Revue québécoise de psychologie, vol. 21, n° 3, 200 0 CLIMAT ORGANISATIONNEL ET CULTURE ORGANISATIONNELLE : APPORTS DISTINCTS OU REDONDANCE? André SAVOIE1 Luc BRUNET2 Université de Montréal Université de Montréal Résumé Cet article a pour objet, en retraçant l’évolution historique du climat et de la culture organisationnels au cours des cinquante dernières années, de mettre en lumière leurs différences et leurs similitudes. Cette recherche origine des interrogations que suscite une certaine tendance contemporaine à assujettir le climat à la culture. Qu’en est-il vraiment? Mots clés : climat, culture, organisation, concept Cet article a pour objet, en retraçant l’évolution historique du climat de travail (organizational climate) et de la culture organisationnelle (organizational culture) au cours des cinquante dernières années, de mettre en lumière leurs différences et leurs similitudes. Le déclencheur de cette démarche a été la tendance contemporaine à assujettir le climat à la culture que se soit par assimilation du climat à la culture, ou encore, par l’attribution au climat du statut de manifestation ou d’artefact de la culture. Le maintien ou non de distinction entre culture de l’organisation et climat de travail n’est pas sans incidence. Jusqu’à récemment, les représentations de ces réalités sociales différaient, leurs opérationnalisations également, de même que la façon de les appréhender. Leurs rôles lors d’un diagnostic organisationnel ou d’une intervention de changement organisationnel se distinguaient aussi. Qu’en sera-t-il désormais? Sans a priori, les auteurs ont cherché à savoir ce qu’une recension de la documentation apporterait comme réponse. 1. 2. Département de psychologie, Université de Montréal, C.P. 6128, Succ. Centre-ville, Montréal (Québec), H3C 3J7. Courriel : [email protected], tel. (514) 343-2342 Sciences de l’éducation, Université de Montréal, C.P. 6128, Succ. Centre-ville, Montréal (Québec), H3C 3J7. Courriel : [email protected], tel. (514) 343-5733 179 L’imbroglio documentaire a forcé l’adoption d’une approche historique. L’analyse de l’évolution chronologique de ces concepts et de leurs opérationnalisations successives s’avère nettement plus porteuse que ne l’aurait été leur confrontation statique car l’odyssée de ces deux concepts s’étale sur un demi-siècle. ÉVOLUTION DES DEUX CONCEPTS DEPUIS CINQ DÉCENNIES Les années cinquante Bien que la notion de climat de travail soit pour ainsi dire inconnue dans les années ‘50, c’est à cette époque que le cadre conceptuel qui marquera son développement ultérieur fut formulé par Lewin. D’abord, l’idée de climat prit racine dans les expérimentations de ce chercheur qui avait suscité des climats sociaux artificiels — les célèbres climats autocratiques, démocratiques et laisser-faire — auprès de groupes d'écoliers et avait soigneusement noté les comportements qui en découlaient (Lewin, 1951; Lewin, Lippit et White, 1939). Cette expérience confirmait la justesse de la formule C = f (P × E) selon laquelle le comportement (C) est fonction de la personne (P) en interaction avec l'environnement (E) dans lequel elle se trouve. En modifiant le E, il est théoriquement possible d’orienter dans un sens donné les comportements de la majorité des individus vivant sous l'emprise du E. Évidemment, l’intensité du changement des conduites individuelles variera d'un individu à l'autre, car le facteur P modulera les effets du E, mais dans l'ensemble les nouveaux comportements iront plus ou moins dans la même direction (Brunet et Savoie, 1999). Cette équation C = f (P × E) s'avère un outil analytique puissant pour comprendre et, ultérieurement, changer les conduites des individus à l’intérieur de systèmes sociaux. Elle comporte cependant un postulat restrictif. En effet, elle présume que le monde social peut se diviser très nettement entre comportements, personnes et environnement, que la personne peut être considérée séparément du contexte social dans lequel elle évolue, que la direction de l’influence est unidirectionnelle, i.e., l’environnement peut influencer la personne mais non pas la personne, l’environnement (Denison, 1996). Cela signifie que les travailleurs soumis à cette analyse du champ de force sont considérés comme œuvrant dans un climat donné mais ne le créant pas. La notion d’interaction entre l’individu et son environnement social n'est pas prise en compte dans l’équation de Lewin, (bien que Lewin ne refusât ni ne niât l’existence d’une telle interaction). C’est pourquoi la majeure partie des études qui seront publiées sur le climat de travail s’appuie sur la saisie des caractéristiques de l’environnement de travail pour prédire et/ou changer les conduites individuelles et organisationnelles. 180 RQP, 21(3) En ce qui concerne la culture organisationnelle, deux auteurs ouvrent la voie à ce futur champ de recherche et d'intervention. Jaques (1951), à la suite d’une étude en profondeur dans une manufacture de roulements à billes, constate que la « culture d’une entreprise est le mode habituel et traditionnel de penser et d’agir partagé plus ou moins par tous ses membres et que les nouveaux membres doivent apprendre, et accepter au moins partiellement, pour être intégrés dans cette organisation » (p, 251). Jaques mettait l'accent sur l'internalisation de la culture organisationnelle comme condition essentielle à l'établissement de relations interpersonnelles et professionnelles efficaces. Indépendamment des travaux de Jaques, Selznick développe en 1957 une conception de la façon dont les organisations peuvent générer des dimensions affectives, acquérir un « caractère », une idéologie et une compétence distinctives et susciter l’identification et l’engagement de leurs membres. Cet auteur soulignait particulièrement la fonction téléologique (orientation et mobilisation) de la culture résultant de ses caractéristiques émotivo-rationnelles distinctives. Les travaux de ces pionniers de la culture organisationnelle ne trouveront toutefois pas d’écho véritable au cours de cette décennie. Les années soixante Les années soixante furent particulièrement fécondes pour le climat de travail. Introduit en 1960 par Gellerman, ce concept référait métaphoriquement aux conditions météorologiques et à la température physique et, socialement, à l’atmosphère prévalant dans un milieu donné. En 1967, à la suite de travaux