juridictionnelle des États-Unis un modèle difficilement transposable à l’identique. Quoi
qu’il en soit, ce qu’on nomme « modèle américain » répond aux caractéristiques suivantes. La justice
constitutionnelle peut être exercée par tout juge, le contrôle étant alors qualifié de « diffus ». En
d’autres termes, tout contentieux est susceptible d’avoir une dimension constitutionnelle. Le contrôle
exercé est aussi qualifié de « concret » en ce sens que c’est à l’occasion d’un procès de droit commun
que la question de constitutionnalité peut être soulevée. Enfin, l’autorité de la décision de
constitutionnalité ne bénéficie en principe que d’un effet relatif, à l’égard des parties en cause. Mais
lorsque le jugement est rendu par la Cour suprême, on comprend que cet effet relatif se double d’un
effet nécessairement plus général, compte tenu du prestige et de l’autorité autant morale que juridique
de la juridiction suprême.
Le modèle kelsénien (ou européen) de justice constitutionnelle se caractérise par l’existence
d’une juridiction unique spécifiquement chargée du contrôle de constitutionnalité et distincte des
autres juridictions de l’État, dont le statut est le plus souvent inscrit dans la constitution. On parle alors
d’un contrôle « concentré » au profit de cette juridiction unique car sa compétence dans l’exercice de
la justice constitutionnelle lui est réservée. Elle se manifeste d’abord par la contrôle de
constitutionnalité de la loi, mais auquel peuvent s’ajouter diverses fonctions : Haute cour de justice,
tribunal électoral, contrôle des compétences des organes de l’État, y compris dans un cadre fédéral. La
possibilité donnée au juge constitutionnel de censurer une loi contraire à la constitution le fait parfois
qualifier de « législateur négatif », reprenant ainsi la formule de Kelsen écrivant (1928) : « Annuler
une loi, c’est poser une norme générale ; car l’annulation d’une loi a le même caractère de généralité
que sa confection avec un signe négatif, donc elle-même une fonction législative ». Le contrôle est en
général déclenché par voie d’action directe exercée par des autorités publiques ou politiques
directement devant le juge constitutionnel mais ce contrôle peut se combiner d’une part avec une
action directe des citoyens, mais alors seulement contre des décisions juridictionnelles ou des actes de
l’administration (par exemple le recours d’amparo), d’autre part avec une possibilité de question
préjudicielle devant un juge ordinaire qui sursoit à statuer pour renvoyer le traitement de la question
de constitutionnalité au juge constitutionnel seulement habilité. Enfin, les effets de la décision du juge
constitutionnel sont absolus (erga omnes) et forment un véritable pouvoir d’annulation de la norme
censurée, y compris législative. »
Document 2 : Rapport du Sénat n° 637 du 29 septembre 2009 relatif à la question prioritaire de
constitutionnalité
I. LE CONTRÔLE DE CONSTITUTIONNALITÉ A POSTERIORI : UNE LACUNE DE
NOTRE DROIT DÉSORMAIS COMBLÉE
A. LES RAISONS DU REFUS DU DISPOSITIF AVANT LA REFORME DES INSTITUTIONS
DE 2008
1. L'hostilité traditionnelle au contrôle a posteriori de la loi
Notre tradition juridique s'est longtemps montrée rétive à un contrôle de constitutionnalité de
la loi par le juge, a fortiori lorsque ce contrôle s'exerce après l'entrée en vigueur de la loi.
2
L'hostilité à la remise en cause de la loi trouvait sa source dans l'idée de la souveraineté du législateur,
pratiquement omnipotent sous la IIIème République. Vue comme l' « expression de la volonté
générale » (art.6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen), la loi puisait sa force de la
légitimité de son auteur et de la faiblesse de la Constitution. La formulation de l'article 91 de la
Constitution de la IVème République est à cet égard particulièrement révélatrice. Selon ce texte, le
Comité constitutionnel était tenu d'examiner si « les lois votées par l'Assemblée nationale supposent
une révision de la Constitution » et non si le projet de loi est conforme à la Constitution.
En effet, avant 1958 le contrôle de constitutionnalité était pratiquement inexistant, de sorte que
l'introduction d'un véritable contrôle a priori, aussi limité soit-il, était symptomatique d'un changement
majeur dans l'esprit du constituant. Le contrôle a priori s'est progressivement affirmé dans notre ordre
juridique, grâce à l'audace de la jurisprudence du Conseil constitutionnel (notamment, la décision
fondatrice dite Liberté d'association, n° 71-44 DC du 16 juillet 1971) et à l'extension du droit de
saisine aux soixante députés et sénateurs. Le contrôle de constitutionnalité a posteriori, connu depuis
plusieurs décennies dans certaines autres démocraties occidentales, restait perçu avec méfiance.
Toutefois, le début des années 1990 a marqué un infléchissement dans les esprits. S'appuyant
sur les propositions formulées dès 1989 par notre excellent collègue M. Robert Badinter, alors
président du Conseil constitutionnel, le Président de la République, François Mitterrand, formait le
voeu, le 14 juillet 1989, que « tout Français puisse s'adresser au Conseil constitutionnel lorsqu'il
estime qu'un droit fondamental est méconnu ».
Conformément à l'objectif fixé par le Président de la République, un projet de loi
constitutionnelle était déposé en mars 1990 accompagné d'un projet de loi organique.
Selon les termes de ce dernier, l'article 61 de la Constitution devait être complété par un alinéa ainsi
rédigé :
« Les dispositions de loi qui concernent les droits fondamentaux reconnus à toute personne
par la Constitution peuvent être soumises au Conseil constitutionnel par voie d'exception à l'occasion
d'une instance en cours devant une juridiction ».
La révision proposée renvoyait à la loi organique les modalités de mise en oeuvre du
mécanisme en précisant cependant que le Conseil constitutionnel devrait être saisi par renvoi du
Conseil d'État et de la Cour de cassation. Enfin, une disposition déclarée inconstitutionnelle dans ce
cadre aurait cessé d'être applicable et n'aurait pas pu s'appliquer aux procédures en cours.
Le Sénat, dont le rapporteur était M. Jacques Larché, alors président de votre commission des lois,
avait admis le principe du contrôle de constitutionalité exercé a posteriori par voie d'exception mais en
l'assortissant de nombreuses réserves. En rendant inapplicable erga omnes une disposition déclarée
inconstitutionnelle, le Conseil constitutionnel se voyait, selon le rapporteur, reconnaître un pouvoir
d'abrogation de la loi qui n'appartenait jusqu'à présent qu'au Parlement [...].
Le Sénat avait prévu notamment une procédure de renvoi automatique devant le Parlement des
lois déclarées non conformes [...].
Les divergences entre l'Assemblée nationale et le Sénat subsistèrent en deuxième lecture et la
réforme n'aboutit pas.
En 1993, un texte très proche fut soumis aux assemblées avec un sort identique [...]. Le comité
consultatif pour la révision de la Constitution présidé par le doyen Georges Vedel avait alors préconisé
la création d'un mécanisme de question préjudicielle de constitutionnalité. Un nouveau projet de
révision constitutionnelle, très proche de celui de 1990, fut déposé. Le changement de majorité
législative intervenu la même année ne permit pas de faire prospérer cette initiative.
2. Les enseignements des expériences étrangères
Le contrôle de constitutionnalité de la loi est né aux Etats-Unis, sous la forme du contrôle par
voie d'exception. Dans le système américain, ce contrôle est exercé par les juridictions de droit
commun à l'occasion d'un litige porté devant elles. L'harmonisation de la jurisprudence est garantie par
la Cour suprême placée au sommet de la hiérarchie judiciaire.
L'exception d'inconstitutionnalité peut ainsi être soulevée devant le juge fédéral (si la
contrariété d'une loi fédérale à la Constitution est soulevée, -Marbury v. Madison, 1804) ou le juge
d'un Etat fédéré (si une loi ou un acte règlementaire d'un Etat ne respecte pas, soit la Constitution de
cet Etat, soit la Constitution fédérale, Fletcher v. Peck, 1810). Le dernier mot revient à la Cour
3
suprême, saisie en dernier ressort. Celle-ci dispose d'un pouvoir discrétionnaire pour accepter ou non
la requête: la cour n'accorde de « writ of certiorari » (requête introductive d'instance) que pour des
« raisons impérieuses » portant sur « une importante question de droit fédéral ». En pratique, guère
plus de 1 % des demandes sont acceptées, soit chaque année un peu plus de 100 sur 7.000. La Cour
suprême n'a d'ailleurs admis l'inconstitutionnalité d'une loi fédérale qu'une centaine de fois en deux
siècles (la première fois en 1857).
La loi n'est pas abrogée par le juge, elle est généralement annulée « as applied »1, c'est à dire
déclarée inapplicable au cas d'espèce du fait de l'autorité relative de la chose jugée2. Seuls les arrêts de
la Cour suprême ont l'autorité absolue de la chose jugée.
En Europe, le contrôle de constitutionnalité a été introduit plus récemment3 et s'est fondé sur
des bases différentes : la spécialisation de la cour chargée de statuer sur la constitutionnalité des lois et
l'effet erga omnes (à l'égard de tous) des décisions rendues. Les modalités de contrôle varient d'un
pays à l'autre : le contrôle peut être abstrait (indépendant d'un autre litige) et il intervient alors le plus
souvent a priori (avant que la loi ne soit applicable) sur saisine des organes constitutionnels,
ou concret et a posteriori (alors que la loi est déjà applicable) à l'occasion d'un litige dont l'issue est
conditionnée par la régularité de la loi applicable : dans ce dernier cas, la juridiction saisie du litige
procède par un renvoi, sous forme de question préjudicielle, à la Cour constitutionnelle.
Le mécanisme de renvoi à la cour constitutionnelle présente de nombreuses similitudes dans les
démocraties occidentales qui offrent la possibilité de soulever la question préjudicielle
d'inconstitutionnalité au cours d'une instance.
Des critères de recevabilité stricts pour une plus grande efficacité juridique
Afin d'éviter un éventuel engorgement de la cour et de neutraliser les requêtes dilatoires, les
constitutions de ces Etats prévoient un mécanisme de tri des demandes en fonction de leur pertinence,
et imposent un certain nombre de conditions de recevabilité et de saisine de la Cour.
Le premier d'entre eux est le lien de la question avec l'instance en cours : la question de
constitutionnalité doit être en rapport avec la résolution du litige. Ce critère fait l'objet d'une
interprétation restrictive ou étendue selon les pays. Ainsi en Italie la question doit être « rilevante »,
c'est-à-dire commander l'issue du litige, et par conséquent le jugement ne peut être rendu
« indépendamment de la résolution de la question de légitimité constitutionnelle ».
Une interprétation plus souple de ce critère conduit à exiger seulement du requérant qu'il justifie d'un
intérêt à agir. C'est le cas en Belgique, où le recours est ouvert à « toute personne physique ou morale
justifiant d'un intérêt ». L'exigence d'un intérêt à agir exclut les requêtes purement déclaratoires,
« pétitionnaires» ou symboliques, afin de privilégier une garantie concrète des droits et libertés de la
partie requérante.
