Si le paradigme de l’authenticité ordonne les pratiques de montage auratique,
les actions discursives et scéniques qui le supportent déclinent l’immobilité
muséale de l’objet en le stabilisant comme forme esthétique. En même temps,
la collection comme théâtre d’un exotisme primordial ne peut être mise en scène
(et en mouvement) qu’à travers la dénégation de son devenir économique, c’est-
à-dire de la valeur matérielle et du prestige symbolique que respectivement ses
pièces détiennent et confèrent. L’investiture esthétique nécessiterait donc un
excès de transparence, la visualisation d’une pureté artistique originaire, dont le
contrepoint serait l’opacification du processus authentifiant.
Suivant le magistral essai de Claude Lévi-Strauss sur la trajectoire de Quesalid qui
« n’est pas devenu un grand sorcier parce qu’il guérissait ses malades, il guérissait ses
malades parce qu’il est devenu grand sorcier »16,nous pouvons nous demander si la
dénégation est une forme de confession qui permet d’avouer sans expier la peine, en
inscrivant la faute –àsavoir, l’inauthenticité structurale à toute fabrication d’au-
thentique et à l’invention de l’Autre comme proie du Soi – dans le champ de gravi-
tation d’une vérité. Cette vérité, ou plutôt autorité, semble devoir se construire
autour de deux axes : la répudiation de l’expérience et l’exigence que « l’“illusion”
soit parfaite »17, c’est-à-direcrédible pour le fétichiste lui-même (ou, si l’on veut,
pour l’apprenti sorcier lévi-straussien18). En ce sens, « le mais quand même » c’est le
fétiche »19.Comme Octave Mannoni l’ajoute, ce régime de croyance, avant d’être
alimenté par la perfection de l’illusion nécessaire à la transformation magique de l’ob-
jet en fétiche, n’est possible que grâce au je sais bien ;en effet, c’est le je sais bien qui
produit la conversion de la négation en vérité où « la place du crédule, celle de
l’autre, est maintenant occupée par le fétiche lui-même »20.
Unexemple littérairede dénégation, habitée par un refoulement d’ordre
anthropologique se trouve dans la nouvelle de Herman Melville, Benito
Cereno 21.C’est l’histoiredu capitaine Amasa Delano qui ne voit pas que sur le
San Dominick, le bateau négrier en détresse, commandé par Benito Cereno, à
qui il porte secours, les Blancs sont les otages des Noirs. Il perçoit la menaçante
étrangeté rôdant sur le navire, mais les codes pour interpréter cet altérité opaque
lui échappent. L’intrus, se voulant être le sauveur, est en réalité le dupe que
Benito Cereno, l’autre capitaine, tente désespérément de sauver. Pourtant,
Delano essaie de maîtriser les signes à la fois familiers et incongrus au travers
d’hypothèses domestiques – par moment, il imagine Cereno en ennemi, chef
d’un équipage de pirates –, qui peuvent s’avérer être aussi bien des illusions
À PROPOS
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Le goût de la croyance
16. Claude Lévi-Strauss, « Le sorcier et sa magie », in Anthropologie structurale, Paris, Plon 1958 : 198 sq.
[1republication in Les Temps modernes, 1949, 41 :3-24].
17. Octave Mannoni, « Je sais bien mais quand même… », in Clefs pour l’imaginaire, Paris, Éditions du
Seuil, 1969 : 10 sq.
18. Avec, quand même, une différence, soulignée par Octave Mannoni (ibid. :24) : Quesalid, au
contraire du fétichiste, est rendu dupe par son propre jeu, mais « retrouve sa naïveté, il ne se confirme
pas dans sa foi ».
19. Ibid. : 12 sq.
20. Ibid. : 32 sq.
21. Herman Melville, Benito Cereno [1855],Paris, Flammarion, 1991. Je dois à Jean Jamin l’idée de lire
le texte de Melville à la lumière de cette piste de réflexion.