s’échelonnant sur un quart de siècle, Rensis Likert publie l’ouvrage The Human Organization qui a fondé scientifiquement l’existence, la définition, la mesure, les rôles et les effets du climat de travail. Dans la ligne de pensée de Lewin, le climat a été conçu comme quelque chose de mesurable et d'influent sur les conduites individuelles et organisationnelles en dépit de divergences quant à la manière de l'appréhender et conséquemment de le mesurer. Ces divergences se répartissaient en trois écoles de pensée (Tagiuri et Litwin, 1968), lesquelles adhèrent toutefois à l’idée que le climat n’est confirmé que s’il est reconnu par une portion substantielle de la population à l’étude. Ainsi, le climat de travail a été conceptualisé comme étant soit un ensemble de conditions structurelles auquel est soumis objectivement un groupe d’acteurs (mesure multiple d’attributs organisationnels objectifs), soit un ensemble de réactions communes d'acteurs (mesure perceptuelle des attributs individuels), soit un ensemble de perceptions partagées par un groupe d’acteurs en regard à des processus fonctionnels de l'organisation auxquels ils sont confrontés (mesure perceptuelle des attributs organisationnels). 181 Le climat comme configuration d’attributs organisationnels objectifs Identifiée aussi comme une « conception structurelle » (Schneider et Reichers, 1983), cette approche considère le climat comme un objet existant en soi, en tant que caractéristique ou attribut appartenant à l’organisation. Cette école de pensée présume que le climat organisationnel résulte du fait d'être collectivement exposé à des conditions objectives communes telles la taille de l’entreprise, le degré de centralisation, le nombre de paliers hiérarchiques, le type de technologie utilisée, le degré de formalisation. De nos jours, on considère que la contribution de cette approche fut de mettre l’accent sur les déterminants structurels du climat (Brunet et Savoie, 1999; Payne et Pugh, 1976). À cet effet, les recherches de Lawler, Hall et Oldham (1974) ont confirmé l’existence de liens prévisionnels entre des caractéristiques structurelles d'une organisation et le climat de travail perçu. Le climat comme réaction commune d'acteurs Selon cette approche dite subjective, l’individu interprète et répond à des variables situationnistes d’une manière qui lui est avant tout psychologiquement signifiante, et non sur la seule base de conditions externes objectives. À ses débuts, cette mesure du climat s'apparentait fortement à celle de la satisfaction. Plus tard, Joyce et Slocum (1984) ont mis en évidence des « climats collectifs », i.e., des groupes d’individus n’appartenant pas aux mêmes unités administratives mais partageant quand même un vécu comparable au travail. Cette similitude est expliquée par le biais de la personnalité à l’effet que des individus semblables en termes de personnalité, bien qu’exposés à des conditions objectives différentes, peuvent vivre des expériences comparables (Brunet et Savoie, 1999). Ces climats sont dits collectifs ou psychologiques en ce sens qu'ils rendent compte d'un vécu actuel commun à plusieurs individus peu importe leur localisation dans l'organisation ou les organisations. Ainsi les individus méfiants risquent de percevoir l’environnement menaçant où qu’ils soient dans l’organisation et que cet environnement soit réellement menaçant ou non. Le climat comme perception commune d'attributs organisationnels Dans cette optique, le climat apparaît comme « un ensemble d'attributs de l'organisation décrivant la relation entre les acteurs et l'organisation telle que mesurée par la perception que se font la majorité des acteurs de la façon dont ils sont traités et gérés » (Roy, 1989, p. 34). Les acteurs de l’organisation s’appuient naturellement sur ces caractéristiques pour décrire le climat prévalant dans leur milieu de travail, c’est-à-dire le degré 182 RQP, 21(3) d’autonomie, la considération manifestée au travail, la façon de mobiliser les personnels, etc. Cette approche reconnaît aux attributs organisationnels objectifs un rôle de déterminants du climat (approche structurelle) et à la personne, un rôle de modérateur de la perception du climat (approche subjective), mais que c’est de la similitude des perceptions quant à la façon d’être traité que jaillit le climat de travail. Les années soixante-dix Rien de particulier durant cette décennie en ce qui concerne le climat de travail, si ce n’est la confirmation de la prédominance de l’approche perceptuelle des attributs organisationnels et la multiplication des opérationnalisations de cette mesure perceptuelle. En 1983, Brunet en recense plus d’une quinzaine. Dans ces questionnaires, le nombre de dimensions retenues pour mesurer le climat de travail varie selon les auteurs de 4 à 15. Ces dimensions ont la caractéristique commune d’être des perceptions partagées quant à la façon d'être traité dans l’organisation, que ce soit par les autres membres ou par les dispositifs de l’organisation. Toutefois, un ensemble de dimensions clés réapparaissent plus fréquemment dans les typologies (Brunet et Savoie, 1999; Roy, 1989). - Le degré d'autonomie au travail - Le degré de contrôle sur son propre travail - La qualité de l'environnement physique immédiat - La considération et le respect au travail - La qualité des relations intergroupe - Les modalités de mobilisation Les instruments de mesure conçus durant cet âge d’or du climat de travail mesurent des éléments appartenant à l’univers expérienciel de l’emploi, c’est-à-dire cette « bulle » qui entoure tout titulaire de poste, quel que soit son niveau hiérarchique. Elle est composée des responsabilités et tâches qui lui sont confiées, de l’entourage humain avec lequel il transige, de l’environnement physique et technologique dans et par lequel il produit. La qualité des relations qui s’établissent entre le titulaire du poste et ces trois composantes de l’univers de l’emploi indique au titulaire comment il est traité. Et lorsqu’une majorité de travailleurs dans une unité donnée a une perception similaire de la façon d’être traité, alors émerge un climat de travail, ou à tout le moins un micro-climat, car il est partagé et représentatif de ce que ces gens vivent au travail. Durant cette décennie, le climat de travail va paisiblement son chemin. Partie intégrante de la plupart des diagnostics organisationnels, il est considéré de plus en plus comme une condition préalable au succès des transformations organisationnelles d’envergure. De plus, aucune autre notion concurrente de calibre organisationnel ne menace son hégémonie. 