Le second critère est celui du caractère nouveau de la question : celle-ci ne doit pas avoir
déjà fait l'objet d'une décision revêtue de l'autorité de la chose jugée. Cette restriction est expressément
prévue en Allemagne, en Belgique, en Italie et en Espagne.
La question n'ayant fait l'objet d'aucune interprétation antérieure par la cour n'est pas pour
autant automatiquement examinée par celle-ci. Dans l'ensemble des Etats concernés, le juge du fond,
ou la cour constitutionnelle, évalue également l'importance de la question nouvelle soulevée. Ce
critère se retrouve là encore dans tous les pays pratiquant la question préjudicielle. Ainsi la cour
1 Et
2
non « on its face », c’est-à-dire e tant que telle.
Il existe deux autres mécanismes pour exercer le contrôle de la constitutionnalité aux États-Unis : l'injonction
par laquelle un citoyen demande au juge d'interdire à un fonctionnaire d'exécuter une loi qui lui porte préjudice,
parce que contraire à la Constitution, et le « jugement déclaratoire », qui permet à un particulier de s'adresser au
juge pour lui demander de se prononcer sur une éventuelle inconstitutionnalité de la loi, avant qu'elle ne lui soit
appliquée. Si la juridiction admet l'inconstitutionnalité de la loi, l'administration n'en fera pas application dans le
cas d'espèce (Bertrand Mathieu, Michel Verpeaux, Droit constitutionnel, PUF, 2004).
3
Le modèle en a été fixé sous l'influence de Hans Kelsen par la Haute cour constitutionnelle instituée dans la
Constitution autrichienne de 1920.
4
constitutionnelle belge attend de la question qu'elle ait un caractère « sérieux », la Cour
constitutionnelle fédérale de Karlsruhe ne traite que des questions ayant une « importance
fondamentale » en matière de droit constitutionnel. Quant à la constitution italienne, elle exige
simplement que la question ne soit « pas manifestement infondée ».
Une procédure dirigée par le juge du fond, et encadrée par des délais courts dans un souci de
célérité
Le juge du fond apprécie la recevabilité de la requête dans un premier temps, dans le respect
des critères évoqués ci-dessus, avant de décider de la transmission de la question au juge
constitutionnel.
Toutefois, la marge d'appréciation du juge du fond diffère selon les pays.
Le juge belge se prononce uniquement sur la recevabilité de la requête, et est tenu de saisir
directement et obligatoirement la Cour constitutionnelle, sauf refus de transmission qui doit être
motivé et reste susceptible de recours.
En Italie, la tâche du juge est plus complexe car il ne peut transmettre la requête à la Cour, ou soulever
lui-même le moyen d'inconstitutionnalité, qu'à condition de fournir la preuve de l'influence décisive de
la réponse de la Cour sur la solution du litige qui lui est soumis.
Le juge du fond allemand est sans doute celui qui dispose de la plus grande marge de manoeuvre, dans
la mesure où il peut lui-même décider qu'une requête répondant aux critères de recevabilité ne
présente pas de risques d'inconstitutionnalité et pour cette raison refuser de transmettre celle-ci à la
Cour de Karlsruhe. De ce fait, il s'arroge partiellement les prérogatives du juge constitutionnel, dans la
mesure où son refus de transmission au tribunal constitutionnel fait office de « brevet de
constitutionnalité ».
Dans tous ces cas de figure, la décision du juge -qui peut toujours soulever le moyen
d'inconstitutionnalité d'office- ne lie nullement la cour constitutionnelle, car celle-ci dispose toujours
du droit de rejeter une requête qu'elle estimerait non conforme aux critères requis pour la saisir.
Par ailleurs la question de constitutionnalité obéit à des règles de procédure particulières, compte tenu
de son importance juridique. En règle générale, le juge du fond doit surseoir à statuer sur le litige en
cours tant que la question n'a pas été tranchée. C'est le cas en Italie ou en Belgique, où la saisine du
juge du fond entraîne la suspension de l'instance, mais également des délais de procédure et de
prescription.
La suspension du procès est une conséquence majeure du grief d'inconstitutionnalité et
requiert l'instauration de délais relativement brefs et suffisamment contraignants pour rythmer la
procédure et éviter la durée déraisonnable du procès. Les délais s'imposent tant au juge du fond pour
décider de la transmission qu'à la cour constitutionnelle pour statuer.
En ce qui concerne les juges du fond, le juge belge par exemple est tenu de saisir « sans
délai » la Cour constitutionnelle. Dans le cas allemand, la recevabilité du recours constitutionnel
introduit contre des décisions des tribunaux ou des autorités est enfermée dans un délai d'un mois.
En ce qui concerne les cours constitutionnelles, les délais dont elles disposent pour statuer varient
selon les pays. Ils sont relativement courts lorsque la question de constitutionnalité a un effet suspensif
sur le procès (six mois en Belgique, sauf décision de dérogation).
Enfin, toutes les cours constitutionnelles étrangères veillent au respect des règles du procès
équitable ainsi qu'à l'application du principe du contradictoire. Leurs audiences sont publiques et leurs
arrêts sont publiés.
Le développement des saisines directes par le citoyen
Introduit d'abord par la constitution fédérale allemande, le recours constitutionnel consiste en
la saisine directe de la cour constitutionnelle par des citoyens qui lui défèrent un acte (législatif,
règlementaire ou juridictionnel) dont ils considèrent qu'il porte directement atteinte à l'un de leurs
droits fondamentaux. Ce recours, gratuit et donc très utilisé, nécessite un filtrage draconien par la Cour
- via ses services puis des formations restreintes -. Il a été repris par d'autres Etats européens
(notamment l'Espagne et la Suisse) et complète la question préjudicielle.
5
Des cours constitutionnelles spécialisées dans leur activité juridictionnelle
La composition des cours constitutionnelles répond le plus souvent à des conditions
particulières.
Par exemple, la Constitution espagnole spécifie que les membres de la Cour constitutionnelle doivent
être « des juristes à la compétence reconnue, exerçant leur profession depuis plus de quinze ans ». Les
conditions sont encore plus strictes en Belgique où la loi spéciale du 6 janvier 1989 énumère une série
de conditions garantissant les compétences juridiques de haut niveau des futurs membres, à moins que
ceux-ci n'aient exercé une fonction parlementaire auparavant
Pour autant, et bien que les membres des cours soient souvent d'éminents juristes, cette
qualification n'est pas toujours expressément requise. Ainsi aucune qualification particulière de
formation n'est requise aux Etats-Unis, où les juges de la Cour suprême sont parmi les rares à être
nommés à vie. Toutefois, leur nomination par le Président est soumise à l'approbation du Sénat qui
examine notamment leur qualification. Une procédure similaire s'applique en Allemagne où les seize
juges constitutionnels sont élus à part égale par le Bundestag et le Bundesrat, selon des procédures
différentes dans les deux cas.
En conclusion, contrairement à la France avant la réforme des institutions de 2008, la plupart
des grandes démocraties occidentales se sont dotées d'un contrôle de constitutionnalité a posteriori. Si
les modalités concrètes de la mise en oeuvre de ce contrôle varient selon les pays, l'efficacité de celuici contribue immanquablement au renforcement de l'Etat de droit et offre au citoyen le moyen
d'assurer le respect de ses droits et libertés constitutionnellement garantis.
Document 3 : Pasquino (P.), « Le contrôle de constitutionnalité : généalogie et morphologie »,
Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 28, juillet 2010
Revenons maintenant à la Révolution et lisons le texte de la première Constitution, celle de
septembre 1791. Dans le titre VII et dernier de la révision des décrets (les dispositions)
constitutionnels qui impliquent la garantie d'un certain nombre de « droits naturels et civils » […], il
est écrit :
« L'Assemblée nationale constituante en remet le dépôt [de la Constitution et des droits qu'elle
garantit] à la fidélité du corps législatif, du Roi et des juges, à la vigilance des pères de famille, aux
épouses et aux mères, à l'affection des jeunes citoyens, au courage de tous les Français ».
Le dépôt de la Constitution était remis aussi aux juges ; mais la Constitution ne dit rien des
modalités de ce contrôle. Après l'expérience de la Terreur, la Convention thermidorienne reviendra sur
la question du contrôle de constitutionalité des lois. C'est Emmanuel Sieyes qui prendra la défense du
libéralisme. Sa proposition d'une jurie constitutionnaire, présentée lors des débats constitutionnels de
l'an III, est souvent considérée aujourd'hui comme un apax ou une bizarrerie (mot utilisé par le leader
communiste italien Palmiro Togliatti à propos de la Cour constitutionnelle lors des travaux de la
Constituante de Rome en 1947). En réalité, le vote quasiment unanime de l'Assemblée ex−jacobine
contre cette proposition très ambitieuse occulte la réalité du vaste débat que le problème du contrôle
provoqua dans la France révolutionnaire. Des dizaines, peut−être des centaines, de pamphlets furent
publiés […] concernant cette question, mais la volonté de la classe politique thermidorienne de
conserver sans partage la mainmise sur le pouvoir législatif étouffa dans l'œuf une création
institutionnelle que, beaucoup plus tard, Carré de Malberg devait appeler de ses vœux, à la fin de sa
longue carrière intellectuelle. En effet, le grand juriste alsacien, dans la conclusion de son livre de
1931 sur La loi, expression de la volonté générale (Paris, Économica, 1984, p. 221−22), écrivait :
« une fois écartée l'identification de la loi avec la volonté générale, il n'existe plus de raison
qui mette obstacle à l'établissement d'un contrôle juridictionnel s'exerçant sur les lois en vue de
vérifier leur conformité à la Constitution ; mais il y a, au contraire, des fortes raisons qui appellent la
consécration par la Constitution de ce contrôle destiné à empêcher la toute puissance législative du
Parlement [···] Or, le moyen par excellence de maintenir le législateur dans le respect par lui dû aux
règles contenues dans la Constitution, c'est l'ouverture d'une voie de recours contre les lois
inconstitutionnelles. On peut hésiter sur les conditions dans lesquelles ce recours doit être organisé.
