Tal Tamari Notes sur les représentations cosmogoniques dogon, bambara et malinké et leurs parallèles avec la pensée antique et islamique In: Journal des africanistes. 2001, tome 71 fascicule 1. pp. 93-111. Citer ce document / Cite this document : Tamari Tal. Notes sur les représentations cosmogoniques dogon, bambara et malinké et leurs parallèles avec la pensée antique et islamique. In: Journal des africanistes. 2001, tome 71 fascicule 1. pp. 93-111. doi : 10.3406/jafr.2001.1253 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jafr_0399-0346_2001_num_71_1_1253 Tal TAMARI* Notes sur les représentations cosmogoniques dogon, bambara et malinké et leurs parallèles avec la pensée antique et islamique Dès 1946, l'année de ses entretiens avec Ogotemmêli, Marcel Griaule avait envisagé des liens entre les civilisations ouest-africaines et celles de l'antiquité. Des croyances et objets dogon lui rappelaient tantôt des faits égyptiens, tantôt des faits helléniques ; « ces hommes », écrivait-il, « vivent sur une cosmogonie, une métaphysique, une religion qui les mettent à hauteur des peuples antiques et que la christologie elle-même étudierait avec profit » ; ils possèdent « une cosmogonie aussi riche que celle d'Hésiode x ». Dans un article que Marcel Griaule et Germaine Dieterlen ont publié ensemble quelques années plus tard, ceux-ci déclarèrent : « Une équipe française a découvert, au Soudan, chez des peuples divers [...] des philoso phies, des ontologies, des métaphysiques qu'il n'est plus permis d'ignorer et dont la qualité principale est la cohérence. [...] Il importe peu, pour le moment, que les Noirs aient développé une pensée originale ou que celle-ci soit imitée de celle des civilisations anciennes 2 . » Dans son Essai sur la religion bambara, Germaine Dieterlen évoque à plusieurs reprises les simi litudes entre la pensée des peuples soudanais et celle des peuples de l'anti quité, qu'elle conçoit le plus souvent sur un modèle historique : « [...] ce vaste ensemble devra être situé par rapport au système méditerranéen et asiatique. Et sans doute cette recherche de position fera-t-elle surgir des 21* Griaule Laboratoire 1975 et Dieterlen Systèmes : préface1950 de nonpensée :paginée. 50. Par en Afrique (lre « Soudan éd. :noire, 1948). », il27,faut rueentendre, Paul Bert,dans 94204 lesIvry-sur-Seine. écrits de cette époque, le Soudan français, qui a pris le nom du Mali à l'indépendance. Cependant, comme on le verra par la suite, une autre signification du terme « Soudan» est aussi pertinente : la portion de l'Afrique subsaharienne connue des Arabes au Moyen Âge. En effet, le Mali actuel est entièrement situé dans cette ancienne zone d'échanges entre les deux rives du Sahara. Journal des Africanistes 71 (1) 2001 : 93-111 94 Tal Tamari problèmes d'emprunts, de migrations, d'assimilation » 3. « II conviendrait de ne pas négliger les influences subies par les Bambara du fait de leurs contacts avec les autres populations soudanaises lesquelles sont, depuis une haute époque, en relations avec le bassin méditerranéen » 4. « Originale ou non, la pensée religieuse des Noirs prendrait sa place dans la philosophie de l'histoire et dans l'histoire de l'humanité » 5. Germaine Dieterlen n'a jamais cessé, par la suite et jusqu'à la fin de sa vie, d'évoquer lors de ses interventions dans les séminaires de l'École pratique des hautes études et du laboratoire « Systèmes de pensée en Afri que noire » des parallèles entre la pensée des peuples qu'elle étudiait et celle des Grecs et des Égyptiens 6. Elle en vint cependant à insister fort ement sur l'évolution autonome de la pensée soudanaise et à récuser toute influence islamique, qu'elle avait pourtant évoquée volontiers dans son Essai : « Les empires du Mali, notamment, en favorisant l'expansion de l'islam ont entretenu au cœur du Soudan un foyer qui a laissé des traces dans les institutions sociales et religieuses des Bambara 7. » Les rapprochements proposés par Marcel Griaule et Germaine Dieterlen entre la pensée de certains peuples africains et celle des civilisations de l'antiquité furent initialement bien accueillis. Dans son influent Essai sur la formation de la pensée grecque, Pierre-Maxime Schuhl écrivit : « Les données que nous devons à présent à des inves tigations comme celles de Marcel Griaule paraissent devoir appeler des synthèses nouvelles et fournissent de curieux termes de comparaison. Une influence indirecte des mythes grecs sur la mythologie soudanaise n'est d'ailleurs pas impossible » 8. Sans attendre la publication des principaux travaux de Marcel Griaule, l'helléniste Henri Jeanmaire avait écrit : « [...] le choix d'exemples africains se recommande particulièrement lorsqu'il s'agit d'éclairer le passé éloigné ou la préhistoire des sociétés méditerranéen nes » 9. « On ne saurait trop insister sur le fait que cette discipline [l'ethno graphie comparée] ne traite pas — et pour cause — de populations " sau " ou " primitives ", encore que son vocabulaire ait contribué à vages 3 Dieterlen 1988 : 253. (lre éd. : 1951). 4 Ibid.: 21. 5 Ibid. : 254. 6 Séminaires auxquels nous avons eu le privilège d'assister respectivement depuis 1 978 (EPHE) et 1985 (L.A.221 du CNRS). 7 Dieterlen op. cit. : 21. 