art / politique - R

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claude amey
art / politique
le devenir autre
les éditions de la maison chauffante
0. la barre p.9  1. question p.10  2. triade p.13  3. pouvoirs p.15
4. poïesis / praxis p.17  5. moyen / fin p.19  6. vie nue p.21
7. praxis p.23  8. sans fin p.26  9. espace de jeu p.28
10. marchandise p.30  11. position p.32  12. l’œuvre d’art p.35
13. sphère publique p.38  14. démocratie p.40  15. avant-garde p.42
16. l’art p.45  17. culture p.48  18. espace social p.50
19. politique p.53  20. art / politique p.55  21. le sensible p.57
22. politique-aisthétique p.61  23. travailleur / artiste p.63
24. parti p.66  25. autonomie p.68  26. avant-garde (fin) p.70
27. conscience p.73  28. la cible p.76  29. l’art sans cible p.79
30. aisthesis / aisthétique p.81  31. liberté p.83  32. médias p.87
33. dissolution p.90  34. engagement p.93  35. politique de l’art p.97
36. esthétisation p.99  37. désautonomisation p.102  38. gravité p.104
39. devenir autre p.106  40. militance p.109  41. désengagement p.113
42. superstructure p.116  43. identité p.120  44. émergence p.122
45. révolution p.124  46. pratiques p.126  47. hip-hop p.128
48. subculture p.132  49. jugement p.134  50. déliaison p.137
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0.  barre
De prime abord art et politique ne se côtoient pas bien, ils sont
même antinomiques, et sur les plateaux de la balance sociale
ils ne pèsent pas le même poids. Sous l’angle des crises du
monde l’art fait figure de force dérisoire tandis que la politique occupe le champ ; elle paraît aller de soi, sans qu’elle
se sente en défaut d’autre chose, alors que l’art semble toujours en défaut de prégnance. Sous l’angle idéal de la culture,
censée transcender le terre à terre, la tendance s’inverse : le
prestige de l’art est d’autant célébré qu’il habite les limbes
où ses chefs-d’œuvre compensent la compromission du bas
monde avec la politique. Telle est du moins l’opinion courante. Choisir de mettre face à face art et politique c’est donc
polariser deux sphères d’une vieille tension entre inutilité et
utilité, imaginaire et réalité, fiction et action, etc. ; alors, ou
bien cette démarche peut paraître lourde à assumer, ou bien
elle a quelque raison d’être et on peut s’y risquer. Il faut toutefois prévenir une tendance à priori : vouloir à tout prix marier
ou séparer art et politique. Quant au titre de cet essai, la barre
« / » a le sens suivant : Art et politique semblerait raccorder
deux entités bien circonscrites ou les juxtaposer ; Art ou
politique entérinerait leur séparation, impliquant de choisir
entre l’un et l’autre sinon d’exclure l’un par l’autre. C’est, dans
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les deux cas, ce qu’il convient d’éviter. Quant à l’art comme
terme premier, ce choix tient à ceci que si le politique est une
préoccupation générale pour ce qui suit, l’art est son centre
d’intérêt direct. Quoi qu’il en soit, les niveaux de relation et
d’appréhension de ces deux sphères ne sont pas symétriques ;
de façon générale on pose la question de savoir s’il y a du
politique dans ce que fait l’art, mais pas s’il y a de l’art dans
ce que fait la politique — sinon au sens d’habileté comme il
y a un art de la rhétorique ou de la gastronomie. Au long de
l’histoire leur relation s’est tramée diversement, notamment
quant au partage des finalités, sociale, spirituelle et d’agrément. Dans la division sociale des activités, la relation art /
politique demeure celle de sphères qui existent séparément,
bien que les deux pratiques coexistent à divers degrés de l’innervation sociale et culturelle. La barre du titre veut marquer
l’articulation branlante de ces deux termes à forte tradition
mais qui n’ont rien de définitif quant à leur définition ; elle
les assemble et les sépare tout à la fois en laissant flottant leur
rapport comme une place vide à occuper.
1. question
La relation art / politique s’est posée quand les deux sphères
se sont affirmées et distinguées l’une de l’autre, et qu’on a
pensé leurs fonction et statut propres. D’abord art et politique se sont conjugués avec l’ordre de la cité, avant que l’art
n’accompagne les pouvoirs séparés du peuple ; l’art oscille
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alors entre son enrégimentement idéologico-moral et sa
requête d’autonomie au temps des Académies. Au seuil de la
société moderne, quand l’autonomie esthétique de l’art participe de la sphère strictement non pratique (non éthique), la
séparation entre l’art et la politique est consommée : ou bien
l’art consent aux desiderata des pouvoirs ou bien il se cherche
des voies de traverse. Et à mesure que les idéaux démocratiques perdaient leurs ailes au rythme des divisions et luttes
sociales, la politique et l’art dispersaient leurs idéaux ; dès
lors leur séparation n’est plus entre deux entités institutionnelles relativement stables (État, Beaux-arts), mais entre des
orientations politiques et artistiques plurielles en litige avec
une socialité conflictuelle. C’est ainsi que l’identité et la fonction de chacun, comme leur relation, fait question et force
l’interrogation d’une pensée elle-même en mal d’assurance.