183 Les années quatre-vingt Coup de tonnerre dans le ciel calme et serein du climat de travail. Un challenger fortement médiatisé vient de surgir avec force : la culture organisationnelle. L’idée que les organisations puissent être appréhendées par leur culture connaît un essor spectaculaire à la suite de la parution d’In Search of Excellence de Peters et Waterman (1982) et de Corporate Cultures de Deal et Kennedy (1982). Mais l’ouvrage de référence demeure sans contredit Leadership and Organizational Culture d’Edgar Schein (1985, 1992) qui, mieux que quiconque, a su extirper et mettre en valeur la dimension culturelle de la réalité organisationnelle. Cet opus incorpore et intègre de façons conceptuelle et praxéologique les différents niveaux de la culture et les façons complémentaires d’envisager la culture organisationnelle. Bref, un ouvrage qui demeure incontournable bien que, depuis, des milliers de publications ont traité de la culture de l’organisation. Toutefois la conceptualisation et l'opérationnalisation de la culture furent dès le départ duelles et antinomiques. En effet, la façon de concevoir et d'appréhender la culture organisationnelle se regroupe en deux courants divergents de pensée, le courant symbolique et le courant fonctionnaliste. Les symbolistes considèrent l’organisation comme un construit social et doutent de l’existence même de l’organisation telle que la réifient les fonctionnalistes (Albrow, 1980). Ils voient les collectivités comme des processus permettant aux membres de construire cette réalité sociale (Thompson, 1980). La culture devient à la fois un processus et un produit collectifs échappant à l'emprise de toute sous-entité (individu ou groupe). On dit alors que l’organisation « est » une culture. Chez les fonctionnalistes, par contre, la culture existe dans l’organisation par ses manifestations et artefacts qui expriment les valeurs et croyances partagées et sur lesquels les dirigeants peuvent avoir une certaine emprise. On dit alors que l’organisation « a » une culture. L’organisation « est » une culture Pour les symbolistes, la culture organisationnelle est un système d’idées formé des visions du monde et des produits symboliques des porteurs de culture. En tant que système d’idées, il est préférable de ne pas voir la culture comme un patron complexe de comportements concrets — coutumes, usages, traditions, habitudes — mais plutôt comme un ensemble de mécanismes de contrôle — plans, recettes, règles, directives, (ce que les informaticiens appellent programme) — pour la gouverne du comportement (Geertz, 1973). Cet univers conceptuel peut se développer de façon plus ou moins consonante avec les structures du système social et les processus formels. Ce système de symboles-connaissances- 184 RQP, 21(3) significations nécessite d’être interprété, lu ou déchiffré afin d’être compris (Smircich, 1983). Cette perspective symbolique de la culture organisationnelle avance que ce sont les personnes qui construisent l’environnement social, lequel à son tour influence la conduite des personnes. Cette perspective présume que l’environnement social et l’individu ne peuvent être séparés l’un de l’autre — même à des fins d’analyse — et que les membres de systèmes sociaux doivent être considérés comme étant à la fois des agents et des sujets de cet environnement social (Giddens, 1979; Riley, 1983). Il s'ensuit une création simultanée de la structure sociale et de la structure de signification, une évolution des patrons d’interaction en système de contrôle normatif et un lien plus ou moins étroit entre le monde matériel et le monde symbolique (Denison, 1996). La venue en force de l’approche culturelle symbolique dans l’analyse des organisations a été perçue comme une forme de rébellion de caractère ontologique vis-à-vis les paradigmes dominants, eux, à caractère fonctionnaliste. Cette approche culturelle remettait en question et même clouait au pilori le positivisme, la saisie quantitative des phénomènes sociaux, le biais pro-managerial des écrits psychosociaux sur l’organisation auquel souscrivaient notamment théoriciens et praticiens du climat organisationnel (Alvesson, 1989; Burrell et Morgan, 1979; CzarniawskaJoerges, 1992). L’organisation « a » une culture La perspective fonctionnaliste conçoit l’organisation dans une forte relation d'interdépendance avec son environnement, lequel commande des impératifs de conduite que les gestionnaires suscitent par des moyens symboliques (Pfeffer, 1981). Implicite à cette assertion et dans l'esprit de la conception de l'anthropologue Radcliffe-Brown (1952), il y a la croyance que la dimension culturelle, par ses mécanismes adaptatifs, contribue d’une certaine façon à l’équilibre systémique de l’ensemble et à l’efficacité de l’organisation (Chagnon, 1991). En effet, les tenants de l’approche fonctionnaliste en culture organisationnelle postulent que l’efficacité dépend du degré auquel les croyances et les représentations sont partagées chez les membres de l’organisation. Ainsi, une culture bien développée et spécifique aux affaires, à laquelle les gestionnaires et le personnel ont été socialisés à divers moments, est liée à un engagement organisationnel plus grand, un meilleur moral, à plus d’efficience et à plus de productivité (Deal et Kennedy, 1982). Selon le modèle d’analyse de Schein (1985), la culture de l’organisation repose dans les postulats généralement inconscients qui se sont formés et confirmés au fil des incidents critiques qu’a vécu 185 l’entreprise. À un niveau conscient, la culture exprime les valeurs ou les idéaux sociaux et les croyances que les membres de l’organisation en sont venus à partager (Louis, 1980; Martin et Siehl, 1983), c’est l’idéologie de l’organisation. Ces valeurs ou patrons de croyances se manifestent par des dispositifs symboliques tels des mythes (Boje, Fedor et Rowland, 1982), des rituels (Deal et Kennedy, 1982), des histoires et légendes (Mitroff et Kilmann, 1976), un langage spécialisé (Andrews et Hirsch, 1983) et des artéfacts multiples. La métaphore de l’oignon avec ses couches superposées qui seraient successivement