6
Nous ne serions guère portés, pour notre part, à souhaiter l'adoption du système qui irait jusqu'à
permettre à tout tribunal saisi d'un litige de commencer par discuter la loi applicable à l'espèce avant
que d'en faire application. La gravité d'une question contentieuse de cette sorte exige que l'examen en
soit réservé à une instance d'une qualité très haute, et surtout à une instance unique qui statuerait erga
omnes. Du moins, si les lois cessaient d'être couvertes du masque de la volonté générale, il deviendrait
indispensable que la question de leur constitutionnalité trouvât, lorsqu'elle est soulevée par une partie
intéressée, une instance juridictionnelle devant laquelle elle pût être portée ». [les italiques sont de
l'auteur de cet article]
L'étude du contrôle de constitutionnalité demande qu'on s'interroge non seulement sur ses
raisons d'être (non de l'établir car il existe désormais quasiment partout dans le monde), mais aussi sur
ses formes. C'est cette réflexion qu'on va esquisser maintenant à partir d'une remarque de Hans Kelsen
figurant dans le texte à l'origine du modèle dit, un peu hâtivement, « européen » de cette fonction de
l'État de droit :
« La question du mode d'introduction de la procédure devant le tribunal constitutionnel a une
importance primordiale : « c'est de sa solution que dépend principalement la mesure dans laquelle le
tribunal constitutionnel pourra remplir sa mission de garant de la Constitution » […]
Il nous semble que – si on laisse de côté, comme le suggérait Carré, le système du judicial
review américain – il est possible de distinguer dans les pays européens les plus importants trois types
de contrôle liés à la procédure d'accès à l'organe en charge de cette fonction : la saisine parlementaire,
le recours direct et la question incidente ou préjudicielle. À l'exception du premier type qui, dans la
forme que l'on va considérer, est spécifique à la France depuis 1974 (l'Espagne qui a connu la saisine
parlementaire ex ante l'a supprimée pour des raisons qui n'ont pas à nous arrêter ici), les deux autres se
retrouvent dans plusieurs pays européens. Il n'est pas complètement arbitraire de qualifier de modèle
allemand le recours direct (Verfassungsbeschwerde) et de modèle italien la question préliminaire
envoyée par les juges du fond aux Cours constitutionnelles, car, depuis la deuxième guerre mondiale,
ces deux pays ont surtout connu, à côté d'autres formes de recours – notamment concernant les conflits
entre organes suprêmes de l'État (Organstreit) – celles qui vont distinguer notre typologie.
La saisine parlementaire dont il n'était pas question dans le texte de la Constitution de 1958 a
été introduite par une réforme constitutionnelle voulue par le président Giscard d'Estaing et a
transformé de manière radicale le Conseil constitutionnel des origines. En réalité, cette modalité de la
saisine reprenait sans doute inconsciemment le projet présenté par Sieyès presque deux siècles avant.
[…] Elle se caractérise par le monopole, que conserve la classe politique, de mettre en question les
décisions du gouvernement et de la majorité élue devant laquelle l'exécutif est responsable. Mais elle
se singularise aussi par une temporalité rigide qui prive le Conseil de toute possibilité de choisir le
moment de la décision puisqu'il ne dispose que d'un temps très court pour produire son arrêt. Ce qui
implique que les neuf juges constitutionnels se trouvent à devoir juger le gouvernement et la majorité
en place, et non un gouvernement ou une majorité passés, comme c'est souvent le cas dans les autres
pays. En ce sens, s'il y a bien un organe qui exerce un pouvoir contre−majoritaire, c'est le Conseil
constitutionnel, car les autres cours comparables peuvent se trouver […] casser ou modifier des lois
édictées dans un passé plus ou moins lointain et par des majorités qui ont bel et bien disparu ou,
comme aux États−Unis, par des majorités locales, celles des États de l'Union.
Dans le cas de la Verfassungsbeschwerde allemande, la personne (pas nécessairement un
citoyen allemand) […] qui introduit un recours doit, sauf exception et urgence, avoir épuisé les voies
ordinaires du recours en justice, et seulement en ce cas peut s'adresser à la Cour Constitutionnelle
fédérale pour obtenir son avis et, si possible, son secours pour la protection des droits fondamentaux.
Par contre, dans le modèle italien du contrôle dit incident, c'est avant le jugement judiciaire
qu'une question préalable de constitutionnalité peut être envoyée par le juge du fond. C'est seulement
après avoir reçu la réponse de la Corte Costituzionale, que le juge a quo va reprendre le procès
suspendu et le mener à son terme à partir des indications de la Cour « spécialisée en constitution ».
7
Sur la base de cette typologie, on peut distinguer trois acteurs ou requérants du contentieux
constitutionnel : des acteurs politiques donc des élus ; des juges ordinaires et des citoyens (pendant ou
à la fin d'une procédure judiciaire).
Il est intéressant de prendre en compte les effets de ces trois modalités de la saisine sur le
système politique. Dans le cas du recours ex ante (avant même la promulgation de la loi), la tâche
possible du Conseil est de représenter le frein et le contrepouvoir que la vieille doctrine libérale
attribuait au monarque constitutionnel par son veto suspensif. En l'absence d'un exécutif indépendant
dans un État dominé par les partis politiques, le Conseil constitutionnel joue le rôle de pouvoir
modérateur qui empêche de transformer une défaite électorale en déroute. Dans cette forme du
contrôle, la certitude du droit est considérée comme une valeur supérieure à celle de la justice en tant
qu'epieikeia. Le modèle est kelsénien ; il y a cohérence parfaite dans le système des normes. Aucune
loi ne sera jamais inconstitutionnelle, puisque la norme non conforme à la Constitution et par
conséquent contraire à la hiérarchie des normes est bloquée avant de voir le jour. Le contrôle
précédant la promulgation, il ne peut y avoir de lois invalides dans le système. Le Conseil corrige les
épreuves du processus législatif. Une fois proclamée, la loi conserve toujours le masque de la volonté
générale. Les fautes ne sont pas permises, mais de toutes façons et surtout, il ne faudra jamais les
avouer. Reconnaissons que dans ce cas de figure le Conseil s'affronte constamment à la volonté de la
majorité élue. Les textes qu'il doit juger ne sont certes pas des lois – le Rousseauisme est sauvé – mais
elles représentent néanmoins la volonté des élus du peuple, le président compris. Il a donc fallu
beaucoup d'équilibre et de sagesse de la part des juges de la rue Montpensier pour asseoir la légitimité
d'un organe non élu qui a souvent osé dire non et arrêter les élus du peuple. Le fait est que même dans
un pays comme la France, qui n'a pas connu l'expérience du fascisme à l'instar de certains de ses
grands voisins, l'opinion publique ne croit plus à une doctrine de la représentation absolue ; la culture
libérale s'est imposée peu à peu au jacobinisme et la réforme de 2008 de la Constitution vient de
liquider le vieux mythe de « la loi expression de la volonté générale » en introduisant la possibilité
d'invalider des lois en vigueur sur la seule demande d'un justiciable et avec l'accord du pouvoir
judiciaire. Ceci dit, il n'en demeure pas moins que, dans le modèle de la saisine parlementaire, le
contrôle de constitutionnalité est la même chose qu'un contrôle sur les abus de pouvoir de la majorité.
Ce qui nous rappelle l'un des fondements du constitutionnalisme des origines : la démocratie des
modernes n'est pas un gouvernement absolu, le système politique a besoin d'un gardien et d'un garant
des droits fondamentaux des citoyens. Or, puisqu'ils sont forcément ambigus, en cas de conflit entre
majorité et opposition, il y aura un juge tiers pour arbitrer ce conflit. En effet, l'alternative serait
l'anarchie si chacun pouvait être maître de l'interprétation constitutionnelle, ou l'autoritarisme si devait
en décider le gouvernement, qui serait en même temps juge et partie dans un conflit avec un citoyen, à
propos des droits que lui−même s'est engagé à respecter et protéger !
Si le conflit s'élève entre un citoyen, individu isolé, et le gouvernement, la simple saisine
parlementaire ne suffit pas. L'opposition peut décider de ne pas déférer une loi ou le Conseil
constitutionnel peut ne pas anticiper parfaitement les effets inconstitutionnels de l'application de la loi
– même les sages ne peuvent pas tout prévoir ; n'étant, après tout, que des sages et non des divinités
capables de pressentir le futur dans tous ses détails et ses manifestations. Rien d'étonnant à ce que dans
les pays, tels que l'Italie et l'Allemagne, qui ont connu des majorités politiques non seulement
oppressives pour l'opposition mais aussi pour la dignité et la vie des citoyens, des formes plus
importantes de contrôle et de protection des droits aient été mises en place dans les Constitutions
rédigées tout de suite après la défaite du fascisme et du nazisme.
Le modèle italien s'est imposé en partie sans une perception bien lucide de ce que la classe
politique transalpine allait produire par ses choix. L'opposition farouche de la gauche jacobine avait
empêché que la Constituante postfasciste aboutisse à un projet clair de contrôle de constitutionalité. La
décision, tout à fait conservatrice, de la loi constitutionnelle de 1948, de laisser entre les mains des
juges dits ordinaires (qui étaient pour la plupart fascistes ou réactionnaires) la clef ouvrant la porte de
la Corte Costituzionale s'est transformée, au cours du temps, en un mécanisme important de
contrepouvoir qui associe les juges du fond au contrôle des lois et à la garantie des droits. En outre, le
contrôle abstrait et syllogistique prévu par les dispositions originelles du texte de la Constitution (art.
8
134−137) s'est transformé en un contrôle qui permet de juger de la loi en vigueur à la lumière de son
application aux cas concrets. […] Certes le juge constitutionnel italien reste un juge de la loi et sa
décision est valable erga omnes ; la Cour de Rome n'est pas un juge du fond ni une instance d'appel.
La rhétorique des sentences est de type abstrait, mais le dispositif de la décision prend des formes très
sophistiquées. Les lois envoyées devant le juge constitutionnel peuvent être maintenues en proposant
une interprétation conforme à la Constitution ou amendées et pour ainsi dire réécrites. La Cour
constitutionnelle italienne, qui avait souvent eu à se prononcer sur des lois votées par des majorités
disparues de la scène politique, est devenue de plus en plus un véritable co−législateur. Plutôt que
d'invalider ou annuler les lois, elle les corrige, rarement pour s'opposer à un abus du législateur, mais
simplement parce qu'elle peut les examiner ex post, ce que le Parlement ne peut pas faire, astreint qu'il
est à promulguer des normes générales et abstraites et, pour ainsi dire, sous un voile d'ignorance. Le
contrôle a posteriori permet de découvrir ce que le législateur n'avait pas voulu ou pas pu voir. La loi
appliquée n'est pas la même que la loi édictée ; c'est−à−dire ses effets ne sont pas nécessairement ceux
que l'on avait escomptés ; plus précisément même une bonne norme peut produire dans des cas et des
circonstances particulières des effets injustes. Il ne s'agit, donc, pas d'invalider la loi, mais de la
modifier et de la rendre compatible avec les droits protégés par la Constitution. Il est remarquable que
dans les nombreuses statistiques que la Corte Costituzionale de Rome produit chaque année sur son
activité, il n'existe pas la catégorie : « lois annulées », par opposition aux lois considérées conformes à
la Constitution. Comment pourrait−on classer, par exemple, une décision qui prononce que la loi 'X'
tout en étant constitutionnelle peut ne pas être appliquée en certaines circonstances ? Certes la Cour
italienne n'a rien inventé.
