Note d`opportunité pour une réflexion approfondie du CSTS sur les

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Commission Ethique et déontologie du CSTS
Proposition à la commission permanente
préalable à l'assemblée plénière du 2 juin 2015
Note d'opportunité pour une réflexion approfondie du CSTS sur les
questions relatives à la laïcité dans la mise en oeuvre du travail social
1. Des questionnements devenus aigus
Beaucoup de questions relatives à la mise en œuvre du principe de laïcité sont actuellement posées dans
les actes du travail social (au sens large) et formulées par des acteurs du travail social. Les membres de la
commission éthique et déontologie du CSTS, des conseillers techniques en action sociale de Conseils
généraux et le Comité national des avis déontologiques pour les pratiques sociales (CNDAD) ont
remarqué que les questions augmentaient en nombre et en intensité. Les questions posées ou vignettes
cliniques évoquées ci-dessous sont tirées des avis produits par le CNAD et de l'expérience de membres
de la commission.
 L'exercice professionnel d'une mission d'action éducative auprès de mineurs est-il compatible
avec les convictions (et pratiques religieuses) d'une famille d'accueil (imbriquant sphères privée
et professionnelle) pour l'association employeur qui s'affirme laïque ?
 Des accompagnateurs scolaires arborant des signes distinctifs d’appartenance religieuse dans un
dispositif cadré par une charte précisant le principe de laïcité et le refus de tout prosélytisme,
leurs formateurs et encadrants doivent-ils réagir ?
 L'enseignement de la religion est-il une activité que les accompagnateurs sociaux doivent
faciliter dans une structure d'accueil de mineurs lorsque les parents le souhaitent alors que les
professionnels et l'employeur se réfèrent explicitement à la laïcité ?
 Une femme se présente en burqa au service social du Conseil général : peut-on et faut-il la
recevoir ?
 Dans une crèche associative, des parents demandent subitement que leurs enfants ne mangent
que de la viande hallal, alors qu'il n'y a pas de repas confessionnel à choisir ; est-il légitime de
refuser ?
 Dans un foyer d'accueil médicalisé pour adultes handicapés, un chef de service reproche à un
éducateur d'avoir accompagné des résidents, à leur demande, aux funérailles catholiques de la
mère d'un autre usager ; qu'en penser ?
 Dans un établissement socio-éducatif, le père d'une enfant atteinte d'un déficit sévère et accueillie
depuis 7 ans donne des consignes pour qu'elle n'aille plus à la piscine ni aux activités artistiques,
ne soit jamais reçue seule par un homme ni ne s'amuse avec des garçons, et qu'elle porte le
foulard islamique. Peut-on envisager un compromis ?
 Même question pour une jeune fille décidant de porter le jilbab et des gants noirs.
 Une famille ayant sollicité une aide alimentaire refuse l'aide publique accordée et demande, au
nom de sa confession juive, à refaire la demande d'aide à un service confessionnel ; le travailleur
social l'ayant fait, la cheffe de service s'en scandalise et impose de refuser dorénavant toute aide à
cette famille au nom de la laïcité
 Un enfant paraissant mis en danger par le régime alimentaire végétalien de ses parents associé à
des convictions opposées à toute vaccination et usage de produits sanguins, jusqu'où peut-on
prendre en compte les croyances et comportements des parents ?
La commission, qui a intégré en tant qu'experts un représentant du Comité national des références
déontologiques et un membre du CNAD, considère aussi que les professionnels du travail social et de
l'action sociale et médico-sociale paraissent souvent embarrassés par les atteintes/limites à la laïcité et
que beaucoup répugnent à s'interroger et se positionner, au nom d'une incapacité à verbaliser les
problématiques et les positions en présence, voire même d'une réelle peur d'aborder le sujet.
Il paraît nécessaire que le CSTS permette aux professionnels en exercice de poser un questionnement
clair pour eux-même et pour les personnes accompagnées, d'ouvrir des débats entre professionnels au
sein des institutions concernées, de ne pas en rester à l'embarras ou l'évitement, mais d'assumer la mise en
œuvre légale du principe de laïcité et de promouvoir cette valeur.
