Pour qu`on vive - Agora de Boulazac

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La Marseillaise – 15.12.09
Pour qu'on vive
Une célébration du verbe et du geste, sans pose savante et pourtant exigeante : tel est le fabuleux périple auquel
invitent les comédiens de Catherine Marnas (ici, Julien Duval). PIERRE GROSBOIS
A la Friche Belle de Mai, le « Banquet fabulateur » fomenté par Catherine Marnas et les siens est une parenthèse
enchantée. Une ivresse du verbe et du geste, simplement magique.
« C’est ainsi que nous, humains, voyons le monde : en l’interprétant, c’est-à-dire en l’inventant, car nous sommes
fragiles, nettement plus fragiles que les autres grands primates. Notre imagination supplée à notre fragilité. Sans elle,
sans l’imagination qui confère au réel un sens qu’il ne possède pas en lui-même, nous aurions déjà disparu, comme ont
disparu les dinosaures. » Ces mots sont issus de L’espèce fabulatrice, œuvre phare de la romancière et essayiste
canadienne Nancy Huston, et ils ont guidé la nouvelle création de la compagnie dirigée par Catherine Marnas, Le
Banquet fabulateur. Un spectacle qui n’était au départ qu’une soirée spéciale fomentée dans le cadre d’une carte
blanche offerte par le théâtre des Salins, à Martigues, et qui s’est imposé comme un formidable moment de théâtre.
Langues déliées, regards reliés
Se posant en héritiers de Platon et de son symposium - dont on nous rappelle en préambule qu’il signifie littéralement «
beuverie en commun » -, mais aussi de Romain Gary (« Rien n’est humain qui n’aspire à l’imaginaire »), un quintet de
comédiens, disséminés parmi les 80 convives, autour de cette table en « u » et sous une dizaine de lustres, va se lancer
dans un concours d’éloquence, de toast en toast. Sur les tables, des carafes de vin rouge (du bon, de Cogolin) et de jus
de raisin ; mais l’ivresse va venir d’ailleurs, du verbe, du jeu, du geste, des costumes, des corps ; un festin de langues,
déliées, pour des regards, sans cesse reliés.
Subtilement, les toasts enchaînés cèdent la place à de véritables « morceaux » de pièces, du Cyrano de Dantès au
Platonov de Tchékhov, du Fil à la patte de Feydeau à la Plume d’ange de Nougaro ou la Cantatrice de Ionesco, parsemés
de bribes de Sophocle, Pagnol, Corneille, Claudel, Duras… Envoûté, médusé, fasciné, tour à tour amusé par les déboires
d’un Cyrano qui peine à imposer sa nasale tirade, hilare au milieu du quatuor mécanique du Feydeau et soudain saisi par
un air du Lakmé de Delibes, suspendu à une Llorona ibérique ou la larme à l’œil face à Anna Petrovna (magnifique Maud
Narboni), le public n’en perd pas une miette ; c’est tout simplement une déclaration d’amour au théâtre et à la vie que
ces instants partagés - et quelques confidences intimes susurrées à l’oreille - provoquent dans les têtes et dans les
cœurs des convives.
Unique, jusqu’au final, exécuté par l’impressionnant Julien Duval qui, sans mots ni accessoires, enchaîne les hommages
à quelques dizaines de sculptures, peintures et photographies, du Penseur à la Joconde. A l’heure des quêtes
démagogiques d’identités nationales soi-disant perdues et de la glaciation des budgets culturels, cette démonstration
est un chaleureux, salutaire et éclatant rappel de la nécessité de l’art pour l’humanité et la communauté.
DENIS BONNEVILLE
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