SADE ET LA RÉPUBLIQUE www.librairieharmattan.com di[[email protected] harmattan] @wanadoo.fr (Ç)L'Harmattan, 2006 ISBN: 2-296-00837-2 EAN : 9782296008373 Pas quine ALBERTINI SADE ET LA RÉPUBLIQUE L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris FRANCE L'Hannattan Hongrie Kônyvesbolt Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest Espace L'Harmattan Kinshasa Fac..des Sc. Sociales, Pol et Adm. ; BP243, KIN XI Université de Kinshasa - RDC L'Harmattan !talia Via Degli Artisti, 15 10124 Torino ITALIE L'Harmattan Bnrkina Faso 1200 logements villa 96 12B2260 Onagadougoll 12 Ouverture Philosophique Collection dirigée par Dominique Chateau, Agnès Lontrade et Bruno Péquignot Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques. Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou... polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Déjà parus Sabine AINOUX, Après l'utopie: qu'est-ce que vIvre ensemble ?, 2006. Antonio GONZALEZ, Philosophie de la religion et théologie chez Xavier Zubiri, 2006. Miklos VETO, Philosophie et religion, 2006. Petre MARE~, Jean-Paul Sartre ou les chemins de l'existentialisme, 2006. Alfredo GOMEZ-MULLER (dir.), Sartre et la culture de l'autre, 2006 Essais Laszlo TENGEL YI, L'expérience retrouvée, philosophiques I, 2006. Naceur Ben CHEIKH, Peindre à Tunis, 2005. Martin MOSCHELL, Nous pensons toujours ailleurs, 2006. Antonia RIGAUD, John Cage, théoricien de l'utopie, 2006. François Dagognet, médecin et philosophe, 2006. Jean-Marc LACHAUD (dir.), Art et politique, 2006. Jean-Louis CHERLONNEIX, L'esprit matériel, 2006. Michèle AUMONT, Ignace de Loyola et Gaston Fessard, 2006. Sylvain GULLO, Théodore de Cyrène, dit l'athée, puis le divin, 2006. Laurent BillARD, Penser avec Brel, 2006. Jean-Paul COUJOU, Philosophie politique et ontologie, 2 volumes, 2006. David DUBOIS (dir.) Les stances sur la reconnaissance du Seigneur avec leur glose, composées par Utpaladeva, 2006. INTRODUCTION Parue en 1795, au cours d'une période qui voit s'achever la dictature parlementaire de la Terreur et naître une République censitaire, fondée sur l'idéal bourgeois thermidorien, La Philosophie dans le boudoir pose le principe d'un véritable renversement des genres, puisqu'il s'agit de faire l'éducation libertine d'une jeune fille de bonne famille dans un boudoir, lieu par excellence de la luxure. Plus qu'une éducation, c'est une «contreéducation »1 que Sade se propose d'exposer et dont la pédagogie a pour seul objet la perversion. Il peut alors paraître pour le moins surprenant de trouver, au cœur même de cet ouvrage, un pamphlet, au titre particulièrement accrocheur et moderne - «Français, encore un effort si vous voulez être républicains» - et dans lequel Sade expose sa vision de la république. Vision qui est un défi lancé par Sade à tous ces Français qui se prétendent républicains, dans la mesure où elle présente une république des mœurs, à la fois profondément athée mais surtout radicalement matérialiste. En effet, la république de Sade nous donne à voir une société dans laquelle les individus sont perçus comme des atomes emplis d'énergie, qui s'entrechoquent, se rencontrent dans un rapport de domination, articulé autour du couple bourreau-victime. Dans cette perspective, la république de Sade proclame l'autonomie de la sexualité contre toute forme de culpabilisation. Sa république est un hymne à l'énergie individuelle - la charité et l'assistance sont par exemple condamnées au motif qu'il vaut mieux laisser à un homme pauvre l'opportunité d'extérioriser sa propre 1 Jean RAYMOND, Un portrait de Sade, Actes Sud, 1989, p.295. énergie. La république sadienne est une lutte contre toute forme de préjugés et a pour objectif ultime de consacrer l'homme dans toute sa splendeur et dans toute sa noirceur, qui est pleinement assumée et qui est même utilisée de manière positive dans une recherche effrénée du plaisir et de la conquête de soi-même. Par sa démesure, par une mise à disposition généralisée des corps, par une déculpabilisation radicale de la société, la république de Sade met à jour les ambiguïtés, les paradoxes, les excès et les incertitudes d'une époque terriblement agitée, coincée entre le souvenir et l'héritage de l'Ancien Régime et les profonds