Ceci est d'autant plus nécessaire que tous les établissements n'ayant pas une mission de service public, les
questions se posent juridiquement dans le cadre de l'exercice des missions d'intérêt général. Des décisions
de conseils de prudhommes et tribunaux semblent se contredire (affaire Baby-loup...); d'autres
délibérations montrent que les questions de laïcité sont bien présentes, comme celle de la HALDE
approuvant le licenciement d'un agent hôtelier d'un établissement d'hébergement pour personnes âgées
dépendantes (EHPAD) qui refusait d'ôter son voile dès lors qu'une telle attitude constituait une violation
caractérisée des règles d'hygiène.
Le fonctionnement de certains établissements peut dorénavant être profondément affecté par le fait
religieux. Ainsi, la commission a eu connaissance que dans un établissement de protection de
l'enfance remplissant une mission d'intérêt général, une partie du personnel exige des repas conformes à
leurs pratiques religieuses ; ce groupe considère aussi que la religion a une fonction éducative et il exerce
une forme de prosélytisme. L'établissement s'en trouve divisé entre deux clans professionnels qui
s'opposent vivement, entre eux et dans leur manière d'exercer la mission commune.
2. La laïcité, une question politique d'actualité
Un fondement clair, une acception élargie
Au principe même de la laïcité française, il y a le rôle prééminent de l'Etat. La France a une position
singulière, puisqu'elle est l'un des seuls pays dont la Constitution proclame la laïcité de l'Etat, tout en
affirmant que celui-ci respecte toutes les croyances.
Si l’on s’en tient au règlement juridique, la notion de laïcité découle des droits fondamentaux reconnus à
tous les êtres humains : la liberté et l’égalité. De plus, en raison de l’égalité et du principe de nondiscrimination, de la liberté de pensée, de conscience et de religion, l’application du principe de laïcité
garanti par la Constitution l’est également par la Convention européenne des droits de l'homme et par le
Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
Cependant, le régime juridique de la laïcité est dispersé dans de nombreuses sources juridiques et la
laïcité ne s’applique pas de la même manière sur l’ensemble des territoires de la République (huit
régimes cultuels différents). S’y ajoutent les mutations importantes de la notion de laïcité.
La tendance est d’élargir « la laïcité », mot polysémique qui recouvre trois orientations : différentialiste
(tentée d’accorder des droits spécifiques à chaque communauté), classique (ne pas intervenir dans le
champ des religions), contrôleuse (voulant contenir la religion dans la sphère privée). Certains
observateurs caractérisent actuellement sept laïcités : antireligieuse, gallicane, séparatiste stricte,
séparatiste inclusive, ouverte, identitaire, concordataire. Pour sa part le Haut Conseil à l'intégration a
différencié trois champs d'application des principes de laïcité et de neutralité : la sphère publique où ils
s'appliquent avec rigueur ; le domaine privé ; l'espace social où s'exercent pleinement les libertés
publiques, mais dans les limites de l'exercice des libertés d'autrui et du respect de l'ordre public.
Ainsi, la laïcité impose un devoir permanent de vigilance. Un effort permanent d’explications et un
travail constant d’éducation est nécessaire pour avoir une laïcité équilibrée.
Des discordances dans l'histoire récente
Un regard historique complète ce rappel des fondements par un bref exposé de décisions contrastées
voire de contradictions et les difficultés à se positionner observées pendant ces trente cinq dernières
années. Celles-ci ont eu un double effet. D'un coté elles ont entretenu la confusion en brouillant la notion
de laïcité et en l'associant souvent à celle de neutralité. D'un autre coté elles ont entrainé la difficulté à
constituer des repères quant à la manière de faire vivre la laïcité concrètement.
Les années 80-90 ont été marquées par une volonté de conciliation de toutes les origines, sans abolir les
différences religieuses ou culturelles, au nom de la richesse de la diversité et de la tolérance aux
particularismes.
La question du voile à l’école est apparue, source de tensions soulignées par les médias et d’incidents
exploités par les tendances fondamentalistes/traditionalistes pendant presque 15 ans. A cette époque, la
polémique sur le foulard islamique et les affaires de Creil, Créteil et Montfermeil ont agité l'opinion.
Alors que la politique était de laisser les établissements gérer les situations au cas par cas, le Conseil
d’Etat a désavoué la décision d'un établissement scolaire prise conformément à son règlement intérieur,
remettant en cause l’autonomie de décision des établissements publics sur ce point. Il a fallu attendre
2004 pour voir la loi prohiber les signes religieux ostentatoires.