Quant au monde actuel, après les déboires révolutionnaires
et les totalitarismes, l’interrogation est d’autant alimentée
que toute perspective est en perte de modèle. Autrement dit,
poser la question de la relation art / politique aujourd’hui n’a
pas seulement trait au rapport entre les deux sphères mais
entre, d’une part, un espace social où les places conférées aux
êtres et aux choses sont brouillées et, d’autre part, le devenir de l’art et de la politique dans une mutation de civilisation
incontrôlée.
On ne voit pas de convulsion générale imminente qui
pourrait enrayer l’hyperlibéralisme actuel, mais la tension sociétale n’en est pas moins névralgique : un sentiment
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d’urgence taraude l’existence, qu’il s’agisse de la vie courante, de la planète ou de la survie de l’humanité. La crise
endémique du progrès a mis en berne la question de l’avenir
mais elle revient dans les esprits sous forme de catastrophe,
comme en retrait de la politique ; et si s’annonce aussi un
retour du politique 1 , il s’hypothèque de la difficulté de
concevoir une alternative globale, orpheline de références
historiques valides. De la puissance débridée du capitalisme
à l’essor spectaculaire de la culture sous la bannière lactée
de la consommation et du marketing, quelque chose semble
échapper à toute maîtrise et entretenir, malgré les contestations, un consensus fébrile. La politique institutionnelle, à
mille lieues de l’enjeu, s’englue entre des intérêts mesquins
et de gros intérêts pressés ; les mouvements sociaux se multiplient mais ne convergent pas pour une cause générale ;
l’intelligentsia médiatique réajuste le catéchisme républicain
en stigmatisant la démocratie vive, et la militance partisane
persiste à se focaliser sur le tout (est) politique sans intégrer
à sa vision l’éventail des pratiques qui échappent à sa grille de
lecture. Il n’empêche que toute position de dissensus est en
butte à la question de sa capacité émancipatrice et, en dépit
du peu d’issue, quiconque éprouve le danger est en situation
1. Il faut préciser pour la suite : la politique concerne la sphère spécialisée,
institutionnelle ou partisane révolutionnaire, et le politique ce qui se pratique
dans le dissensus comme mode de réaménagement de l’existence à tous les
niveaux sociaux et existentiels.
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de sentir l’incitation. Il est donc urgent d’être politique. Mais
en un temps de diffraction des activités et de prolifération des
médiums relationnels qui dépassent tout ce qu’on a connu par
le passé, la réduction de la vie à la politique — comme à l’art
(à la fameuse fusion art-vie) — est précisément le panneau
dans lequel il s’agit de ne plus tomber. Tant qu’elle n’est pas
submergée par l’insurrection, toute prescription qui love les
préoccupations dans le giron de la politique tend à se couper
de la ramification de l’existence — où l’art est perçu accessoire
dans l’ordre de la politisation.
2. triade
Pour saisir le double art / politique, il faut énoncer un triple. Si
la politique consiste à organiser l’existence en commun, alors
quelque chose comme l’art en participe d’emblée ; là où le
groupe humain assure sa production matérielle, il gère sa production symbolique, et donc à terme là où s’est établi la polis
s’est établi la poïesis. Mais, justement, dès qu’il devient possible de pointer la politique et l’art séparément, c’est qu’une
tierce instance est entrée en scène, celle de la theoria (grecque),
c’est-à-dire du surplomb contemplatif qui pense désormais la
différenciation des fonctions sociales. Dans l’entre-deux du
travail nécessaire à la reproduction de la vie et du loisir de la
pensée théorique, les domaines de la politique et de l’art ont
été interpellés par la philosophie qui a légiféré sur l’un et
l’autre et leur relation ; de sorte que la pensée spéculative, sous
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les noms de poétique et plus tard d’esthétique, les a articulés
dans le sens de ce qui devait convenir à une communauté unie.
Il en ira pour deux millénaires occidentaux de cette triade —
plus ou moins liée ou déliée selon les époques, car l’art et la
politique répondent à des impératifs propres qui échappent
à la pensée théorique. Il faudra qu’au seuil de la modernité la
politique et l’art se délestent de la philosophie, pour que celleci spécule à nouveaux frais sur leur fonction. Et il faudra aussi
qu’à l’ère démocratique la politique, suspectée depuis l’espace
public, génère des formes en dehors des institutions étatiques,
et que l’art relègue l’autorité de ses tutelles académiques, pour
que l’art et la politique se déprennent des déterminations
supérieures. Dès lors, les trois instances n’ont plus en commun que de déployer chacune son exercice dans un régime de
divisions sociales qui a dissout la visée générale qui sous-tendait leur relation. Chacune y a tracé sa voie : la philosophie en
pensant les dommages de la division, en drainant la déficience
de l’être, l’étiolement du sujet de la raison, ou en cherchant
dans l’art le parangon d’une harmonie de l’en-commun, etc. ;
la politique en se focalisant, d’un côté, sur la gestion administrative ou, de l’autre, sur la transformation révolutionnaire ;
et l’art en opérant à même le sensible une déstabilisation du
donné qui l’a conduit jusqu’à soupçonner sa propre identité.
Penser le rapport art / politique, si l’on veut dépasser le stérile
face à face de deux blocs, implique de tirer des fils médiateurs,
mais qui sont immanents à la trame des rapports sociaux et
non à la pensée spéculative.
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