La place du Traité sur la monnaie dans l'œuvre de Keynes : une théorie des fluctuations endogènes (Keynes' analysis of endogenous business cycles from the Treatise on Money) Hanin Frédéric (UQAM et Paris X - Nanterre) Résumé : Alors que Keynes est souvent associé au concept d'équilibre de sous emploi, développé dans la Théorie Générale, ce texte propose une relecture du Traité sur la monnaie dans une perspective d'analyse de la dynamique des économies financières. Cette dernière se caractérise par l'existence de cycles endogènes, caractéristique structurelle des économies modernes du fait de l'imparfaite coordination entre l'activité financière et l'activité industrielle. L'originalité théorique du Traité réside dans l'adoption d'une perspective macroéconomique non walrassienne incorporant des interactions sociales et la présence d'équilibres multiples sur le marché financier. Le moteur des fluctuations se trouve être l'effet de la préférence pour la liquidité des investisseurs sur le bilan des banques et ses conséquences sur la monnaie disponible pour la circulation industrielle. L'analyse proposée par Keynes dans le Traité préfigure les débats contemporains sur la capacité des autorités monétaires à stabiliser le niveau de l'activité dans un contexte d'arbitrage constant entre le niveau d'emploi des ressources et les conséquences macroéconomiques de la préférence pour la liquidité des investisseurs. Summary : Keynes is usually known as the creator of the concept of unemployment equilibrium. We propose here to explore another trend of Keynes' thought, i.e. endogenous business cycle. The Treatise on Money describes the coordination problems between industrial circulation and financial circulation, the origin of endogenous fluctuations, structural characteristic of modern economies. Treatise on Money's specificity is found in a non-walrasian macroeconomic perspective within social interactions in the financial circulation explain the presence of multiple equilibria. The changing mood in the financial sector, because of profits or losses' signal from the industrial circulation, and his consequence on bank's balance sheet lead to structural fluctuations. Keynes' analysis of monetary policy emphasize the typical trade off in capitalist economy between the stimulation of activity and the reduction of liquidity of bank's asset which lead to credit rationing in the industrial circulation. 1 There is, however, something to be said for the view that that the student of the future, if he had to choose among Keynes' works, would get the best picture of his total contribution to economics in the Treatise. (Harrod, 1951, p 403) 1. Introduction Le Traité sur la monnaie constitue un bon exemple de la difficulté que rencontre l'historien des idées lorsqu'il s'agit de rendre compte d'idées développées dans un contexte historique différent du sien. Dans le cas du Traité, à cette difficulté, s'ajoute le fait que la compréhension même de l'ouvrage a donné lieu à de nombreuses interprétations souvent contradictoires. Pour certains (Klein (1968) par exemple), l'ouvrage est une œuvre prékeynésienne, 'l'économie de Keynes' ne débutant véritablement qu'avec la parution de la Théorie Générale. Le Traité est alors lu comme une reformulation de la théorie quantitative de la monnaie. Une autre interprétation (les membres du Circus par exemple) consiste à voir le Traité comme une étape vers la Théorie Générale et la notion d'équilibre de sous emploi. Comme tout travail préparatoire, il est imparfait même si l'on y trouve des éléments qui seront développés dans la Théorie Générale. Devant cette absence d'unanimité, il apparaît bien difficile de trancher entre les différentes opinions émises puisque d'une part on ne dispose que de peu de travaux préparatoires avant la publication finale de l'ouvrage et que d'autre part les éléments à notre disposition conduisent à penser que Keynes a remanié le noyau théorique de son livre jusqu'aux derniers moments précédant sa publication. Compte tenu de cette difficulté, deux stratégies semblent également envisageables. La première consiste à comprendre l'ouvrage à la lumière du contexte historique et de l'environnement théorique dans lequel il a été écrit. Cette perspective de recherche ne s'avère pas des plus prometteuses. En effet, Keynes n'est pas pour ainsi dire des plus rigoureux pour citer les travaux dont il s'inspire, ce qui rend la réussite du second objectif très incertaine. Pour ce qui est du premier objectif, il est loin de suffire à rendre compte de la richesse du Traité puisque celui-ci est avant tout un ouvrage théorique. La seconde stratégie consiste à relire l'ouvrage à l'aide d'outils analytiques modernes. Cette méthodologie comporte le risque de perdre en chemin l'originalité du message keynésien d'autant plus que les outils analytiques dont on dispose généralement ont été développés par un courant théorique auquel Keynes s'est opposé tout au long de sa carrière. 