Aristote parlait déjà du principe de l'epieikeia […] qui permet de suspendre l'application de la
loi pour éviter une injustice et Grotius avait rédigé un petit traité qui porte sur l'aequitas […] (le mot
latin par lequel l'on a traduit le terme grec d'Aristote). Pufendorf raconte à ce propos une très jolie
anecdote [15]: un beau jour, les juges de Bologne pendant l'automne du Moyen Âge durent juger un
médecin qui avait transgressé une loi formelle de la ville aux hautes tours : il y était criminel de verser
du sang dans les rues. C'est de ce crime que s'était rendu coupable le cerusico (le médecin) en
pratiquant une saignée sur un individu qui s'était trouvé mal dans la rue et dont le sang avait coulé
abondamment sur les pavés. Les juges de la ville de Bologne, où la théorie du droit a sans doute été
inventée à cette époque reculée, n'invalidèrent pas la loi, mais en même temps innocentèrent le pauvre
médecin qui avait transgressé la norme juridique pour sauver la vie d'un homme qui risquait de mourir.
Le juge constitutionnel italien jugeant la loi, sans juger le cas qui en est l'origine de la question
préjudicielle, prend en compte les applications de la loi pour éviter qu'elle produise des effets injustes,
contraires aux principes de la Constitution. En outre, et cela sera plus clair lorsqu'on examinera le
modèle allemand, le caractère préventif de la décision constitutionnelle, par rapport au jugement
judiciaire, ne met pas la Corte en conflit avec le juge du fond qui, lui, attend la réponse de Rome avant
de trancher le litige. Dans le cours du temps, une fois que les tensions avec la Corte di Cassazione
eurent disparu (surtout du fait que de plus en plus souvent la Cour constitutionnelle italienne fut
présidée par d'anciens membres de la cassation !), l'organe de contrôle et le pouvoir judiciaire ont pu
constituer le véritable contre−pouvoir dans le système politique italien qui, non seulement est un
régime parlementaire, mais qui en outre a connu de très longues périodes sans alternance au pouvoir et
un parti et plus récemment un homme politique trop puissants.
La loi et la justice – certains peuvent trouver cela étrange, de même que l'existence d'une cour
constitutionnelle. Mais dans la norme positive suprême de l'Allemagne post−nazi, le pays qui dispose
sans doute de l'organe de contrôle aux compétences les plus étendues en Europe, dans le Grundgesetzt
donc, on peut lire que les juges sont liés non seulement par la loi, mais par Recht und Gesetz, […] par
la loi et par la justice ! Ou, si l'on veut, par la loi interprétée à la lumière des principes de justice inclus
dans la Constitution. Le recours direct est en réalité un appel ultérieur accessible à quiconque croit que
ses droits, consacrés par le Grundgesetz, ont été violés par l'État allemand et ses organes. En réalité
dans la plupart des cas la Verfassungsbeschwerde est une objection adressée par le requérant à une
cour de justice. En réalité […], deux types d'objections peuvent être adressés aux tribunaux devant la
Cour constitutionnelle fédérale : d'un côté, on peut faire valoir que le juge n'a pas interprété la loi à la
9
lumière des droits constitutionnels ; de l'autre, que le tribunal a violé les droits fondamentaux
spécifiques à la procédure judiciaire. En Allemagne, le contrôle prend donc place après et non avant le
jugement judiciaire ; faisant du Bundesverfassungsgericht un juge des juges, de leur respect des
valeurs et des principes de la Constitution.
Juge des juges dans le type idéal allemand, juge du gouvernement en France, juge de la loi
dans le modèle italien. Si cette typologie nous apporte quelque chose, c'est de nous faire réfléchir sur
les raisons du contrôle à partir de ce que les cours constitutionnelles font en réalité et des modalités de
la saisine plutôt qu'à partir de doctrines abstraites et surannées.
On peut revenir maintenant sur la classification à laquelle on fait encore référence le plus
souvent dans les études comparatives de droit constitutionnel. En utilisant trois couples conceptuels
dichotomiques : a posteriori/a priori, concret/abstrait, diffus/concentré, on caractérise d'habitude par la
présence des trois premiers traits le système de contrôle le plus ancien, le judicial review américain,
qui serait donc a posteriori, concret et diffus. Par opposition et symétriquement, le système dit
européen serait, lui, a priori, abstrait et concentré. On voit bien que ce qu'on appelle le système
européen ne recouvre que le cas français et jusqu'en 2008 car, ni en Allemagne ni en Italie, les
modalités du contrôle de constitutionalité ne peuvent être ramenées au cas français, lequel va
lui−même s'éloigner bientôt de sa forme traditionnelle.
Si l'on voulait persister à utiliser les catégories reçues de la comparaison, on pourrait dire que
seule la saisine parlementaire avant la promulgation de la loi peut être qualifiée de contrôle a priori.
Ou, plus exactement de contrôle avant la promulgation de la loi. Car dans ce modèle la loi, au sens
strict du terme, n'est jamais discutée. En ce sens le contrôle partout ailleurs est ex post : il a lieu après
la promulgation de la loi. Quant au contrôle diffus, s'il est vrai que les juges européens ne peuvent pas
(sauf dans le cas du contrôle de conventionalité !) se refuser à appliquer une norme du système
juridique, on ne peut nier qu'ils participent de différentes manières au contrôle. Même en France les
réserves d'interprétation émises par le Conseil constitutionnel, supposent la coopération des juges. Le
rôle de ces derniers va être encore plus important avec l'application de la loi organique qui spécifie
l'article 61−1. En Italie, depuis toujours, ce sont surtout les juges qui ouvrent les portes de la Cour
constitutionnelle et qui exécutent les décisions de celle−ci. Quant à l'Allemagne, les juges ordinaires
ont été invités plusieurs fois par le Bundesverfassungsgericht à interpréter eux−mêmes les lois à la
lumière des principes constitutionnels (à ce propos le Soraya Urteil de 1973 est célèbre). Enfin, la
dichotomie la moins persuasive est celle qui oppose le contrôle abstrait au contrôle concret de la loi.
Dans cette perspective le cas italien est spécialement instructif, comme on l'a vu. Bien sûr, la Cour de
Rome est juge de la loi, mais la question posée par le juge a quo est suscitée dans le cadre d'un cas
concret d'application de la loi en question et c'est pour ce cas précis qu'il demande aide et conseil.
C'est donc du cas concret que procède jusqu'à un certain point la décision abstraite et erga omnes ! Le
Tribunal constitutionnel fédéral allemand, quant à lui, doit se confronter constamment à des cas
spécifiques qui lui sont soumis par les très nombreuses Verfassungsbeschwerden et dont il peut parfois
décider directement. Dans ce pays, la distinction entre konkrete et abstrakte Normenkontrolle
s'applique simplement à la distinction entre les cas qui sont envoyés à ce tribunal par un juge dans le
cours d'un procès et ceux, très rares, qui lui sont soumis par des acteurs politiques indépendamment
d'une menace concrète pour un droit subjectif.
La réforme de la saisine en France ouvre un chapitre nouveau dans l'histoire du contrôle de
constitutionnalité au pays des droits de l'homme. Après 1971 et 1974, 2008 marquera une étape
importante dans la mise en place de l'État de droit constitutionnel en France qui a donné à l'Europe
continentale sa culture moderne du droit public. Avant sa mise en application la réforme peut être
interprétée de manières différentes. On ne fera pas de prévisions ici mais on esquissera deux
possibilités extrêmes, tout au moins en tant qu'hypothèses intellectuelles. Dans quelques années on
pourra constater l'orientation que le Conseil constitutionnel aura donné à sa pratique et où il aura placé
le curseur dans la fourchette des possibilités qui lui sont offertes. Dans l'état actuel des textes on peut
imaginer une version minimaliste et une maximaliste de la réforme. Dans le premier cas, la question
préjudicielle introduite par le 61−1 serait une sorte de supplément d'âme du contrôle tel qu'il existe, le
contrôle ex ante ; un mécanisme bouche−trous ou attrapeur de « non−saisines » qui, en outre,
10
maintient dans son intégralité le contrôle de conventionalité. Dans sa version maximaliste, peu à peu,
le mécanisme tout entier serait transformé par la réforme, le contrôle a posteriori se substituerait à la
saisine parlementaire et le filtre des hautes juridictions pourrait disparaitre. Mais les spéculations sur
l'avenir cachent souvent les désirs de ceux qui essayent de lire l'avenir. Ce qui est sûr, c'est qu'une
phase nouvelle s'ouvre le 1er mars 2010 pour la garantie des droits en France. C'est aux juges, aux
avocats, aux enseignants et aux étudiants en droit et en dernier ressort au Conseil constitutionnel de
faire apparaître son nouveau visage.
Document 4 : Stone (A.), « Qu’y a-t-il de concret dans le contrôle abstrait aux États-Unis ? »,
RFDC, n° 34, 1998, p. 227
« I. – LE CONTRÔLE ABSTRAIT DES LOIS AUX ÉTATS-UNIS
Par contrôle abstrait des lois, j’entends le contrôle juridictionnel de la constitutionnalité d’un
texte législatif avant son entrée en vigueur ou sa mise en œuvre par les autorités publiques. Aux ÉtatsUnis, le contrôle abstrait intervient le plus souvent dans l’une des deux situations suivantes. Tout
d’abord, dans certaines circonstances, les plaignants peuvent demander une décision déclaratoire ou
d’injonction par un juge, susceptible, en cas d’octroi, de suspendre l’application de la loi en question
dans l’attente d’un examen juridictionnel de sa constitutionnalité. Généralement, les demandeurs
déposent de telles requêtes immédiatement après l’adoption et la promulgation du texte incriminé. En
second lieu, selon les jurisprudences développées par la Cour suprême des États-Unis sur le
contentieux relatif aux libertés du Premier Amendement (d’expression, de conscience, de religion et
d’association), les demandeurs peuvent attaquer directement une loi (une « contestation directe et
manifeste » - facial challenge – dans le jargon juridique) et contester les droits des tiers. [...] Ainsi
qu’il en sera également question, les juridictions ont œuvré pour concilier un tel mode d’exercice de
l’autorité judiciaire avec la règle de l’exigence d’un cas concret ou d’un litige posée par la
Constitution des États-Unis.
A. – INJONCTIONS PRÉLIMINAIRES ET JUGEMENTS DÉCLARATOIRES
[...] Les injonctions préliminaires sont des ordonnances judiciaires prises en vue de préserver
le status quo ante litem dans l’attente de la résolution judiciaire de la discussion sur la validité du
texte. Les jugements déclaratoires sont des positions de forme d’une cour clarifiant les droits de l’une
des parties à un litige avant la résolution de ce dernier. [...] Les juges reconnaîtront le bénéfice d’un
mode de réparation juridique lorsque les droits constitutionnels du demandeur sont en jeu, que ses
arguments sont susceptibles d’être admis au fond, et qu’il aurait à subir un préjudice irréparable en cas
de non – octroi.