8 Schuhl 1949 : xrv-xv. 9 Jeanmaire 1939 : 156. Journal des Africanistes 71 (1) 2001 : 93-111 Cosmogonie et pensée antique et islamique 95 accréditer sur ce point de tenaces confusions » 10. Cet auteur semble avoir hésité, pour la compréhension des similitudes entre institutions grecques et africaines, entre une explication en termes d'« aires » ou ď « ères » (appartenance ancienne à un même ensemble culturel ou étapes analogues dans le développement historique) n, ce qui ne l'empêcha pas de procéder à l'analyse des faits africains comme préalable à son interprétation des sociétés helléniques 12. Joseph Chelhod avait estimé que l'étude du mythe dogon pourrait permettre de mieux comprendre certains passages du Coran, sans se douter de l'éventualité d'une influence historique 13. En revanche, Jean-Pierre Vernant avait formulé des réserves d'ordre méthodologique 14. Les parallèles, relevés ou non par Marcel Griaule, Germaine Dieterlen et leurs proches collaborateurs, entre les cosmologies et les théodicées ouest-africaines, d'une part, et les pensées antique et chrétienne, d'autre part, s'ajoutant aux spécificités de leurs méthodes d'enquête, ont cependant fini par provoquer un certain scepticisme 15. Dans ces quelques pages, nous suggérons que certaines ressemblances avec la pensée antique pourraient s'expliquer grâce à une transmission indirecte par l'islam, qui a puisé largement dans l'héritage hellénistique ; sur de nombreux points, les dis cours recueillis par Marcel Griaule et Germaine Dieterlen rejoignent des doctrines musulmanes. Or, en Afrique occidentale soudano-sahélienne, l'islam est millénaire, et dans les régions étudiées par ces auteurs, son influence — ou en tout cas son autorité politique — s'était considérablement renforcée depuis deux siècles. Le fort pourcentage de mots d'origine arabe dans les langues ouest-africaines, et singulièrement dans le vocabulaire religieux 16, constitue déjà un élément de présomption en faveur d'une influence islamique, même si on conçoit celle-ci — et plusieurs faits suggèrent qu'on le doit — sur le modèle de l'osmose et la réalisation de 10 Ibid. : 157. 11 Ibid. : 155-171. 12 Ibid. : 155-223. Cet auteur se fonde sur une importante sélection des meilleures ethnogra phies alors réalisées, portant sur les différentes régions de l'Afrique subsaharienne. À propos des Bambara, la population sur laquelle il s'étend le plus longuement, il cite les travaux de Maurice Delafosse, Charles Monteil, l'abbé Joseph Henry, Louis Tauxier et Léo Frobenius. À propos des Dogon, il cite l'ouvrage de Louis Desplagnes et les travaux, en cours de publication ou de rédaction, de l'équipe Griaule. 13 Chelhod 1954. 14 Vernant 1951. 15 Par exemple, de la part de Walter E. A. van Beek (1991), pour citer le cas le plus extrême. Pour une approche plus pondérée, voir Clifford 1981. 16 Maurice Delafosse (1955 : ii-in) estime que près de vingt pour cent des racines de la langue mandingue sont empruntées à l'arabe, ou bien ont transité par cette langue. Journal des Africanistes 71 (1) 2001 : 93-111 96 Tal Tamari nouvelles synthèses, plutôt que sur celui de l'éradication ou du remplace ment 17. Les quelques remarques qui suivent sont fondées sur la relecture des travaux de Germaine Dieterlen, comme aussi d'autres chercheurs travaillant dans les aires culturelles mandingue (bambara et malinké) ou dogon, à la lumière des enquêtes de terrain que nous menons depuis quelques années sur l'enseignement islamique de haut niveau au Mali (principalement dans la Région de Ségou) : commentaires du Coran, mais aussi traductions et explications des manuels de théologie et de grammaire, énoncés oralement en bambara 18 — enquêtes que nous devons progressivement étendre pour traiter de la totalité des matières du cursus supérieur. Cette expérience permet d'ores et déjà d'affirmer que, si les correspondances entre croyances africaines et énoncés coraniques se repèrent plus facilement, l'influence de la réflexion doctrinale musulmane proprement dite est au moins aussi consi dérable. Dans les paragraphes qui suivent, nous laissons délibérément de côté l'évaluation des méthodes de travail sur le terrain employées par les premiers chercheurs, et en particulier la question de la représentativité des données recueillies par Marcel Griaule, Germaine Dieterlen et leurs collaborateurs. Ces données correspondent en tout cas à un milieu plus vaste que celui constitué par leurs seuls informateurs, car des chercheurs travaillant de manière autonome, et même au-delà de l'aire géographique (circonscrite au Mali) initialement étudiée, ont recueilli des discours en partie semblables {cf. infra, pp. 104-105). Nous pensons également pouvoir affirmer, grâce à l'analyse précise des concepts et du vocabulaire utilisé pour les exprimer, que dans cette zone sans accès à la mer, l'influence principale est celle de l'islam et non du christianisme 19, d'implantation récente. En revanche, nous n'excluons pas la possibilité que certaines similitudes entre les systèmes de 17 Nous pensons notamment aux travaux de René Bravmann (1974) et de Robert Launay (1992), qui montrent la persistance des cultes de masques chez des populations islamisées de langue ou d'origine mandingue au Ghana et en Côte d'Ivoire, ou encore à la recherche de Mahir Saul (1998), qui analyse « l'incorporation mimétique » des éléments islamiques dans la pratique religieuse des Bobo du Burkina Faso, demeurés attachés à leur religion traditionnelle. Mahir Saul montre notamment comment certains traits architecturaux des autels bobo s'ins pirent de ceux des mosquées, alors que des formules islamiques sont prononcées à des moments critiques lors de l'accomplissement des rites non musulmans. Certains chercheurs ont vu, dans les systèmes complexes de signes graphiques caractéristiques de nombreuses sociétés de l'Afrique occidentale soudano-sahélienne, une tentative d'émulation de l'écriture apportée par l'islam. 