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TRADUIRE LA POESIE DU FRANÇAIS AU CREOLE :
L’EXEMPLE DES « INDES » D’EDOUARD GLISSANT PAR
RODOLFE ETIENNE (2005)
Carine Gendrey
(Certifiée en LCR/Anglais et chercheur-associé au GEREC-F)
1. Introduction
Depuis quelques années, la traduction occupe une place non négligeable au
sein du vaste effort de transformation du créole de létat de langue
essentiellement orale, ce qu’elle est encore largement, à celui de langue écrite de
plein exercice. On connaît les études grammaticales sur le créole, les
dictionnaires créoles ou encore les textes littéraires créoles, mais on connaît
moins lactivité traduisante autour de cette langue. Or, on traduit de plus en plus
du créole au français et du créole au français. La particularité première de la
traduction en milieu colophone, milieu diglossique, est que lauto-traduction
y occupe une place beaucoup plus importante que dans les langues de vieille
tradition écrite. Cest ainsi que les poètes Hector Poullet ou Monchoachi se sont
auto-traduits du créole vers le français, de même que des romanciers tels que
Frankétienne ou Raphaël Confiant. Or, à côté de l’auto-traduction commence à
apparaître depuis peu une activité traduisante beaucoup plus normale, plus
conforme à ce qui se passe dans la plupart des grandes cultures écrites : je veux
parler de l’émergence de traducteurs professionnels, de traducteurs qui ne sont
ni les auteurs des textes qu’ils traduisent ni des écrivains eux-mêmes. En Europe
et aux Etats-Unis, les meilleurs traducteurs, ou ceux qui sont en tout cas
considérés comme tels, sont très rarement des écrivains, l’activité d’écriture et
l’activité traduisante relevant, en effet, d’un rapport à la langue et surtout au
texte très différent.
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Jean-Pierre Arsaye traduisant Guy de Maupassant, Gerry L’Etang traduisant
Raphaël Confiant ou Rodolfe Etienne traduisant Edouard Glissant relèvent de
cette cagorie de traducteurs qui, à mon sens, devrait à terme rendre inutile ou
obsolète le phénomène de l’auto-traduction si répandu dans nos pays. C’est
d’ailleurs sur la traduction du texte poétique Les Indes de Glissant que se
penchera la présente communication. Toutefois avant dy venir, il convient au
préalable de se poser deux questions qui sont les suivantes :
1. Y a-t-il une scificité de la traduction poétique ?
2. Peut-on traduire un texte poétique écrit dans une langue patinée par des
siècles d’usage tel que le français dans une langue comme le créole qui
accède à peine à la souveraineté scripturale, selon l’expression de Jean
Berna?
1. Y A-T-IL UNE SPECIFICITE DE LA TRADUCTION POETIQUE ?
Poser une telle question sous-entend, dentrée de jeu, qu’il existe une
dichotomie entre les textes poétiques et les textes non poétiques. On pense
immédiatement, par exemple, à la distance qui pare un poème de Baudelaire
d’un article de chimie ou de physique publdans une revue scialisée. On se
fonde là sur lidée que le texte poétique travaille à la fois sur la forme et le fond
du message, pour employer une terminologie courante, tandis que le texte non
poétique ne s’inresse qu’au message. Ce qui induit, quand on va plus avant,
que le texte poétique porte la marque d’une singulariirréductible à tout autre,
celle de l’auteur, alors qu’à l’inverse, le texte non poétique effaçant toute trace
de son auteur, se veut le plus neutre possible. Cela est si vrai que de nos jours, la
plupart des articles en sciences dures sont co-écrits, c’est-à-dire rédigés et signés
par plusieurs chercheurs tandis qu’il n’existe pas de texte poétique émanant de
deux poètes à la fois. Le texte poétique n’est donc jamais que le fait d’une seule
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et me personne, et, dans le langage courant, on appelle « style », la marque
ou la trace que ladite personne imprime à la langue à travers son texte.
Jusqu’ici, tout a l’air très clair, très limpide, sauf que les deux exemples que
j’ai évoqués__celui du pme baudelairien et celui de larticle de chimie__ne
sont que deux extrêmes de l’activi d’écriture. Entre ces deux extrêmes, il
existe un nombre considérable de pratiques d’écriture qu’il est très difficile de
ranger avec certitude dans le poétique ou au contraire dans le non poétique. Tout
d’abord, la poésie ne se résume pas aux pieds, aux rimes, au vers et à la strophe,
tous ces élément n’étant que la marque d’un certain état, historiquement datée,
de l’activi poétique dans la littérature occidentale. Dès que l’on prend
conscience de cela, on est contraint de se poser la question de la poéticité.