bouleversements suscités par la Révolution française. Sade met précisément à profit cette période de destruction généralisée de l'ordre, cette occasion d'ériger une société nouvelle pour confronter l'homme à lui-même, pour l'inciter à fonder une société enfin libérée du poids de l'hypocrisie. La lecture du pamphlet doit à cet égard être une épreuve, doit choquer et brutaliser l'esprit du lecteur, peut-être moins pour l'exhorter à plonger dans une société de débauche, que pour réveiller sa conscience et le conduire à plus de franchise tant envers lui-même qu'envers autrui. La république de Sade est un plaidoyer pour une citoyenneté active, intelligente: elle s'appuie sur la croyance dans le bon sens de l'homme simple. Décrivant une société du vice, la république de Sade montre à quel point la noirceur de la nature humaine ne doit pas être un frein au développement des énergies, mais bien au contraire un moteur: l'homme, et donc le citoyen de sa république, doit avoir à la fois le courage intellectuel et pratique de s'accepter dans toutes ses contradictions, ses faiblesses et ses horreurs, pour réaliser pleinement sa propre nature. 6 Se faisant, Sade s'ingénie à brouiller les pistes. Sa république comporte en effet de multiples facettes, qui sont non seulement destinées à déstabiliser le lecteur encore davantage mais qui sont également le reflet des propres contradictions de Sade, aristocrate de l'Ancien Régime, homme des Lumières, libertin et révolutionnaire engagé avec parfois une certaine circonspection et surtout une grande lucidité quant à la fragilité de sa position au sein d'un monde révolutionnaire qui se radicalise sous l'effet du culte de la Vertu et du déchaînement d'une violence despotique et fanatique. La république de Sade n'est que le reflet de la personnalité complexe et bien souvent insaisissable de son auteur: elle est le produit des Lumières en même temps que leur subversion, de par un athéisme et un matérialisme poussés à l'extrême et servant non plus la vertu mais la débauche; elle est aussi le produit de la Révolution française, qui redécouvre la notion de république; elle est enfin l'héritière d'une tradition utopique, motivée par la dénonciation de la réalité politique et de ses travers. Ces influences variées et contradictoires, alliées au libertinage de Sade, contribuent à faire de sa république à la fois l'héritière de plusieurs courants de pensée en même temps que la source de leur subversion. En effet, le pamphlet et l'ensemble de La Philosophie dans le boudoir s'ingénient à souiller tant I'héritage classique que l'actualité révolutionnaire. A ce titre, l'utilisation du dialogue, qui est implicite dans le pamphlet alors même que les contours de la république de Sade se dessinent grâce à une discussion invisible que l'auteur mène avec luimême, est tout à fait significative de cette tendance sadienne à reprendre les formes classiques de la pensée philosophique, en l'occurrence le dialogue cher aux 7 philosophes socratiques, pour mieux les tourner en dérision, comme si devait s'imposer à chaque homme la nécessité de s'en départir. De la même manière, la profusion des vices qui peuplent la république de Sade peut laisser penser que ce-dernier souhaite ridiculiser la Cité vertueuse et raisonnable exposée dans La République de Platon par la description d'une débauche socialisée et encouragée - et d'ailleurs légitimée par les exemples des législateurs grecs. Plus généralement, la fin ignoble réservée à la mère d'Eugénie, la jeune fille qu'il s'agit d'éduquer, et qui survient peu de temps après la lecture du pamphlet, est un témoignage supplémentaire de la volonté de Sade de dépouiller le langage littéraire et philosophique de toute éthique. Cette appréhension mouvante de la république de Sade s'explique par la figure de l'auteur lui-même. Sade est en effet un aristocrate et un libertin convaincu de la justesse de la loi du plus fort, de la nécessité de retourner à un état de nature qui ne peut être qu'un état de guerre de tous contre tous. En lui se concentrent les oscillations d'une époque en pleine mutation. Il est un aristocrate, dans la mesure où il bénéficie d'une éducation militaire il effectue un an d'exercice à l'école des chevau-légers