Existe-t-il des dilemmes moraux insolubles

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Existe-t-il des dilemmes moraux insolubles ?
Ouverture philosophique
Collection dirigée par Aline Caillet, Dominique Chateau,
Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux
originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des
réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou
non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline
académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la
passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes
des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de
verres de lunettes astronomiques.
Dernières parutions
Paul Aïm, Vivre et exister, 2011.
Franck Jedrzejewski, Ontologie des catégories, 2011.
Michel FATTAL, Paroles et actes chez Héraclite. Sur les
fondements théoriques de l’action morale, 2011.
Nadia BOCCARA et Francesca CRISI, Émotions et
philosophie. Des images du récit aux mots de la philosophie,
2011.
Paul DAWALIBI, L’identité abandonnée. Essai sur la
phénoménologie de la souffrance, 2011.
Firmin Marius TOMBOUE, Jürgen Habermas et le défi
intersubjectif de la philosophie. La crise de la métaphysique de
la subjectivité dans la philosophie politique et la philosophie
morale habermassiennes, 2011.
Firmin Marius TOMBOUE, Jürgen Habermas et le tournant
délibératif de la philosophie. La crise de la métaphysique de la
subjectivité dans la philosophie politique et la philosophie
morale habermassiennes, 2011.
Vinicio BUSACCHI, Ricœur vs. Freud. Métamorphose d’une
nouvelle compréhension de l’homme, 2011.
Christophe PACIFIC, Consensus / Dissensus. Principe du
conflit nécessaire, 2011.
Jacques STEIWER, Une morale sans dieu, 2011.
Sandrine MORSILLO (dir.), Hervé BACQUET, Béatrice
MARTIN, Diane WATTEAU, L’école dans l’art, 2011.
Marco Bélanger
Existe-t-il des dilemmes moraux
insolubles ?
L’HARMATTAN
Du même auteur
« Philosophie, science et autonomie », in Philosophie, science, politique :
Autour de Laurent-Michel Vacher (sous la direction de Giovanni Calabrese),
Montréal, Liber, 2004
Intervenir sur les langages en mathématiques et en sciences (sous la
direction de Margot De Serres), Montréal, Modulo, 2003 (prix spécial du
ministre de l’Éducation du Québec 2003-2004)
Le flou dans la bergerie : essai sur la lucidité et l’incertitude, Montréal,
Liber, 2002
Guide critique de l’extraordinaire (sous la direction de Renaud Marhic),
Bordeaux, Les Arts Libéraux, 2002
Sceptique ascendant sceptique : le doute et l’humour pour bien aborder les
années 2000, Montréal, Stanké, 1999
© L'HARMATTAN, 2011
5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
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ISBN : 978-2-296-56281-3
EAN : 9782296562813
REMERCIEMENTS
Je tiens d’abord à remercier Peter Dietsch, Daniel Laurier, Ruwen Ogien
et, tout particulièrement, Christine Tappolet, celle qui fut ma directrice de
thèse, pour leurs conseils, leur soutien et leur encouragement à faire publier
le fruit de mes recherches doctorales.
Ma gratitude va aussi envers Charles Larmore, Fabienne Pironnet et
Sarah Stroud pour leurs critiques et leurs suggestions lors de la présentation,
en colloque, de la première version d’un chapitre de cet ouvrage.
One of the troubling and interesting problems in ethics to
think about is moral dilemmas. History and fiction have
made us familiar with tragic situations where individuals
seem “pulled apart” by radically different demands which
cannot be avoided or reconciled. Perhaps as troubling and
interesting as these tragic cases of conflict is the debate
among philosophers as to whether there really are any
moral dilemmas.
Bruce LEBUS, « Moral Dilemmas: Why They Are Hard to
Solve », Philosophical Investigations, vol. 13, no 2 (1990)
INTRODUCTION GÉNÉRALE
La démarche est peut-être imprudente.
C’est un dilemme : ou bien je me tiens coi
et elle est capable de bavarder par
maladresse, rancune…, ou bien en me
montrant avec elle, j’accrédite toutes les
conjectures. C’est bien embarrassant.
(L. Descaves, Sous-Offs, p. 259.)
Des difficultés de la vie morale aux dilemmes moraux
Comme chacun le sait, la vie morale ne va pas toujours sans difficultés.
