UNIVERSITÉ
PARIS IV SORBONNE
ÉCOLE DOCTORALE I (22) MONDES ANCIENS ET MÉDIÉVAUX
E. A. 1491- Édition et commentaire des textes grecs et latins
T H È S E
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE LUNIVERSITÉ PARIS IV SORBONNE
Discipline / Spécialité : ÉTUDES GRECQUES
Présentée et soutenue par
Yannick SCOLAN
le 16 novembre 2013
LES BANQUETS LITTÉRAIRES
DE PLATON À ATHÉNÉE
Sous la direction de
Madame le professeur Dominique ARNOULD
JURY
Madame le professeur Dominique ARNOULD Université de Paris IV - Sorbonne
Monsieur le professeur Alain BILLAULT Université de Paris IV - Sorbonne
Monsieur le professeur Michel FARTZOFF Université de Franche-Comté
Madame le professeur Sophie GOTTELAND Université de Bordeaux III - M. de Montaigne
Madame le professeur Estelle OUDOT Université de Bourgogne
2
Il faut attendre 1931 et louvrage fondateur de J. Martin
1
pour qu’une première étude
soit consacrée à lensemble du corpus des Banquets littéraires. J. Martin divise son ouvrage en
quatre parties : la première consacrée à la « théorie des Anciens », la deuxième aux « topoi »
que constituent les personnages et les situations, la troisième à lévolution des Banquets et la
dernière à un résumé séparé de chaque ouvrage.
J. Martin se sert des remarques éparses quil trouve chez Hermogène le rhéteur sur les
συμπόσια σωκρατικά et sur le Banquet de Platon en particulier, pour définir, a priori, la
nature du genre symposiaque. Il considère que le mélange du σπουδαῖον et du γελοῖον est un
élément central et discriminant pour toutes les œuvres de son corpus. Ce faisant, il ne se
départit pas des éléments que soulignaient déjà les premiers traducteurs de Platon et de
Xénophon, sinon quand il suppose que la combinaison initiale du σπουδαῖον et du γελοῖον
laisse la place, par la suite, à deux veines contradictoires, lune satirique avec Ménippe et
Lucien et lautre spécifiquement sérieuse avec les œuvres érudites de Plutarque, d’Athénée et
de Macrobe dont lunité tiendrait à leur commune référence au modèle platonicien.
J. Martin suppose alors que Platon donnerait naissance à un genre particulier, dont son
autorité suffirait à assurer le développement. Car les auteurs ultérieurs auraient repris et imité
les personnages et les situations que son Banquet contenait. Ainsi Agathon servirait-il de
modèle aux hôtes des œuvres ultérieures, Aristophane et Alcibiade aux bouffons, Aristodème
aux invités en surnombre, Éryximaque aux médecins, Socrate aux retardataires, Alcibiade,
encore, aux trouble-fête.
F. Frazier
2
propose une répartition légèrement différente des œuvres qui appartiennent
au corpus des Banquets, quand elle souligne à quel point il est difficile de parvenir à une
définition unificatrice. Elle propose de distinguer deux « branches » parmi les Banquets, lune
« littéraire », à laquelle appartiendraient les œuvres de Platon, de Xénophon ou le Banquet des
Sept Sages, et lautre « savante », dont les Propos de table et les Deipnosophistes seraient des
exemples.
Létude de L. Romeri
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adopte, quant à elle, une démarche qui tient de lanthropologie
littéraire, pour étudier « le rapport à la sphère alimentaire dans une réunion dhommes
savants
4
» et proposer une lecture unificatrice des Banquets. Elle fait lhypothèse, à nos yeux
contestable, que Platon et Xénophon passent sous silence les « éléments les plus typiques du
banquet au profit du seul élément discursif
5
», que la nourriture est, dans leurs œuvres,
incompatible avec la discussion et que cest dans le refus du συμπόσιον, de ses usages et de
ses plaisirs que saffirme la sagesse de Socrate. En conséquence, le Banquet, chez ces deux
auteurs, serait précisément « a-sympotique
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», car le λόγος, pour sy déployer, saffranchirait
de la table et du vin. Paradoxalement, ce rapport particulier à la « sphère alimentaire » ferait
du Banquet de Platon lélément unifiant les différentes veines du corpus symposiaque. Car
cest par un même oubli de la nourriture que les Propos de table se rattacheraient à la tradition
du « banquet socratique
7
». À linverse, L. Romeri met en avant la profusion des plats dans le
Banquet de Lucien et dans les Deipnosophistes dAthénée pour lun lusage excessif et
bouffon qui en est fait, pour lautre la concordance étroite de la table avec les exposés érudits
qui la prennent pour objet et elle tire parti des références que les deux auteurs font de
l’œuvre de Platon pour en supposer le renversement radical.