et est nommé sous-lieutenant au régiment d'infanterie du roi. Il participera également à la guerre de Sept Ans. Sa noblesse très ancienne l'enracine dans une histoire qui prend sa source dans la féodalité - dont il a une certaine nostalgie, notamment à travers la figure du seigneur entièrement maître de ses sujets. Son identité l'associe à une fonction militaire de prestige, liée à des valeurs morales comme l'honneur et le courage, synthétisées dans la notion de virtus. Marqué par la richesse, qui seule permet de tenir son rang, son monde est celui d'un 8 attachement aux traditions, à tous les éléments garants d'une stabilité sociale, d'une constance et non celui, auquel il s'abandonnera plus tard, du changement et de l'innovation. Dans le même temps, au XVIIIe siècle, la noblesse n'est pas totalement imperméable à la pensée des Lumières, qui s'épanouit dans les salons et les bibliothèques et qui, finalement, contribue à semer le désordre au sein d'une classe sociale qui va progressivement prendre position, favorablement ou pas, à l'égard de ces idées nouvelles. Sade est donc lui aussi influencé par la conception de l'homme vu par les Lumières. Il reprendra cette conception dans la description de sa république pour la pervertir. En effet, si les Lumières placent l'homme au centre de leurs considérations, si elles considèrent que ses actions sont guidées par les sensations, par la recherche du plaisir ainsi que par la satisfaction de ses besoins, il n'en demeure pas moins qu'elles croient en le pouvoir vertueux de la raison, en la perfectibilité de I'homme ainsi que dans les bienfaits d'une pédagogie de l'intérêt commun, de l'amour de la patrie et du bonheur collectif. A l'inverse, la république de Sade met à profit cette argumentation autour de l'individu et de ses possibilités intellectuelles pour affirmer une totale libération des mœurs, en dehors de toute vertu, qui serait précisément le reflet d'un individu raisonnable, libéré du joug de la religion et de la superstition, et triomphant de la rigidité des anciennes classes sociales pour consacrer le droit de l'homme à être pleinement ce que la Nature a voulu qu'il soit - c'est-à-dire une créature prisonnière de ses propres désirs. De la même façon, les Lumières renient l'ordre social tripartite, hérité du Moyen-Age, au profit d'une polarisation de la société autour des deux éléments que sont l'élite d'une part et la masse d'autre part. L'élite 9 constitue alors la part de la société en mutation: c'est elle qui prend le contre-pied des clivages de classes pour affirmer la suprématie et l'universalité de la raison. Le XVIIIe siècle assiste donc à la naissance de ce qu'il est coutume d'appeler une «République des lettres »2, mondaine et érudite. Sade puisera dans ce phénomène la source de la bipolarisation de sa société républicaine: cette fois, les notions, typiquement matérialistes, d'acteurs actifs ou passifs ne correspondent plus à l'élite et à la masse, mais au bourreau et à sa victime, dans la mesure où le principe égalitaire de la république sadienne a pour conséquence que chacun peut satisfaire tous ses désirs et, pour ce faire, disposer d'autrui comme il l'entend. La démarche sadienne présente ainsi de nombreuses similitudes avec celle des Lumières, en même temps qu'elle s'en détache pour alimenter la vision d'une société dominée par le respect des penchants tyranniques des individus, caractéristique du libertinage. Ce-dernier prend lui-même sa source dans le XVIIIe siècle et dans la figure de Louis XIV: sous l'effet de la personnalisation du pouvoir, le Roi Soleil impose un nouvel art de vivre, directement inspiré de son esprit libertin - celui d'une société avide de plaisirs, qui les recherche tant dans une littérature souvent érotique que dans la création d'une culture mondaine. A titre d'exemple, soulignons que le roi a ainsi accordé sa protection à Molière contre les dévots: préférant la pensée profane à la pensée religieuse, Louis XIV est à l'origine d'une première émancipation de l'homme vis-àvis de Dieu, dans la mesure où l'individu voit certains 2 Sous la direction de Michel VOVELLE, L 'homme des Lumières, Le Seuil, 1996, p.22. 