Faire le bien, faire son devoir, honorer ses obligations, être juste  pour
reprendre les expressions consacrées  exigent, en général, d’aller au-delà
de ses intérêts ou préférences personnels. Dans les situations où la moralité
se heurte à l’intérêt personnel, la difficulté touche non seulement à un conflit
entre les aspects moraux et les aspects non moraux de la vie de tous les
jours, mais aussi à la résistance dont fait preuve l’égoïsme propre à chacun
d’entre nous1. Par exemple, la tentation est grande de ne dire mot lorsque le
caissier, en nous rendant la monnaie, se trompe en notre faveur. Mais, en
principe, la solution à ce genre de problème est facile : les considérations
morales l’emportent sur les considérations égoïstes 2. Cependant, il n’est pas
clair si les considérations morales priment sur toutes les considérations non
morales, quelque importance que celles-ci occupent dans nos vies. Il peut y
avoir des cas d’exception. Par exemple, dans un dilemme cornélien, c’est-àdire dans un conflit entre sentiment et devoir, il n’est pas impossible que le
sentiment l’emporte sur le devoir.
Quoi qu’il en soit, la vie morale nous confronte à une autre sorte de
difficulté, qui touche non pas à un conflit avec ce qui est extérieur à la
moralité, mais à un conflit proprement interne : le conflit d’obligations ou de
valeurs morales. Il s’agit de situations où l’agent fait face à deux (ou plus de
deux) obligations morales qu’il ne peut remplir conjointement, ou encore à
deux (ou plus de deux 3) valeurs morales qu’il ne peut respecter
1
Pour ce genre de conflits, on peut consulter FALK 1965.
Cela ne signifie pas pour autant que l’égoïsme est toujours incompatible avec la moralité.
Certains poussent plus loin cette idée de compatibilité entre la morale et l’égoïsme et en
viennent à soutenir l’égoïsme normatif (ou éthique), la thèse selon laquelle les agents doivent
poursuivre leurs seuls intérêts personnels.
3
Pour des raisons de simplicité, je me limiterai aux cas impliquant seulement deux obligations
(ou valeurs) conflictuelles.
2
12
conjointement 4. Par exemple, imaginons le cas d’un journaliste qui se rend à
un rendez-vous pour interviewer la célèbre chanteuse Madonna et qui, sur le
chemin, tombe sur une personne en détresse. S’il s’arrête et fait le bon
samaritain, il se mettra en retard, au risque de rater son interview.
L’obligation de porter secours entre donc ici en conflit avec l’obligation de
respecter ses engagements. Certes, la solution qui nous vient à l’esprit
consiste à retenir l’obligation qui a priorité, celle de porter secours, quitte à
s’excuser plus tard pour avoir raté le rendez-vous. On a donc affaire ici à un
conflit soluble. Mais il est des situations où la solution est moins évidente de
prime abord. En voici quelques exemples :
1. Le choix de Jean-François : Jean-François a ses entrées auprès de
Madonna : il lui est permis d’aller visiter la vedette dans sa loge après
son spectacle et d’y amener qui il veut. Comme Madonna est en
tournée dans sa ville, il promet à ses deux jeunes nièces jumelles,
Sandrine et Mégane, des fans de la vedette, de les amener toutes deux
dans la loge de Madonna. Or, le soir du spectacle, contre toute attente,
les mesures de sécurité ont été resserrées et chaque visiteur autorisé ne
peut être accompagné que d’une seule personne. Jean-François doit
donc choisir entre Sandrine et Mégane.
2. Le choix du sauveteur : Aux premières gelées de l’automne, un
homme se promène, bâton à la main, sur une jetée qui s’avance sur les
eaux glacées d’un fleuve. L’endroit est désert, à part deux adolescents
téméraires qui ont commencé à s’aventurer sur la glace, chacun d’un
côté de la jetée : se mettant au défi l’un l’autre, ils trouvent amusant
d’éprouver la solidité de la glace. Alors que le promeneur, les
observant d’un air désapprobateur, arrive à leur hauteur, la glace cède
soudain sous leur poids, presque au même moment. Paniqué, chacun
des deux jeunes se débat dans l’eau sans pouvoir se hisser hors de son
trou. Bien qu’aucun ne soit à portée de main du promeneur, celui-ci
peut atteindre l’un ou l’autre au moyen de son bâton. Il sait qu’il a peu
de temps pour agir, car non seulement les deux adolescents vont
bientôt tomber en hypothermie, mais ils peinent de plus en plus à
lutter contre le courant du fleuve qui menace à tout instant de les
entraîner sous la glace. Se rendant compte qu’il ne pourra sauver des
eaux glaciales qu’un seul des deux malheureux jeunes, l’homme se
demande vers lequel il devrait diriger son bâton.