1
J. Martin, Symposion, die Geschichte einer literarischen Form, Paderborn, 1931.
2
F. Frazier et J. Sirinelli, Plutarque. Propos de table, t. IX, 3, Paris, Les Belles Lettres, 1996, vol. 3, p.
178-179.
3
L. Romeri, Philosophes entre mots et mets. Plutarque, Lucien et Athénée autour de la table de Platon,
Grenoble, 2002.
4
Ibid., p. 16.
5
Ibid., p. 17.
6
Ibid., p. 95.
7
Ibid., p. 188.
3
Tenter de réduire la radicale diversité formelle des Banquets, s’appliquer à dégager des
conventions unificatrices qui justifieraient la naissance de deux veines contradictoires, refuser
d’analyser les œuvres de Plutarque, de Lucien et dAthénée pour elles-mêmes, ou encore
penser que tous ces auteurs, au moment d’entamer leur travail décriture, se sont contentés de
se mettre « à la table de Platon » en voyant en lui une figure tutélaire, positive ou négative, a
indéniablement biaisé la lecture de ces œuvres.
Linjustice la plus criante, sans doute, a concerné le Banquet de Xénophon, dont
certains critiques ont supposé, à la suite dAthénée, quil nétait que le résultat de la rivalité
jalouse que son auteur aurait nourrie à légard de Platon. Il a donc fallu comparer les deux
Banquets, applaudir au génie de lun et regretter la fadeur de lautre, auquel on na cessé de
concéder, pourtant, une proximité plus grande avec la réalité quon a supposé avoir été celle
de Socrate. Au premier les lauriers de lart, au second la perfide consolation dun intérêt plus
historique que littéraire, au point quil na jamais semblé possible de parler du Banquet de
Xénophon sans évoquer celui de Platon.
En réalité, Xénophon saffranchit du modèle de Platon quand il compose son ouvrage.
Et son originalité est bien plus grande que ce qui a pu être supposé. Car Xénophon imagine un
banquet singulier, qui tient davantage de la comédie en bon nombre de ses passages. Certes,
Platon, avant lui, a témoigné de la fréquentation par Socrate de la maison de Callias. Mais il
na jamais eu laudace de Xénophon, qui place le philosophe au sein dune assemblée si
unanimement étrangère à la vertu que la scène fictive ou réelle, peu importe finalement
de ce Banquet tient du plus piquant des paradoxes.
Sans doute Callias fait-il partie des débauchés les plus notoires dAthènes. Sa fortune,
mal acquise, sert une vie de plaisirs à lécart des tâches publiques auxquelles sa naissance et
son rang auraient, pourtant, lappeler. Ses largesses sont si grandes quil ouvre sa table à
quiconque veut en profiter et ses mœurs sont si relâchées quon soupçonne mal les poètes
comiques davoir eu besoin dune lourde caricature quand ils lont mis en scène. Surtout, ses
liens avec Lycon, dont on peut supposer quil sagit bien, également, de laccusateur de
Socrate, ont été précisément soulignés dans une pièce dEupolis, dont Xénophon semble faire
le point de départ de son Banquet.
Car il se saisit du sujet même de son Autolycos et de lamour que Callias a nourri pour
le jeune garçon, âgé alors dune douzaine dannées, avec la bénédiction intéressée de son
père, Lycon. Cest à la table de ce débauché que Socrate accepte de prendre place, ce Socrate
dont Xénophon vante ailleurs la mesure et la tempérance. Il ny refuse pas les plaisirs ni
ceux du vin, ni ceux des divertissements mais il les ordonne et, partant, conduit Callias, au
moyen du banquet lui-même, sur le chemin de la vertu.
Socrate corrige sans cesse le συμπόσιον de son hôte, et il lempêche de sombrer dans le
désordre. Sil accepte de boire sans soif, il invite cependant ses compagnons à ne le faire que
par petites rasades. Le voici encore qui sextasie des prouesses dune jeune chanteuse, mais il
propose bientôt quon produise un spectacle digne des peintures qui représentent les Grâces,
les Heures et les Nymphes. Une querelle sélève-t-elle, il ramène lassemblée vers la concorde
en lui faisant entonner des chansons de banquet. Surtout, il se saisit du moment rituel lon
apporte le parfum pour céder, comme on le fait ordinairement dans un συμπόσιον, au plaisir
de la devinette et de lénigme et pour inviter lassemblée des convives à définir la véritable
odeur de la vertu. Le déroulement du banquet conduira Lycon à louer la καλοκἀγαθία de
Socrate, après quil aura entendu les conseils que le philosophe adresse à Callias dans sa
relation avec Autolycos.