10 interdits se transformer en plaisirs assumés et devient le principal centre d'intérêt. La république de Sade ne fait que pousser plus avant l'exploration de ce nouvel univers, ouvert par Louis XIV lui-même, jusqu'à y inclure la possibilité de goûter au plaisir y compris dans la douleur. De la même manière, la république de Sade se veut le prolongement - en même temps que la contradiction - d'une pensée des Lumières, qui inaugure la modernité culturelle par la reconnaissance de la validité de l'expérience, d'une observation objective des faits, et par la consécration du particulier, jusqu'alors écrasé sous le poids de la religion et de la monarchie de droit divin. Les découvertes de nouveaux pays, de nouvelles mœurs sont alors autant de preuves de la relativité des opinions et de l'importance de l'expérience. Ainsi la découverte de l'Egypte démontre, aux yeux des Lumières, qu'une société non chrétienne peut être un modèle de civilisation, peut abriter des gouvernants de grande qualité et pratiquer une religion tout à fait cohérente, intelligente et digne d'intérêt. Bougainvilliers salue également la Chine, qui, pourtant privée de la Révélation, n'en est pas moins un pays riche, doté d'une culture remarquable et d'un ordre politique incroyablement stable. La république de Sade puise elle aussi dans des exemples de pays étrangers, tels que la Chine notamment, pour justifier son traitement des mœurs, et en prouver la relativité. Mais, à l'inverse des Lumières qui restent fidèles à un idéal vertueux, la république de Sade utilise ces découvertes et ces arguments afin d'affirmer la mouvance des notions de Bien et de Mal et de légitimer une société permissive. Sade reprend également les exemples romains et grecs, chers aux Lumières qui témoignent ainsi de leur lien 11 constant avec l'Histoire, mais toujours sous l'angle d'une légitimation de la débauche. Mais le point crucial qui scelle la séparation entre la république de Sade et les Lumières réside dans leur vision respective de l'homme. En effet, la république de Sade se propose de faire triompher la nature profonde de I'homme, dépouillée de tout idéal, de toute croyance et de toute peur. En cela, elle s'insurge implicitement, et parfois ironiquement à travers ses excès, contre le fait que les Lumières, qui prétendaient permettre à l'homme d'accéder enfin à la liberté, ont finalement enserré sa nature véritable dans d'autres contraintes - remplaçant les entraves de la foi par celles d'un impératif de réalisation d'un bonheur à la fois collectif et individuel, fondé sur la raison et la vertu. Comme Sade est à la fois un héritier et un critique des Lumières, il est aussi un acteur et un critique de la pensée révolutionnaire. Cette critique se révèle précisément dans son choix de dépeindre une république - concept cher aux révolutionnaires - aux accents parfois clairement libertins. Le concept de république a une histoire particulièrement tumultueuse. Au XVIe siècle, la république renvoie à tout Etat organisé, peu importe la forme de gouvernement - monarchique ou républicaine, héréditaire ou élective. Au XVIIIe siècle, Rousseau la définit comme un régime dont la ligne de conduite est déterminée par la volonté générale - ce qui, une fois encore, n'a aucune conséquence sur la forme du gouvernement en charge de l'application des lois. Elle est plus généralement conçue comme un Etat gouverné selon des lois fixes et déterminées. Historiquement, la 12 république reste principalement reliée au passé, à travers les glorieuses images de Rome, de Sparte et d'Athènes. Mais en 1776, l'indépendance américaine fait ressurgir et revivre l'idée de république grâce à une vague d' « « américanophilie » »3. Les élites européennes s'enthousiasment pour un peuple totalement neuf, libéré des préjugés, des traditions ainsi que d'une organisation sociale rigide et vieillissante fondée sur les privilèges. Dès 1789, la Révolution française entre de plain-pied dans la république, en proclamant l'égalité en droits, la souveraineté collective et la mise en place de pouvoirs représentatifs. Du roi n'émane donc plus la puissance: il applique les lois faites par tous et est soumis à la voix de la volonté nationale. Cependant, c'est l'insurrection du 10 août 1792 qui met définitivement un terme au sentiment