Pour le secteur public, la Charte de la laïcité dans les services publics a apporté une réponse en 2007 ainsi
qu'en 2013 la charte de la laïcité à l’école. Encore faut-il apprécier si les restrictions à manifester des
convictions religieuses sont « proportionnées» au but recherché, pour les agents des personnes publiques
et pour les employés des personnes morales de droit privé auxquelles est confiée la gestion d'un service
public. Le problème n’en reste pas moins entier pour les structures de droit privé qui remplissent des
missions d’intérêt général (distinctes de celles de service public).
Pour l'entreprise, une délibération importante du Haut conseil à l'intégration a fait le point en 2011. Pour
autant, en lien avec l’affaire de la crèche Baby Loup, l'Observatoire de la laïcité qui a été substitué au
Haut Commissariat à l’Intégration, a conclu qu' « un débat législatif risque d’être dangereux » au
moment où l’on « constate un développement du communautarisme » et alors que « notre pays est
terriblement tendu… (sur ces questions) ». La responsabilité de définir les règles du « vivre ensemble » a
ainsi été déplacée du terrain politique vers celui du judiciaire, au risque de voir prises des décisions
contradictoires reposant sur des raisonnements et argumentations juridiques différents.
Pour le secteur social et médicosocial, l'Observatoire de la laïcité a publié en 2014 « Laïcité et gestion du
fait religieux dans les structures socio-éducatives » document regroupant des rappels généraux et de
bonnes pratiques. En 2015, la Protection judiciaire de la jeunesse a engagé un plan d'action en matière de
respect du principe de laïcité et des pratiques religieuses des mineurs pris en charge ; la Convention
nationale des associations de protection de l'enfance a alors rappelé que la situation des associations
habilitées n'était juridiquement pas sûre. La CNAPE invite les structures à travailler sur ce qui leur
permet d'encadrer la liberté religieuse des salariés et des usagers... et appelle à une pédagogie de la
laïcité.
La laïcité est réinterrogée
Le sens premier de la laïcité tend ainsi à se perdre et le mot, qui à l’origine se suffisait à lui-même, doit
maintenant être adjectivé (laïcité ouverte, positive, modérée …). Or, se situer entre les deux extrêmes que
seraient une tolérance absolue et une laïcité brandie de manière défensive nécessite d’avoir une
conception claire de ce que recouvre et implique ce terme, de sa finalité.
Aujourd’hui, ceux qui sont en charge d’en décliner concrètement le respect dans la vie quotidienne sont
en manque de repères. Par ailleurs, l’oscillation des positionnements politiques offre des occasions de
surenchère à ceux qui, au nom de la liberté, veulent voir leurs convictions respectées – voire les imposer en tout lieu et en toute circonstance. On peut ainsi constater qu’actuellement, poser des limites à certaines
exigences dictées par des motifs religieux, fixer des règles permettant le vivre ensemble peut être
dénoncé comme un abus de pouvoir sur les individus, voire comme une manifestation de discrimination.
3. Les tensions actuelles
Les questions sur la laïcité restent prégnantes dans le travail social et particulièrement dans les structures
associatives. Il s'avère nécessaire d’éclairer les lignes de clivage et d’élargir les perspectives.
Comment concilier liberté et égalité, droits de l’homme et citoyenneté, sphère publique et sphère privée,
liberté de conscience et ordre public ? Comment rendre cohérent le comportement des acteurs dans les
lieux collectifs et privatifs, les différents modes de vie individuelle et collective au quotidien ?
La réflexion à mener pourrait s'appuyer sur les paradoxes et mises en tension suivantes :
Ordre public, fonctionnement institutionnel et liberté de croyance
L’État laïque doit respecter le pluralisme des convictions des citoyens et la liberté de conscience. Celle-ci
se définit comme le droit pour tout individu de choisir son orientation spirituelle, ses valeurs ou
principes, ses idées ou croyances. Mais en même temps, l’État doit rester attentif aux exigences relatives
à la protection de l’ordre public et au maintien de la cohésion sociale. Si la liberté de conscience est un
droit fondamental, elle ne doit pas entraver les autres droits fondamentaux. De même, la liberté de
croyance ne doit pas entraver l’exercice des missions du travail social et le fonctionnement des
institutions.
Liberté et contrainte
La laïcité est aujourd'hui confrontée au fait que le pluralisme n'est plus seulement un pluralisme de
convictions mais aussi un pluralisme des identités identitaires. L'opposition subsiste entre d'une part
l'intransigeance laïque et l'hostilité plus ou moins avouée à la religion, et d'autre part le camp du
compromis et de la reconnaissance d'une large liberté religieuse.
