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©Dario Acosta
de façon à respirer à nouveau, à faire taire la rumeur étouffante. Elle veut
connaître Barbe-Bleue, et cette connaissance est un acte d'amour. Barbe-
Bleue préfère l'opacité et le silence. Il cache dans son cœur les femmes qu'il a
aimées et qu'il a rendues muettes. Barbe-Bleue et Judith sont d'une certaine
manière l'histoire de l'échec de l'amour.
Pouvez-vous nous dire comment cette lecture vous a guidé dans la mise en
scène du spectacle ?
Le point central est évidemment le motif de la porte. Même si je voulais que
ces portes rappellent l'architecture d'un château, j'ai pensé à une structure
légère qui puisse être sensible au vent. J'ai ainsi imaginé un mobile de portes
encastrées, dont la forme évoque le spectre lumineux, l'arc-en-ciel. J'essaie
toujours de convoquer sur le plateau les lois physiques. Le spectre renvoie
alors à Isaac Newton, et le mobile à la gravité.
Quant au Prisonnier, le sujet semble davantage politique. Cette « torture
par l'espérance » n'est-elle pas, peut-être aussi, une métaphore de la
condition de l'homme sur terre ? Comment comprenez-vous ce Geôlier /
Inquisiteur ?
Dans Le Prisonnier, la question est bien celle de la liberté, ou plutôt celle de
l'illusion de la liberté qui renvoie effectivement à la question de la condition
humaine. Dallapiccola place dans à peu près chaque scène une apparition,
une illusion. Le Prisonnier flotte et souffre dans ces illusions. Il cherche mais
ne parvient pas à regagner le réel. L'Inquisiteur est celui qui l'en empêche.
Certains commentateurs pensent parfois que l'apparition de La Mère, au
prologue, n'est pas réelle, mais n'est qu'une hallucination du Prisonnier.
C'est aussi votre point de vue ?
Oui, comme le rêve de la Mère, le discours du Geôlier, le couloir, tout est illu-
sion. Et l'opéra finit sur une terrible désillusion.
Vous parlez d'illusion. Comptez-vous l'utiliser au plateau ?
Cette réflexion sur l'illusion m'a amené à choisir l'artiste Vincent Fortemps
comme collaborateur. Son travail de dessin en direct, dessins qui se forment
et s'effacent au fil de l'action convient parfaitement à la suite d'illusions
dans cet opéra. De plus, Le Prisonnier est traversé par de multiples références
à Victor Hugo, qui était lui-même un dessinateur étonnant. Dont Vincent
Fortemps ne manquera pas de s'inspirer.
La curiosité (de Judith) et l'espérance (du Prisonnier) sont deux des
moteurs de la vie humaine ?
Dans les deux cas, c'est la quête de la connaissance qui guide l'action.
Plus personnellement, comment êtes-vous venu à l'opéra ?
Quels sont vos rapports à ce genre théâtral si particulier ?
J'aime parcourir tous les genres, tous les arts de la scène. Cela m'aide à renou-
veler la forme, ou du moins aborder les mêmes choses mais par un autre côté.
D'une certaine façon, j'approfondis là ma démarche de création. Mais j'essaie
surtout de la questionner sans cesse. n
Propos recueillis par Jean-Jacques Groleau, juillet 2015
On vous connaît pour votre grande versatilité : récemment, on a en effet
pu vous entendre à la fois dans des rôles romantiques et dans des créations
contemporaines. De quelles musiques, de quels rôles vous sentez-vous la
plus proche ?
Difficile à dire… Habituellement, l’œuvre que je préfère est toujours celle sur
laquelle je suis en train de travailler ! J'essaie de garder autant que faire se
peut Verdi et la musique italienne à mon répertoire, ce qui me permet de
maintenir ma voix dans un état de fonctionnement aussi belcantiste que pos-
sible, ce qui est essentiel, même pour chanter du Strauss ou du contemporain.
Et puis, vous savez, j'ai une formation de violoniste ; je suis donc habituée à
passer d'une époque à une autre, cela fait vraiment partie du métier.
Les rôles de La Mère du Prisonnier et de Judith du Château de Barbe-Bleue
sont assez différents, en psychologie, mais aussi en vocalité.
Judith est un rôle merveilleux. Si l'on se replace dans le contexte de la créa-
tion de l’œuvre, on voit ce que cela suggère sur les enjeux de la relation
hommes-femmes dans la société de l'époque, avec ses règles d'une rigidité
de fer. Si l'on creuse le sillon psychologique de Judith, ou celui de toutes les
épouses de Barbe-Bleue d'ailleurs, on peut se demander s'il ne convient pas de
voir là l'expression incarnée de son subconscient, ses voix intérieures. Mais
ce ne sont là que mes propres pistes de lecture, mes propres réflexions. Le rôle
est d'une telle richesse, d'une telle complexité ! Et puis j'aime attendre aussi
de voir ce que me propose le metteur en scène, sa vision du personnage, la
compréhension qu'il en a. Il ne faut surtout pas arriver avec une vision trop
déterminée pour laisser la place à cette interaction essentielle entre le metteur
en scène et le chanteur.
La Mère du Prisonnier est parfois perçue elle aussi comme une émanation
de la psychè de son fils incarcéré.
Oui, cette scène pourrait tout à fait être perçue comme un cauchemar du
Prisonnier, c'est une option tout à fait défendable. Là encore, j'attends de voir
le parti pris par Aurélien Bory.