B. – CONTESTATION DIRECTE ET MANIFESTE ET INSUFFISANTE PRÉCISION DE LA
NORME
La Cour suprême des États-Unis a, depuis la décision Thornhill de 1940, constamment jugé
qu’un texte étendant les pouvoirs de la puissance publique (pouvoirs constitutionnellement
admissibles de manière générale), à des activités protégées par le Premier Amendement, est entaché
d’une forme d’excès de pouvoir (overbroad) et, à ce titre, manifestement inconstitutionnel, sans
considération de savoir si, ou comment, ledit texte a fait l’objet d’applications à des cas concrets. [...]
Selon la Cour, la liberté d’expression constitue une « liberté privilégiée », dès lors qu’elle est le
fondement essentiel de l’ordre démocratique, et soutient en définitive l’exercice effectif de tous les
autres droits. Dans ce domaine du droit, les règles gouvernant la capacité à agir et la recevabilité
(quant à l’objet des recours) ont été assouplies. La Cour s’est montrée soucieuse d’utiliser ses pouvoirs
de contrôle juridictionnel pour protéger les droits de ceux des individus et des groupes qui ne seraient
normalement pas parties à un contentieux dans la mesure où ils s’abstiennent d’exercer leurs droits par
crainte d’une sanction sous l’empire de dispositions restrictives.
11
La doctrine de l’excès de pouvoir législatif (overbroad) constitue une exception à la règle
générale selon laquelle un individu ne peut alléguer et défendre les droits d’autres individus qui ne
sont pas parties à l’instance. [...]
Selon la nature du texte en cause, les cours traitent de plusieurs manières les contestations
directes et manifestes. La juridiction peut rendre une décision réduisant la portée d’un texte, sans en
déclarer les dispositions inconstitutionnelles. Dans de tels cas, la cour interprète effectivement la loi
dans un sens particulier, dans le but d’établir sa constitutionnalité. Cette « interprétation conforme »
lie le pouvoir judiciaire. La juridiction peut également invalider la loi pour inconstitutionnalité
manifeste. [...]
La plupart des invalidations aboutissant à des déclarations judiciaires d’excès de pouvoir
législatif sont des invalidations partielles ; la juridiction suspend les dispositions qui, selon son point
de vue, conduiraient à des applications inconstitutionnelles de la loi, permettant l’application des
dispositions subsistantes. Toutefois, déclarer séparables les dispositions inconstitutionnelles d’un texte
constitutionnel hors celles-ci n’est pas toujours possible. Si les dispositions violant la Constitution sont
au cœur du texte, la séparabilité n’existe pas. En pareil cas, le texte est déclaré invalide et aucune de
ses dispositions n’est applicable. [...]
Les juridictions américaines, complices des parties, ont ménagé une place au contrôle abstrait
par le biais de la jurisprudence et de la règle du précédent. La doctrine américaine de l’excès de
pouvoir législatif (overbroad) repose sur une logique qui est le contenu inhérent du contrôle abstrait :
une loi qui « dissuade »substantiellement l’exercice de certains droits est manifestement nulle et de nu
effet. Dans les contestations directes et manifestes [...], que fait une cour suprême américaine ? Elle
entreprend, par voie d’autorité, de deviner pour le futur : comment les citoyens seraient susceptibles de
se comporter en application de la loi ; comment une loi serait susceptible d’être mise en œuvre par les
autorités ; comment une disposition serait susceptible d’être appliquée par les juridictions ; combien
de citoyens seraient susceptibles d’être touchés si la cour permet que la loi soit appliquée. Les cours
constitutionnelles européennes, lorsqu’elles exercent le contrôle abstrait, opèrent tout le temps de
telles suppositions, informées, comme le sont les juges américains, par les débats législatifs et les
travaux préparatoires, et par leur connaissance de la manière dont les lois similaires ont été appliquées
et interprétées par les tribunaux auparavant. »
Document 5 : Favoreu (L.), « Légalité et constitutionnalité », Cahiers du Conseil constitutionnel,
n° 3, 1997
DANS L’ÉTAT DE DROIT,
CONSTITUTIONNALITÉ
LA
LÉGALITÉ
EST
UNE
COMPOSANTE
DE
LA
Ce qui a profondément transformé les choses dans les pays d'Europe au cours de la seconde
moitié de ce siècle, et singulièrement en France depuis une trentaine d'années, c'est, comme il a été dit
en introduction, le basculement de l'ordre juridique autour d'un nouvel axe – de constitutionnalité – et
l'abandon de l'ancien axe – de légalité – qui se retrouve, de ce fait, incorporé au premier : la légalité est
désormais une simple composante de la constitutionnalité, et de ce fait, comme la constitutionnalité,
elle a fondamentalement changé de sens. Au point qu'aujourd'hui la célèbre ordonnance de 1944
portant " rétablissement de la légalité républicaine " devrait s'intituler : ordonnance portant
rétablissement de la constitutionnalité républicaine car, en fait, l'ordre juridique qui était restauré par la
1ère ordonnance du Général de Gaulle allait bien au-delà des lois et touchait aux fondements
constitutionnels de cet ordre.
Cette transformation est due, dans les pays où elle s'est produite, à ce que l'on pourrait appeler
l'activation des textes constitutionnels par le juge constitutionnel, qu'il s'agisse soit de textes nouveaux
contenant en eux-mêmes déjà les éléments propres à favoriser cette activation, soit de textes anciens
nécessitant une intervention particulière du juge constitutionnel. On remarquera, en revanche que dans
les pays où cette " activation " par la justice constitutionnelle n'existe pas ou ne fonctionne pas
réellement – tels la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, le Luxembourg, la Finlande ou la Suède par
exemple – la notion de constitutionnalité demeure aussi peu réelle et inconsistante qu'elle l'était en
France sous les Républiques précédentes, sans que, toutefois, la légalité ait le même rayonnement car,
12
dans ces pays, la supra-légalité, d'origine communautaire ou européenne, gagne d'autant plus de terrain
que la constitutionnalité est quasiment absente même lorsque, comme en Suède ou aux Pays-Bas, il
s'agit de textes constitutionnels rénovés contenant tous les ingrédients nécessaires mais non " activés ".
A partir de cet état de choses, on pourrait d'ailleurs dresser une carte européenne des pays à forte,
moyenne ou faible constitutionnalité.
Les deux notions ne se fondent pas cependant l'une dans l'autre : la légalité n'est pas absorbée par la
constitutionnalité et ne disparaît donc pas ; elle continue à jouer un rôle mais différent de celui qu'elle
avait auparavant.
Le contenu des deux notions et leur rôle respectif
La constitutionnalité a remplacé la légalité dans au moins deux de ses fonctions essentielles :
être la " source des sources " et le véhicule des valeurs essentielles ou fondamentales.
Alors que, comme l'écrit Alessandro Pizzorusso, la loi était la " source des sources ", aujourd'hui elle "
n'est plus qu'une source parmi beaucoup d'autres ". C'est désormais la Constitution qui remplit ce rôle
en répartissant les compétences normatives qui sont désormais exercées sous la surveillance du juge
constitutionnel, ce qui exclut toute tentation du législateur de redevenir maître du jeu .
Ceci entraîne une double conséquence : d'une part, le législateur ne peut ni étendre (au détriment du
pouvoir constituant) ni restreindre (au profit du pouvoir réglementaire) sa propre compétence sous
peine de voir sanctionner ses incompétences positives et négatives par le prononcé de
l'inconstitutionnalité de la loi ; d'autre part, le pouvoir réglementaire est lui-même cantonné dans son
domaine qui est celui de l'exécution des lois et la régularité de ses actes va, beaucoup plus qu'avant,
s'apprécier du point de vue de leur constitutionnalité .
La constitutionnalité a également remplacé la légalité quant à sa fonction de véhicule des valeurs
essentielles. En effet, désormais c'est la constitutionnalité qui est considérée comme garante du
contenu essentiel des droits fondamentaux et non la légalité. Ceci est évident dans les pays dotés d'une
constitution moderne dans laquelle sont inscrits, souvent de manière précise et détaillée, les libertés et
droits fondamentaux appartenant aux générations successives dont le respect est confié au juge
constitutionnel ; mais, même en France, ceci apparaît clairement, et de plus en plus, depuis un quart de
siècle à travers l'activation de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et du
Préambule de la Constitution de 1946 ; ce qui retire une partie de sa portée à la formule de l'article 34
de la Constitution selon laquelle la loi fixe des règles relatives " aux garanties fondamentales
accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques ". Ceci explique aussi la diminution de
l'importance et de l'intérêt des principes généraux du droit, question liée au changement de statut de la
légalité.
Le statut comme le contenu de la légalité, en effet, sont profondément modifiés.
Tout d'abord, les lois ont normalement pour objet, désormais, de mettre en œuvre les dispositions
constitutionnelles, sans les mettre en cause, et donc sans innover particulièrement. En outre, dans la
mesure où la normativité de la Constitution est affirmée et où les normes constitutionnelles sont
souvent d'application directe, les lois perdent même ce rôle d'activation des textes constitutionnels et
sont cantonnées à une tâche d'exécution. Alors surtout qu'il leur est demandé d'être aussi précises que
possible sous peine, pour le législateur, d'encourir le reproche de méconnaître ou de rester en deçà de
sa compétence. La conséquence de ceci est qu'il est beaucoup moins nécessaire de combler les lacunes
de la législation, ce qui diminue nettement l'importance de l'interprétation jurisprudentielle et des
principes généraux du droit comme l'a fort bien vu le président Guy Braibant s'agissant de la France :
" à réfléchir à ce que j'ai vu depuis une quarantaine d'années, en ce qui concerne les relations
qu'entretiennent le droit constitutionnel et le droit administratif, il ne me semble pas que l'influence
(du droit constitutionnel) ait plus porté sur le fond que sur la forme du droit dans la mesure où
l'hyperconstitutionnalisation aboutit à un net renforcement du formalisme législatif [...] "
Et Guy Braibant constate que sous l'influence de la jurisprudence du Conseil constitutionnel "
qui exige du législateur d'aller de plus en plus loin dans les détails de la procédure administrative "
l'importance du droit écrit ne cesse de croître au sein du droit administratif car " il y a de plus en plus
de textes qui règlent les questions de droit administratif ". En sorte que " l'on peut se demander si le
Conseil constitutionnel a bien eu conscience de cette évolution car, alors qu'il ne pouvait pas ignorer
qu'il y avait des jurisprudences sur les principes généraux du droit qui avaient comblé les lacunes des
13
textes, il semble avoir fait comme si cela n'était pas suffisant et comme s'il fallait de toute façon que
les garanties figurent dans les textes, ce qui entraîne une diminution relative du rôle de la
jurisprudence par rapport au droit écrit comme source du droit administratif ". Et dès lors, il ne faut
pas s'étonner que dans les Grands arrêts de la jurisprudence administrative, " le nombre de nouveaux
grands arrêts diminue considérablement d'une décennie sur l'autre ".