3. Le choix de Ruth5 : Ruth est une mère célibataire qui vient de donner
naissance à des jumelles siamoises. Les médecins de l’hôpital lui
4
Il y a d’autres cas de figure possibles, impliquant à la fois obligations et valeurs morales, si
l’on admet que les premières ne se réduisent pas aux secondes, ni inversement.
5
Ce cas est tiré de RAILTON 1996, p. 157.
13
apprennent que ses jumelles n’ont aucune chance de survie, à moins
qu’on pratique sur elles une délicate intervention chirurgicale qui les
séparera, mais qui ne laissera que l’une d’elles en vie. On demande
donc à Ruth si elle consent à l’opération, laquelle implique de choisir
la jumelle qui s’en sortira vivante.
4. Le choix de Sarah6 : Sarah est une veuve, mère de deux adolescents :
un garçon et une fille. Une nuit, elle se réveille subitement et découvre
que la maison est en feu. Se précipitant dans les chambres enfumées
de ses enfants, elle les trouve inconscients et se rend compte qu’elle
ne pourra en secourir qu’un seul, vu la fumée et la chaleur qui rendent
de plus en plus l’air irrespirable. Elle est horrifiée à l’idée de devoir
choisir entre son garçon et sa fille.
5. Le choix de Sophie7 : au cours de la Seconde Guerre mondiale,
Sophie, une mère polonaise, est déportée dans un camp de
concentration nazi en compagnie de ses deux jeunes enfants : un
garçon et une fille. L’officier chargé de la sélection des prisonniers lui
apprend qu’un seul de ses enfants peut être envoyé aux baraquements
pour enfants et que l’autre sera exécuté. Il demande alors à Sophie,
croyant lui faire une faveur, de décider lequel sera épargné. Si elle s’y
refuse, les deux enfants seront mis à mort.
6. Le choix de l’étudiant : dans L’existentialisme est un humanisme,
Sartre décrit la situation dans laquelle se trouve un de ses étudiants au
moment de l’occupation allemande, en France, durant la Seconde
Guerre mondiale8. Ce jeune homme, dont le frère aîné a été tué lors de
l’offensive allemande et dont le père, en froid avec sa mère, est porté à
collaborer avec l’occupant, hésite entre les deux options suivantes :
1) prendre soin de sa mère malade, affligée par la mort de son fils aîné
et le déshonneur de son mari, et dont la seule consolation se trouve en
ce fils survivant ; 2) rejoindre les Forces françaises en exil pour
combattre l’ennemi nazi et ainsi laver l’honneur de sa famille.
On considère ces exemples comme des cas probants de dilemmes
moraux, c’est-à-dire, au sens courant, des situations qui présentent un choix
moral difficile entre deux possibilités d’action s’excluant. La difficulté tient
au fait que les deux possibilités d’action morale sont également
envisageables, ou s’imposent également, ou encore comportent des
6
Ce cas est inspiré d’un exemple donné dans VERBIN 2005, p. 224.
Ce cas est tiré d’un roman de William Styron : Sophie’s Choice. On en a tiré un film, portant
le même titre. On doit à Patricia Greenspan d’avoir attiré l’attention des philosophes sur ce
cas fictif (cf. GREENSPAN 1983).
8
SARTRE 1957, p. 39-45.
7
14
conséquences également dommageables ou regrettables. Si on y regarde de
plus près, cette difficulté prend des proportions différentes selon les cas.