les postulats inconscients, l’idéologie, les artefacts, illustrent assez bien le modèle de Schein. Les instruments de mesure se localisent majoritairement au niveau des valeurs. La plupart des auteurs américains et, ces dix dernières années, nombre d’auteurs européens, ont adopté cette vision fonctionnaliste de la culture organisationnelle. Bien qu’ils ne définissent que très sommairement ce qu’ils entendent par culture organisationnelle, ces auteurs développent les techniques, moyens et mesures pour que cette culture contribue à réguler les tensions internes de l’organisation et à adapter l’organisation aux pressions de l’environnement. Ils adhèrent au postulat lewinien de l'influence unilatérale de l'environnement sur la personne lorsqu'ils analysent et interviennent in vivo dans les organisations quoiqu'ils reconnaissent l'interaction personne-environnement dans leurs positions théoriques (Wilkins et Ouchi, 1983). Durant cette décennie ‘80, les courants fonctionnaliste et symbolique de la culture organisationnelle coexistent, croissent et sont publiés en parallèle comme si la vision symbolique était la chasse gardée des théoriciens et chercheurs « qualitatifs » et celle fonctionnaliste, le terrain de prédilection des chercheurs « quantitatifs » et des praticiens. La différenciation entre culture organisationnelle et climat de travail ne pose pas encore de problème autant dans la documentation scientifique que dans les écrits praxéologiques. Il y a une entente assez généralisée à l’effet que l’étude de la culture — vision symbolique — fait appel à des méthodes qualitatives de recherche et considère des aspects singuliers, voire idiosyncrasiques, de l'organisation, excluant ainsi toute comparaison avec d'autres entreprises. À l'inverse, il est reconnu que l'étude du climat organisationnel exige des approches quantitatives dont les résultats permettent des comparaisons inter-organisationnelles. En ce qui concerne la perspective fonctionnaliste de la culture organisationnelle, elle ne se pose pas encore comme le remplaçant du climat bien qu'elle ait déjà adopté la formule de Lewin et l'approche méthodologique du climat. Une contribution majeure qui ne se révèlera que dix ans plus tard 186 RQP, 21(3) Cette décennie bénéficia d’une contribution conceptuelle remarquable qui donnera ultérieurement ses lettres de noblesse à la perspective fonctionnaliste de la culture organisationnelle. Mais au début des années ‘80, l’importance de cette contribution passa relativement inaperçue, surtout à cause des auteurs eux-mêmes. À partir d'une recension exhaustive de la documentation et d'une validation empirique crédible (multidimensional scaling), Rohrbaugh (1981) et Quinn et Rohrbaugh (1983) ont élaboré un modèle intégré des valeurs antinomiques supportant l’efficacité organisationnelle. Ce n’est que plus tard que la teneur proprement axiologique de leur découverte devint apparente : il s’agissait de culture organisationnelle. C’est pourquoi le dernier ouvrage de Cameron et Quinn (1998) s’intitule à juste titre Diagnosing and Changing Organizational Culture. Les résultats de leurs recherches révèlent deux axes principaux permettant de distinguer les valeurs organisationnelles. Le premier axe rend compte d'un continuum « flexibilité - contrôle », tandis que le second témoigne d'un continuum « orientation vers l’interne - orientation vers l’externe ». Le croisement de ces deux axes met en évidence, dans chacun des quadrants, (a) un ensemble de valeurs (b) supportant une stratégie organisationnelle (c) mise en œuvre par des moyens concrets. 1. Orientation vers le soutien (interne et flexibilité) La stratégie de développement des ressources humaines (a) est basée sur la confiance dans le potentiel humain, la synergie et le caractère épanouissant du travail, (b) elle vise à susciter l'engagement, le sentiment de responsabilité et un haut moral et (c) en mettant de l'avant la participation, la coopération, la confiance mutuelle, l’esprit d’équipe et la croissance individuelle. 2. Orientation vers l’innovation (externe et flexibilité) La stratégie de l’expansion et la transformation de l'organisation (a) prend appui sur la confiance dans la capacité d'apprendre, la créativité, la synergie, l'adaptabilité, (b) elle favorise la transformation continue de l'organisation (par croissance interne et/ou acquisition externe) et (c) en misant sur la vigie environnementale, l’anticipation, l’expérimentation, l’innovation. 3. Orientation vers le but (externe et contrôle) La stratégie de maximisation de la production (a) repose sur la foi en la clarté des orientations et en la fermeté de la structuration, (b) elle vise la productivité, la compétitivité et la rentabilité de l’organisation et (c) en mettant l'accent sur la rationalité des décisions, sur les indicateurs de performance, sur l’imputabilité individuelle ou collective et sur la contingence des renforcements. 187 4. Orientation vers les règles (interne et contrôle) La stratégie de consolidation et l’équilibration interne (a) est ancrée dans la valorisation de l'ordre, de la prévisibilité, du contrôle, (b) elle cherche à susciter la stabilité, la continuité, la pleine maîtrise et (c) par la gestion contrôlée de l'information, par la division du travail, par la formalisation des procédures de production, de contrôle et de communication. Ces quatre ensembles axiologiques stratégiques (orientation vers le support, vers l’innovation, vers le but, vers les règles) constitueront au début des années ‘90 le champ axiologique le plus intégré, le mieux documenté et le mieux confirmé scientifiquement. Les années quatre-vingt-dix Au cours de cette période, les coups de butoir épistémologique à l’endroit du climat de travail proviennent prioritairement de l’approche symbolique de la culture alors que la concurrence sur le terrain du diagnostic et de l'intervention émerge de la perspective fonctionnaliste. Ainsi, on a observé une migration des stratégies et tactiques de mesure employées dans la saisie du climat vers la saisie de la culture (vision fonctionnaliste) : glissement progressif de l’approche culturelle du qualitatif vers le quantitatif, adoption de dimensions et de mesures appartenant historiquement au climat pour appréhender la culture, confusion des différents niveaux axiologiques présents simultanément et à tout moment dans