Ce qui rejoint la réflexion déjà faite lors d'un débat entre Didier Linotte et Stéphane Rials quant au fait
que la jurisprudence administrative avait de moins en moins l'occasion d'apporter des solutions à des
questions de principe .
En réalité, ce n'est plus au niveau de la légalité que se situent aujourd'hui les discussions de principe
mais à celui de la constitutionnalité. On assiste donc à une banalisation de la légalité due à l'expansion
et à la technicité accrue de la législation qui s'accompagnent d'une diminution corrélative de la place et
de l'importance des principes généraux du droit, ceux-ci étant de plus en plus soit " absorbés " par les
normes constitutionnelles soit réduits à un rôle secondaire. La " dignité " de la légalité en est diminuée
d'autant.
Ceci conduit évidemment à reconsidérer les concepts forgés à partir de celui de légalité et notamment
celui de principe de légalité.
On peut en effet distinguer trois sens de ce principe et le qualifier de trois manières différentes en tant
que : principe de hiérarchie, principe de compétence et principe d'habilitation. Dans le premier sens,
aujourd'hui communément utilisé en droit français, le principe de légalité s'identifie au principe de la
hiérarchie des normes ou de l'État de droit : les actes des autorités administratives doivent être
conformes aux normes hiérarchiquement supérieures. Comme il a été montré plus haut ce premier sens
ne devrait plus avoir cours. Dans le deuxième sens, le principe de légalité signifie que doit être
respectée la réserve de compétence établie par la Constitution au profit du législateur : c'est ainsi qu'est
entendue l'expression " principe de légalité des délits et des peines ". Enfin, dans un troisième sens, le
principe de légalité est compris comme imposant que l'édiction de tout règlement administratif soit
autorisée ou non par une loi : c'est le sens habituel en droit constitutionnel comparé mais qui parait
difficilement acclimatable en droit français. On pourrait en revanche retenir le deuxième sens sauf si le
concept de " réserve de loi " parvenait à se faire une place en droit français. En toute hypothèse
désormais le sens de l'expression principe de légalité demande à être précisé lors de chaque utilisation
et son caractère polysémique lui enlève tout caractère opératoire.
On remarquera également que les locutions " contrôle de légalité " ou " contentieux de légalité "
doivent être réexaminées à la lumière des nouvelles données juridiques car, d'une part, ces locutions
utilisent la notion de légalité-hiérarchie dont nous avons montré qu'elle prête à confusion et, d'autre
part, elles semblent la constitutionnalité qui est désormais un élément très important de la conformité
des actes des autorités publiques à la règle de droit : il peut y avoir et il y aura de plus en plus un
contrôle de constitutionnalité et un contentieux de constitutionnalité des actes non législatifs qu'il faut
qualifier comme tels.
En revanche, la notion de " supra-légalité " reste la même car – et c'est là qu'on décèle les
contradictions et, par là même le caractère insatisfaisant de la définition traditionnelle de la légalité –
la supra-légalité continue à désigner la constitutionnalité. On notera cependant que la notion de supralégalité est plus large que celle de constitutionnalité car elle inclut aussi les normes européennes et
internationales : c'est pour éviter toute ambiguïté, que j'avais adopté en son temps le terme de bloc de
constitutionnalité plutôt que celui de bloc de supra-légalité que préconisait F. Luchaire sans doute
parce qu'il entendait, lui, y inclure les normes européennes et internationales.
Document 6 : Mény (Y.), « Révolution constitutionnelle et démocratie : chances et risques d’une
nouvelle définition de la démocratie », Cahiers du Conseil constitutionnel – hors série, colloque
du cinquantenaire, 3 novembre 2009
Le titre de cette session « Cinquante ans de contrôle de constitutionnalité en Europe » est un raccourci
commode pour les célébrations du cinquantenaire de la Constitution et donc du Conseil
constitutionnel.
Mais ce raccourci cache une situation plus complexe. En premier lieu il occulte le fait qu'une première
tentative, soldée par un échec, eut lieu après la seconde guerre mondiale. Dans la Constitution
autrichienne de 1920, sous l'influence déterminante de Kelsen, mais aussi dans la Constitution
14
républicaine espagnole de 1931, dans la Constitution irlandaise de 1937, furent posées les bases,
fragiles, d'une nouvelle définition de la démocratie. Seule la Constitution irlandaise a survécu au
naufrage démocratique de l'entre-deux guerres.
Après l'expérience malheureuse de l'Allemagne, de l'Autriche et de l'Italie qui permit de comprendre
que les mécanismes institutionnels de la démocratie pouvaient permettre l'accouchement de la « bête
immonde », la nécessité du contrôle de constitutionnalité se fit encore plus impérative d'autant que les
Etats-Unis inclinaient naturellement en ce sens en raison de leur longue expérience de la Cour
Suprême. Toutefois, les Européens qui se rallièrent à cette nouvelle vision préférèrent la voie
européenne de matrice kelsenienne plutôt que la voie américaine d'origine jurisprudentielle impulsée
par la décision Marbury vs Madison en 1803. Mais en réalité, seule l'Allemagne mit effectivement en
place ce contrôle après la guerre, l'activité de la Cour constitutionnelle italienne étant de facto bloquée
jusqu'en 1956.
La France en 1958, il y a 50 ans, crée bien un organe constitutionnel. Mais, dans la pratique, le
contrôle de constitutionnalité se réduit principalement au contrôle des équilibres entre les pouvoirs
publics établis par la nouvelle Constitution. Ce n'est qu'une dizaine d'années plus tard avec la décision
de juillet 1971 qui constitutionnalisa le préambule et la révision sur la saisine de 1974 que le ver sort
de sa chrysalide et se transforme en papillon. Stricto sensu, le contrôle de constitutionnalité en France
n'a guère plus de 35 ans. Elle anticipe à peine l'évolution des pays qui ne se sont libérés des régimes
autoritaires ou dictatoriaux que tardivement : la Grèce en 1975, le Portugal en 1976, l'Espagne en
1978. Cette seconde vague est suivie par une troisième au lendemain de la chute du mur de Berlin. Les
nouvelles Cours constitutionnelles varient dans leur composition, leurs compétences et leurs
procédures mais un socle commun, là encore de type kelsénien, se retrouve en Bulgarie, en Roumanie,
en Hongrie, en Pologne, dans les républiques tchèque, slovaque, croate, slovène, etc··· Elles vont
bénéficier de l'expérience des Cours et du choix offert dans l'agencement variable de l'institution de
contrôle. Pour ce groupe de démocraties, le contrôle de constitutionnalité n'a même pas vingt ans
d'expérience mais leur adhésion au modèle issu de la seconde guerre mondiale en dit long sur le succès
de cette révolution constitutionnelle qui a touché l'Europe. C'est pratiquement toute l'Europe
continentale qui y souscrit, y compris au-delà des frontières de l'Union européenne.
C'est en effet une révolution au sens propre du terme. Jusqu'à la première guerre mondiale et, dans la
pratique, jusqu'à la seconde le dogme incontesté est celui de la suprématie absolue de la règle émanant
du souverain qu'il soit monarchique ou populaire à travers son expression parlementaire. La
Révolution française avait renversé l'absolutisme d'un seul mais lui avait seulement substitué
l'absolutisme du nombre comme l'avait en son temps rappelé Lamennais en évoquant la loi qui
opprime. Les droits fondamentaux, « naturels », supérieurs à la loi ordinaire pouvaient dans ce
contexte combiner l'ambition de leurs aspirations programmatiques avec la vacuité de leur traduction
pratique. [...]
La Révolution française n'avait pas fondamentalement changé les formes et la substance du pouvoir.
Elle en avait radicalement modifié les détenteurs et les fondements de la légitimité. La République se
substituait à la Monarchie ce qui a conduit longtemps les Français à penser qu'il ne pouvait y avoir de
démocratie que dans la forme républicaine de gouvernement. Il leur a fallu beaucoup de temps pour
accepter qu'une monarchie pouvait être également très démocratique.
Ces évolutions ont donné lieu à des évaluations divergentes.
Dans leur immense majorité les jugements ont été positifs et ont célébré la victoire du Droit et des
Droits sur la politique pure considérée souvent comme synonyme d'arbitraire. Comment en effet ne
pas voir les effets bénéfiques des décisions de la Cour Suprême américaine en matière de Droits
fondamentaux et notamment d'égalité raciale ? Comment ne pas se réjouir du rôle de gardien de la
démocratie joué par les juges après la Seconde guerre mondiale dans les anciennes dictatures et dans
les démocraties naissantes ? Un des observateurs les plus attentifs de ce phénomène en France et en
Europe, Louis Favoreu, avait synthétisé pour s'en réjouir cette situation dans un ouvrage au titre, ô
combien significatif, « La politique saisie par le droit ». [...]
Ceux qui s'opposaient à ces évolutions ne représentaient qu'une petite minorité considérée un peu
comme les derniers mohicans du combat en faveur de la suprématie parlementaire et contre
l'intervention du juge constitutionnel national, voire supranational. Le débat était d'ailleurs largement
un débat franco-français ou, à la rigueur, franco-britannique. Tous les pays qui avaient expérimenté les
15
effets de systèmes démocratiques dévoyés se réjouissaient qu'enfin un régulateur juridique veille au
respect des institutions.
Aujourd'hui la cause semble entendue. Tout le monde ou presque célèbre le contrôle de
constitutionnalité et le rôle des Cours. La critique se porte éventuellement sur telle ou telle décision
mais pas sur le principe du contrôle lui-même.
A ma connaissance l'analyse la plus fouillée de cette évolution a été effectuée par Alec Stone-Sweet
dans sa thèse de doctorat d'abord, plusieurs ouvrages et articles ultérieurs dont le dernier, publié cette
année dans les Cahiers du Conseil Constitutionnel sous le titre « Le Conseil Constitutionnel et la
transformation de la République »[1]. Il y expose deux thèmes qui lui sont chers à savoir sa
conception du Conseil comme une sorte de troisième chambre législative spécialisée et son analyse du
pluralisme juridictionnel, c'est-à-dire la concurrence/compétition entre le Conseil, la Cour de
Cassation et le Conseil d'Etat.