18 Pour les premiers résultats de cette recherche, voir Tamari 1996. 19 À l'encontre du point de vue présenté par Walter van Beek 1991, particulièrement pp. 156158, 1992 : 216. Journal des Africanistes 71 (1) 2001 : 93-111 Cosmogonie et pensée antique et islamique 97 pensée ouest-africains, d'une part, et philosophie ou théologie grecque ou égyptienne, d'autre part, sont indépendantes de l'islam : convergences résul tant de trajets historiques distincts ? surorientation des questions lors des enquêtes de terrain ? influence directe ou indirecte, transmise par une tradi tion culturelle qu'il faudrait encore identifier ? De même, nous n'excluons pas une forte relation entre les pensées égyptienne et grecque. La philoso phie néoplatonicienne, qui s'est élaborée en grande partie sur le sol égyptien, aurait-elle reçu l'empreinte des théologies développées ou conservées dans les temples de ce pays 20 ? Enfin, nous soulignons que cette étude n'est qu'une ébauche, qui doit être complétée par la suite ; nous avons cependant tenu à consacrer ces lignes à la mémoire de Germaine Dieterlen, sur l'invitation de laquelle nous sommes venue poursuivre à Paris nos études d'ethnologie commencées aux États-Unis et en Angleterre. Dans un travail précédent, nous avons indiqué quelques points de convergence entre les pensées dogon, bambara et malinké et la pensée musulmane, qui s'enracine si profondément dans celle de l'époque hellénis tique 21 . Le plus remarquable peut-être est la référence aux quatre éléments, dont seul le bon agencement — comme le rapporte en détail Le Renard pâle — permet la réalisation d'un univers viable 22. Les quatre éléments ont aussi un rôle considérable dans les représentations bambara ; le terme rendu en français par « élément » correspond le plus souvent à fèn, qui signifie aussi « chose », plus rarement à wale, « acte » 23. Or, chacune des substances feu, eau, air et terre est mentionnée à plusieurs reprises dans le Coran 24, et la théorie des quatre éléments est fondamentale pour la philosophie et la magie ainsi que la médecine arabes. La notion selon laquelle l'univers comporte sept (ou quatorze) terres et cieux superposés pourrait provenir du Coran, qui, à plusieurs reprises, mentionne un ensemble de sept cieux et terres ; ce concept coranique lui-même s'enracine dans une ancienne cos mologie akkadienne 25. Le mythe dogon, comme le Coran (S. 7, v. 143, S. 39, v. 6), mentionne la descente du Ciel sur la Terre de quatre couples de jumeaux mixtes - divinités ou ancêtres de l'humanité selon les Dogon, 21 Chacun 20 Nous espérons des points revenir évoqués sur ces dans questions ce paragraphe dans une estétude développé ultérieure. avec plus des détails dans cet article, op. cit., pp. 61-66. 22 Griaule et Dieterlen 1965. 2i Voir particulièrement Dieterlen et Cissé 1972, Ganay et Zahan 1978, Pâques 1954 (pp. 6678). 24 QfJeffery 25 Cf. Toelle 1999. 1938: 205. Journal des Africanistes 71 (1) 2001 : 93-111 98 Tal Tamari ancêtres des animaux utiles pour l'homme, précise la majorité des comment aires du Coran 26. Les multiples références dans les récits dogon et malinké à la descente sur Terre d'une arche comportant les ancêtres de l'humanité ainsi que ceux de toutes les espèces de plantes et animaux, de même que les prototypes de tous les objets qui lui seraient utiles, pourraient s'inspirer, d'une part, de l'allusion à la descente sur Terre, contenue dans une arche, de la Présence divine accompagnée d'objets merveilleux, et particulièrement des instruments de la divination ; d'autre part, de l'arche de Noë (appelée fulk dans le Coran), comportant un couple de chaque espèce d'être vivant ; et enfin, du berceau flottant de l'enfant Moïse, désigné dans le Coran par le même terme (îabut) que l'arche qui transporte la Présence divine 27. L'étoile Sirius, qui joue un grand rôle dans la mythologie dogon, est également mentionnée dans le Coran, où Dieu est qualifié de « Seigneur de Sirius » (S. 53, v. 49). Cette étoile est connue par le même terme (sigi) en dogon et en bambara, et par un terme semblable (ash-shfra) en arabe, le terme arabe étant lui-même emprunté au grec Seirios 28. Mais les processus cosmogoniques décrits dans Le Renardpâle pour les Dogon, dans Signes graphiques soudanais pour les Bambara, les Malinké et les Bozo aussi bien que les Dogon 29, ou en divers travaux de Solange de Ganay et de Dominique Zahan 30, ne seraient-ils pas inspirés d'un modèle hellénistique (plus précisément néoplatonicien), revu par la théologie musulmane ? Les penseurs musulmans avaient tenté d'établir un compromis entre la création, apparemment/?