2 Ce texte adopte une position médiane en choisissant une méthodologie empruntant des éléments aux deux stratégies précédemment exposées. Les travaux de Keynes sont rarement coupés de leur contexte et cela reste vrai en ce qui concerne le Traité sur la monnaie. L'objectif de Keynes est de proposer un cadre macroéconomique permettant de comprendre la nature des fluctuations dans des économies modernes caractérisées par l'interdépendance entre les relations financières et les relations industrielles. Il entend démontrer que la croissance de l'activité financière observée à la fin des années vingt ne se traduit pas nécessairement par la croissance de l'activité industrielle. De plus, les autorités monétaires doivent avoir pour objectif de réduire l'amplitude des fluctuations de l'activité d'autant plus qu'elles en ont potentiellement les moyens. Pour convaincre les autorités publiques de leur capacité à maîtriser le destin économique collectif, Keynes construit dans le Traité un modèle macroéconomique original dont les caractéristiques diffèrent sensiblement des théories précédemment développées. En particulier, la principale originalité du Traité réside dans l'articulation entre la création monétaire des banques et l'activité financière. Le Traité sur la monnaie est donc un ouvrage à la fois ancré dans son époque mais comportant des aspects novateurs. Pour tenter de rendre compte de ces deux aspects, la première partie du texte est consacrée à une présentation des fondements institutionnels du Traité ainsi qu'au mécanisme de formation des prix dans la sphère industrielle et financière. En cherchant à détailler les fondements de la macroéconomie du Traité, on tente de montrer que la pensée de Keynes se fond difficilement dans le cadre contemporain de l'analyse économique. La spécificité de 'l'économie de Keynes' tient moins au rejet de toute formalisation qu'à une volonté de renouveler l'analyse économique pour tenir compte des transformations du capitalisme. La seconde partie du texte présente une reconstruction théorique du cycle des affaires inspirée d'éléments du Traité. Le but de cet exercice est de faire apparaître une vision keynésienne des liens entre la dynamique financière et la dynamique industrielle. Les fluctuations endogènes de l'activité résultent de l'imparfaite coordination entre les deux sphères de la circulation. Ce défaut de coordination a pour origine le double rôle du système bancaire, qui doit satisfaire à la fois la préférence pour la liquidité des investisseurs et assurer le financement de l'accumulation. Les autorités publiques doivent ainsi tenir compte de l'état de la confiance sur les marchés financiers pour parvenir à limiter les fluctuations de l'activité. 3 2. La circulation industrielle et la circulation financière La structure théorique du Traité sur la monnaie est construite autour du concept de sphère de la circulation monétaire. Keynes distingue deux sphères, celle de la circulation industrielle et celle de la circulation financière1. Cette distinction constitue l'originalité principale de la partie proprement analytique du Traité2 (principalement le livre I) car elle permet de comprendre la nature de la distinction entre l'investissement et l'épargne et l'absence d'égalité automatique entre ces deux grandeurs macroéconomiques. L'intérêt théorique de cette séparation est de distinguer les relations de flux des relations de stock. Le modèle IS-LM conduira à analyser la circulation industrielle et la circulation financière de la même manière. Pourtant, Hicks lui même reviendra plus tard sur la pertinence de son modèle pour comprendre la pensée de Keynes. I did a sort of revision of IS/LM not many years ago, but I now feel that I have gotten the point. It is quite simple. Those two curves do not belong together. One is a flow equilibrium, the other a stock. They have no business being on the same diagram. (Klamer (1989), p 175) Une relecture du Traité sur ce point devrait ainsi permettre de mieux saisir l'originalité de la pensée de Keynes. A. Les déterminants de la circulation industrielle La circulation industrielle regroupe l'ensemble des dépenses des entrepreneurs consacrées à la production de marchandises (incluant la rémunération des facteurs de production) et à la dépense d'investissement. La circulation industrielle concerne donc principalement les relations