Le point de vue d'Alec Stone Sweet a souvent été contesté en France, en particulier de la part de ceux
qui soutiennent l'évolution du Conseil et sa jurisprudence et qui jugent positive sa transformation en
un frère jumeau des Cours créées avec des pouvoirs et un rôle mieux affirmés. Le considérer comme
un « parlement de juges » dérangeait le consensus majoritaire des juristes et politologues sur la
question. Je crois pour ma part que l'on aurait tort de se polariser exclusivement sur la qualification du
Conseil tant il est vain de tenter de tracer une frontière nette entre le politique et le juridique dans ce
domaine. L'animal est tantôt souris tantôt oiseau et il est soumis aux lois de l'évolution. L'ultime
révision de juillet 2008 en atteste : la juridicisation est accrue par la saisine désormais possible du
Conseil pour les lois déjà en vigueur à travers une saisine de la Cour de Cassation et du Conseil. La
politique revient au galop à travers le contrôle possible – encore qu'assez nominal – du Parlement sur
les nominations des hautes charges, y compris celles des membres du Conseil. Mais le niveau de
politisation en France reste modeste par rapport à celui d'autres pays notamment les Etats-Unis ou
l'Italie pour prendre deux exemples de nature différente. En d'autres termes, la polémique sur le
caractère « parlementaire » du contrôle effectué par le Conseil constitutionnel risque d'occulter le
phénomène essentiel décrit en ces termes par Alec Stone-Sweet « Le 22 juillet 2008 la souveraineté
législative est morte de sa belle mort, ce jour où les députés et les sénateurs ont conféré au Conseil
Constitutionnel le pouvoir de contrôler la conformité de lois déjà publiées, lequel pouvoir est exercé
avec la collaboration de la Cour de Cassation et du Conseil d'Etat. Le Conseil est désormais un
membre à part entière de la famille des Cours constitutionnelles européennes ». [...]
En revanche, je reviendrai sur le point qui tient à cœur à Stone, c'est-à-dire la transformation juridique
de la V° République.
L'argument tourne autour de ce qu'il qualifie – rien de moins – de « coup d'Etat juridique » [...]. J'ai
personnellement quelque difficulté à transférer sur la décision du Conseil de 1971 le qualificatif de «
coup d'Etat juridique » non seulement en raison des évocations tout juste mentionnées mais parce qu'il
me semble plus approprié de parler d'« incomplete contract ». Les droits fondamentaux dans la
tradition constitutionnelle française ne remontent pas à 1958 mais à 1789 (quitte à oublier leurs racines
plus profondes pour un instant). Pendant longtemps ils sont restés, pour partie des vœux pieux, pour
partie mis en œuvre à travers des législations spécifiques (en particulier de 1875 à 1914) ou à travers la
jurisprudence du Conseil d'Etat. Contrairement au coup d'Etat qui renverse l'ordre constitutionnel des
choses, le Conseil Constitutionnel dans sa décision de 1971 a fait passer les droits fondamentaux de la
rhétorique révolutionnaire à l'effectivité en tant que normes de référence suprêmes. Il s'agit certes
d'une transformation par rapport à la pratique constante et à l'idéologie de deux siècles de
républicanisme. Mais c'est en même temps –et on serait tenté de dire enfin !- la réalisation du
programme établi par 1789, notamment en ses articles 6 « la loi est l'expression de la volonté générale
» et 16 « Toute société dans laquelle la garantie des Droits n'est pas assurée ni la séparation des
pouvoirs déterminée n'a point de Constitution ». En fait, pour la première fois depuis 1789, le contrat
entre le peuple français et ses représentants prend sa pleine signification. Mais au-delà de la
transformation juridique que ce coup d'éclat amorce, la révolution me paraît être dans le
bouleversement que l'avènement des Cours constitutionnelles apporte à notre conception de la
démocratie.
Comme tous les autres européens, nous sommes entrés sans y prendre garde dans une nouvelle
définition de la démocratie. [...] La naissance et le développement des Cours constitutionnelles et du
contrôle de constitutionnalité introduit un nouveau type de démocratie basée sur le double pilier de la
16
souveraineté du peuple et de l'Etat de Droit. Beaucoup de systèmes politiques ont connu l'une ou
l'autre de ces deux branches. La plupart ne les ont développées qu'imparfaitement, mais pratiquement
tous les régimes qui méritent aujourd'hui le qualificatif de démocratie doivent répondre à cette double
exigence. Il est rare que ces deux piliers se soient développés de manière parallèle et harmonieuse. On
observe plutôt des cycles durant lesquels la branche populaire prend le pas, parfois de manière quasi
exclusive, tandis que dans d'autres hypothèses, l'Etat de Droit est bien assuré mais l'input populaire
reste chétif. L'Etat prussien inventa le Rechsstaat mais se dispensa du peuple. Aujourd'hui l'Union
européenne a établi un Etat de Droit parmi les plus sophistiqués et protecteurs qui soient mais sa
légitimité populaire reste étriquée et la question du fameux « déficit démocratique » n'est pas encore
résolue.
Cette nouvelle définition de la démocratie ne remet pas en question le principe de la souveraineté du
peuple qui reste le cœur et le fondement du système. Toutefois elle introduit un sérieux bémol à son
absolutisme. Dans la conception ancienne, on avait transposé sur le Parlement l'adage selon lequel « le
roi ne peut mal faire ». Dans la nouvelle vision à la Montesquieu, revue et corrigée par les constituants
américains, le salut ne peut venir que de la limitation des pouvoirs, de la faculté d'empêcher,
des checks and balances entre les différents organes constitutionnels ou autres. A la limite le débat sur
le caractère juridique ou politique des Cours constitutionnelles n'a guère d'importance dans cette
perspective : ce qui compte est le fait que tout pouvoir est bridé par l'interaction d'autres organes. Tout
est question de mesure. Il s'agit d'une part d'empêcher la licence, d'autre part d'éviter la paralysie par
un système de vetos croisés. Disons-le d'emblée, un objectif que pratiquement jamais les constituants
français n'avaient réussi à atteindre, tombant soit dans un excès, soit dans l'autre.
A première vue le changement pourrait sembler moins radical qu'il n'est. Somme toute, la Révolution
française dont l'héritage a marqué tant de constitutions sur tout le continent européen, avait proclamé
d'un même mouvement et la souveraineté du peuple et les droits de l'homme. Mais tandis que le
premier versant prenait toute sa plénitude jusque dans l'excès, l'autre versant restait un idéal quasi
inaccessible pendant un siècle et fréquemment maltraité au cours du siècle suivant.
La révolution, en Allemagne et Italie d'abord, dans le reste de l'Europe ensuite a été comme on le sait
de donner à ce deuxième pilier la force qu'apporte la chose jugée. La nouvelle démocratie n'est plus
seulement fondée sur la politique et le pouvoir absolu d'un peuple souverain. Elle s'enracine dans le
droit grâce à un corpus de normes à valeur constitutionnelle garanties par un juge qui échappe, pour
reprendre les mots de Madison, à la « tyrannie de la majorité ».
Mais ne serions-nous pas tombés dans ce qui fut la phobie des révolutionnaires français, c'est-à-dire «
le gouvernement des juges » ou, pour le dire à la manière de Madison dans la « tyrannie des juges ». ?
Certains ne sont pas loin de le penser mêlant dans l'opprobre tous les juges mais en particulier ceux
des plus hautes cours qu'elles soient nationales ou européennes. [...]
Autrement dit, on a observé au cours du dernier quart de siècle une sorte de sur-développement de ce
que j'appelle le pilier constitutionnaliste au détriment du pilier populaire. Le phénomène a été exacerbé
par la construction européenne et par la globalisation qui ont, jusqu'à ces dernières semaines, modifié
les équilibres au sein de ce que R. Dahl qualifie de « unhappy couple » à savoir le marché et l'Etat. En
privilégiant le marché au détriment de l'Etat – et donc de la politique – on a mécaniquement réduit
l'espace démocratique en particulier (mais pas seulement) dans le champ de l'économie. Tout s'est
passé comme si l'économie devait être laissée à ses propres lois trop précieuses pour être mises entre
les mains de la politique. Les Cours constitutionnelles ont elles-mêmes participé à ce concert ambiant
soit pour des raisons idéologiques, soit pour des raisons d'ordre juridique telles que la mise en œuvre
des Traités européens.
Cette révolution produit des effets ambivalents. D'un côté elle a permis d'amorcer un changement
extraordinaire dont on mesure mal l'impact, à savoir la transposition du modèle démocratique au
niveau supranational alors qu'on a pensé pendant longtemps (et encore aujourd'hui dans de nombreux
milieux) que la démocratie n'était possible qu'au niveau national, seul lieu d'expression d'un « demos »
spécifique. Or la diffusion de l'Etat de Droit et des droits fondamentaux, par exemple au niveau
européen, a permis de construire petit à petit mais de manière très efficace l'un des deux piliers de la
démocratie moderne. Paradoxalement, ce développement après une première satisfaction passagère a
suscité une insatisfaction croissante exprimée à travers la dénonciation du déficit démocratique.
L'Europe a été souvent perçue et condamnée comme l'expression du pouvoir combiné de l'expertise,
du marché et du gouvernement des juges. [...]
17
Je crois que le populisme actuel qui sévit en Europe est pour partie le fruit de cette évolution : on ne
vide pas impunément la représentation populaire de ses effets et la politique de ses champs
d'application traditionnels. L'espace du politique s'est rétréci donnant aux citoyens le sentiment que les
questions qui les concernent davantage échappent désormais aux élus. La politique semble tourner à
vide. Toutefois comme le montrent les développements de ces dernières semaines, l'évolution n'est ni
linéaire ni inéluctable. Dans la partie de bras de fer entre l'Etat et le marché, la suprématie de ce
dernier a d'abord semblé totale avant d'être remise en cause sérieusement par la crise en cours.
Cela signifie-t-il que les institutions non exclusivement politiques doivent être jetées avec l'eau du
bain ? Certes non. Ce serait oublier le rôle crucial que jouent ces institutions à commencer par les
Cours constitutionnelles. Elles sont irremplaçables mais il est souhaitable qu'un meilleur équilibre
s'établisse entre les deux piliers de la démocratie. Il y a de multiples possibilités d'atteindre cet
objectif. On peut songer à redimensionner la part du juridictionnel et des institutions autonomes
notamment par une politique de self-restraint. On peut aussi chercher à renforcer le pilier
démocratique en développant les formes de participation ou en impliquant davantage toutes les
catégories de la population encore marginalisées ou insuffisamment représentées, telles les femmes ou
les immigrés par exemple. Un vaste champ est ouvert à l'imagination politique.
On a connu l'ère du tout-politique aussi bien dans sa forme occidentale de domination des partis que
dans sa forme dictatoriale du parti unique (socialiste ou fasciste) ; on a connu l'ère de « l'Etat, voilà
l'ennemi » qui signifiait déclin du politique et du pouvoir du peuple. On en revient donc à la sagesse
des pères fondateurs de la démocratie américaine : se méfier de la tyrannie des groupes et des partis ;
multiplier les checks and balances ; équilibrer les droits de l'individu et l'influence du nombre ;
réconcilier les droits et l'expression de la volonté populaire. Comme on le sait ces vertueux équilibres
n'ont jamais été pleinement réalisés ni d'un côté ni de l'autre de l'Atlantique.
La conclusion est donc qu'il n'y a pas de conclusion, pas de fin de l'histoire mais simplement des
équilibres précaires et changeants déterminés notamment par la conception que nous nous faisons de la
démocratie.