<?r/zí7ř et ex nihilo décrite par le Coran, et les courants néoplatoniciens de l'antiquité, selon lesquels l'univers est éternel, mais le monde sensible dépend des Idées ou des Formes. Rapportant les représentations ouest-africaines, Marcel Griaule, Germaine Dieterlcn et leurs collaborateurs font état des signes qui soit sont contenus dans la 26 II conviendrait d'explorer également l'éventualité d'un lien plus direct avec certains mythes égyptiens. En effet, selon les théologiens d'Hermopolis, la réalisation du monde fut entamée par quatre couples divins, jumeaux de sexe opposé. Comme les Nommo dogon, ces divinités prennent la forme d'animaux amphibies ou de serpents. Cf. Morenz 1962 : 229 - 234 et, pour la traduction de quelques passages de ces mythes, Lalouette 1987 : 35-39. On devrait bien entendu également envisager la possibilité d'une simple convergence, la référence au nombre huit pouvant, par exemple, manifester un intérêt pour la génération -3 à compter d'ego (la génération des arrière-grands-parents). 27 Respectivement S. 2, v. 248 ; S. 7, v. 59-64, S. 1 1, v. 36-49, S. 23, v. 23-30, S. 26, v. 105-1 19, S. 29, v. 14-15 ; S. 20, v. 37. Les recoupements partiels entre les appellations et les caractéristiques de ces objets mouvants a favorisé leur confusion par les marabouts de l'Afrique occidentale et leurs auditeurs. Cf. aussi Jeffery op. cit. : 88-89, 174, 229-230. 28 Jeffery ibid. : 186. De nouveau, une relation plus directe avec les croyances de l'Egypte ancienne mérite d'être explorée, cette étoile ayant joué un rôle fondamental dans le calendrier. 29 Griaule et Dieterlen 1951. 30 Et singulièrement l'« Enseignement donné par le Komo » (1978). Journal des Africanistes 71 (1) 2001 : 93-111 Cosmogonie et pensée antique et islamique 99 Divinité, soit constituent ses toutes premières réalisations. Ces signes (appel és ti ou ci en bambara, ce terme signifiant également « trait » ou « trace ») ne tiennent-ils pas le même rôle que les Formes ou Idées de la philosophie néoplatonicienne, reprise par la philosophie et la mystique musulmanes ? Leur réalisation ou matérialisation progressive par le devenir ne peut-elle pas être comparée au processus d'émanation analysée par la philosophie néoplatonicienne ? Selon les Dogon et les Bambara comme pour certains néoplatoniciens, pour Dieu, « penser » ou « intelliger », c'est créer 31. Pourtant, l'interprétation extrêmement abstraite de la création ou de la procession en termes de signes, de pensée ou de paroles coexiste dans Le Renard pâle et Dieu d'eau avec une description de la génération du monde, énoncée avec un luxe de détails, dans le langage de la reproduction biologi que. S'agit-il d'une tension non résolue entre deux approches de la Divinité, comme créateur ou comme ancêtre, qui caractériserait de nombreuses rel igions africaines ? ou seulement celles qui se trouvent, de longue date, en contact avec l'islam 32 ? Dans leur célèbre ouvrage sur le Komo, l'une des sociétés initiatiques masculines les plus importantes du monde mandingue, fondé sur des recher chesmenées en milieu bambara de Ségou à partir de 1949, Germaine Dieterlen et Youssouf Cissé mentionnent plusieurs noms qui évoquent les différents attributs (ou, si l'on préfère, par rapport au cas bambara, les qualités et les activités) du Dieu créateur. Germaine Dieterlen fait état d'une « profession de foi » bambara : ma-kelen daba-kelen sebaa-kelen faama-kelen sira-kelen dyo-kelen son-kelen un seul maître un seul créateur un seul puissant un seul « fort » (roi) une seule voie un seul culte (ou un seul serment) une seule soumission 33 31 En prenant comme point de départ les ouvrages étudiés en Afrique occidentale, nous tenterons, dans un futur travail, de préciser les sources arabes (et corrélativement grecques) qui auraient pu influencer les penseurs, même non musulmans, de la zone qui nous intéresse. 32 Théologien protestant natif de la Sierra Leone, Harry Sawyerr (1970) découvre une telle tension dans les religions des Akan, Yorouba et Mendé. Or, ces peuples se trouvent précisément à la limite de l'influence historique de l'islam. 33 Dieterlen et Cissé 1972 : 1 8. Nous aurions plutôt transcrit les mots bambara de la manière suivante : ma kelen, dabaa kelcn, sebaa kelen, faarna kelen, sira kelen, jo kelen, son kelen. Journal des Africanistes 71 (1) 2001 : 93-111 100 Tal Tamari Or, ma, dabaa,faama sont des termes très fréquemment utilisés par les musulmans mandingues, et singulièrement par les marabouts, pour se réfé rerà Dieu, et correspondent respectivement aux termes rabb, al-khaliq ou al-bari, et malik. Quant au terme sebaa, il correspond à la toute-puissance de Dieu, évoquée par exemple par les « beaux noms » al-caziz et al-qadir 34. Les autres termes évoquent le culte rendu à Dieu plutôt que les attributs de Dieu lui-même ; ils expriment une exigence d'exclusivité caractéristique de l'islam (comme aussi d'autres religions monothéistes). L'initié du Komo, comme le fidèle musulman, se donne pour but de « louer le maître, ma tanu, à travers son œuvre, la création 35 ». Tout se passe comme si des « animistes », favorablement impressionnés par la récitation et le commentaire des noms divins par des lettrés musulmans, souhaitaient rivaliser avec eux et les surpasser. Selon les informateurs de Germaine Dieterlen et de Youssouf Cissé, à chacun des 266 « grands signes » ( tiba ou ciba) dont dépend le processus cosmogonique correspond en principe un nom divin ; les enquêt eursdéclarent avoir en effet relevé plus de 150 noms 36. Les informateurs étaient bien conscients de certaines analogies entre leurs croyances et celles de l'islam, car ils expliquaient : « Le culte d'Allah est certes vrai, mais celui du Komo est l'évidence même 37 ». Dans un travail ultérieur, consacré à une recherche effectuée dans la ville de Sansanding, Youssouf Cissé décrit les croyances et les rites relatifs