Entretien avec
Hortense Archambault et Vincent Baudriller
directeurs du Festival d’Avignon
Dieudonné Niangouna dit : «Un héritage, il faut le faire fructifier, sinon il n’a aucun intérêt.» Avez-vous le sentiment d’avoir
fait fructifier l’héritage que vous avez reçu en devenant, il y a dix ans, directeurs du Festival d’Avignon?
Vincent Baudriller : Le projet que nous avons proposé pour le Festival et qui a été choisi pour que nous le mettions en œuvre
à partir de l’édition 2004 se référait aux fondamentaux esthétiques et politiques que Jean Vilar avait affirmés dès 1947 : réunir
la création et la démocratisation culturelle. C’est ce qu’il réalisera, avec sa troupe et ses spectacles, pendant une vingtaine
d’années. Nous nous sommes surtout inspirés de ce qu’il a fait ensuite au milieu des années 60, après avoir quitté le Théâtre
National Populaire et arrêté son activité de metteur en scène-comédien pour devenir uniquement directeur du Festival,
se mettre entièrement au service des artistes et du public qu’il conviait à Avignon, comme nous l’avons fait à notre tour.
Il effectue, à l’époque, une véritable révolution, en s’intéressant à d’autres formes artistiques que le théâtre, contemporaines
et audacieuses, à des artistes plus jeunes, tout en conservant les fondamentaux sur lesquels il a bâti le Festival. Nous n’avons
donc rien inventé : nous avons simplement voulu éprouver les questionnements de Jean Vilar avec les réponses du XXIesiècle.
Parmi ces interrogations, une nous semblait particulièrement essentielle : la construction d’une salle de répétitions, ouverte
toute l’année à Avignon. S’engager dans ce projet revenait à poursuivre le combat débuté par Jean Vilar et ses successeurs.
Cela nous a pris dix années, mais nous allons enfin inaugurer cette salle, la FabricA, en juillet prochain. L’implantation de ce
bâtiment à l’intersection de deux quartiers populaires, Champfleury et Monclar, concorde avec les principes de démocratisation
culturelle, qui nous animent depuis notre prise de fonction, et avec notre désir d’inscrire résolument le Festival d’Avignon dans
le paysage de la ville.
Le «nous» que vous employez concerne la direction bicéphale du Festival, que vous vivez au quotidien depuis dix années.
Pourquoi ce choix d’être deux?
Hortense Archambault : Nous avons tout de suite voulu placer les projets et les enjeux du Festival sous le signe du dialogue.
D’abord dialogue à deux, entre Vincent et moi, et ensuite dialogue à trois ou quatre, avec l’appel à un ou deux artistes associés
pour irriguer, bousculer chaque année cette institution qu’est le Festival d’Avignon, puis l’élargir progressivement à l’équipe.
Il nous paraissait nécessaire d’aborder chaque nouvelle édition avec de nouveaux angles pour regarder le théâtre, de nouveaux
points de vue. Diriger à deux, c’était aussi l’idée qu’il fallait, pour que notre parole et notre démarche artistique soient crédibles,
que notre manière de faire à l’intérieur du Festival soit cohérente. À l’issue de ces dix ans de codirection, nous sortons renforcés
dans la conviction qui était la nôtre en proposant cette dualité, même s’il n’est pas toujours simple de diriger dans le dialogue.
À deux, nous avons gagné en humanité, nous avons éloigné le dogmatisme. Les décisions et les risques pris ont toujours été
le fruit de nos discussions au cours desquelles nous pouvions partager nos doutes et nos convictions. Enfin, cela nous a permis
d’assumer pleinement cette très grande charge de travail que représente le Festival. Cela étant, nous ne défendons pas un
système modélisable, valable pour tous et partout.
Les fondamentaux dont vous parlez ne sont-ils pas soumis à l’évolution de la société dans laquelle ils sont mis en œuvre?
H.A. : Bien sûr. On constate justement que les grandes ruptures, les grandes évolutions du Festival, sont concomitantes avec
les grands mouvements de notre société. Par exemple, les nouveaux artistes invités au Festival à la fin des années 90, au début
par Bernard Faivre d’Arcier, notre prédécesseur avec qui nous travaillions, puis par nous, les Thomas Ostermeier, Krzysztof
Warlikowski ou Romeo Castellucci, ont inscrit leur démarche dans un monde bouleversé par la chute du mur de Berlin.
Les « messages» qu’ils peuvent délivrer et les formes artistiques qu’ils utilisent sont différents de ce que l’on voyait sur les
scènes européennes auparavant.
Ces nouvelles formes ont-elles amené de nouveaux spectateurs?
H.A. : Absolument, sinon nous n’aurions pas un taux de fréquentation très élevé et un renouvellement des spectateurs.
C’est particulièrement vrai pour les jeunes nés à partir des années 80, qui ont grandi avec internet, et entretiennent un autre
rapport au savoir, à la lecture des textes et des images que leurs aînés. Au théâtre, nous pouvons agir «sur» le temps, mais
nous sommes aussi agis «par» le temps.
V.B. : Cela nous a conduits à changer notre façon de nous adresser au public, pour que la démocratisation ne soit pas seulement
un mot, mais une réalité. De ce point de vue, il y a vraiment trois époques pour le Festival qui accompagnent les transformations
des arts et de la société. La première est l’époque où Jean Vilar est à la fois artiste, metteur en scène, comédien, directeur du
TNP à Paris et directeur du Festival d’Avignon. Elle correspond à la période de la reconstruction de la France, après la Seconde
Guerre mondiale. Jean Vilar travaille alors à faire venir à ses spectacles toutes les catégories socio-professionnelles, et pas
seulement les plus fortunées. Il souhaite rassembler au théâtre et autour de grands textes la société qui sort divisée, déchirée
des années de guerre. Vient ensuite l’époque où Jean Vilar devient, à partir du milieu des années 60, directeur du Festival
d’Avignon à temps plein et qu’il ouvre le Festival à d’autres formes artistiques et aux nouvelles générations d’artistes. Cette
transformation et cette ouverture du Festival en 1966 et 1967 répond à l’aspiration de la jeunesse française au changement,
à plus de liberté, des revendications qui éclateront en 1968. Cette période durera une quarantaine d’années, pendant laquelle
le Festival s’ouvrira au monde, notamment aux cultures extra-européennes. Puis à la fin des années 90, on observe la rupture
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