que l’« émotion sartrienne » peut trouver matière à étayage grâce aux visages et, par cet effet,
compléter le propos d’une « anthropologie de la relation ». Avant de discuter des deux grands
principes pouvant être isolés à propos du phénomène émotionnel, il est utile d’énoncer successivement
et brièvement les différentes conceptions de l’émotion desquelles part Sartre pour, enfin, en arriver à
proposer l’« Esquisse d’une théorie phénoménologique »
. Première étape : la critique récurrente et
principale formulée à l’égard des « théories classiques » est d’avoir omis, au détriment de la
dimension fonctionnelle de l’émotion, la dimension compréhensible, signifiante, fondamentalement
psychique de l’expérience émotionnelle. On comprend d’emblée que c’est cette dernière dimension,
apparaissant d’abord à travers son absence, qui attire l’attention de Sartre et sur laquelle il s’arrêtera et
développera sa propre considération.
Seconde étape : c’est avec la théorie psychanalytique que Sartre rencontre une première façon de
traiter cette signification psychique de la chose émotionnelle
. Mais, d’emblée, la théorie de la
signification psychanalytique souffre d’une contradiction interne qui conduira Sartre à l’abandonner
rapidement en chemin. Selon la considération qu’il s’apprête à dévoiler, on ne pourra pas accepter que
« la signification de notre comportement conscient [soit] entièrement extérieure à ce comportement
lui-même, ou ; si l’on préfère, [que] le signifié [soit] entièrement coupé du signifiant »
. Sartre ne peut
« admettre qu’un fait de conscience puisse être comme une chose par rapport à sa signification, c’est-
à-dire la recevoir du dehors comme chose par rapport à sa signification »
. Le problème inhérent à la
psychanalyse consiste à lier la dimension signifiante et interprétative – indubitable et incontestable – à
une causalité psychique symbolique qui agirait en sourdine, en parfaite indépendance d’une
conscience qui ne pourrait alors être qu’un « phénomène secondaire et passif »
: « C’est la
contradiction profonde de toute psychanalyse que de présenter à la fois un lien de causalité et un lien
de compréhension entre les phénomènes qu’elle étudie »
. Au fond, si la psychanalyse réussit à
J.-P. Sartre, Esquisse d’une théorie des émotions, p. 36.
« Il est de fait que la psychologie psychanalytique a été certainement la première à mettre l’accent sur la
signification des faits psychiques ; c’est-à-dire que, la première, elle a insisté sur ce fait que tout état de
conscience vaut pour autre chose que lui-même » Ibid., p. 34.
Ibid., p. 35. À cette même page, Sartre suggère que la psychanalyse considère le fait conscient au regard de sa
signification, tels les « vestiges d’un feu allumé dans la montagne (…) par rapport aux êtres humains qui ont
allumé ce feu ». Le sens conscient y est réduit à un rapport de causalité « externe » et « passif ». « (…) ces
vestiges sont ce qu’ils sont, c’est-à-dire qu’ils existent en soi en dehors de toute interprétation signifiante : ils
sont des morceaux de bois à demi calcinés, voilà tout ».
Ibid.
Soulignons que c’est précisément le rôle que Freud confère à la conscience. Dans la Traumdeutung, il suggère
que « la conscience nous apparaît comme un organe sensoriel qui perçoit un contenu donné autre part » (p. 180),
que « les opérations de pensée les plus compliquées sont possibles sans la participation de la conscience » (p.
648) et précise enfin que « Dans notre présentation, quel rôle reste-t-il à la conscience (…) ? Aucun autre que
celui d’un organe sensoriel pour la perception de qualités psychiques » (p. 671). S. Freud, « L’interprétation du
rêve », Œuvres Complètes IV, Pairs, PUF, 1900 (2003). Remarquons d’ailleurs qu’à aucun moment de son texte,
Sartre n’écrit le nom de Freud mais se limite à parler de la « théorie psychanalytique ».
J.-P. Sartre, Esquisse d’une théorie des émotions, p. 36.