Dans le premier cas, l’agent se trouve confronté à deux promesses
conflictuelles. Bien que la situation ne soit pas une question de vie ou de
mort, elle concerne néanmoins des obligations qui ont leur importance dans
la vie courante. Laquelle des promesses conflictuelles Jean-François doit-il
donc respecter ? Ici, la difficulté du choix vient du fait que les deux
obligations en conflit reposent sur un seul et même principe moral (le respect
des promesses), alors que dans le cas du bon samaritain qui est contraint de
laisser tomber un rendez-vous pour sauver une personne en détresse, les
deux obligations en jeu reposent sur deux principes différents (l’assistance à
personne en détresse et le respect des promesses). La référence à un seul
principe moral fait en sorte que les obligations en jeu ont la même priorité :
du point de vue déontologique, une promesse est une promesse, et dans
chaque cas il faut la respecter, ni plus ni moins. Si on ne se limite pas à une
conception déontologique de la moralité, une solution à cette impasse
pourrait consister à adopter un point de vue conséquentialiste : comparer les
conséquences qu’il y aurait à ne pas respecter chacune des deux promesses,
et faire son choix en fonction des conséquences les moins négatives. Mais
dans la situation où se trouve Jean-François, il sait que la déception sera
grande et amère chez chacune des deux nièces, vu leur jeune âge et leur
immaturité. Les deux options présentent une symétrie parfaite. Il semble que
Jean-François manquera à son devoir, quoi qu’il fasse.
Dans le deuxième cas, les deux options qui se présentent au sauveteur
reposent également sur un même principe (l’assistance à personne en
détresse), mais, à la différence du premier cas, il s’agit d’une question de vie
ou de mort. Sauver l’un des adolescents s’impose autant que sauver l’autre.
À la symétrie des options s’ajoute la gravité de chacune d’elles.
Bien qu’un enjeu similaire se présente dans les cas de Ruth, de Sarah et
de Sophie, des différences importantes d’un point de vue moral les
distinguent les uns des autres. D’abord, en ce qui concerne le choix de Ruth,
chacune des siamoises a un droit égal à la vie, mais c’est leur mère, et non
un étranger (comme dans le cas du sauveteur), qui doit déterminer leur sort.
À la symétrie et à la gravité des options s’ajoute la relation de proximité
biologique et d’attachement psychologique.
Dans le cas de Sarah, non seulement le sort de ses enfants est entre ses
mains, non seulement leurs vies ont une égale importance à ses yeux, mais le
choix qu’elle a à faire concerne la vie d’enfants plus vieux, qui ont
développé leur propre identité et avec qui Sarah a tissé des liens profonds et
durables fondés sur l’amour, l’attachement et la confiance.
15
Il en est de même pour Sophie, qui a à cœur, comme les deux autres
mères, son devoir de protéger également ses enfants. Cependant, son cas
diffère de ceux de Ruth et de Sarah par un aspect important : le choix qu’elle
doit faire s’inscrit dans un projet immoral qui est l’œuvre d’autrui. En
prenant sa décision, elle peut avoir l’impression de participer ou de
collaborer, malgré elle, à la mise à mort de l’un de ses enfants.
Contrairement aux deux autres mères et au sauveteur, elle peut juger qu’elle
a du sang sur les mains et en ressentir un immense sentiment de culpabilité.
Un tel sentiment de culpabilité ou de remords peut aussi être ressenti par
Sarah, même si, dans son cas, il n’est pas question de collaboration avec le
projet immoral d’autrui. Elle peut ressentir du remords pour ne pas avoir pu
sauver l’enfant qu’elle a laissé derrière elle dans la maison en feu. Les cas de
Sarah et de Sophie soulèvent particulièrement la question de ce qu’on a pris
l’habitude d’appeler les « résidus moraux », c’est-à-dire la question des
sentiments moraux comme le regret, le remords ou le sentiment de
culpabilité que l’agent peut éprouver à l’issue d’un dilemme, lorsque les
options en conflit impliquent de graves conséquences pour autrui, surtout si
autrui est un être cher. Cette question des résidus moraux peut se poser
même lorsque l’une des options l’emporte sur l’autre. Par exemple, Sophie,
dans le roman de Styron, choisit à contrecœur de sacrifier le plus jeune de
ses enfants, soit sa fille plutôt que son garçon, parce qu’elle juge qu’un
enfant plus vieux aura de meilleures chances de survie dans un camp de
concentration. Même si le choix qu’elle fait peut se défendre moralement, il
n’en reste pas moins qu’elle accomplit quelque chose d’horrible pour tout
parent : sacrifier l’un de ses enfants. Quel parent n’en éprouverait pas du
remords ? Ce genre de cas pourrait donc être interprété comme un dilemme
prenant la forme d’un conflit soluble, mais non sans résidu moral9.