monarchique et à l'attachement des Français à leur roi, suite à la profonde trahison ressentie par le peuple lors du malheureux épisode de Varennes et de la tentative avortée de fuite de la famille royale le 21 juin 1791. Le républicanisme naît donc d'un sentiment de trahison: il s'agit d'abord d'une passion ~ et c'est sur cette passion que Sade va fonder sa république des mœurs. Les émeutiers du 10 août 1792 relèguent dans l'Ancien Régime l'œuvre de l'Assemblée constituante, largement inspirée des Lumières, et qui avait créé une organisation constitutionnelle bicéphale autour d'une assemblée représentative et d'un roi héréditaire, symbole de la continuité nationale. En renversant la Constitution, ils ont donc détruit l'idée même de la loi, puisqu'ils démontrent en actes la possibilité et la réalité du règne de la force. Le principe de légalité est atteint en son cœur avec la mise à 3 Patrice GUENIFFEY, « Prologue» in Le Dictionnaire critique de la République, sous la direction de Vincent Prochasson, Flammarion, 2002, pAO. 13 Duclert et Christophe bas de la Constitution: la volonté du peuple ne se manifeste pas systématiquement par un gouvernement de la majorité, mais peut aussi s'exprimer avec une extrême violence. L'absence de légalité déchaîne alors les ambitions, entraînant un regain de violence. En effet, les liens sociaux et politiques se défont au profit d'une véritable sauvagerie dont est emblématique le massacre de Madame de Lamballe. La nécessité de faire table rase du passé semble s'imposer pour permettre la création d'un homme nouveau: il faut d'abord détruire avant de reconstruire. A titre d'exemple, le vouvoiement, l'emploi des expressions «monsieur» ou «madame» sont interdits et l'on a le sentiment d'assister à un phénomène de désocialisation. Sade n'oublie pas cette violence et incite tous les citoyens français, y compris les révolutionnaires qui s'embourgeoisent sous Thermidor, à reconnaître que la Révolution et la république sont nées dans le sang et à accepter la nécessité, pour la république, de se fonder sur le crime pour exister. En ce sens, il va à l'encontre de la construction d'un idéal républicain emprunt de pureté, de vertu, et d'une vision paisible et sûre de la société. Mais cette construction ne surviendra qu'après la fin de la Terreur, qui donnera l'occasion à la France de se doter d'institutions nouvelles avec la Constitution de l'an III, qui marque de nouveau le primat du droit sur la force du peuple. Néanmoins, si Sade est lui aussi animé par la conscience que la Révolution est une occasion unique de fonder un homme nouveau, s'il prône le retour à un état de nature, il n'est pas favorable à une telle sauvagerie des comportements: il s'agit de faire triompher l'homme et non une bête coupée de tout lien social. Le crime et le vice, qui sont au centre de sa république, ne doivent pas être confondus avec les excès de la violence révolutionnaire: Sade veut seulement 14 montrer que les hommes doivent mieux accepter leurs mauvais penchants pour réaliser leur nature véritable. Son apologie du crime n'a rien de bestial: elle est au contraire profondément humaine. En outre, l'homme sadien se distingue précisément de l'animal, en ce qu'il distille sa part de raison dans l'exercice du mal. De plus, la république semble contredire les valeurs traditionnellement attachées au concept de république. Ces valeurs sont celles de l'autorité, de la citoyenneté, de la vertu et de la liberté. La Révolution française est le point de départ d'un véritable culte républicain de la loi. En effet, celle-ci est consacrée par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, qui dispose que « La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation ». Cette consécration s'explique par le rejet de toute autorité transcendante: la loi est le produit du peuple, dont elle tire sa légitimité, et devient la traduction juridique de la souveraineté nationale et la meilleure garante à la fois de l'autorité étatique et de l'ordre social. Une telle suprématie traduit la méfiance, qui perdurera jusque sous la IVe République, envers le pouvoir exécutif, réduit à un simple pouvoir d'exécution des lois produites par les assemblées et dont les abus passés ont durablement