l’organisation. La dérive de la culture vers le quantitatif Cette dérive du qualitatif vers le quantitatif constitue une quasiréfutation à la position épistémologique initiale « l’organisation ‘est’ une culture » à l’effet que la culture ne pouvait être mesurée par des instruments, qu’elle ne pouvait qu’être observée et interprétée (Calori et Sarnin, 1991; Chatman, 1991; Denison et Mishra, 1995; Gordon et DiTomaso, 1992; Hofstede, Neuijen, Ohayv et Sanders, 1990; Jermier, Slocum et Gaines, 1991). En 1991, Chagnon effectuant une recension des écrits portant sur 3154 publications apparaissant sous les rubriques organizational culture et corporate culture, découvre seulement 18 études quantitatives avec instruments de mesure, soit six millièmes du total. En 1999, les études empiriques représentent 10 % des écrits en culture de l’organisation. Par exemple, la parution de décembre 1999 de la revue o European Journal of Work and Organizational Psychology (vol. 8, n 4) consacrée à la culture organisationnelle contient cinq articles quantitatifs sur sept. 188 RQP, 21(3) L’emprunt par la culture de dimensions ou d’instruments appartenant au climat Nombre de recherches quantitatives sur la culture organisationnelle s'approprient les dimensions et/ou les instruments appartenant au climat. Par exemple, Chatman (1991), dans son étude de la culture organisationnelle, investigue la prise de risque en tant que trait culturel de l’organisation alors que 20 ans plus tôt, Litwin et Stringer (1968) avaient posé à peu près les mêmes questions sous l’étiquette climat de travail. On peut aussi relever la fameuse question de l’adéquation personneenvironnement étudiée par Joyce et Slocum (1984) dans le cadre d’une étude du climat organisationnel alors que O’Reilly, Chatman et Caldwell (1991) considèrent cette même variable comme relevant d’une étude culturelle. D’autres chercheurs mesurent la culture organisationnelle avec des instruments utilisés antérieurement à d’autres fins. Ainsi, Denison (1996) soutient mesurer la culture organisationnelle avec le Survey of Organizations de Taylor et Bowers (1973), un instrument de mesure du climat de travail. Cooke et Rousseau (1988) décrivent la culture organisationnelle à l’aide d’un instrument mesurant le style de vie des personnes. Ainsi, des questionnaires conçus à d’autres fins sont devenus tout à coup des instruments de mesure de la culture des organisations. Confusion des niveaux axiologiques En référence au modèle de Schein (1985), les tenants de l’école fonctionnaliste ont majoritairement opté pour des mesures s'adressant à la conscience de l’individu plutôt que de sonder son inconscient ou d’interpréter les artéfacts de son environnement. Ce type de mesure est de signification plutôt univoque et facilement accessible par questionnaire. Dans ce cadre, la mesure des valeurs remporte la palme sur celle des normes ou encore des croyances. Cette centration sur la mesure de valeurs passe sous silence le fait qu'à tout moment dans une organisation, différents courants de valeurs se superposent, s’entrechoquent, se modèrent les uns les autres. Les valeurs peuvent être personnelles, professionnelles, organisationnelles, nationales, sociétales et toutes interagir simultanément dans le creuset organisationnel. Le fait que ces valeurs soient présentes dans l’organisation ne signifient pas pour autant qu’elles soient organisationnelles, i.e., qu’elles émergent de la spécificité de cette organisation et qu'elles la caractérisent de manière singulière. Prenons l’exemple des valeurs personnelles de travail telles qu’elles peuvent être appréhendées par le Questionnaire de Valeurs de Travail (QVT) de Perron (1977) ou le Value System Analysis (VSA) de Flowers (1977). Elles sont présentes chez les membres de l’organisation et influencent leur conduite au travail. Ces valeurs personnelles de travail sont 189 plus ou moins partagées parmi le personnel et l’on peut même en dresser la configuration (intensité, étendue) dans l'organisation, mais cela n'en fait pas des valeurs organisationnelles pour autant. La même lecture peut être proposée pour les valeurs professionnelles. Il en est de même pour les valeurs développées dans un pays donné. L’organisation ne peut qu’être imprégnée des valeurs partagées par les habitants de ce pays. À ce propos, les travaux de Hofstede et al. (1990) illustrent bien comment, dans une organisation transnationale, les mêmes composantes axiologiques telles la masculinité-féminité, la distance interpersonnelle varient selon le pays d’adoption. Encore ici, si les valeurs du pays sont présentes à l’intérieur de l’organisation, il ne s'agit pas de valeurs organisationnelles pour autant. Finalement, certaines valeurs de société sont également présentes dans nos organisations, on a qu’à penser à l’éthique protestante qui valorise le travail, la réussite et les bénéfices du travail ou, au contraire, aux valeurs chrétiennes puristes pour lesquelles le travail est souffrance et action expiatoire. Évidemment, la conduite des acteurs organisationnels risque d’être différente selon leur appartenance à l’une ou l’autre éthique, mais ce ne sont pas pour autant des valeurs organisationnelles. Les valeurs de caractère exclusivement organisationnel ont à répondre à certaines exigences. Toute valeur étant l'expression d'une exhortation, d'une incitation à aller dans une certaine direction, à favoriser telle orientation (Chagnon, 1991), les valeurs vraiment organisationnelles devront exprimer comment l'organisation compte satisfaire sa mission. Ce sera donc une expression à caractère stratégique quant à la manière de faire puisqu'il s'agit de la façon pour l'entreprise d'actualiser sa raison d'être et d’assurer sa survie. Et, étant donné leur caractère stratégique, ces valeurs sont forcément limitées en nombre en plus de référer à des conduites organisationnelles et non pas groupales ou individuelles. De plus, elles doivent être en mesure de décrire la configuration axiologique propre à l'organisation cible. C’est ce que le modèle intégré des valeurs organisationnelles de Rohrbaugh (1981), de Quinn et Rohrbaugh (1983) et, ultimement, de Cameron et Quinn (1998) propose. À partir des travaux de ces deux pionniers, un groupe international de chercheurs sous l’impulsion de Karel De Witte (De Witte et Muijen, 1999) a développé l’instrument de mesure