La difficulté ici tient essentiellement au fait que cette notion de liberté est mal définie et souvent mal
encadrée. Entre une liberté qui se voudrait absolue et une tendance à la restreindre de manière généralisée
– et parfois abusive - de peur des dérives, quel juste milieu trouver ? On constate bien souvent une
confusion, sous-jacente à cette difficulté, entre le droit à la liberté de conscience et de culte et le droit
d’agir et de se comporter en toutes circonstances selon ses propres choix.
Culturel et cultuel
Ces deux termes sont liés à des "pratiques" avec lesquelles chaque pays essaie de composer selon la
diversité culturelle et religieuse de sa population et en se mettant souvent dans des contradictions : en
France, le regard culturel de la société devient souvent un outil idéologique de domination, voire
« d’agression des minorités » culturelles, et les expériences sociales de ces minorités sont souvent
marquées par la racialisation et les discriminations.
Par ailleurs se pose la reconnaissance de la cohabitation entre le culturel et le cultuel et leurs impacts sur
les parcours identitaires et d'intégration des personnes, de nombreux lieux de culte étant à la fois culturels
et cultuels.
Enfin la confusion entre culturel et cultuel perdure par méconnaissance de la part de ceux qui accueillent
mais aussi tendance à confondre les deux de la part de ceux qui ont perdu contact avec leurs racines tout
en se raccrochant identitairement à cette origine. De plus, le décalage culturel – souvent présenté comme
cultuel - de certaines pratiques radicales de la religion remettent en cause certains acquis implicites de la
vie en société qui jusqu’alors n’avaient pas eu besoin d’être codifiés.
Communauté et communautarisme
L’opposition Communauté / Communautarisme est fortement tendue actuellement.
La communauté est un état de ce qui est commun à un groupe, notamment un partage de valeurs
communes, de la solidarité. Elle est une ressource qui a ses propres dynamiques identitaires et culturelles.
Au contraire, le « communautarisme » est une idéologie du repli entre soi. Il est actuellement perçu
comme un phénomène dangereux qui menace la cohésion de la nation.
Intégration et différence
Le travail social recherche, avec les personnes, leur meilleure place dans la société. L'intégration peut
prendre plusieurs figures : professionnelle, sociale, globale. Elle a pour finalité la mise en place (ou la
restauration) du lien social et le renforcement d’une dynamique d’acteur, selon le principe d'égalité.
En même temps, il est nécessaire de respecter l’altérité, la différence (sociale, psychologique, physique,
culturelle, linguistique, identitaire, ethnique, religieuse) des personnes, tout en en évitant la
discrimination. Les différences nécessitent la reconnaissance et la perception de l'Autre comme source
d’enrichissement ainsi que l’estime d’Autrui.
Les notions d'insertion et d'inclusion, qui prennent en compte la tension entre intégration et différence
méritent encore largement d'être définies.
4. Des pistes de réflexion à mener
Le travail social fait face au défi d’intégrer de nouvelles formes de pluralisme culturel et religieux, de
faire du commun avec du pluriel de plus en plus diversifié. Il s'agit d'élaborer de nouveaux modes du
vivre ensemble dans un monde de plus en plus multiculturel.
Le travail social peut s'appuyer plus fortement sur la laïcité. Mais dans ce contexte tendu, comment faire
que la laïcité ne soit pas exclusion mais principe de liberté et d'égalité dans le respect de l'ordre public ?
Comment faire vivre la diversité sans renoncer à l'unité ?
Cette réflexion pourrait :
 Revisiter le sens et finalité de la laïcité, au niveau philosophique, juridique et historique
notamment, et les comparer dans des cadres culturels ou territoires divers,
 Réfléchir à la manière de décliner ce principe au quotidien : impartialité, juste distance,
neutralité, transmission, éducation... et éclairer ce que signifie la tolérance,
 Promouvoir la gestion institutionnelle de la laïcité, de façon à ne pas faire reposer l’entière
responsabilité des prises de position sur les acteurs de terrain,
 Former à la laïcité dans les collectivités, les associations et les centres de formation aux
professions sociales et développer les échanges et les débats sur ce thème.
La commission Ethique et déontologie propose que ce travail soit réalisé prochainement par un groupe ad
hoc du Conseil supérieur du travail social.
Elle a regroupé des documents de référence ainsi qu'une bibliographie qu'elle mettra à disposition.
Plusieurs de ses membres souhaitent contribuer à ce travail.
25.05.2015
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