Notes sur les représentations cosmogoniques dogon, bambara et

Tal Tamari
Notes sur les représentations cosmogoniques dogon, bambara
et malinké et leurs parallèles avec la pensée antique et
islamique
In: Journal des africanistes. 2001, tome 71 fascicule 1. pp. 93-111.
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Tamari Tal. Notes sur les représentations cosmogoniques dogon, bambara et malinké et leurs parallèles avec la pensée antique
et islamique. In: Journal des africanistes. 2001, tome 71 fascicule 1. pp. 93-111.
doi : 10.3406/jafr.2001.1253
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jafr_0399-0346_2001_num_71_1_1253
Tal
TAMARI*
Notes
sur
les
représentations
cosmogoniques
dogon,
bambara
et
malinké
et
leurs
parallèles
avec
la
pensée
antique
et
islamique
Dès
1946,
l'année
de
ses
entretiens
avec Ogotemmêli,
Marcel Griaule
avait
envisagé
des
liens
entre
les
civilisations
ouest-africaines
et
celles
de
l'antiquité.
Des
croyances
et
objets
dogon
lui
rappelaient
tantôt
des
faits
égyptiens,
tantôt
des
faits
helléniques
;
«
ces
hommes
»,
écrivait-il,
«
vivent
sur
une
cosmogonie,
une
métaphysique,
une
religion
qui
les
mettent
à
hauteur
des
peuples antiques
et
que
la
christologie
elle-même
étudierait
avec
profit
»
;
ils
possèdent «
une
cosmogonie
aussi
riche
que
celle
d'Hésiode
x
».
Dans
un
article
que
Marcel Griaule
et
Germaine
Dieterlen
ont
publié
ensemble
quelques
années
plus
tard,
ceux-ci
déclarèrent
:
«
Une
équipe
française
a
découvert,
au
Soudan,
chez
des
peuples
divers
[...] des
philoso
phies,
des
ontologies,
des
métaphysiques
qu'il
n'est plus
permis
d'ignorer
et
dont
la
qualité
principale
est
la
cohérence.
[...]
Il
importe
peu,
pour
le
moment,
que
les
Noirs
aient
développé
une
pensée
originale
ou
que
celle-ci
soit
imitée
de
celle
des civilisations
anciennes
2
.
»
Dans
son
Essai
sur
la
religion
bambara,
Germaine
Dieterlen
évoque
à
plusieurs
reprises
les
simi
litudes
entre
la
pensée
des
peuples
soudanais
et
celle
des
peuples
de
l'anti
quité,
qu'elle
conçoit
le
plus souvent
sur
un
modèle
historique
:
«
[...]
ce
vaste
ensemble
devra
être
situé
par
rapport
au
système
méditerranéen
et
asiatique. Et sans doute
cette
recherche
de
position
fera-t-elle
surgir
des
*
Laboratoire
Systèmes
de
pensée
en
Afrique
noire,
27,
rue
Paul
Bert,
94204
Ivry-sur-Seine.
1
Griaule
1975
:
préface
non
paginée.
(lre
éd.
:
1948).
2
Griaule
et
Dieterlen
1950
:
50.
Par
«
Soudan
»,
il
faut
entendre,
dans
les
écrits
de
cette
époque,
le
Soudan
français,
qui
a
pris
le
nom
du
Mali
à
l'indépendance.
Cependant,
comme
on
le
verra
par
la
suite,
une
autre
signification
du
terme
«
Soudan»
est
aussi
pertinente
:
la
portion
de
l'Afrique
subsaharienne
connue
des
Arabes
au
Moyen
Âge.
En
effet,
le
Mali
actuel
est
entièrement
situé
dans
cette
ancienne
zone
d'échanges
entre
les
deux
rives
du
Sahara.
Journal
des
Africanistes
71
(1)
2001
:
93-111
94
Tal
Tamari
problèmes
d'emprunts,
de
migrations,
d'assimilation
»
3.