Ces deux rôles sont parfois confiés à des sopranos, parfois à des mezzo-
sopranos. Quel est votre sentiment ?
Les tessitures sont très tendues dans l'aigu, c'est un fait, mais il leur faut
aussi une profondeur et une réelle projection dans le grave. Tout dépend des
couleurs voulues, finalement. La musique de Dallapiccola, en outre, est très
exigeante du point de vue rythmique ; finalement, le rôle de La Mère, quoique
bref, est intense. Quant au rôle de Judith, il est d'une terrible complexité émo-
tionnelle. Le défi est ici de garder la tête froide et de ne pas se laisser emporter
par les émotions. n
Propos recueillis par Jean-Jacques Groleau, juillet 2015
Vous avez appartenu pendant de nombreuses années à des troupes
lyriques, non seulement en Roumanie, mais aussi plus tard en Allemagne.
Quel a été leur apport dans votre carrière ?
J’ai débuté ma carrière en Roumanie en 1990, à Cluj, à l’Opéra d’État hon-
grois. En 1996 j’ai été embauché dans l’Opéra d’Etat roumain de cette ville.
Puis, en 2003 je suis parti travailler à Hambourg et en 2004 à Francfort.
Toutes ces maisons m’ont beaucoup aidé à développer et à construire mon
répertoire. Je crois que j’ai eu aussi beaucoup de chance de chanter alors des
premiers rôles et de croiser de grands artistes, qu’ils soient pianistes, metteurs
en scène ou chefs d’orchestre. Donc, pour moi et pour répondre plus spéciale-
ment à votre question, travailler en troupe a été très productif et utile.
Venons-en au Château de Barbe-Bleue. Bartók utilise ici un « parlando
cantando » qui est, nous dit-on, spécifiquement hongrois. Pouvez-vous
nous expliquer cette écriture, vous qui êtes né en Transylvanie ?
Bartók a fait beaucoup de recherches sur la musique folklorique transylva-
nienne. La spécificité de cette musique est le « parlando-rubato » que l’on
pourrait traduire par « liberté de chanter ». Il cherchait à transposer dans ses
mélodies les intonations de la langue hongroise mais aussi de les combiner
avec le « parlando-rubato » des chants folkloriques. Bien sûr une grande
partie de cette « liberté » a été perdue à cause des tempi de l’orchestre, mais
malgré tout, l’interprétation demeure toujours très « personnelle », voilà
pourquoi la durée de cet opéra peut sensiblement varier. D’ailleurs on s’en
aperçoit aisément à l’écoute des enregistrements.
Les écueils vocaux de cette partition sont-ils entièrement dans l’ambitus
très long qui est ici requis, ou bien également dans le respect des mille
nuances demandées par le compositeur ?
La difficulté pour chanter le rôle de Barbe-Bleue n’est pas, en effet, seule-
ment contenue dans la tessiture très haute, tessiture réclamant, cela dit, du
moins pour une basse, une attention de chaque instant. La vraie difficulté
se trouve dans les millions de couleurs nécessaires pour interpréter ce texte.
C’est une affaire très personnelle car le texte n’est pas conventionnel, chaque
moment est différent de l’autre, en permanence changeant d’humeur et de
vibrations. Et puis, avec chaque Judith, la pièce est spécifique, comme dans
la vraie vie, il s’instaure chaque fois une relation différente.
Quel est votre portrait personnel de Barbe-Bleue, un rôle que vous avez
mis à votre répertoire en 1997 ?
J’ai fait mes débuts dans ce rôle effectivement à Budapest en 1997. Je l’ai
beaucoup interprété, y compris en version de concert, version qui est très
présentable au demeurant. Pour moi, cet opéra est une analyse psycholo-
gique de la relation homme-femme, un homme et une femme se cherchant
mutuellement, ou plutôt se croisant sans se trouver. C’est un ouvrage qui
sonde les profondeurs extrêmes des mystères et de la souffrance. J’ai joué
à Budapest dans une production très intéressante dans laquelle je chantais
l’opéra deux fois, avec deux mises en scène différentes. Dans un premier
temps, l’œuvre était présentée du point de vue de l’homme, ensuite, du point
de vue de la femme. Ce fut une expérience incroyable, car non seulement
il fallait chanter le rôle deux fois, l’un après l’autre, mais aussi jouer deux
histoires différentes dans la même soirée.
C’est votre quatrième invitation au Capitole, mais cette fois dans un rôle
de premier plan. À quelques semaines de la première, quelles sont vos
attentes ?
Après trois grandes productions (Don Carlo, Rigoletto et La Dame de Pique),
je suis très heureux de chanter à nouveau sur la scène du Capitole ! De plus
j’ai hâte d’interpréter encore une fois Barbe-Bleue et aussi de présenter un
opéra hongrois au public de mélomanes de Toulouse. Je suis sûr que ce sera
une très belle production, de haut niveau et que nous allons pouvoir nous
enrichir, si l’on peut dire, d’un nouveau et grand Château de Barbe-Bleue. n
Propos recueillis par Robert Pénavayre, août 2015
(retrouvez l'intégralité de l'entretien sur notre site internet :
www.theatreducapitole.fr)
Entretien Tanja Ariane Baumgartner, soprano
Entretien Bálint Szabó, basse
La Porte, Vincent Fortemps