à un masque représentant « l'antique mère-vache ». Ce masque (accompagné souvent d'un second masque, qui représente le taureau) porte des signes gravés au dos. Youssouf Cissé rapporte les douze commentaires faits par son informateur sur l'un des signes du masque mâle (sans que ces comment aires puissent être tenus pour exhaustifs, que ce soit du point de vue des initiés bambara en général, voire même de celui de cet informateur en particulier). Or, plusieurs de ces commentaires évoquent des concepts isl amiques, et certains aussi des termes arabes 38 : — 3° karaba, « celui qui contraint » et « celui qui soumet [tout à sa volonté] », correspond vraisemblablement à l'un des « beaux noms » de Dieu, al-jabbar, habituellement rendu en français par « celui qui contraint » ou « celui qui opprime ». Le terme karaba lui-même provient vraisembla blement de la racine arabe de même prononciation, « affliger ; opprimer ». 34 Les « beaux noms » de Dieu renvoient à certains de ses attributs. Le concept lui-même est coranique (al-asma al-husnd) ; on distingue, le plus souvent, 99 noms. 35 Ibid. : 25. 36 Ibid. :21. 37 Ibid. : 297-298. 38 Cissé 1987. Les commentaires se trouvent à la p. 56. Journal des Africanistes 71 (1) 2001 : 93-111 Cosmogonie et pensée antique et islamique 101 — 4° kara ma, « kara maître [de l'univers] ». Kara, comme l'explique Youssouf Cissé dans cet article, signifie « cercle » ou « cercle parfait », mais le phonisme de l'expression kara ma correspond aussi à celui du mot arabe karama, qui comporte, parmi ses autres significations, la générosité. Or, la générosité de Dieu est l'un des principaux thèmes du Coran et de la théolo gie musulmane, s'exprimant par exemple à travers plusieurs de ses « beaux noms », tels qu'al-karim, le Généreux, al-wahhab, le continuel Donateur, et ar-razzaq, le Dispensateur de tous biens. Nous pensons donc qu'il pourrait s'agir d'une réinterprétation du mot arabe karama. — 5° karaama, « grandeur suprême ». Nous pensons qu'il pourrait s'agir, de nouveau, d'une réinterprétation du mot arabe karama. La signification « grandeur suprême » pourrait s'appuyer sur d'autres sens de ce mot, tels que « noblesse » ou « honneur ». La souveraineté et la toute-puissance de Dieu sont, bien entendu, parmi les principaux thèmes du Coran et de la théologie musulmane. Les prononciations des deux expressions bambara, kara ma et karaama, sont probablement à peine différentes. — 7° ma miiri ni ma taashi, « pensée divine et réflexion divine ». Dans la théologie musulmane, on insiste beaucoup sur l'omniscience de Dieu. « L'Omniscient » (al-calim) et « le Bien-informé » (al-khabir) apparaissent souvent dans les listes des 99 « beaux noms de Dieu ». — 8° ba ni fa, « substrat et plenitude [des choses et des êtres] ». Or, l'info rmateur précise (note 27) qu'on évite, en prononçant ces deux mots, de dire ba nifaa, « père et mère », car, dit-il, « quoique Dieu ait créé le monde, les choses et les êtres, il n'est le géniteur de personne, de même qu'il n'est ni le parent, ni l'ami, ni l'associé de personne ». Ainsi, dans son commentaire négatif sur la signification de ce signe, l'informateur insiste sur l'un des thèmes principaux de la théologie musulmane 39. Comme l'affirme par exemple le Coran (S. 1 12, v. 3-4) : « II n'engendre pas ; II n'est pas engen dré ; nul n'est égal à Lui ! ». Le terme coranique al-mushrikun, habituell ement rendu en français par « les polythéistes », signifie littéralement « ceux qui associent [autre chose] à Dieu ». — 12°/w nifufalaki, « néant [primordial] et néant intégral, final ». L'idée que le monde a été précédé par le néant et retournera au néant est fonda mentale pour l'islam, comme pour les deux autres religions monothéistes. La désignation même du masque, ba kara misi, est, à notre sens, l'indice d'une influence islamique. Youssouf Cissé explique que cette expression provient « de ba, mère, substratum, et de kara, " cercle parfait ", " Esprit créateur ", " Esprit divin " : on pourrait traduire cette expression par " cer39 Sur le concept de « substrat et plenitude », voir aussi Cissé 1973 : 151-152. Journal des Africanistes 71 (1) 2001 : 93-111 102 Tal Tamari clés fondamentaux symboles de l'Esprit divin 40 " » ; misi signifie, bien entendu, « vache », ou dans un sens plus large, « bovidé ». Or, bakara (prononcé baqard) signifie également « vache » en arabe, et ce mot sert de titre {al-baqara, « La vache ») à la deuxième (et la plus longue) sourate du Coran. Nous croyons donc que la désignation du masque constitue un jeu sur des mots arabe et bambara de sens équivalent. Aussi, l'interprétation proposée par l'informateur, bien qu'elle doive correspondre à un point de vue assez répandu, peut être considérée comme une construction second aire. Nous en sommes d'autant plus convaincue que dans le discours ordinaire, le fait d'être ascendant (ou descendant) est habituellement exprimé au moyen d'un nom composé, le constituant ayant valeur de qualificatif apparaissant en seconde position (par exemple, misiba, vache mère, misiden, veau). Le terme kara pourrait lui-même être un emprunt à l'arabe kura, « balle » ou « sphère », cette forme symbolisant, pour de nombreux penseurs aussi bien musulmans que grecs, la perfection. On n'en conclura pas pour autant qu'il s'agit d'un culte islamique, les masques eux-mêmes étant en principe incompatibles avec l'islam41, mais plutôt de l'intégration d'éléments