Document 7 : Troper, (M.), La démocratie comme État de droit
Certes, déclarent les défenseurs de l’idéologie de l’État de droit, le système que nous
préconisons se heurte au principe démocratique, mais seulement si l’on identifie ce principe à la
domination de la majorité. Or, la démocratie ne saurait se réduire à cela, car la volonté du peuple n’est
pas la volonté de la majorité du peuple, encore moins celle de la majorité parlementaire. Faute de
pouvoir identifier cette volonté du peuple, il faut nécessairement considérer qu’elle se manifeste dans
un certain nombre de principes fondamentaux, qu’on appelle aussi État de droit. Cette idée se présente
et est justifiée sous plusieurs formes.
Les plus souvent, on rattache par des liens plus ou moins lâches, les principes à la volonté du
peuple. On peut par exemple soutenir que les principes fondamentaux ont été énoncés dans la
constitution et que par conséquent c’est bien le peuple qui les a voulus. Il y aurait ainsi, selon la
terminologie de Bruce Ackerman une démocratie duale. Le peuple s’exprimerait tantôt dans la
politique courante par l’élections des représentants chargés de légiférer, tantôt sous une forme plus
haute en imposant un changement de constitution. La démocratie ordinaire repose sur la fiction que la
majorité parlementaire représente le peuple. En annulant une loi pour inconstitutionnalité, les
tribunaux dissipent cette fiction et imposent la volonté réelle du peuple telle qu’elle figure dans la
constitution. Si le peuple réel est en désaccord avec l’interprétation donnée par les tribunaux, il
modifie la constitution, soit par la voie de la révision, soit par d’autres moyens, comme il l’a fait
pendant la période du New Deal.
En France, le doyen Vedel soutient une idée analogue. Comme les rois de France, qui, par un
lit de justice, brisaient l’opposition des anciens parlements, lorsque ceux-ci refusaient d’enregistrer les
lois, le peuple souverain, c’est-à-dire le pouvoir constituant, peut surmonter une décision du juge
constitutionnel en adoptant en forme constitutionnelle une loi jugée contraire à la constitution et aux
principes fondamentaux qu’elle garantit. Le respect des principes serait donc bien le respect de la
volonté du peuple souverain.
Même dans les cas où les principes n’ont pas été inscrits dans la constitution, à l’occasion d’un
moment constituant, il faudrait considérer qu’ils sont néanmoins, comme l’écrit Marcel Gauchet,
18
l’expression de la volonté d’un « peuple perpétuel » ou d’un « peuple transcendant ». C’est le juge
constitutionnel qui est chargé d’imposer cette volonté et ainsi de « mettre en représentation le fait
qu’elle doit avoir le dernier mot ». Dans certains systèmes juridiques, le peuple réel est même privé du
pouvoir d’imposer, en révisant la constitution, son interprétation de la volonté du peuple transcendant,
puisque sur certains points, qui touchent aux principes fondamentaux, la constitution n’est pas
révisable. [...]
Sans doute les définitions sont-elles libres et l’on peut bien appeler démocratie un système
politique profondément différent de celui qu’on désignait jusqu’ici sous ce nom. Il faut toutefois être
conscient de cette différence et ne pas prétendre qu’il s’agit de la même chose.
Or, alors que le concept classique de démocratie correspond à un système dans lequel le
peuple est souverain, le concept nouveau signifie, lui, un système dans lequel le peuple souverain
n’exerce sa puissance que dans des moments particuliers et non pas dans la production des règles
ordinaires ou bien un système dans lequel le peuple n’a été souverain qu’au moment de l’adoption de
la constitution originaire ou de la ratification des traités européens. La démocratie au sens classique
est, avec la monarchie et l’aristocratie, l’une des trois formes de gouvernement. Elle désigne un mode
d’attribution du pouvoir, tandis que le concept élargi prétend désigner un mode de régulation sociale,
dans lequel la souveraineté aurait purement et simplement disparu pour céder la place au droit et dans
lequel le pouvoir politique ne s’exercerait plus que conformément à des principes fondamentaux.
On peut considérer que la démocratie représentative classique se présente comme un principe
d’imputation. Toutes les décisions peuvent en effet être imputées directement ou indirectement à la
volonté du peuple souverain. Or, dans la démocratie comme État de droit, ce principe d’imputation
disparaît totalement, puisque si les décisions ne sont que l’application de principes fondamentaux,
elles ne sont pas imputées au peuple et que les principes fondamentaux eux-mêmes ne le sont qu’au
prix de constructions complexes, qui ne sont pas réalisables dans tous les contextes juridico –
politiques.
Il en va ainsi lorsqu’on affirme que le souverain ne se manifeste réellement que dans des
circonstances exceptionnelles ou que le souverain est un peuple transcendant, ou que la démocratie
n’est rien d’autre que le règne des principes. Ni les traités, ni le droit européen dérivé ne sont censés
exprimer la volonté d’un souverain. D’autre part, le droit dérivé n’est pas non plus censé exprimer la
volonté propre des autorités qui l’ont énoncé. Aussi, l’interprétation ne peut elle être considérée
comme la recherche d’une intention quelconque. C’est pourquoi les textes européens sont interprétés
conformément à des valeurs dites objectives, c’est-à-dire supposées indépendantes de toute volonté
politique, comme la nécessité de faciliter l’intégration européenne, la croissance économique ou la
concurrence. Ces valeurs ont sans doute été proclamées dans les traités, mais de même que les droits
de l’homme ont été énoncés, positivés, par les constitutions nationales, mais sont cependant traités
comme des droits naturels, de même on interprète les traités non comme l’expression de la volonté des
négociateurs, mais par référence à des valeurs objectives, c’est-à-dire comme des principes immanents
à la nature des choses [...]. On a ainsi tout simplement actualisé la vieille doctrine du droit naturel.
Ainsi, la démocratie, dans son sens nouveau, devrait être définie comme le règne des valeurs
et la fin du politique. Mais en réalité, l’idée que le règne des principes signifie l’absence d’un pouvoir
politique repose sur deux présupposés erronés : que les principes seraient objectifs et connaissables et
que les décisions prises conformément à ces principes seraient néanmoins imputables au peuple.
Pour ce qui concerne les principes, il faut souligner d’abord qu’ils doivent être dégagés et
interprétés par des juges, que l’interprétation implique des choix et des décisions qui eux-mêmes
reposent sur des préférences et des idéologies. S’ils sont exprimés dans des textes constitutionnels et
des Déclarations des droits, ces textes sont vagues et ambigus et, par ailleurs, de nombreux principes
sont « découverts »par les juges sans lien avec des textes ou avec un lien extrêmement ténu. Sans
doute, l’interprétation résulte-t-elle de contraintes propres au raisonnement judiciaire, mais il subsiste
une part irréductible de décision, qui se manifeste notamment dans le fait que, dans toute juridiction, il
faut nécessairement clore le débat par un vote.
D’autre part, même lorsque les principes sont proclamés par des textes, ceux-ci peuvent
différer de pays à pays ou du droit national au droit européen. Pour ne prendre que deux exemples, au
nombre des principes constitutionnels français, figurent celui de la nationalisation des entreprises qui
présentent le caractère d’un service public ou d’un monopole, de même que la laïcité de la République.
Ni l’un, ni l’autre ne sont consacrés par des traités européens. Mais, même lorsque les textes
19
proclament des principes semblables, ils sont appliqués dans des contextes différents, par des
juridictions différentes et ils sont interprétés de façon différente. Il faut surtout observer qu’il est rare
que l’on doive appliquer un principe isolé à un cas concret. Le plus souvent, ce sont deux ou plusieurs
principes contraires qui sont en cause et le rôle de l’autorité d’application est de peser ces principes de
manière à faire prévaloir l’un sur l’autre ou à trouver une conciliation entre eux. Ainsi l’égalité et la
liberté ou la liberté et l’ordre public ou encore la liberté et la laïcité. De tels conflits doivent être
tranchés. Or, les choix en ces matières sont évidemment des choix de valeur, c’est-à-dire des choix
politiques au sens large. Ainsi, le mouvement général de juridictionnalisation ne signifie nullement
que la décision échappe à la politique, mais seulement qu’elle échappe aux détenteurs traditionnels de
l’autorité publique, c’est-à-dire aux parlements, pour passer entre les mains des juridictions nationales
ou internationales.
Quant à l’imputabilité des principes à un peuple souverain, elle reste possible dans le contexte
national, grâce à des théories comme celles d’Ackerman, de Gauchet ou de Vedel, bien que le peuple
réputé vouloir les principes soit une simple fiction. En revanche, elle est tout à fait impossible
s’agissant du droit européen. Dans le cadre national, on peut bien dire que les décisions adoptées par
les élus du peuple sont celles du peuple, que si le pouvoir des élus est limité par des principes, ces
principes ont eux-mêmes été adoptés par le peuple et peuvent être modifiés par lui dans la forme
constitutionnelle. Dans le cadre européen, une telle construction est d’abord inconcevable parce que
nul ne songe à invoquer un peuple européen, auquel seraient imputés soit les décisions des autorités
supranationales, soit les principes auxquels ces décisions doivent être conformes, tandis qu’on ne peut
songer davantage à les imputer aux peuples nationaux. En admettant même qu’ils ont accepté les
traités, ils ne sont pas en mesure de modifier l’interprétation des principes contenus dans ces traités ou
invoqués par les juridictions européennes, en modifiant ces traités par un équivalent international du lit
de justice. Or, ce droit dérivé, qui n’est pas produit au nom du peuple souverain, qui ne peut être
modifié par lui, peut déroger à la fois aux lois nationales censées être l’expression de la volonté
générale, mais même aux constitutions nationales, puisqu’il n’existe pas de procédure permettant de
contrôler leur conformité à ces constitutions.
La démocratie comme Etat de droit n’est pas une variété de démocratie. C’est une forme
d’aristocratie.
Exercices :
Dissertation
Justice constitutionnelle et démocratie.
Commentaire
TUSSEAU (G.), Contre les « modèles » de Justice constitutionnelle : essai de critique méthodologique,
Bononia University Press – BUP, 2009, p. 33
« En deuxième lieu, les contrôles exercés par une cour constitutionnelle spécialisée sur renvoi
préjudiciel des juridictions ordinaires se plient difficilement à la catégorisation proposée par la thèse
des modèles. Ce mécanisme implique au fond un double contrôle [...]. Lorsque le juge saisi du litige
refuse de déférer à la cour constitutionnelle une question de constitutionnalité soulevée par les parties,
il est le seul à trancher le problème, de manière totalement décentralisée.
Lorsque ce même juge prend la décision opposée, deux contrôles se succèdent. L’un,
provisoire, relève du juge ordinaire et consiste en un pronostic quant à ce que sera l’appréciation de la
cour constitutionnelle ; l’autre, définitif, relève de la cour. Mais le juge a quo exerce nécessairement
un contrôle de constitutionnalité, dans la mesure où il ne renvoie la question au « juge
constitutionnel » que – selon les systèmes et les époques – s’il éprouve une hésitation quant à la
constitutionnalité de la norme en question ou s’il est convaincu de son inconstitutionnalité. »
20
Téléchargement