FOCUS, lequel s’avère une très bonne mesure de la culture organisationnelle. Ce questionnaire, dont les propriétés métriques sont établies parallèlement dans une dizaine de pays, met l’accent sur les objectifs organisationnels et les moyens favorisés pour atteindre ces objectifs, le tout intégré sous le chapeau des quatre valeurs organisationnelles : support, innovation, règles, objectifs. Actuellement on ne peut mesurer des valeurs à un niveau plus organisationnel. Malheureusement, les auteurs ont dès le départ fusionné climat et culture : l’acronyme FOCUS signifiant « First Organizational Climate/Culture Unified 190 RQP, 21(3) Search ». Heureusement, comme le questionnaire est en deux parties distinctes, la mesure axiologique ne perd aucunement de sa validité et, à ce titre, elle demeure la mesure de référence pour les valeurs de niveau organisationnel. Mais c’est loin d’être le cas en ce qui concerne la mesure du climat. LE CLIMAT DE TRAVAIL ET LA CULTURE ORGANISATIONNELLE DIFFÈRENT À PLUSIEURS ÉGARDS Contenus différents Pour évaluer comment ils sont traités, les employés prennent en compte le degré d'autonomie au travail, de contrôle sur leur propre travail, de qualité de l'environnement physique immédiat, de considération et de respect au travail, de qualité des relations intergroupe, de motivation suscitée par les pratiques dites mobilisatrices. Ces dimensions, qui constituent le coeur du concept de climat de travail selon la recension de Roy (1989) et de Brunet et Savoie (1999), n’ont rien à voir avec les quatre dimensions essentielles de la culture organisationnelle qui ont été exposées précédemment, c’est-à-dire les orientations vers le support, l’innovation, le but, les règles. Liens différents avec l’efficacité organisationnelle Les deux concepts appartiennent à des univers conceptuels différents. Lors d’une enquête en profondeur d’une durée de 8 mois — méthode delphi — auprès de 47 diagnosticiens de l’organisation afin de découvrir leurs représentations de l’efficacité organisationnelle (Morin, Savoie et Beaudin, 1994), jamais la culture organisationnelle en soi ou ses composantes idéologiques, i.e., les valeurs, les normes, les croyances, n’ont été considérées comme faisant partie des composantes de l’efficacité organisationnelle. Pourtant ce fut presque toujours le cas en ce qui concerne le climat de travail. D’ailleurs, à la suite d’une analyse de correspondance, le climat de travail a été confirmé comme faisant partie intégrante de la dimension « Valeurs des Ressources Humaines » de l’efficacité organisationnelle. Lors des entrevues d’approfondissement avec une brochette de ces spécialistes, il est apparu que la culture organisationnelle ou ses éléments est plutôt définie comme un déterminant de l’efficacité organisationnelle, et non comme une de ses composantes. Déterminants distincts Parmi les déterminants du climat de travail qui ont été confirmés en recherche, on note : les contraintes de la structure organisationnelle, le 191 style de gestion des dirigeants, les politiques et les règlements, le système de récompense et de punition, la culture organisationnelle (Brunet et Savoie, 1999). Si on regarde du côté de la culture organisationnelle, on s’aperçoit que les déterminants sont d’un tout autre acabit. En effet, c’est un ensemble d’incidents critiques qui ont marqué l’évolution de l’organisation de sa naissance jusqu’à l’heure actuelle, car la culture organisationnelle est l’intégration, à un moment donné, de la somme des apprentissages significatifs au niveau organisationnel. Lorsque ces expériences de succès ou d’échec perçu sont récupérées et intégrées aux valeurs organisationnelles, elles en arrivent à influencer l’adoption des buts et des moyens privilégiés par les organisations et à prôner/décrier ou prescrire/proscrire les comportements et attitudes individuels et collectifs attendus. C’est ce qu’entendait Edgard Schein (1985) dans sa définition même de la culture en tant que processus : la culture organisationnelle constitue un patron de postulats fondamentaux partagés qui a été appris par un groupe social donné pendant qu’il résolvait ses problèmes d’adaptation externe et d’intégration interne, lequel patron a fonctionné suffisamment bien pour être considéré valide et, conséquemment, être enseigné aux nouveaux membres de l’organisation comme étant la façon correcte de percevoir, de penser et de sentir en regard de ces problèmes. Ces incidents critiques sont martelés par les réactions des dirigeants lors d’événements hautement significatifs pour le corps social, par les discours (cohérents aux actions) répétés des dirigeants, les célébrations, les histoires et mythes qui sont transmis aux recrues. Le climat est lié à la culture, mais de façon très modérée Chagnon (1991) a obtenu une corrélation de 0,24 entre une mesure de la culture organisationnelle qu’il a développé et le Likert Organizational Profile, la mesure la plus classique du climat. Cette corrélation signifie que la culture explique un peu moins de 5 % de la variance du climat de travail. Une recherche récente (GRC-A, 2000) vérifie le lien pouvant exister entre le climat de travail mesuré par le Questionnaire du climat de travail (QCT) (Roy, 1989) et la culture organisationnelle dans les groupes de travail appréhendée par l’Organizational Culture Inventory de Cooke et Laferty (1989) et validée par Cooke et Szumal (1993). L’hypothèse étant que le lien devait être plus fort étant donné qu’on se rapprochait, pour les deux mesures, de l’univers expérientiel de l’emploi. Effectivement, on obtient une corrélation globale de 0,35, soit 12,2 % de variance expliquée. Ce résultat confirme l’existence d’un lien certain entre climat et culture même si la force de ce lien demeure relativement modeste puisqu’il ne constitue pas un élément dominant dans l’explication du climat d’une organisation. À cet égard, on n’a qu’à penser au style de gestion des dirigeants qui explique près de 20 % de la variance du climat d’une entreprise (Likert, 1967; Rousseau, 1983). 