Il ne sagit donc pas d’une œuvre décousue, dont l’entrain désordonné serait le garant
dune quelconque authenticité, mais de la définition progressive du naturel philosophique
dans les circonstances qui lui sont le plus défavorables. Et cest précisément le banquet, dans
son déroulement, qui devient le moyen de cette ascension vers la vertu.
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Dans ces circonstances, ce nest pas le thème de lamour qui permet de rapprocher le
Banquet de Xénophon de celui de Platon, mais le partage dune même incongruité de
situation. Car Socrate, quand il arrive chez Agathon, nest pas davantage à sa place que dans
la maison de Callias.
De fait, les personnages du Banquet de Platon sont tous, mis à part Aristophane, les
disciples des meilleurs sophistes, dont ils sont les auditeurs silencieux dans le Protagoras, et
ils appartiennent aux hétairies aristocratiques de Teucros, dAlcibiade et de Léagoras, quand
Socrate semble, pour sa part, céder à un usage, dont il na pas lhabitude, en prenant un bain
et en revêtant des chaussures pour se rendre chez Agathon.
Dans ce Banquet, Socrate est un intrus, autant dun point de vue social que dun point
de vue intellectuel. Chacun des orateurs est le dépositaire dun savoir quil prétend définitif
sur lAmour et supérieur à celui des autres. Phèdre produit un discours à la manière dHippias,
Pausanias à la manière de Prodicos, et Éryximaque sillustre par ses propos naturalistes dont
la feinte modestie natténue pas sa volonté de rivaliser avec Empédocle, avant quAgathon
nemporte tous les suffrages pour la beauté de léloge quil produit dÉros. Voilà donc la belle
société qui est réunie chez Agathon. Socrate y fait doublement figure détranger : il ne partage
ni la condition ni le savoir des autres convives. Il est le seul qui se refuse à produire un
discours dautorité, le seul qui avoue la pauvreté de sa science et, même, qui sen amuse
quand il prend place aux côtés dAgathon.
En somme, Socrate incarne la figure mythologique dÉros : comme lui, il va pieds nus,
couche à même le sol, vit dans lindigence, est rude, malpropre. Comme lui, surtout, il nest ni
savant ni ignorant, mais toujours mû par une quête sans cesse renouvelée du beau.
Lopposition entre ces deux conceptions du savoir est très précisément associée par
Platon au rapport de chacun au banquet et à ses usages. Platon n’exclut en rien le συμπόσιον
de son ouvrage. Bien au contraire, il fait de Socrate le seul convive parfaitement accompli.
Certes, Socrate se plie, dans un premier temps, à la décision collective de ne boire aucune
goutte de vin et, quand survient Alcibiade, il ne rechigne guère davantage à vider les coupes
quon lui tend. Mais alors que les uns, dans la sobriété comme dans livresse, cèdent à lennui
ou au sommeil et manquent à leur qualité de convives, il est le seul à ne subir aucun des deux
excès du manque et de la complétion, mais il prolonge indéfiniment le banquet.
Indifféremment satisfait de boire ou de ne pas boire, il ne cesse de discuter quavec
lendormissement de ses compagnons : lui seul continuera ses activités, comme à lordinaire,
quand poindra le jour.
Platon ménage dans son récit, un rapport didentité entre le philosophe et le convive : il
met ses personnages à lépreuve du banquet et, par lui, révèle la nature véritable du savoir.
Cette intention particulière le conduit à dupliquer les figures du philosophe jusquà celle
dÉros, comme en une remontée vers le principe.
La narration du Banquet procède par emboîtements successifs, si lon peut dire. À notre
connaissance, c’est la seule œuvre de Platon qui présente ainsi les trois genres de récits tels
quils sont définis dans la République : on y trouve un dialogue encadrant, qui est imitatif,
puis un récit simple celui dApollodore, qui ne masque jamais sa qualité dauteur. Au sein
de ce récit se trouve celui dAristodème, simple et imitatif à la fois. Cette superposition des
trois strates narratives est reproduite à lintérieur même des propos quApollodore a recueillis
de la bouche dAristodème : car le dialogue de Socrate avec Agathon devient lui-même le
cadre du récit que livre Socrate de sa rencontre passée avec Diotime et de lenseignement
quelle lui a dispensé quand elle-même lui a raconté la naissance dÉros, lors dun banquet
divin. La structure narrative du Banquet ménage donc un rapport didentité entre Éros,
Diotime, Socrate, Aristodème et Apollodore, dont certains indices peuvent donner à penser
quil constitue lui-même une image de l’auteur en son œuvre.
