Pain in EUROPE : quoi de neuf ? (Istanbul 2006) Alex Cahana* Durant cette manifestation triennale de la European Federation of IASP Chapters, nous avons organisé, à l’initiative du comité scientifique, un séminaire consacré aux dilemmes éthiques et philosophiques posés par la prise en charge de la douleur (Pain: philosophy and ethical dilemmas), thème rarement abordé au cours des congrès récents. Plusieurs interventions se sont succédé au cours de cet après-midi. ✓ Plasticité, philosophie et douleurs de membres fantômes : le visible et l’invisible de Merleau-Ponty (d’après la communication de F. Nortvedt, Norvège) Cette présentation a permis de mettre en exergue, de manière relativement surprenante, l’existence de réflexions similaires sur la douleur, la conscience et les sensations fantômes dans le domaine des sciences cognitives et de la philosophie. L’auteur développe une approche phénoménologique de la douleur de membre fantôme. La phénoménologie, ou étude des phénomènes ou des objets tels qu’ils sont perçus, est différente de l’étude de l’être (psychologie), ou encore de l’étude de la nature des choses telles qu’elles sont (biologie, médecine). Cette doctrine philosophique, développée au XXe siècle, examine la perception humaine par la description des structures de l’expérience comme elles se présentent à la perception consciente, sans distinction du fait que ces expériences sont réelles ou ne le sont pas. Cette méthode de pensée, qui met avant tout l’accent sur le signifiant, engendré par l’influence de la conscience sur les perceptions (nous ressentons la douleur), revêt une importance considérable lorsqu’elle permet de comprendre la douleur fantôme comme une expérience intériorisée, intégrative. L’orateur soulignait ensuite la théorie de la neuromatrice de Melzack (1993, 1999, 2005) pour la discuter à la lumière de l’analyse des membres fantômes par le philosophe français Maurice MerleauPonty (Phénoménologie de la perception, 1945, 1962). La discussion développée par l’orateur a permis de confronter, d’une part, l’idée que les expériences corporelles sont construites au travers de circuits neuronaux cérébraux génétiquement déterminés et, d’autre part, l’hypothèse que la douleur de membre fantôme est en réalité une expérience qui fait irruption dans le vécu à travers l’interdépendance de la vie actuelle et de la vie antérieure de l’individu. Au total, cette approche philosophique de l’expérience consciente, sans référence à la question de savoir si cette expérience est objectivement réelle ou non, révèle une nouvelle approche de la manière dont nous percevons, mémorisons et interprétons la douleur. ✓ Douleurs, progrès et souffrance de la fin de vie : dilemmes éthiques face à la mort (d’après la communication de S. Beloucif) L’orateur examine les différents aspects du devoir de soulager la souffrance dans le contexte spécifique de la fin de vie, à la lumière des concepts actuels de la bioéthique : respect de l’autonomie, non-malfaisance, bienfaisance et justice. On remarque ainsi que les praticiens qui cherchent à procurer une analgésie de qualité sont confrontés à un certain nombre de questionnements difficiles. Quelle importance a la douleur en médecine ? Quelle place tient le soulagement de la douleur dans les soins du patient en général ? Quels sont les devoirs du médecin concernant la douleur des patients ? Quels équilibres respecter dans la multiplicité des soins à apporter aux patients en fin de vie ? De la réponse à ces multiples interrogations dépendent les “bons choix”, * Antalgie interventionnelle, département d’anesthésie, pharmacologie, soins intensifs et chirurgicaux, centre hospitalier universitaire de Genève. et l’orateur propose un schéma de réflexion fondé sur une approche éthique et morale, destiné à nous faire réagir de manière adaptée aux dilemmes moraux auxquels nous sommes confrontés. En se fondant sur ces principes (Principles of Bioethics, Beauchamps & Childress 2001), deux types de dilemmes moraux sont identifiés et proposés à notre réflexion. Dans le premier cas, un acte peut, moralement, être juste et faux simultanément (par exemple : l’avortement), alors que, dans un second cas, nous pouvons être amenés à réaliser deux actes qui ne peuvent l’être simultanément (par exemple : préserver la vie et soulager la souffrance de la fin de vie). Face à de tels dilemmes, l’intuition morale seule (“tu traiteras les autres comme tu aimerais que l’on te traite”) ne donne pas la solution adéquate ; dans ce cas, la théorie éthique procure la cohérence et la rationalité nécessaires pour établir ce jugement moral. En termes d’éthique appliquée, le choix de la théorie adaptée reste parfois difficile, et l’orateur passe en revue les difficultés à la lumière des principes fondamentaux de respect de l’autonomie : non-malfaisance, bienfaisance et justice… et de leur utilisation judicieuse dans le contexte de la fin de vie. ✓ La philosophie clinique : un nouvel atout pour l’algologue ? (d’après la communication de A. Cahana) Le but de cette conférence était de développer l’idée, fondée sur des exemples concrets, que le savoir philosophique pourrait jouer un rôle essentiel pour élargir notre compréhension de la douleur, et qu’il pourrait influencer positivement la pratique médicale. Le postulat de départ est que les patients “douloureux”, en souffrance, sont des patients difficiles. Ceux-ci ont en effet tendance à être coléreux, suspicieux, anxieux et déprimés. Cela peut provoquer en retour, chez les médecins, des sentiments négatifs de frustration et de ressentiment, et gêner le dialogue thérapeutique. Les patients douloureux peuvent également, parfois, être en désaccord avec l’évaluation du médecin et manifester des réactions paradoxales aux traitements proposés, comme une exacerbation de la douleur après un bloc anesthésique, ou toutes sortes d’effets adverses inexpliqués (inexplicables ?). De surcroît, des patients plus ou moins “identiques”, avec des diagnostics plus ou moins similaires et des traitements plus ou moins équivalents peuvent répondre par des effets radicalement différents. Pourquoi ? Quelle attitude adopter ? Sommes-nous dans l’erreur ? Comment corriger cela ? Ces“ questionnements cliniques, existentiels, moraux et épistémologiques sont par nature philosophiques. C’est pourquoi il est intéressant, 52 ans après la première édition de l’ouvrage princeps de John Bonica (The Management of Pain), de nous interroger : Comment pouvonsnous correctement identifier nos erreurs de concept et de pratique ? Comment construire les bonnes réponses et les bonnes pratiques ? Comment pouvons-nous comprendre l’expérience douloureuse pour le patient ? Pour tout cela, nous avons besoin de clarté, d’intelligibilité, d’acceptabilité des implications de nos choix, d’une cohérence mutuelle et de la conviction impartiale qu’il existe d’autres certitudes et d’autres choix possibles. Cette conférence a permis de montrer que la philosophie et l’éthique ont autant de pertinence dans notre réflexion critique que les neurosciences fondamentales et cliniques. Approfondir nos lectures et nos connaissances en philosophie, en neuro-philosophie et en neuro-éthique peut, de fait, nous aider non seulement à éviter un certain nombre d’erreurs, mais aussi à nous dire ce qu’est réellement la douleur. ■ Le Courrier de l’algologie (6), n° 1-2, janvier-juin 2007 Écho des congrès ÉchoEFTDPOHSoT 35