monétaires entre les entrepreneurs et les détenteurs de facteurs, en excluant les relations financières. Keynes construit une équation expliquant la formation des prix dans la sphère industrielle et lui permettant alors d'analyser les facteurs à l'origine du changement de l'activité. • Les hypothèses institutionnelles de la circulation industrielle La formation des grandeurs marchandes repose sur des hypothèses institutionnelles qui demeurent souvent implicites. Pourtant elles sont fondamentales pour comprendre les 1 Keynes attribue l'origine de cette distinction à Smith (V, p 31). On la retrouve aussi bien chez Newcomb (V, p 209), créateur de l'équation des échanges reprise par I. Fisher que chez Veblen (1904). A la différence du second, le premier n'inclut pas dans l'équation des échanges ce que Keynes appelle la circulation financière. 2 Les références aux écrits de Keynes commencent par le volume des Collected Writings suivis du numéro de la page. 4 déterminants de l'activité et le comportement des agents. Ces hypothèses institutionnelles reflètent l'analyse faite par Keynes de la structure du capitalisme dans les années vingt. Tout d'abord, les salariés ont un rôle passif dans la détermination du niveau de l'activité. Dans une certaine mesure leur statut économique s'apparente à celui décrit par les auteurs classiques. Cependant les fondements de ce statut ont été profondément repensés par Keynes. Les salariés n'ont pas d'autonomie dans la détermination de leur revenu car ils n'ont pas accès au capital3 (ils ne peuvent s'endetter sur la base de recettes anticipées). La dépense des salariés est donc limitée par leur revenu courant. Ce revenu est obtenu par la vente du travail aux entreprises. De plus, les salariés n'ont pas d'influence direct sur le niveau du salaire monétaire. Celui-ci est déterminé au niveau macroéconomique entre des acteurs collectifs et non sur un marché au sens usuel du terme. La rigidité du salaire nominal peut s'expliquer par la présence de syndicats ou par la présence d'une armée de réserve de chômeurs (le taux de chômage en Angleterre dans les années vingt est au alentour de douze pour cent ). Une fois le revenu perçu, le salarié répartit son revenu entre la dépense consacrée à l'achat de biens pour la consommation et l'achat de dépôts d'épargne auprès du système bancaire. De plus, la décision d'épargne des salariés ne résulte pas d'un arbitrage de portefeuille dans lequel le rendement de l'épargne joue un rôle prépondérant4. Ensuite, les entrepreneurs sont les agents qui décident du niveau de l'activité économique et du niveau de l'accumulation de capital réel dans la société. L'activité de l'entrepreneur s'effectue dans un contexte d'incertitude sur le niveau de la demande effective et nécessite l'acquisition préalable des ressources monétaires auprès du système bancaire pour financer les dépenses. La présence d'incertitude dans l'activité de production remonte chez Keynes à ses écrits 'de jeunesse' dans lesquels il réfute le concept d'unité organique pour décrire la nature de l'activité marchande (O'Donnell (1989), p 136). En science économique, le concept d'unité organique revient à supposer un comportement des entrepreneurs 'à la Robinson Crusoe' dans lequel seules contraintes à l'activité individuelle sont d'ordre naturelles. L'absence d'unité organique renvoie ici à l'idée d'interdépendance entre les décisions individuelles. On peut trouver des 3 Le capital se définit comme un flux de revenu futur. Il est possible que pour Keynes l'épargne ne soit pas le fait des salariés mais des rentiers qui perçoivent les revenus du capital et qui ne cherchent pas à 'spéculer' mais à réaliser de simples transferts intertemporels de revenu en évitant au maximum tout risque de pertes en capital. 4 5 fondements institutionnels à l'absence d'unité organique puisque avec l'accroissement de la division sociale des activités les entrepreneurs ne produisent pas pour consommer mais pour vendre. Ainsi, les salariés ne dépensent qu'une faible part de leur revenu pour l'achat de biens qu'ils ont contribués à produire et les entrepreneurs ne consacrent qu'une faible part de leur dépense d'investissement à l'achat de biens qu'ils ont eux même produits. L'activité des entrepreneurs se caractérise aussi par le financement externe des dépenses auprès du système bancaire et préalablement aux recettes. Les dépenses des entrepreneurs, qui sont la source de la circulation monétaire du fait de l'accès direct aux moyens de paiements, sont donc soumises à une double détermination. Les entrepreneurs doivent se faire une idée du niveau de la demande (qui résulte des décisions des salariés pour la