imprégné la mémoire collective. L'image d'une loi, expression ultime de la souveraineté et de la volonté nationales, va même aboutir à un régime d'assemblée sous les Ille et IVe Républiques, dans lesquelles l'Assemblée nationale sera dotée d'une puissance sans précédent. A l'inverse, la république de Sade se construit autour d'un culte de l'individu en tant qu'énergie pure: la 15 loi est alors instrumentalisée en vue de l'épanouissement des énergies individuelles. L'autorité dont elle est emprunte n'est plus la traduction d'un idéal de vertu, de mesure et de conciliation des intérêts, qui serait imposé aux hommes. Elle est au contraire le prolongement de la nature humaine, allant jusqu'à accepter ses défauts et ses travers: elle délivre l'homme du poids moral que suppose la poursuite d'un idéal. Au concept d'autorité vient s'ajouter celui de citoyenneté. En France, il renvoie à l'autonomie de l'individu en même temps qu'à la prédominance de l'Etat-nation, et se construit autour d'une articulation, a priori problématique, entre l'individu et son allégeance à l'Etat. Dans un premier temps, la république consacre l'autonomie individuelle et l'égalité politique: source de droits, la citoyenneté consacre la figure d'un être rationnel, émancipé du poids des traditions sociales et des prescriptions du dogme religieux. En proclamant l'abolition des privilèges, l'existence de droits fondamentaux universellement reconnus à tous les hommes, en faisant triompher la souveraineté nationale, la Révolution française contribue largement à l'avènement de cet homme moderne, désenclavé et jugé libre par l'exercice de sa raison. La république de Sade se fonde directement sur ce mouvement de consécration de l'individu en tant qu'être doué de raison et libéré de toute entrave culturelle ou religieuse. Mais, une fois encore, Sade voit dans ce bouleversement, inauguré par la Révolution française, l'occasion de radicaliser ce propos pour imposer une société dépouillée de toute hypocrisie en ce qu'elle n'aurait plus peur d'affronter la noirceur humaine. Au lieu d'exhorter au bonheur vertueux et collectif, la république de Sade veut au contraire le 16 triomphe d'une VISIOnparticulièrement pessimiste de l'homme. En revanche, elle présente une similitude notable avec l'idéal républicain traditionnel, puisque Sade insiste sur la nécessité de cultiver chez les citoyens l'amour de la patrie et de les éduquer en ce sens - allant même jusqu'à supprimer la famille, vue comme un corps intermédiaire entre le citoyen et la république. La conscience de devoir faire naître en chacun un profond attachement à l'égard du régime républicain est également très vivace tout au long de l'édification de la République française. Ainsi au XIXe siècle, les républicains sont partisans d'une conception active de la citoyenneté, notamment à travers le suffrage universel et la ritualisation du vote. Les rapports de Sade avec la notion de république oscillent donc entre l'adhésion et la distance. Et c'est sans doute concernant les valeurs de liberté et de vertu que cette distance se révèle le plus clairement. En effet, sous la Révolution et plus encore sous la dictature parlementaire entre 1792 et 1795, la vertu constitue un élément essentiel de la reconstruction politique de la société et de la création d'un homme nouveau. A travers le culte de l'Etre suprême, elle devient un moyen incontournable de contrôle des consciences et s'érige en véritable moteur de l'Etat. En ce sens, la vertu révolutionnaire ne fait que reprendre une idée des Lumières, selon laquelle la vertu ne doit viser aucune fin supérieure - la valeur d'un acte vertueux réside dans son intention et non dans son résultat. Une telle conception fait de la conscience individuelle le seul juge du caractère vertueux ou pas d'une action. Cependant, cette nouvelle vision de la Vertu va finalement être renversée au profit d'une Vertu une et 17 indivisible, vue comme un outil de contrôle social. Les révolutionnaires de la Terreur vont ainsi vouloir distinguer radicalement la Vertu de l'intérêt et renouer avec ce que Constant a nommé «la Liberté des Anciens », une liberté civique s'exerçant uniquement dans la sphère publique et gommant l'épanouissement individuel. Il