192 RQP, 21(3) Effets différents dans l’organisation Le climat de travail s’est avéré le meilleur prédicteur de l’engagement envers l’organisation avec un pourcentage de variance expliquée de l'ordre de 28 % (Savoie, 1992, 1994) et/ou, de son contraire, le désengagement à l'endroit de l’organisation. L'engagement envers l’organisation réfère aux conduites individuelles qui se traduisent par un investissement plus intense en temps, en énergie, en considération envers l’organisation. À l'opposé, le désengagement signifie les comportements manifestes d'échappement, d’évitement, d’absentéisme, d’obstruction, de sabotage même. Cette dynamique d’engagement/désengagement peut être comprise à la lumière du principe de réciprocité : tout individu est porté à traiter son environnement comme il est traité par cet environnement. Cette dynamique se fait sentir sous plusieurs volets dans l’organisation : en effet, le climat de travail prédit la qualité des relations de travail et les intentions de syndicalisation, les conduites à risque et de sécurité au travail, l’absentéisme et l'assiduité, le retard et la ponctualité, le roulement, le transfert des acquis en situation de travail, la santé et le stress au travail, la satisfaction au travail, le rendement au travail, la réussite de changement organisationnel (Brunet et Savoie, 1999). Le climat de travail est lié à l’apparition d'une vaste gamme de comportements pro ou anti-organisation. Selon la perspective fonctionnaliste, les effets de la culture organisationnelle sont d’un tout autre ordre. La culture véhicule un sens de l’identité pour les membres de l’organisation (Deal et Kennedy, 1982; Peters et Waterman, 1982) et elle facilite l’arrimage à quelque chose de plus grand que le soi du travailleur (Martin et Siehl, 1983; Peters et Waterman, 1982; Schall, 1981). La culture est présumée rehausser la stabilité du système social (Louis, 1980) et donner un sens et guider le comportement (Louis, 1980; Martin et Siehl, 1983; Pfeffer, 1981). Outre ces fonctions identitaires et directionnelles attribuées à la culture organisationnelle, celle-ci peut réduire la variabilité des conduites individuelles en patron relativement uniforme et prévisible de comportements (Schwartz et Davis, 1981; Tichy, 1982). La culture organisationnelle a l’insigne avantage de faire converger les conduites dans une direction donnée, car les valeurs organisationnelles possèdent une force d’incitation, d’exhortation, d'orientation. Stratégies différentes de changement Les pratiques à succès lors de changement de climat de travail suivent généralement le patron suivant. Tout d’abord, l’équipe de direction nomme 193 un comité de pilotage composé de représentants des forces vives de l’organisation (direction, syndicats, groupes professionnels) qui, de concert avec un consultant externe, prendra les décisions stratégiques et accompagnera le changement. Ce comité mandate le consultant à l’effet d’effectuer un diagnostic organisationnel portant sur l’état de santé des ressources humaines. Après transmission du projet à tout le personnel, le consultant effectue le diagnostic à l’aide d’instruments appropriés, analyse les données et rédige les rapports tout en informant régulièrement le comité de pilotage de la progression des travaux. Après validation auprès de ce comité, le rapport est diffusé à l’ensemble du personnel. Viennent ensuite deux opérations clé dans le processus de changement. Les problèmes dominants sont discutés avec tous les sous-groupes significatifs de l’organisation afin de trouver des solutions acceptables socialement, financièrement applicables et efficaces. Ces solutions sont évaluées et commentées par le comité. Les solutions retenues sont soumises à nouveau à ces sous-groupes afin d’établir un ordre de priorité. Cette priorisation sert de canevas au comité pour établir le calendrier d’implantation, engager le changement et assurer le suivi. Le tout se déroule en moins de deux ou trois ans (Brunet et Savoie, 1999). Dans le cas du changement culturel, la démarche est différente. Tout commence par un diagnostic ou un choix stratégique effectué par les membres de la coalition dominante. Ceux-ci se dotent d’un conseil stratégique chargé d’implanter le changement culturel. Il y a la formulation de nouvelles valeurs accompagnée d’un battage informationnel justifiant cette réorientation. La structure organisationnelle est redéployée de manière à s’ajuster et supporter cette nouvelle orientation quant à la façon d'accomplir la mission. Le perfectionnement des ressources humaines est transformé en promoteur et soutien actifs de l'évolution culturelle attendue : son rôle est de rendre les acteurs capables de maîtriser les nouvelles habiletés et attitudes requises et de les traduire concrètement en comportements appropriés. Le système de renforcement/punition est réenligné de manière à récompenser les acteurs qui adoptent la nouvelle orientation axiologique et à ignorer ou même pénaliser les acteurs qui tardent à effectuer le virage attendu. Les mises à pied, les démotions, les transferts, les promotions sont marqués par la position des acteurs à l’égard du changement culturel. Le tout se déroule sur une période de cinq à dix ans. Neves (en rédaction) a effectué une synthèse des méthodes de changement culturel qui réussissent. CONCLUSION En dépit des distinctions praxéologiques, quasi-expérimentales, empiriques mises en lumière, la confusion entre climat de travail et culture 194 RQP, 21(3) organisationnelle se maintient, voire s’accentue. En effet, une tendance contemporaine incite à assimiler le climat à la culture en réduisant le climat au statut de manifestation de la culture ou à en faire une résultante de la culture. Dans le premier cas, les corrélations entre climat de travail et culture organisationnelle devrait être près de 1,0 et, dans le second cas, la culture devrait être la variable prévisionnelle la plus puissante, expliquant au moins 50 % de la variance. Aucune étude quasi-expérimentale ne présente de tels résultats, loin s’en faut. Alors pourquoi cette confusion? Cette confusion climat-culture n’existe qu’entre le climat de travail et la perspective fonctionnaliste de la culture organisationnelle, celle considérant la culture comme un outil de gestion et faisant appel à des méthodes quantitatives. La perspective symbolique de la culture a établi et maintenu ses prises de position épistémologiques, souvent antagonistes à celles du climat. Donc, dans ces derniers paragraphes, la culture organisationnelle devra être entendue dans le sens fonctionnaliste du terme. Premièrement, tant la culture organisationnelle que le climat de travail sont des représentations