d'inspiration islamique dans un rituel non musulman, voire simplement de la réinterprétation du discours associé à un rituel à la lumière des doctrines musulmanes, dans une synthèse profondé ment originale. Dans son remarquable article sur « Une représentation graphique du doigt du Créateur », Solange de Ganay, parmi les premiers chercheurs à avoir enquêté auprès des Bambara et des Dogon, rapporte : « Dieu, d'après un dire bambara, fit la création parce qu'il le fallait ; après cela, il [Dieu] dit qu'il ne dort pas, qu'il ne sommeille pas, car le monde est dans sa main comme une gourde pleine d'eau qui, s'il dort ou sommeille, va se casser 42. ». À part la comparaison avec la gourde d'eau, ces énoncés s'inspirent dire ctement du Coran. Comme le déclare la S. 2, v. 255 : « Ni l'assoupissement ni le sommeil n'ont de prise sur lui. » La S. 36, v. 83 annonce : « Gloire à celui qui détient en sa main la royauté de toute chose 43 ! » 40 Cissé 1987 : 49. À propos de kara, voir aussi Cissé 1973 : 134-135. 41 Encore que l'on sait que des cultes de masques peuvent être maintenus très longtemps après l'islamisation d'une population, cf. supra, note 17. 42 Ganay 1951 : 45. Nous proposons de retranscrire le texte bambara, donné par Solange de Ganay, de la façon suivante : bèe ma ye dali kè, katugu a ka кап, о koje, oy afàko, a tè sunaa, a tèjingôn, diyèn b'o bolo la, i ko dunden falen ji la, n'a sunaana kajingùn o tun na ci. 43 Cf. aussi la S. 23, v. 88 et la S. 67, v. 1. Dans cet article, toutes les citations françaises du Coran sont données d'après la traduction de Denise Masson (lre éd. : 1967). Journal des Africanistes 71 (1) 2001 : 93-111 Cosmogonie et pensée antique et islamique 103 Dans cet énoncé, Dieu est appelé « Béma » ou « Bèmba », ce qui signifie, selon l'auteur, « Maître de tous » 44. Or, nous croyons que les deux prononciations correspondent à deux termes distincts, que leur ressem blance phonique aurait pu cependant encourager les informateurs à rappro cher : bèe ma, « maître de tous » et bènba, terme qui signifie « aïeul » ou « ancêtre », mais qui désignait peut-être autrefois Dieu l'initiateur du monde {cf. infra, pp. 106-107). La réalisation du monde n'est, d'ailleurs, pas représentée comme une simple création ex nihilo, comme le suggère le texte coranique, mais comme une recréation perpétuelle, conformément aux interprétations de la scolastique musulmane, particulièrement dans son versant asharite (hégémonique en islam sunnite au moins depuis le xine siècle). Ainsi, expliquent les informateurs de Solange de Ganay, « le monde [est] issu du Créateur et en dépend », « la main de Dieu et le monde [...] se renouvelant perpétuellement se récréaient indéfiniment 45 ». Comme le rapporte encore plus clairement Germaine Dieterlen, se fondant sur un enseignement du Komo : « la créa tion est continue dès le moment de son élaboration et perpétuellement entretenue dans toutes choses en même temps que dans l'univers considéré comme un tout 46. » Or, selon la doctrine asharite, c'est l'action créatrice de Dieu qui maintient l'univers à chaque instant, celui-ci étant privé d'une causalité propre. Pourtant, les informateurs de Solange de Ganay se comp laisent dans un littéralisme anthropomorphique, une continuité entre Dieu et le monde, qui sont, bien entendu, incompatibles avec l'orthodoxie musul mane 47. Par exemple, c'est au moyen du joint central de son index (et non simplement par sa seule volonté) que Dieu « sans fatigue et sans fléchir supporte l'univers » 48 ; la « charpente » du ciel et celle de la terre sont « faites des os mêmes du Créateur », et son pouce symbolise « la nourriture (dahirime) de tous les êtres vivants, nourriture qui [est la] substance même 44 Encore 45 46 47 Ganay: 47. Ibid. Dieterlen op. que etcit. Cissé l'on : 45,peut op. n. cit. 2.trouver : 68. dans les hadith (traditions relatives aux actes et dires du Prophète) des anecdotes telles que la suivante, même si les énoncés ne sont que très exception nellement interprétés dans un sens littéral : [Un interlocuteur] « vint trouver le Prophète et lui dit :[...] au jour de la résurrection, Dieu tiendra les cieux sur un doigt, les terres sur un autre doigt, les montagnes sur un troisième doigt, les arbres sur un quatrième doigt, et toutes les autres créatures sur un cinquième doigt ». [...] Alors, l'Envoyé de Dieu [...] récita : « Ils n'ont point mesuré Dieu à sa vraie mesure! » Les mots prononcés par le Prophète correspondent au début du verset 67 de la S. 39. Extrait et abrégé de Gimaret 1997 : 214-219. 48 Ganay op. cit. : 47. Que Dieu ne souffre pas de fatigue est un thème majeur du Coran. Cf. S. 16, v. 33, S. 46, v. 33, S. 50, v. 15 et 38. Journal des Africanistes 71 (1) 2001 : 93-111 104 Tal Tamari du Créateur » 49. La représentation graphique elle-même, à moins d'être interprétée comme une simple mnémonique, est bien entendu aussi incomp atible avec la conception islamique de la transcendance divine. En s'inspirant des concepts issus de l'islam, les Bambara interrogés par Solange de Ganay auraient donc créé une synthèse profondément originale et qui s'oppose à cette religion sur plusieurs points. Mais les collaborateurs de Marcel Griaule et de Germaine Dieterlen ne sont pas les seuls à avoir collecté des discours qui semblent évoquer l'islam. Sotigi Penda Mori Sidibé, pourtant critique par rapport à leurs travaux -°, relève d'après les notes ou une