Qu’est-ce quun texte en gime poétique ? Qu’est-ce qui définit un texte en
régime poétique ? Cette question nous renvoie à notre dichotomie première entre
textes poétiques et textes non poétiques et du me coup, à la question tant
débattue et rebattue de la typologie textuelle. A ce jour, il a été proposé
tellement de typologies textuelles différentes qu’il serait vain dessayer de les
énumérer dans le court temps qui nous est imparti. Disons qu’on semble arriver,
de nos jours, à une sorte de consensus qui veut qu’il n’existe pas de rupture, de
discontinuité entre les différents types de textes, mais plutôt un continuum. On
pense alors au roman. On pense à la dichotomie classique entre « poésie » et
« prose », mais dans le cas du roman justement, il semble difficile davancer
qu’il n’y ait que du prosaïque chez Stendhal, Dostoïevski ou, plus près de nous,
Edouard Glissant. Le roman fonctionne donc sur un gime hybride, à la fois
prosaïque et poétique, le degré d’hybridation variant d’un auteur à l’autre. La
distinction habituelle entre « poésie » et « prose » pose problème et les ouvrages
ou articles sur la question sont eux aussi innombrables.
J’ai par donc du roman et de son caractère hybride, mais on se trouve
toujours en littérature. Que faire, quand on parle de typologie textuelle, des
textes de philosophie, d’anthropologie, de psychanalyse ou d’histoire ? donc
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les classer ? Depuis, une quarantaine dannées, on a pris lhabitude de les
regrouper sous l’intitulé de textes de « Sciences humaines », ce qui laisserait à
penser qu’ils seraient plus proches de l’article de chimie que du poème
baudelairien, pour reprendre notre exemple de part. Or, à l’examen de
nombre d’entre ces textes, surtout les plus grands, on s’aperçoit que tout en
s’imposant une grande rigueur scientifique, tout en mettant en œuvre une
méthodologie élaborée, des philosophes tels que Sartre ou Derrida, ou un
anthropologue tels que Claude Lévi-Strauss se distinguent par une puissante
singularité stylistique. Et de même qu’un bon littéraire sait reconnaître au
premier coup d’œil un texte de Hugo ou de Mallarmé, un bon anthropologue ou
un bon philosophe reconnaît d’emblée n’importe quel extrait de vi-Strauss ou
de Sartre. Mieux : le style__mais il y aurait beaucoup à dire sur ce terme__de
ces différents auteurs n’est pas un simple ornement, une sorte de coquetterie.
Leur manre d’écrire est simplement consubstantielle de leurs analyses
scientifiques. En tout cas, nombre de textes dit de « Sciences humaines »
révèlent à la simple lecture leur caractère hybride, à la fois poétique et non
poétique, ce qui rend peu fiable toute typologie textuelle trop rigide. Pour
terminer sur ce point, on admettra que davantage que des textes bien finis
typologiquement, il y a plutôt des régimes stylistiques, des dominantes
stylistiques à l’intérieur de tout texte quel qu’il soit. Même une formule
mathématique peut avoir un certain côté poétique dans son intitulé, surtout pour
le profane !
Nous retiendrons donc une finition minimale de la poéticité à savoir qu’un
texte poétique est un texte qui met en œuvre une singularistylistique telle, qui
imprime à la langue une telle marque qu’on a limpression, comme le disait
Proust, que tout écrivain écrit dans une sorte de langue étrangère. Cest cette
étrangeté qui, à notre sens, doit être interrogée quand on est traducteur ou
traductologue, car c’est sur elle que l’on bute immédiatement quand on a
l’audace de traduire le texte poétique dans une langue vraiment étrangère. Le
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traducteur intervient donc en troisième position si lon peut dire puisque lon a
en première position la langue courante, normale ; en deuxme position la
langue étranre propre à lécrivain à l’intérieur même de la langue normale ; et
en ultime position, la langue vraiment étrangère à laquelle est confrontée le
traducteur. On arrive logiquement à la question de lintraduisibilité, question
inévitablement soulevée par les traductologues de Georges Mounin à Henri
Meschonnic, en passant par Antoine Berman, Eugène Nida ou Jean-René
Ladmiral. En bref, de tous les régimes textuels existant, le gime poétique serait
le plus difficile à traduire et il serait même dans certains cas intraduisible. On
peut, en effet, se demander, non sans une certaine inquiétude, ce que devient, en
arabe, en chinois ou en japonais, un vers cébre de Mallarmé tel que « Aboli
bibelot d’inanité sonore ». Les traducteurs ne sont pas des théoriciens de la
littérature. Ce n’est pas à eux de finir ce qui différencie prose et poésie, ce
n’est pas à eux de finir la poéticité, ce n’est pas à eux d’établir des typologies
textuelles. Les traducteurs sont avant tout des praticiens et c’est pourquoi,
comme je l’ai fait jusquici, ils se contentent de finitions minimales piochées
chez les théoriciens de la littérature. La plus belle théorie ne me sera pas d’un
grand secours quand je serai confron à la traduction d’ « Aboli bibelot
d’inanité sonore » et il y a la me distance entre un théoricien de la littérature
et un traducteur qu’entre un professeur de littérature et un écrivain. Partant de
cela, je soutiendrai, avec dautres, l’idée que l’intraduisible existe bel et
bien__que les philosophes du langage me pardonnent !__et que lorsqu’on traduit
des textes en régime poétique, on doit admettre au départ qu’il s’y trouvera
nécessairement des zones d’opacité, au sens où l’entend Edouard Glissant, des
zones d’intraduisibilité.
2. PEUT-ON TRADUIRE D’UNE LANGUE DE LONGUE TRADITION
ECRITE A UNE LANGUE MAJORITAIREMENT ORALE ?
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