De même que le συμπόσιον est, avec Platon et Xénophon, le cadre, mais également le
5
moyen de la définition du savoir véritable, Plutarque, dans le Banquet des Sept Sages,
remonte aux sources de lhistoire de la philosophie en imaginant la réunion, près de Corinthe,
de Solon, de Bias, de Thalès, dAnacharsis, de Cléoboulos, de Pittacos et de Chilon autour du
tyran Périandre. Faut-il plus particulièrement chercher une parenté formelle de cette œuvre
avec celle de Platon ? Ce nest pas de lamour que parlent les personnages du Banquet des
Sept Sages, mais de lamitié. Et, pour ce qui est du sujet même, la filiation de Plutarque tient
davantage dAristote que de Platon ou de tout autre : les convives de Périandre, et pas
seulement Solon, conviennent tous que cest la démocratie dont il convient de faire léloge
quand vient le moment de débattre de la meilleure forme de gouvernement. Car cest en un tel
régime, comme on le trouve affirmé par Aristote (Éthique à Nicomaque, VIII, 11, 1161b) que
lamitié est le plus développée, comme elle doit lêtre également au sein du banquet.
Certes, dun point de vue formel, on trouve, comme chez Platon, un dialogue encadrant,
Dioclès satisfait la curiosité de ceux qui linterrogent sur la réception de Périandre, puis
une série dexposés qui précèdent un mythe final celui dArion. Mais il nest rien de la
narration propre au Banquet de Platon. Et Plutarque nest pas moins le débiteur de
Xénophon : comme lui, il fait de lhôte du banquet un être sourd à la philosophie. Car
Périandre, en qui Plutarque refuse de voir un Sage, y est marqué par la souillure de linceste et
par la perspective du meurtre prochain de son épouse. Il demeure incapable tout autant de
comprendre les signes des dieux que de participer réellement à la discussion des convives.
Enfin la simplicité de sa réception, en même temps quelle est remarquée par le narrateur
Dioclès, est dénoncée comme un faux-semblant et une hypocrisie de circonstance.
En réalité, Plutarque, pour ce qui est de léconomie narrative de son ouvrage, trace une
voie qui lui est propre, en élargissant progressivement le dialogue aux différents cercles de la
sociabilité : il part du banquet et de lamitié qui doit régir les liens qui unissent des proches ;
on passe ensuite au cadre de la cité, avant que louvrage ne trouve son achèvement dans
lévocation de l’harmonie universelle et de la φιλανθρωπία des dieux. Cette ascension
progressive accompagne une discussion qui ne se nourrit que du banquet et de son contexte, à
partir dénigmes ou d’oracles. Ces προϐλήματα conduisent à souligner la providence divine et
à définir la nature apollinienne de la philosophie, dont Plutarque fait, en quelque sorte ici,
larchéologie, jusquà lexposition finale des sentences delphiques que la tradition prête aux
Sept Sages.
Sans doute le Banquet des Sept Sages aurait-il pu figurer parmi les Propos de table sil
navait pas présenté le caractère assumé dune fiction des temps passés. La seule différence
tient, en réalité, à la modernité des discussions qui sont relatées dans les Propos de table, dont
le Banquet des Sept Sages semble définir le principe même.
Car les Propos de table ne développent pas seulement des προϐλήματα comme on en
trouve dans le corpus aristotélicien. Il sagit encore moins dune collection inorganisée de
questions auxquelles le banquet fournirait un cadre et permettrait de présenter de façon
artificiellement vivante un recueil d’ὑπομνήματα. Les Propos de table constituent, eux aussi,
une œuvre dune grande cohérence programmatique : chaque question, quelle concerne le
banquet et ses usages ou quelle cherche, pour elle-même, à satisfaire une curiosité naturelle,
naît du contexte symposiaque et fait lobjet dun récit introducteur qui permet débranler
lopinion première et de mettre la pensée en mouvement. Les personnages des Propos de
table ne font pas de philosophie en tant que telle, mais ils appliquent un raisonnement
philosophique à des objets qui, par leur triviale proximité, échappent au champ ordinaire de
son questionnement.
Il ne sagit pas daboutir à quelque vérité que ce soit sur les questions que le banquet
fournit à l’acribie des convives. La nature des προϐλήματα συμποσιακά est aporétique. Et
cest bien que se trouve son intérêt : dans une assemblée qui mêle ignorants et savants,
chacun doit exercer son esprit en proposant des développements qui lui sont propres et en
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