communication personnelle du R. P. Dognin, missionnaire en pays bambara du Mali, la liste suivante de noms divins : Dabaa Masa Bálo Masa Nimènèbaa Maa Tigi Dana Masa Jigida Masa Jigitugu Masa Nini Masa Tlali Masa Tlabaa Masa Kritikèyoro Masa Masa Dialakibali Masa Sosobali Laban Masa Tanu Masa Hine Masa Fantanw Fa Falaw Fa Sabali Masa Latikè Masa Le Roi de la création, le Prince créateur Le Prince de la vie Celui qui retire le souffle vital Le Propriétaire de l'homme 51 Le Prince de la foi - confiance Le Roi de l'espérance Le Roi qui raccorde l'espérance 52 Le Prince donateur Le Prince répartiteur Le Prince libérateur Le Roi du Jugement Le Roi que l'on ne reprend pas, le Roi irréprochable Le Prince que l'on ne contredit pas Le Prince de la fin (du dernier jour) Le Prince digne de louange Le Miséricordieux Le Père des pauvres Le Père des orphelins Le Prince de la patience 53 Le Prince de la décision 54 49 Ganay ibid. Le mot bambara dahirimè est un nom composé, dont les constituants sont da, « bouche », et hirimè. Ce dernier élément provient de l'arabe darahim, pi. de dirham, qui provient à son tour du grec drachme. Cette unité monétaire arabe a également donné lieu au mot bambara dôrômè, désignant la plus petite pièce de monnaie. Cf. Lagarde 1988 : 7, repris dans Bailleul 1996 : 69, 96. 50 51 -2 53 54 Nous Sidibétraduirions op. 1978cit.: 205-206. : 287-288. plutôt Nous : « Le aurions Maître Roi qui plutôt très-patient de redonne la personne transcrit »,espérance ou «».les le Très-Patient éléments ». de cette ». liste de la façon suivante : dabaamasa, balomasa, niminèbaa, matigi, dannamasa, jigidamasa, jigitugumasa, ninimasa, tilalimasa, tilabaamasa, kitikèyàrô masa, masa jalakibali, masa sosobali, labanmam, tanumasa, hinèmasa, fantanwfa, falawfa, sabalimasa, latikèmasa. Le terme masa désigne, selon le contexte, soit le roi, soit celui qui possède une certaine qualité au plus haut point. Journal des Africanistes 71 (1) 2001 : 93-111 Cosmogonie et pensée antique et islamique 105 La plupart de ces termes correspond aux « beaux noms », ou encore à d'autres désignations de Dieu de la tradition musulmane, dans leur traduc tion mandingue. Il s'agit respectivement de : 1° al-bari ou al-khaliq (habi tuellement rendu en français par « le Créateur ») ; 2° al-muhyi ; 3° al-mumit ; 4° ar-rabb (habituellement rendu par « le Seigneur ») ; 5° al-wqfi ; 8° al-wahhab ; 11° malik yawm ad-din (Maître du Jour du Jugement) ; 15° al-hamid 14° ; 16°traduction ar-rahmanmandingue ou ar-rahimalternative (« le Clément de malik » ou «yawm le Miséricor ad-din ; dieux ») ; 19° as-sabur ; 20° al-hakam. Les termes 1, 4, 11, 14 et 16 corre spondent à des expressions qui sont particulièrement fréquentes dans le Coran. Quant au rôle de Dieu comme protecteur des pauvres et des orphel ins, il ressort très clairement de nombreux récits du Coran et des traditions, et notamment de ceux relatifs à l'enfance et à la jeunesse du Prophète. Sory Camara, auteur d'importants travaux sur la littérature orale mandingue, présente plusieurs chants et dits des grands initiés des Mandenka, une population « animiste » du Sénégal oriental ; ces paroles sem blent porter la marque d'une influence islamique. Dans cette publication, les textes ne sont donnés (exceptionnellement pour cet auteur) qu'en traduc tion française, mais la citation de certains termes mandenka fournit déjà des répères précieux. Plusieurs chants semblent évoquer la possibilité d'une forme de connaissance ou de conscience supérieure, à laquelle l'initié doit aspirer : Sache donc qu'à chaque instant Tu t'absentes de toi-même Et qu'à chaque instant Tu es de retour à toi-même Chaque absence est comblée par la présence de l'Autre De ton Seigneur Personnel Si tu parviens à ťéveiller à cet instant Tu verras de la vision de ton Seigneur Personnel Tu seras présent aux deux mondes Tu seras le connaissant Celui qui s'éveille à l'instant où l'on dort 55 D'une manière tout à fait exceptionnelle en Afrique subsaharienne, d'autres vers suggèrent que les initiés mandenka croient que la mort permet un accès privilégié à cette connaissance supérieure : 55 Camara 1994 : 30. Journal des Africanistes 71 (1) 2001 : 93-111 106 Tal Tamari [...] l'homme qui accomplit le rite [•■■] Abandonne son corps sur la grève du fleuve de vie II franchit les eaux frontalières des eaux du Lakira Ravi par les brises fluviales de la contemplation de la vision 56 Le terme Lakira, qui apparaît à plusieurs reprises dans les chants cités par Sory Camara, signifie l'« au-delà » dans de nombreux parlers mandingues, et provient du mot arabe al-akhira, qui a la même signification. Une autre séquence de vers semble suggérer non seulement, comme la précédente, une dichotomie entre les apparences et la réalité, mais une théorie cosmologique — comme celle attribuée aux Dogon et aux Bambara — selon laquelle le monde sensible résulte de la matérialisation progressive des prototypes (les « signes » dans les cas des Bambara et des Dogon, sans doute les sawura dans le cas des Mandenka) : Le Grand Aïeul et le Monde C'est comme la face de l'étang et le fond marécageux Le Grand Aïeul révèle le Monde en la face limpide Et le Monde apparu se dépose au fond et s'épaissit Arrêtant les rayons de la transparence Coupant ce qui paraît de sa source d'illumination Et les sawura, les apparences flottent à la face Sans traverser la vase Et sans retourner à leur source solaire Ne vas