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Dans ces circonstances, ce n’est pas le thème de l’amour qui permet de rapprocher le
Banquet de Xénophon de celui de Platon, mais le partage d’une même incongruité de
situation. Car Socrate, quand il arrive chez Agathon, n’est pas davantage à sa place que dans
la maison de Callias.
De fait, les personnages du Banquet de Platon sont tous, mis à part Aristophane, les
disciples des meilleurs sophistes, dont ils sont les auditeurs silencieux dans le Protagoras, et
ils appartiennent aux hétairies aristocratiques de Teucros, d’Alcibiade et de Léagoras, quand
Socrate semble, pour sa part, céder à un usage, dont il n’a pas l’habitude, en prenant un bain
et en revêtant des chaussures pour se rendre chez Agathon.
Dans ce Banquet, Socrate est un intrus, autant d’un point de vue social que d’un point
de vue intellectuel. Chacun des orateurs est le dépositaire d’un savoir qu’il prétend définitif
sur l’Amour et supérieur à celui des autres. Phèdre produit un discours à la manière d’Hippias,
Pausanias à la manière de Prodicos, et Éryximaque s’illustre par ses propos naturalistes dont
la feinte modestie n’atténue pas sa volonté de rivaliser avec Empédocle, avant qu’Agathon
n’emporte tous les suffrages pour la beauté de l’éloge qu’il produit d’Éros. Voilà donc la belle
société qui est réunie chez Agathon. Socrate y fait doublement figure d’étranger : il ne partage
ni la condition ni le savoir des autres convives. Il est le seul qui se refuse à produire un
discours d’autorité, le seul qui avoue la pauvreté de sa science et, même, qui s’en amuse
quand il prend place aux côtés d’Agathon.
En somme, Socrate incarne la figure mythologique d’Éros : comme lui, il va pieds nus,
couche à même le sol, vit dans l’indigence, est rude, malpropre. Comme lui, surtout, il n’est ni
savant ni ignorant, mais toujours mû par une quête sans cesse renouvelée du beau.
L’opposition entre ces deux conceptions du savoir est très précisément associée par
Platon au rapport de chacun au banquet et à ses usages. Platon n’exclut en rien le συμπόσιον
de son ouvrage. Bien au contraire, il fait de Socrate le seul convive parfaitement accompli.
Certes, Socrate se plie, dans un premier temps, à la décision collective de ne boire aucune
goutte de vin et, quand survient Alcibiade, il ne rechigne guère davantage à vider les coupes
qu’on lui tend. Mais alors que les uns, dans la sobriété comme dans l’ivresse, cèdent à l’ennui
ou au sommeil et manquent à leur qualité de convives, il est le seul à ne subir aucun des deux
excès du manque et de la complétion, mais il prolonge indéfiniment le banquet.
Indifféremment satisfait de boire ou de ne pas boire, il ne cesse de discuter qu’avec
l’endormissement de ses compagnons : lui seul continuera ses activités, comme à l’ordinaire,
quand poindra le jour.
Platon ménage dans son récit, un rapport d’identité entre le philosophe et le convive : il
met ses personnages à l’épreuve du banquet et, par lui, révèle la nature véritable du savoir.
Cette intention particulière le conduit à dupliquer les figures du philosophe jusqu’à celle
d’Éros, comme en une remontée vers le principe.
La narration du Banquet procède par emboîtements successifs, si l’on peut dire. À notre
connaissance, c’est la seule œuvre de Platon qui présente ainsi les trois genres de récits tels
qu’ils sont définis dans la République : on y trouve un dialogue encadrant, qui est imitatif,
puis un récit simple — celui d’Apollodore, qui ne masque jamais sa qualité d’auteur. Au sein
de ce récit se trouve celui d’Aristodème, simple et imitatif à la fois. Cette superposition des
trois strates narratives est reproduite à l’intérieur même des propos qu’Apollodore a recueillis
de la bouche d’Aristodème : car le dialogue de Socrate avec Agathon devient lui-même le
cadre du récit que livre Socrate de sa rencontre passée avec Diotime et de l’enseignement
qu’elle lui a dispensé quand elle-même lui a raconté la naissance d’Éros, lors d’un banquet
divin. La structure narrative du Banquet ménage donc un rapport d’identité entre Éros,
Diotime, Socrate, Aristodème et Apollodore, dont certains indices peuvent donner à penser
qu’il constitue lui-même une image de l’auteur en son œuvre.
De même que le συμπόσιον est, avec Platon et Xénophon, le cadre, mais également le