dépense de consommation et des décisions des autres entrepreneurs pour la dépense d'investissement) mais ils doivent aussi tenir compte du coût de l'emprunt des ressources monétaires. Or ce dernier dépend de la création monétaire des banques. Au final, les entrepreneurs n'ont que peu d'éléments objectifs pour déterminer s'ils ont intérêt à augmenter ou à baisser le niveau de la production. Pour prendre une telle décision, ils vont observer le résultat des échanges5. L'apparition de profits non anticipés sera pour eux un signe qu'ils ont intérêt à augmenter le niveau de leur production. Dans le cas de l'apparition de pertes non anticipées, celles-ci seront le signe qu'ils doivent réduire le niveau de leur activité. Sur le marché des biens, il n'existe donc pas de mécanisme de coordination préalable des dépenses des entrepreneurs comme dans le cas de la figure du secrétaire de marché sur le marché walrassien. Le comportement 'myope' des entrepreneurs résulte donc de l'absence d'information sur le comportement des autres entrepreneurs, conséquence de l'absence de coordination préalable des décisions individuelles. • La formation des prix dans la sphère de la circulation industrielle. Le chapitre 10 du livre I est entièrement consacré à l'explication de la formation des prix. On ne retiendra ici que les éléments qui concernent la circulation industrielle. Ce chapitre qui constitue le cœur théorique de l'ouvrage demeure extrêmement controversé. On fait ici le pari que la description du cadre institutionnel faite précédemment permettra de mettre en lumière la cohérence et l'originalité de l'ouvrage. 5 Dans le Traité, il n'existe qu'un seul passage dans lequel Keynes fasse référence au rôle des profits anticipés à la place des profits réalisés (V, p 143). Implicitement, les profits anticipés sont nuls. 6 Le mode de formation des prix utilisé par Keynes dans le Traité, indépendamment de toute hypothèse sur les décisions individuelles, renvoie à une ancienne tradition initiée par Smith (1776) et Cantillon (1755) et reprise par le courant des jeux stratégiques de marché. Le prix monétaire s'exprime comme le ratio d'une quantité de monnaie offerte sur une quantité de biens produite. Sans référence à une quelconque tradition historique Keynes reprend cette idée d'équation des échanges pour construire ce qu'il appelle l'équation fondamentale6. L'intérêt principal de cette équation est de faire apparaître la grandeur marchande à l'origine de la dynamique de l'activité et la raison de son existence. L'encadré 1 résume la formation des prix. Deux hypothèses sont importantes pour comprendre cette équation. Tout d'abord, le niveau de la production est considéré comme fixe dans la période. La dépense d'investissement courante ne vient pas accroître immédiatement le niveau de capital réel et donc la production. L'investissement prend du temps à être incorporé dans la production. Ensuite, l'existence de profits non anticipés par les entrepreneurs (windfall profits) a pour origine l'absence de mécanisme de coordination directe entre l'investissement et l'épargne. le niveau de l'investissement n'est pas déterminé dans la sphère de la circulation industrielle mais dans celle de la circulation financière. L'épargne est fixe et ne varie pas avec le taux d'intérêt. Ce résultat propre à la perspective keynésienne conduit à rejeter deux visions de l'activité marchande : celle des classiques pour qui l'épargne est identique à l'investissement puisque c'est la même personne qui effectue les deux décisions et celle des néoclassiques pour qui le taux d'intérêt permet une coordination parfaite entre les deux décisions. L'équilibre dans la sphère industrielle se définit donc par l'égalité entre l'investissement et l'épargne7. Cependant Keynes ne donne pas d'éléments susceptibles de déterminer le d'équilibre du revenu. On ne peut déterminer l'équilibre que si l'on ajoute à la construction du Traité, deux concepts qui se trouvent dans la Théorie Générale : l'égalité entre la productivité marginale du travail et le salaire réel et la fonction de consommation 'keynésienne'. 6 Comme nous supposerons qu'il s'échange un bien unique, nous ne décrirons qu'une équation à la différence de Keynes qui envisage un modèle à deux biens, le premier destiné à la consommation et le second destiné à l'investissement. 7 La définition de l'équilibre dans le Traité ne tient compte que du comportement des entrepreneurs et ne concerne pas les détenteurs de facteurs de production. 