Quant au dernier cas de dilemme, celui de l’étudiant de Sartre, il se
distingue des cinq autres par le fait que la difficulté du choix résulte du
conflit entre deux principes d’égale importance ou entre deux valeurs
incommensurables : s’engager à prendre soin d’un proche ou s’engager dans
la défense de sa patrie. Or, la bienveillance envers un proche et
l’attachement à la patrie (ou encore la responsabilité envers sa mère malade
et la responsabilité en tant que citoyen) forment ici, dans ces circonstances,
deux valeurs prioritaires inconciliables. Quand de telles valeurs entrent en
conflit, il peut être difficile de donner priorité à l’une plutôt qu’à l’autre,
étant donné qu’elles n’ont aucune commune mesure. Comment les
comparer ? L’incommensurabilité des options joue donc un rôle semblable à
la symétrie des options : elle fait en sorte qu’aucune des deux options en jeu
9
Pour une caractérisation en conflits solubles et conflits insolubles, tenant compte de la
question des résidus moraux, voir WILLIAMS 1965.
16
ne prime sur l’autre. Ainsi, quoi que fasse l’étudiant de Sartre, il semble
qu’il manquera à l’une de ses obligations ou qu’il portera atteinte à l’une des
valeurs qu’il chérit. Il n’est pas non plus exclu qu’il en éprouve du remords.
La question des résidus moraux n’est pas à négliger dans un cas comme
celui-là, que l’une des options finisse ou non par l’emporter sur l’autre.
Un aspect qui est sous-jacent à tous ces cas de dilemme et qu’il importe
de mettre en relief concerne le comportement moral de l’agent avant qu’il ne
soit aux prises avec le dilemme. Habituellement, quand un agent manque à
une obligation, c’est qu’il aurait pu remplir cette obligation, sans
manquement autre à la morale. Autrement dit, il aurait suffi qu’il évite de
manquer à son devoir, qu’il fasse ce qu’il aurait dû faire. Or, dans chacun
des cas de dilemme exposés précédemment, l’agent ne peut éviter de
manquer à l’un de ses devoirs et il n’est rien qu’il aurait pu et qu’il aurait dû
faire auparavant pour éviter de se trouver dans cette situation. En d’autres
termes, la raison d’être du dilemme dans lequel il se trouve n’a rien à voir
avec un comportement fautif, comme la négligence ou l’insouciance. Bien
que des dilemmes moraux puissent résulter de la faute de l’agent, de tels
dilemmes n’ont pas quelque chose d’inévitable en principe pour quiconque.
Ils ne posent pas le même défi que ceux qui nous préoccupent ici. On
comprendra que le caractère d’inévitabilité dans lequel se trouve l’agent est
d’une grande importance pour l’examen des dilemmes moraux. Pour y
référer ou pour ne pas perdre cela de vue, j’userai, au besoin, d’une
terminologie qu’utilisent certains auteurs et qui est tirée de l’œuvre de
Thomas d’Aquin : quand le dilemme dépend d’une faute morale antérieure,
il est dit secundum quid, sinon il est dit simpliciter10. Il sera donc question ici
de dilemmes moraux simpliciter.
Il reste maintenant à se demander si la difficulté que posent ces dilemmes
est insurmontable. Est-il certain qu’ils ne comportent aucune solution
moralement satisfaisante ? Est-il plausible de soutenir que l’agent aux prises
avec un dilemme moral se trouve condamné à manquer à son devoir, quoi
qu’il fasse ? Ce sont ces questions qui nous mènent au centre du débat sur les
dilemmes moraux. L’examen de ce débat me permettra de me positionner et
de présenter la thèse que j’entends défendre en ces pages.
Le débat sur les dilemmes moraux
Ce débat est ramené par plusieurs auteurs à la question de l’existence des
dilemmes moraux simpliciter ou, du moins, de leur possibilité conceptuelle.
Dire qu’il existe de tels dilemmes ou qu’ils sont possibles, c’est dire que ces
conflits moraux inévitables ne présentent aucune solution moralement
satisfaisante. Il s’agit d’une position que j’intitulerai « la thèse des dilemmes
10
Voir : SINNOTT-ARMSTRONG 1988, p. 102-113 ; DONAGAN 1993, p. 9-10.