«
II
conviendrait
de
ne
pas
négliger
les
influences
subies
par
les
Bambara
du
fait
de
leurs
contacts
avec
les
autres
populations
soudanaises
lesquelles
sont,
depuis
une
haute
époque,
en relations
avec
le
bassin
méditerranéen
»
4.
« Originale
ou
non,
la
pensée
religieuse
des
Noirs
prendrait
sa
place
dans
la
philosophie
de
l'histoire
et
dans
l'histoire
de l'humanité »
5.
Germaine
Dieterlen
n'a
jamais
cessé,
par
la
suite
et
jusqu'à
la
fin
de
sa
vie,
d'évoquer
lors
de
ses
interventions
dans
les
séminaires
de
l'École
pratique
des
hautes
études
et
du
laboratoire
«
Systèmes
de
pensée
en
Afri
que
noire
»
des
parallèles
entre
la
pensée
des
peuples
qu'elle
étudiait
et
celle
des
Grecs
et
des Égyptiens
6.
Elle
en
vint
cependant
à
insister
fort
ement
sur
l'évolution
autonome
de
la
pensée
soudanaise
et
à
récuser
toute
influence
islamique,
qu'elle
avait
pourtant
évoquée
volontiers
dans
son
Essai
:
«
Les
empires
du
Mali,
notamment, en
favorisant
l'expansion
de
l'islam
ont
entretenu
au
cœur
du
Soudan
un
foyer
qui
a
laissé
des traces
dans
les
institutions
sociales
et
religieuses
des
Bambara
7.
»
Les
rapprochements
proposés
par
Marcel Griaule
et
Germaine
Dieterlen
entre
la
pensée
de
certains
peuples
africains
et
celle
des
civilisations
de
l'antiquité
furent
initialement
bien
accueillis.
Dans
son
influent
Essai
sur
la
formation
de
la
pensée
grecque,
Pierre-Maxime
Schuhl
écrivit
:
«
Les
données
que
nous
devons
à
présent
à
des
inves
tigations
comme
celles
de
Marcel
Griaule
paraissent
devoir
appeler des
synthèses
nouvelles
et
fournissent
de
curieux
termes
de
comparaison.
Une
influence
indirecte
des
mythes
grecs
sur
la
mythologie
soudanaise
n'est
d'ailleurs
pas
impossible
»
8.
Sans
attendre
la
publication
des
principaux
travaux
de
Marcel
Griaule,
l'helléniste
Henri
Jeanmaire
avait
écrit
:
«
[...]
le
choix d'exemples
africains
se
recommande
particulièrement
lorsqu'il
s'agit
d'éclairer
le
passé
éloigné
ou
la
préhistoire
des
sociétés
méditerranéen
nes
»
9.
«
On
ne
saurait
trop
insister
sur
le
fait
que
cette
discipline
[l'ethno
graphie
comparée]
ne
traite
pas
et
pour
cause
de
populations
"
sau
vages
"
ou
"
primitives
",
encore
que
son
vocabulaire
ait
contribué
à
3
Dieterlen
1988
:
253.
(lre
éd.
:
1951).
4
Ibid.:
21.
5
Ibid.
:
254.
6
Séminaires
auxquels
nous
avons
eu
le
privilège
d'assister
respectivement
depuis
1
978
(EPHE)
et
1985
(L.A.221
du
CNRS).
7
Dieterlen
op.
cit.
:
21.
8
Schuhl
1949
:
xrv-xv.
9
Jeanmaire
1939
:
156.
Journal
des
Africanistes
71
(1)
2001
:
93-111
Cosmogonie
et
pensée
antique
et
islamique
95
accréditer
sur
ce
point
de
tenaces
confusions
»
10.