7 La construction du Traité a deux avantages majeurs sur celle de la Théorie Générale. Dans un premier temps, elle permet de représenter la grandeur macroéconomique (le profit) qui influence le comportement des entrepreneurs. Dans un second temps, elle offre une vision de la répartition de la production tout à fait singulière et qui sera principalement reprise par Kaldor (1956). Keynes explique le principe de la répartition par analogie avec celui de la jarre de la veuve dans la bible. Toute augmentation (baisse) de la dépense autonome des entrepreneurs se traduit par l'augmentation (réduction) des profits. Les profits sont ainsi déterminés par la dépense globale d'investissement des entrepreneurs. D'où vient ce 'pouvoir' des entrepreneurs ? Précisément de l'accès exclusif aux moyens de paiements. Les entrepreneurs sont les seuls agents de la sphère de la circulation industrielle à pouvoir obtenir de la monnaie préalablement à tout échange marchand. Dans une certaine mesure ils sont maîtres de leurs revenus. En augmentant leur dépense d'investissement, ils augmentent les profits. Cependant il faut bien être conscient que cette autonomie n'est que collective et qu'il n'existe aucun mécanisme de coordination des décisions des entrepreneurs préalablement aux échanges. Existe-t-il une limite à la dépense des entrepreneurs ? Oui, il en existe même deux. Keynes semble considérer que le rendement marginale du capital est décroissant. Plus le niveau de l'accumulation réelle est important plus le rendement du capital est faible. L'augmentation de l'accumulation se traduit inévitablement par la baisse des profits8. Il existe donc un seuil au delà duquel tout surcroît d'investissement n'est plus rentable. Plus importante est la question du taux d'intérêt sur la monnaie avancée par le système bancaire aux entrepreneurs. La création monétaire par les banques est nécessaire à l'existence même de profits puisqu'elle assure aux entrepreneurs une autonomie dans leurs dépenses. Une fois le demande de monnaie connue, le taux d'intérêt bancaire sur les prêts varie en fonction de la quantité de monnaie créée par les banques pour satisfaire les besoins de la circulation industrielle. Que les banques soient conduites à réduire la création monétaire destinée à la circulation industrielle et le taux d'intérêt bancaire augmente, réduisant ainsi le niveau de l'investissement. Cependant, il n'est pas possible de déterminer le comportement bancaire sans 8 En toute rigueur il faudrait montrer que les profits sont liés au rendement marginal du capital. Au regard des écrits de Keynes, il reste cependant l'idée d'un état d'équilibre stationnaire à long terme. 8 tenir compte de l'activité financière. Le système bancaire est en effet le lien principal entre la circulation industrielle et la circulation financière. B. Les déterminants de la circulation financière La circulation financière représente l'activité de détention et d'échange d'un stock de titres sur la richesse à l'exclusion des titres qui servent aux rapports inter-entreprises résultant de la spécialisation des activités productives (V, p 217). La particularité de la circulation financière est qu'elle n'a pas de liens directs avec le niveau de l'activité industrielle et qu'elle présente une volatilité très forte. But the volume of trading in financial instrument, i.e the activity of financial business, is not only highly variable but has no close connection with the volume of output whether of capital goods or of consumption goods (V, p 222) La circulation financière ne se résume pas à la coordination de l'épargne et de l'investissement sur un marché walrassien du capital. Keynes s'inspire fortement de ses connaissances du secteur financier en Angleterre et aux Etats-Unis dans les années vingt pour construire le cadre d'analyse de la circulation financière. Il semble donc opportun d'expliciter dans un premier temps les hypothèses institutionnelles utilisées par Keynes avant de rendre compte des déterminants de l'activité financière. • Les hypothèses institutionnelles de la circulation financière Déjà dans le Tract on Monetary Reform, Keynes avait décrit l'origine du marché financier comme la structure institutionnelle permettant de gérer les relations sociales entre les investisseurs à la suite de la séparation entre la gestion et la propriété du capital (IV, p 4-5). La possibilité d'échanger des titres de propriété sur un marché organisé a pour finalité d'inciter les investisseurs à transformer leur richesse monétaire en titres financiers tout en garantissant la liquidité de leurs actifs. Cette configuration institutionnelle correspond à une phase de séparation complète entre la propriété et la gestion du capital, ce que Keynes nomme l'Investment System. Le marché financier sert à la fois à émettre des titres nouveaux et à échanger des