17
moraux insolubles » et que je ramènerai à une question d’insolubilité plutôt
qu’à une question d’existence ou de possibilité11. Car les opposants (du
moins, contemporains) à cette thèse ne contestent pas la réalité ou la
possibilité qu’aucune option en conflit ne prime sur l’autre, ni que le choix
de l’une des options puisse laisser place à un résidu moral ; ce qu’ils
contestent, c’est l’insolubilité de ce genre de situation ou encore la manière
dont est interprétée la présence du résidu moral, à savoir qu’il indiquerait
que l’agent a, malgré tout, manqué à l’une de ses obligations ou qu’il a mal
agi. À l’inverse, les tenants de cette thèse ont à l’esprit l’un ou l’autre de ces
cas12. Ce que j’appelle la thèse des dilemmes moraux insolubles signifiera
alors la thèse favorable à l’insolubilité de dilemmes moraux13.
Formulée ainsi, cette thèse révèle, de ma part, un choix terminologique
dont il faut être conscient. C’est qu’on peut entendre l’appellation
« dilemmes moraux » dans un sens restreint et dans un sens large. Au sens
restreint, l’appellation dit que les seuls dilemmes moraux sont les cas de
conflit moral où il y a insolubilité. Autrement dit, on réserve l’appellation
« dilemmes moraux » aux seuls cas prétendument insolubles des conflits
moraux. Par contre, au sens large, l’appellation sous-entend que seule une
sous-classe des dilemmes moraux résiste à toute solution. Autrement dit, on
étend l’appellation « dilemmes moraux » à la fois aux cas prétendument
insolubles des conflits moraux et aux cas difficiles mais solubles de ces
conflits. La classe des dilemmes moraux se trouve alors divisée en deux
sous-classes : soluble et insoluble. La seule conséquence à l’adoption de l’un
ou l’autre de ces sens est strictement terminologique. Le choix n’a aucune
incidence sur les enjeux du débat. D’ailleurs, l’expression « débat sur les
dilemmes moraux » réfère soit à la question de savoir s’il y a, parmi les
dilemmes moraux, des cas insolubles, soit à la question de savoir s’il y a,
parmi les conflits moraux, des cas insolubles qu’on appelle dilemmes
moraux. Mais dans une discussion sur les dilemmes moraux, il est préférable
de s’en tenir au même sens pour éviter les confusions. Par exemple, si on
choisit le sens large, le fait de parler de l’insolubilité revient à parler de
l’insolubilité de (certains) dilemmes moraux, alors que, si on choisit le sens
restreint, cela revient à parler plutôt de l’insolubilité des dilemmes moraux.
Pour ma part, j’ai arrêté mon choix terminologique sur le sens large pour une
raison de conformité à l’usage : dans la littérature sur le sujet, on utilise
souvent les termes de dilemmes moraux solubles et de dilemmes moraux
insolubles. De plus, ce choix terminologique ne se démarque pas de l’usage
11
C’est un point de vue qu’adopte aussi Walter Sinnott-Armstrong (cf. SINNOTTARMSTRONG 1996, p. 50).
12
Pour le deuxième cas, voir par exemple : WILLIAMS 1965, p. 117 ; VAN FRAASSEN
1973, p. 14 ; MARCUS 1980, p. 121, 130-132.
13
Pour des raisons de simplicité, je sous-entendrai dorénavant l’aspect simpliciter des
dilemmes moraux en jeu ici.
18
courant que l’on fait de termes comme « obstacle » et « impasse » : on utilise
ces mots pour parler d’un obstacle soit insurmontable, soit surmontable
(mais plus ou moins difficilement). Au fond, que l’on parle de dilemme,
d’obstacle ou d’impasse, on veut référer d’abord et avant tout à une difficulté
particulière. Qu’elle soit insurmontable ou non est une question qui peut être
débattue, sinon répondue grâce à l’observation de faits incontestables ou à
un raisonnement valide ou plausible. D’où ma préférence consistant à
ramener le débat sur les dilemmes moraux à une question d’insolubilité,
c’est-à-dire à la question de savoir si certains dilemmes moraux posent une
difficulté insurmontable ou non. D’ailleurs, dans les conflits pratiques, quand
nous discutons d’obstacles à nos désirs, nous ne nous positionnons
habituellement pas en niant ou en affirmant l’existence de ces obstacles,
mais plutôt en nous prononçant sur le degré de difficulté qu’ils posent.