est tout à fait évident que la république de Sade constitue une réaction très vive à cette dictature de la Vertu que la Terreur a voulu mettre en place. D'ailleurs, en portant à son paroxysme l'image d'un individu entièrement construit autour de la libération de son énergie propre, la république de Sade veut peut-être simplement dénoncer les abus qui ont été pratiqués sous la Terreur. La figure du citoyen est parfois quelque peu altérée chez Sade, qui radicalise la «Liberté des Modernes », en vertu de laquelle chacun a le droit de mener sa vie et ses affaires sans interférence arbitraire de la part des gouvernants. En effet, son apologie du crime, du vol, de l'adultère, de l'homosexualité, de la prostitution est symptomatique d'un citoyen qui, malgré son amour de la république et l'éducation qu'il a reçue en ce sens, donne parfois l'impression de ne plus être un citoyen, mais d'être totalement et uniquement un individu préoccupé de ses propres désirs. Cependant, la république de Sade ne met pas en avant une liberté individuelle fondée sur l'intérêt commercial ou financier, à l'inverse du sens que l'on donne habituellement à l'expression la « Liberté des Modernes ». Sade ne plaide pas pour une privatisation de la vertu au sens bourgeois. Il oppose au citoyen de Robespierre le triomphe du plaisir individuel. Pour Robespierre, pour être un homme valable, il faut être un bon citoyen. Un tel objectif ne peut être atteint que grâce à une entreprise de régénération et de purification du peuple - il s'agit de «créer un nouvel 18 Adam »4, capable de faire triompher l'intérêt commun sur l'intérêt privé. A cet égard, la république de Sade dépasse les libertés ancienne et moderne pour enfin faire triompher la liberté de l'individu tel qu'il est, et non tel qu'il devrait être, c'est-à-dire libre, courageux, énergique et très souvent mauvais. En outre, la volonté sadienne de fonder une république sur une nouvelle dialectique de l'homme relève sans doute quelque peu de l'utopie. Or, république et utopie ne sont pas à proprement parler antinomiques. La république est en effet un régime aux contours flous, qui a longtemps été en quête d'une identité. Sa naissance dans le giron passionné de la Révolution française a constitué une source d'incertitudes: la république est née à une époque charnière et tourmentée, prise entre l'enthousiasme et la promptitude à faire table rase du passé d'une part, la conscience d'être une héritière devant conserver vivace le legs du passé d'autre part. C'est ainsi que la république s'est nourrie d'une vision utopique des cités de l'Antiquité - auxquelles Sade se réfère abondamment - considérées comme le lieu privilégié de l'émergence de la pensée, du débat et de la vie politiques. Les cités antiques de Sparte, d'Athènes et de Rome représentent un Age d'Or de la république en tant que communauté vertueuse, modérée. A travers elles se synthétise le rêve utopique d'un retour salvateur aux origines de la société politique. La république de Sade participe, dans une certaine mesure, à cet élan utopique, qui relie une fois de plus cet auteur tant controversé à la 4 Jeremy JENNINGS, «La Liberté» in Le Dictionnaire critique de la République, sous la direction de Vincent Duc1ert et Christophe Prochasson, Flammarion, 2002, p.218. 19 tradition du genre utopique, caractéristique du XVIIIe siècle. Les contours de la république de Sade sont donc particulièrement difficiles à préciser. Elle impose une lecture exigeante et aux multiples facettes. En effet, héritière des Lumières et de la Révolution française, la république de Sade, influencée par la figure du libertin, en est également la critique. Son matérialisme et son athéisme acharnés sont à ce point radicalisés qu'ils semblent aboutir à une remise en question des idées des Lumières. Dans une perspective similaire, son caractère utopique revêt parfois des accents ironiques, qui nous font parfois douter de l'adéquation totale de cette république avec l'utopie. La république de Sade est au carrefour de plusieurs influences et c'est pourquoi il nous a semblé impératif de nous interroger, de manière plus approfondie, tant sur sa relation avec les Lumières et la Révolution, que sur son utilisation du genre utopique. 20