donc pas chercheur l'Aïeul Là où il se voile Dans la vase de l'étang des apparitions Le mot sawura, attesté dans de nombreux parlers mandingues, provient de l'arabe sura, pi. suwar. Il désigne, le plus souvent, en mandingue comme en arabe, l'aspect physique d'une chose, mais le vocable arabe est aussi l'un des termes techniques de la philosophie arabe utilisés pour rendre le terme eidos (Formes ou Idées) de Platon 57, le terme grec lui-même possédant des significations tant concrètes qu'abstraites. L'appellation de Dieu qui figure dans ce texte est, selon nous, encore un indice de l'influence de l'islam sur la pensée religieuse des Mandenka. Or, comme on peut l'inférer d'autres passages du même essai ainsi que d'autres travaux de Sory Camara 58, l'expression française « le Grand Aïeul », dans 56 Camara 57 58 Ibid. Cf. Goichon : 26.1978.1938 : 185-194, 1939 : 15. Journal des Africanistes 71 (1) 2001 : 93-111 Cosmogonie et pensée antique et islamique 107 le texte que nous venons de citer, traduit les mots mandenka n maaba taala. Sory Camara explique, certainement d'après les indications de ses informat eurs, que ce terme signifie littéralement « Mon Grand Ancêtre Qui Enlève » ou « Mon Grand Aïeul Qui Ravit ». Nous pensons qu'il doit s'agir plutôt d'une réinterprétation, par les Mandenka, de l'expression arabe Allah tďala, « Dieu Très-Exalté », tďala étant l'un des qualificatifs les plus fréquemment appliqués à Dieu, tant dans le Coran et la prière musulmane que dans le dis cours ordinaire. Alors que - ba est en effet un suffixe de dérivation à valeur augmentative, dans la majorité des parlers mandingues le terme ma ou maa désigne un seigneur (politique ou divin) plutôt qu'un ancêtre, et taala semble bien être la prononciation mandingue (réalisation sans glottale) de tacala. Les chants initiatiques mandenka, comme les mythes dogon, sont simultanément caractérisés par une cosmologie extrêmement abstraite et la croyance en un Dieu qui agit selon le modèle de la reproduction biologique, comme l'indique la désignation n maaba taala mais aussi, par exemple, les vers suivants : Jalang le culte 59 [...] fait descendre le souffle de N Maaba Taala Le Grand Aïeul Qui Ravit Dans le sein de Maaba Bulabaga La Grande Aïeule Qui Délivre Ailleurs dans ces chants mandenka, on rencontre, parmi d'autres concepts : — le terme kisi. Ce mot, commun à la majorité, voire à l'ensemble, des parlers mandingues, signifie le plus souvent « sauver d'un danger physi que», mais dans le discours islamique ou chrétien et, de toute évidence, également dans le cas présent, il désigne aussi le salut spirituel 60 ; ce terme provient sans doute de la racine arabe hallasa, « être pur ; sauver » 61. — le terme nyaamala. Ce mot est dérivé du terme nyama, attesté dans tous les parlers mandingues connus, et habituellement rendu en français par « force vitale ». Cependant, Sory Camara estime que, dans le cadre de ces textes, il doit être traduit par « en voie de spiritualisation » 62. — et, fait intrigant entre tous, une cérémonie qui précède une sortie des masques et comporte des libations aux âmes des défunts, est appelée kaa59 Comme l'explique Sory Camara dans le texte de cet article (1994), il s'agit d'un culte de masques. 60 Ibid. : 34. 61 Cf. Lagarde 1988 : 11, Bailleul 1996 : 202. 62 Camara op. cit. : 39. -la serait un suffixe participial, indiquant la réalisation d'une action. Journal des Africanistes 71 (1) 2001 : 93-111 108 Tal Tamari nunko kôyô, « la cérémonie du " Clair amour " » 63. Kaanu est le terme qui désigne en mandingue le sentiment amoureux, et particulièrement celui qui lie les jeunes personnes. Or, si la quête mystique, dans les religions dites universelles, est très souvent comparée à une relation entre amants, un tel usage n'a été que très exceptionnellement signalé par rapport aux religions dites traditionnelles de l'Afrique occidentale. Seul Dominique Zahan, dans son étude de la société initiatique bambara du Korè, décrit des concepts qui se rapprochent de ceux des Mandenka ; or, comme nous avons pu le constater au cours de cet article, certains discours et pratiques bambara indiquent une très forte islamisation. Cet auteur affirme, par exemple, que le Korè, qu'il considère comme une voie vers une sagesse particulièrement complète, « [...] a trait à la spiritualisation et à la divinisation de l'homme » 64. « Quant à la mort, [...] le korè la vide de tout sens pénible et angoissant » 65. Les Mandenka seraient-ils une population déislamisée, ayant subi autrefois une forte influence de la mystique musulmane ? ou bien les ethno logues doivent-ils revoir radicalement leurs interprétations des religions africaines ? Références citées Bailleul, С (1996), Dictionnaire bambara-français, 2e éd. revue et augment ée, Bamako, Donniya. Bédaux, R.M.A., S. P. Blier , J. Воши, Р. I. Crawford, M. Douglas, P. Lane, С. Meillassoux & W.E.A. van Beek, (1991), Current Anthropology 32 (2) : 158-167. Веек, W.E.A. van (1991), « Dogon Restudied. A Field Evaluation of the Work of Marcel Griaule », Current Anthropology 32 (2) : 139-158. Réponses de R.M.A. Bédaux, S. P. Blier, J. Bouju, P. I. Crawford, M. Douglas, P. Lane, С Meillassoux & W.E.A. van Beek, 32 (2) : 158-167 ; de L. de Heusch, 32 (4) : 434-437 ; de G. Calame-Griaule, 32 (5) : 575-577 ; et de nouveau de W.E.A. van Beek (1992), 33 (2) : 214-216. Bravmann, R. A. 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