Ces précisions terminologiques étant apportées, revenons au débat sur les
dilemmes moraux.
Selon un bon nombre d’auteurs, il ne fait aucun doute que la thèse des
dilemmes moraux insolubles est vraie14, puisqu’il est soit possible de fournir
des exemples concrets de ce qui semble être des dilemmes moraux
insolubles, comme celui de l’étudiant de Sartre, soit possible, apparemment,
d’en imaginer à partir de la complexité que peut comporter la vie humaine.
Autrement dit, ces prodilemmes s’appuient en général sur l’expérience
morale, sur des données que nous livre la vie de tous les jours. Chacun de
nous, d’ailleurs, a l’intuition que de tels dilemmes arrivent ou peuvent
arriver quand nous prenons la mesure de notre quotidien avec son lot
d’engagements plus ou moins divergents envers la famille, les amis, le
travail et la communauté élargie. C’est d’autant plus le cas qu’aujourd’hui
les parents ont à concilier à chaque jour travail et vie de famille. De plus,
habitués que nous sommes à vivre dans des sociétés pluralistes, où les
questions d’avortement, d’euthanasie et de suicide assisté se posent
ouvertement, nous n’avons aucune peine à imaginer des situations où des
exigences morales s’affrontent en un conflit dont l’issue serait un match nul
ou comporterait un sentiment de remords inévitable. S’il existe, dans la vie
pratique, des dilemmes dont l’issue n’est pas totalement satisfaisante,
pourquoi n’existerait-il pas, se dit-on, des dilemmes insolubles sur le plan
moral ? Dans une certaine mesure, nous avons l’intuition qu’aucun code
moral ne peut cerner toute la complexité de la vie humaine. D’où notre
méfiance envers l’idée que tous les dilemmes moraux admettent des
solutions (notamment une solution sans résidu moral). La littérature
dramatique et tragique, qui se veut le reflet de la vie, met d’ailleurs en scène
14
LEMMON 1962 ; WILLIAMS 1965 ; VAN FRAASSEN 1973 ; NAGEL 1979 ; MARCUS
1980 ; LARMORE 1987 ; SINNOTT-ARMSTRONG 1988 ; GOWANS 1994.
19
des personnages tiraillés par des exigences morales contradictoires. Si on
remonte à l’Antiquité grecque, on en trouve des illustrations fameuses dans
certaines tragédies 15 : Antigone (de Sophocle) et Agamemnon (d’Eschyle).
Du côté des œuvres de fiction plus contemporaines, il y a non seulement
Sophie’s Choice (de William Styron), mais aussi Billy Budd (de Melville),
The Measures Taken (de Brecht), Les justes (de Camus), Les mains sales
(de Sartre), The Magus (de Fowle), Waiting for the Barbarian (de Coetzee).
Il y a donc tout un courant de pensée favorable à la thèse des dilemmes
moraux insolubles, supporté par l’intuition du sens commun et des exemples
réels ou fictifs.
Or, cette thèse ne va pas sans conséquences sérieuses. Premièrement, elle
invaliderait toute conception prescriptiviste de la moralité, c’est-à-dire la
conception selon laquelle la moralité a pour fonction première de guider
l’agir des agents en leur prescrivant telle ou telle action. Être aux prises avec
un dilemme moral insoluble signifierait qu’aucune action ne peut être
recommandée, puisque deux actions incompatibles s’imposeraient.
Deuxièmement, selon certains auteurs, la thèse des dilemmes moraux
insolubles affaiblirait ou nous forcerait à abandonner les théories normatives
dominantes de nos jours, soit les théories déontologiques et
conséquentialistes, qui excluent habituellement les dilemmes moraux ou leur
insolubilité16. La moralité telle que comprise traditionnellement serait une
entreprise vaine et absurde17. Troisième conséquence, certains principes
communément admis en logique déontique devraient être abandonnés 18.
Enfin, l’impact se répercuterait jusqu’en méta-éthique : la thèse des
dilemmes moraux insolubles impliquerait notamment le rejet du réalisme ou
du cognitivisme moral19, la thèse selon laquelle les jugements moraux sont
dits vrais ou faux indépendamment de nos croyances, de nos affects, de nos
motivations et de nos réactions. S’il existe des dilemmes moraux insolubles,
c’est-à-dire s’il y a deux jugements moraux contradictoires, ils ne peuvent
être à la fois tous deux vrais.