partagées par les acteurs de l’organisation. Ceci signifie que le phénomène existe à l’extérieur des acteurs, mais qu’on l’appréhende dans la tête de l’acteur selon la formule consacrée de Tagiuri et Litwin (1968). Sous cet angle, climat et culture ne se différencient pas. Cette disposition exclut cependant la prise en compte du niveau des artefacts et autres manifestations tangibles pour la culture de même que la composante structurelle pour le climat étant donné que ces types d’éléments sont dits objectifs, donc accessibles à tout observateur externe à l’organisation. Deuxièmement, il s’agit de représentations partagées. Cela signifie que tant l’un que l’autre n’a de réalité psychosociale que par la proportion d’adhérents qui, dans une unité donnée, partage ces postulats ou ces perceptions. Implicitement, l’influence de la culture ou du climat sur la conduite des acteurs dépendra de leur degré d’adhésion à ces postulats ou perceptions. En regard de la notion de partage ou de communalité, le climat et la culture peuvent être facilement confondus car ces deux concepts dépendent de la validation sociale émergeant de la reconnaissance collective pour que leur existence et leur puissance soient confirmées. Troisièmement, ces représentations portent sur des réalités intangibles non directement observables mais décodables dans le discours ou les gestes des acteurs, et ce, sans nécessiter d’interprétations. Ces réalités intangibles sont du domaine des cognitions axiologiques dans le cas de la culture, les « postulats de base … qui ont fonctionné suffisamment bien au point qu’on les considère valides et qu’en conséquence on les enseigne 195 aux nouveaux membres » de Schein (1985, 1990, 1992); et dans le cas du climat, elles relèvent de l’expérience vécue, plus précisément « des perceptions communes quant à la façon d’être traité par et dans l’organisation » (Roy, 1989). Les cognitions et les perceptions constituent une première distinction entre climat et culture. La différence provenant des cognitions dans la culture et des perceptions dans le climat n’est pas sans conséquence car elle détermine les contenus mêmes de l’un et l’autre concept : les valeurs organisationnelles de type Quinn et Rohrbaugh (1983) et opérationnalisées à la manière de De Witte (De Witte et Muijen, 1999) dans le cas de la culture, les éléments de l’univers expérientiel de l’emploi de type Likert (1967) ou Roy (1989), dans le cas du climat. Sur ce plan, aucune confusion n’est tolérable. L’analyse de la documentation a conduit les auteurs aux constats suivants, constats non-anticipés au départ de cette étude sur le climat organisationnel et la culture organisationnelle : - ils proviennent de traditions scientifiques différentes; - ils sont conceptuellement distincts; - ils sont le produit de déterminants différents; - ils suscitent des effets organisationnels différents. - et surtout, aucune recherche scientifique démontre actuellement que le climat de travail dérive ou soit l’expression de la culture organisationnelle comme le présume une fâcheuse tendance contemporaine. Ainsi, il serait coûteux de confondre ou d’assimiler climat et culture organisationnels, car on se priverait de deux phénomènes psychosociaux naturels émergeant dans toute organisation, l'un dès sa fondation — le climat —, l'autre au fur et à mesure de son histoire — la culture —. Comme l’analyse le démontre si bien Gomes (2000) dans « Cultura organizacional, comunicaçao e identitade », la culture organisationnelle, c’est l’identité profonde de l’organisation. Cette identité établit de façon incitative ou normative ce qui se fait et ce qui ne se fait pas dans l’organisation, ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas, ce qui est désirable et ce qui ne l’est pas. Aucun consultant digne de ce nom ne peut se permettre d’ignorer l’identité du système social auprès duquel il intervient, tout comme aucun nouveau dirigeant ne peut se payer le luxe de gérer sans tenir compte de cette identité. Quant au climat, c’est l’humeur de l’organisation, c’est l’atmosphère qui délimite le champ du possible en ce qui concerne l’implication et l’engagement réels des personnels envers l’organisation. En effet, l’être humain agit généralement selon le principe de la réciprocité, en ce sens qu’il tend à redonner en proportion de ce qu’il reçoit. Comme le climat équivaut à la perception qu’a le personnel de la façon d’être traité dans et 196 RQP, 21(3) par l’organisation, il établit de ce fait l’investissement que le personnel est disposé à retourner vers l’organisation (Brunet et Savoie, 1999). D’où l’importance primordiale du climat de travail pour optimiser l’apport des ressources humaines durablement, efficacement, positivement. Ces deux phénomènes caractérisant le vécu et les pratiques organisationnels commencent à être sérieusement connus puisque la recherche et la praxis accumulent depuis un demi-siècle une documentation de plus en plus pertinente et fonctionnelle. De phénomènes observés et décrits, le climat de travail et la culture organisationnelle (vision fonctionnaliste) sont passés au statut de dispositifs psychosociaux naturels et modifiables. Le courant symbolique en culture organisationnelle demeure une voie privilégiée pour la connaissance en profondeur de l'unicité d’une organisation. Le climat et la culture organisationnels sont probablement les deux construits les plus puissants actuellement disponibles pour comprendre les aspects expressifs, communicatifs et humains de l’organisation et leur importance dans le façonnement de la vie organisationnelle. Abstract Organizational climate and culture : Twice the same? Through fifty years of research and practice, organisational climate and culture are scrutinized. This paper tries to discover how sound is the contemporary trend of subjugating organisational climate to organisational culture. Key words : climate, culture, organisation, concept Références Albrow, M. (1980). The dialectic of science and values in the study of organizations. In G. Salaman et K. Thompson (Éds), Control and ideology in organizations. Cambridge : MIT Press. Alvesson, M. (1989). The culture perspective on organizations : Instrumental values and basic features of culture. Scandinavian Journal of Management, 5(2), 123-136. Andrews, J. A. 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