Cet
auteur semble
avoir
hésité,
pour
la
compréhension
des
similitudes
entre
institutions
grecques
et
africaines,
entre
une
explication
en
termes
d'«
aires
»
ou
ď
«
ères
»
(appartenance
ancienne
à
un
même
ensemble
culturel
ou
étapes
analogues
dans
le
développement historique)
n,
ce
qui
ne
l'empêcha pas
de
procéder
à
l'analyse
des
faits
africains
comme préalable
à
son
interprétation
des
sociétés
helléniques
12.
Joseph
Chelhod
avait
estimé
que
l'étude
du
mythe
dogon
pourrait
permettre
de
mieux comprendre
certains
passages
du
Coran, sans
se
douter
de
l'éventualité
d'une
influence
historique
13.
En
revanche, Jean-Pierre
Vernant avait
formulé
des
réserves
d'ordre
méthodologique
14.
Les
parallèles,
relevés
ou
non par
Marcel
Griaule,
Germaine
Dieterlen
et
leurs
proches
collaborateurs,
entre
les
cosmologies
et
les
théodicées
ouest-africaines,
d'une
part,
et
les
pensées
antique
et
chrétienne,
d'autre
part,
s'ajoutant aux
spécificités
de
leurs
méthodes d'enquête,
ont
cependant
fini
par
provoquer
un
certain scepticisme
15.
Dans
ces
quelques
pages,
nous
suggérons
que
certaines
ressemblances
avec
la
pensée antique
pourraient
s'expliquer
grâce
à
une
transmission
indirecte
par
l'islam,
qui
a
puisé
largement
dans
l'héritage
hellénistique
;
sur
de
nombreux
points,
les
dis
cours
recueillis
par
Marcel Griaule
et
Germaine
Dieterlen
rejoignent
des
doctrines
musulmanes.
Or,
en
Afrique
occidentale
soudano-sahélienne,
l'islam
est
millénaire,
et
dans
les
régions
étudiées
par
ces
auteurs,
son
influence
ou
en
tout
cas
son
autorité
politique
s'était
considérablement
renforcée
depuis
deux
siècles.
Le
fort
pourcentage
de
mots
d'origine
arabe
dans
les
langues
ouest-africaines,
et
singulièrement
dans
le
vocabulaire
religieux
16,
constitue
déjà
un
élément
de
présomption
en
faveur
d'une
influence
islamique,
même
si
on
conçoit
celle-ci
et
plusieurs
faits
suggèrent
qu'on
le
doit
sur
le
modèle
de
l'osmose
et
la
réalisation
de
10
Ibid.
:
157.
11
Ibid.
:
155-171.
12
Ibid.
:
155-223.
Cet
auteur
se
fonde
sur
une
importante
sélection
des
meilleures
ethnogra
phies
alors
réalisées,
portant
sur
les
différentes
régions
de
l'Afrique
subsaharienne.
À
propos
des
Bambara,
la
population
sur
laquelle
il
s'étend
le
plus
longuement,
il
cite
les
travaux
de
Maurice
Delafosse,
Charles
Monteil,
l'abbé
Joseph
Henry,
Louis
Tauxier
et
Léo
Frobenius.
À
propos
des
Dogon,
il
cite
l'ouvrage
de
Louis
Desplagnes
et
les
travaux,
en
cours
de
publication
ou
de
rédaction,
de
l'équipe
Griaule.
13
Chelhod
1954.
14
Vernant
1951.
15
Par
exemple,
de
la
part
de
Walter
E.
A.
van
Beek
(1991),
pour
citer
le
cas
le
plus
extrême.
Pour
une
approche
plus
pondérée,
voir
Clifford
1981.
16
Maurice
Delafosse
(1955
:
ii-in)
estime
que
près
de
vingt
pour
cent
des
racines
de
la
langue
mandingue
sont
empruntées
à
l'arabe,
ou
bien
ont
transité
par
cette
langue.
Journal
des
Africanistes
71
(1)
2001
:
93-111
96
Tal
Tamari
nouvelles
synthèses,
plutôt
que
sur
celui de
l'éradication
ou
du
remplace
ment
17.