Bien qu’il n’y ait pas de consensus sur la question des conséquences de la
thèse des dilemmes moraux insolubles, on constate que cette thèse est loin
d’être inoffensive pour la réflexion morale en général. Elle ne va pas
automatiquement de soi. D’ailleurs, par le passé, elle n’était pas du tout
15
Pour une étude approfondie de la pensée éthique chez les Grecs de l’Antiquité en matière de
conflits moraux, voir NUSSBAUM 1986 / 2006.
16
LEMMON 1965, p. 157 ; HORTY 1993, p. 71 ; GOWANS 1994, chap. 7 et 8 ; HILL
1996 ; KOONS / SEUNG 1997.
17
MOTHERSILL 1996, p. 71.
18
LEMMON 1962, p. 150 ; WILLIAMS 1965 ; VAN FRAASSEN 1973, p. 12 ; MARCUS
1980, p. 133-134.
19
Il s’agit d’une célèbre position défendue par Bernard Williams : WILLIAMS 1966.
20
représentative de la réflexion en éthique allant de l’Antiquité jusqu’au XIXe
siècle. En effet, chez Platon, Aristote et leurs successeurs, la doctrine de
l’unité des vertus présuppose qu’il ne saurait y avoir de conflits entre les
vertus20. Chez Thomas d’Aquin, la doctrine de la loi naturelle exclut
expressément les dilemmes moraux (simpliciter). Aux yeux des penseurs
médiévaux, l’accomplissement d’une obligation qui violerait en même temps
une autre obligation est une impossibilité stricte, étant donné que Dieu,
source de toutes les exigences morales, ne peut se contredire. Plus près de
nous, la tradition de la pensée morale moderne, détachée des fondements
religieux et issue des conceptions de Kant et de Mill, est elle aussi réfractaire
à l’idée que deux obligations conflictuelles puissent coexister indéfiniment
dans une situation donnée. Pour les kantiens, les dilemmes moraux sont
impensables en vertu du concept même d’obligation, car les principes qui
dictent les obligations affirment que certaines actions sont nécessaires, ce qui
exclut tout conflit entre ces principes 21. Quant aux utilitaristes, l’existence de
dilemmes moraux ne leur pose pas de problème en principe : lorsque deux
actions incompatibles s’imposent également, cela signifie que leurs
conséquences respectives ont la même utilité ; or, comme seule l’utilité est la
source des obligations dans l’utilitarisme, il suffit de poser l’une ou l’autre
des actions ayant la même utilité pour agir correctement 22. Autrement dit, les
dilemmes ne sont qu’apparents.
Ce qui a suscité, par la suite, l’intérêt pour la thèse des dilemmes moraux
insolubles, c’est la remise en question de ces conceptions traditionnelles de
la moralité. Cela a été le fait notamment de philosophes de tradition
analytique, comme Edward Lemmon et Bernard Williams 23, qui font partie
d’un courant reprochant aux théories kantienne et utilitariste leur côté trop
formaliste, universaliste, rigoriste, absolutiste et rationaliste, c’est-à-dire la
primauté qu’elles accordent aux règles et aux principes et leur manque de
sensibilité aux contextes particuliers. Également, Sartre, par son exemple de
l’étudiant, un cas vécu, a influencé les discussions sur le sujet.
En réaction, les opposants contemporains à la thèse des dilemmes moraux
insolubles24, tout en prenant leurs distances face aux conceptions kantienne
et utilitariste, font généralement valoir l’incohérence du concept de dilemme
moral insoluble avec certains principes moraux de base, ainsi qu’avec
20
C’est dans ce genre de conception que la question des dilemmes moraux se pose d’abord en
termes d’existence ou de possibilité, plutôt qu’en termes d’insolubilité.
21
KANT 1797 / 1986.
22
MILL 1861 / 1988, p. 81-82.
23
LEMMON 1962 ; WILLIAMS 1965.
24
MCCONNELL 1976, 1978 ; HARE 1981 ; CONEE 1982, 1989 ; DONAGAN 1984, 1993 ;
STATMAN 1992, 1995 ; BRINK 1994 ; ZIMMERMAN 1996.
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