Les
quelques
remarques
qui
suivent
sont
fondées
sur
la
relecture
des
travaux
de
Germaine
Dieterlen,
comme
aussi
d'autres
chercheurs travaillant
dans
les
aires
culturelles
mandingue
(bambara
et
malinké)
ou
dogon,
à
la
lumière
des
enquêtes
de
terrain
que
nous
menons
depuis
quelques
années
sur
l'enseignement
islamique
de
haut
niveau
au
Mali
(principalement
dans
la
Région
de
Ségou)
:
commentaires
du
Coran,
mais aussi
traductions
et
explications
des
manuels de
théologie
et
de
grammaire,
énoncés
oralement
en
bambara
18
enquêtes
que
nous devons
progressivement étendre
pour
traiter
de
la
totalité
des
matières
du
cursus
supérieur.
Cette
expérience
permet
d'ores
et
déjà
d'affirmer
que,
si
les
correspondances
entre
croyances
africaines
et
énoncés
coraniques
se repèrent
plus
facilement,
l'influence
de
la
réflexion
doctrinale
musulmane
proprement
dite
est
au
moins
aussi
consi
dérable.
Dans
les
paragraphes
qui
suivent,
nous
laissons
délibérément
de
côté
l'évaluation
des
méthodes
de
travail
sur
le
terrain
employées
par
les
premiers
chercheurs,
et
en
particulier
la
question
de
la
représentativité
des
données
recueillies
par
Marcel
Griaule,
Germaine
Dieterlen
et
leurs
collaborateurs.
Ces
données
correspondent
en
tout
cas
à
un
milieu
plus
vaste
que
celui
constitué
par
leurs
seuls
informateurs,
car
des
chercheurs
travaillant
de
manière
autonome,
et
même
au-delà
de
l'aire géographique
(circonscrite
au
Mali)
initialement
étudiée,
ont
recueilli
des
discours
en partie
semblables
{cf.
infra,
pp.
104-105).
Nous
pensons
également
pouvoir
affirmer,
grâce
à
l'analyse
précise des
concepts
et
du
vocabulaire
utilisé
pour
les
exprimer,
que
dans
cette
zone
sans
accès
à
la
mer,
l'influence
principale
est
celle
de
l'islam
et
non
du
christianisme
19,
d'implantation
récente.
En
revanche,
nous
n'excluons
pas
la
possibilité
que
certaines
similitudes
entre
les
systèmes
de
17
Nous
pensons
notamment
aux
travaux
de
René
Bravmann
(1974)
et
de
Robert
Launay
(1992),
qui
montrent
la
persistance
des
cultes
de
masques
chez
des
populations
islamisées
de
langue
ou
d'origine
mandingue
au
Ghana
et
en
Côte
d'Ivoire,
ou
encore
à
la
recherche
de
Mahir
Saul
(1998),
qui
analyse
«
l'incorporation
mimétique
»
des
éléments
islamiques
dans
la
pratique
religieuse
des
Bobo
du
Burkina
Faso,
demeurés
attachés
à
leur
religion
traditionnelle.
Mahir
Saul
montre
notamment
comment
certains
traits
architecturaux
des
autels
bobo
s'ins
pirent
de
ceux
des
mosquées,
alors
que
des
formules
islamiques
sont
prononcées
à
des
moments
critiques
lors
de
l'accomplissement
des
rites
non
musulmans.
Certains
chercheurs
ont
vu,
dans
les
systèmes
complexes
de
signes
graphiques
caractéristiques
de
nombreuses
sociétés
de
l'Afrique
occidentale
soudano-sahélienne,
une
tentative
d'émulation
de
l'écriture
apportée
par
l'islam.
18
Pour
les
premiers
résultats
de
cette
recherche,
voir
Tamari
1996.
19
À
l'encontre
du
point
de
vue
présenté
par
Walter
van
Beek
1991,
particulièrement
pp.
156-
158,
1992
:
216.
Journal
des
Africanistes
71
(1)
2001
:
93-111
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