titres existants. Keynes considère qu'avec la croissance du stock de titres, les titres nouveaux représentent une part négligeable du stock de titres échangés. Indeed, since the current increment is but a trifling proportion of the block of existing wealth, it is but a minor element in the matter. (V, p 127) 9 (…) for the current output of fixed capital is small compared with the existing stock of wealth, which in the present context we will call the volume of securities (excluding from this liquid claims on cash) ; and the activity with which these securities are being passed round from hand to hand does not depend on the rate at which they are being added to. Thus in a modern stock-exchange-equipped community the turnover of currently produced fixed capital is quite a small proportion of the total turnover of securities (V, p 222). Le prix des titres n'est donc ni influencé par les nouvelles émissions, ni par le volume de l'épargne courante. En faisant cette hypothèse, Keynes rejette toute idée de coordination directe entre l'épargne et l'investissement. Keynes reprend la structure du marché londonien (ou américain) pour représenter le marché financier9. Ce dernier se caractérise par l'absence d'échanges centralisés en un lieu unique et à un moment déterminé. A la différence du marché de Paris que Walras utilisera comme idéal type du marché, le marché londonien se caractérise par des échanges décentralisés, la présence de market maker et l'absence d'information sur les conditions globales de l'activité financière (Kregel, 1995). Les prix évoluent donc continuellement en fonction des échanges réalisés. De plus, il n'existe pas de mécanisme de 'recontracting', comme à Paris, qui exclut par construction les échanges hors de l'équilibre entre la demande agrégée et l'offre agrégée. Il n'est donc pas possible de construire des courbes d'offre et de demande globale ex-ante pour ensuite déterminer le prix d'équilibre préalablement aux échanges. • La formation du prix des titres financiers Dans cet environnement, les investisseurs qui veulent profiter des changements de prix doivent se faire une idée personnelle de leur évolution. Reprenant une ancienne terminologie financière (Mortimer, 1785) Keynes réalise une typologie des investisseurs. Il appelle 'Bull' (haussier) tout investisseur qui anticipe une augmentation du prix des titres et 'Bear' (baissier) tout investisseur qui anticipe une baisse du prix des titres. Etre Bull (Bear), c'est penser que les autres investisseurs vont augmenter leurs achats (ventes) dans le futur, ce qui signifie que le prix actuel des titres est sous (sur) évalué par le marché. Etre haussier ou baissier ne résulte pas d'un calcul rationnel comme le rappelle le qualificatif 'd'animal spirit'10. 9 Hawtrey (1932) fournit une bonne présentation du fonctionnement du marché financier à l'époque. 10 Hicks (1974) propose toutefois une théorie de la préférence pour la liquidité qui incorpore une forme de calcul rationnel pour la détention de dépôts bancaires. 10 Les termes de Bull et de Bear renvoient à deux conceptions de l'activité des investisseurs. Dans un sens technique, un Bull est un individu qui achète des titres dans le but de les revendre à un prix supérieur avant d'avoir à les payer. Un Bear est un individu qui vend des titres qu'il ne possède pas dans l'espoir de les acheter à un prix plus faible avant la livraison. Dans un sens plus large, un Bull est un individu qui désire emprunter de la monnaie auprès du système bancaire dans le but d'acheter des titres qu'il revendra ultérieurement pour rembourser son emprunt tout en ayant l'espoir de réaliser un gain net. Un Bear est un individu qui préfère vendre les titres qu'il détient, acheter des dépôts d'épargne auprès du système bancaire avec le produit de la vente des titres dans l'espoir de les racheter plus tard à un prix plus faible. Alors que dans la vision technique le système bancaire n'intervient pas entre l'achat et la vente de titres, dans le sens large le bilan des banques est modifié par les changements de l'activité financière. Keynes semble adopter la définition au sens large (V, p 224) même si il fait parfois référence à la première dans le cas des Bulls. De son côté, le système bancaire a une attitude passive sur le marché financier. Il crée des dépôts d'épargne pour satisfaire la demande des Bears et accorde des prêts aux Bulls, ceci sans modification du taux d'intérêt. Keynes ne donne pas d'équation fondamentale du prix des titres financiers comme pour le prix des biens. Comment interpréter l'absence de prix des titres ? L'hypothèse adoptée ici est qu'il n'est pas possible de construire une équation du prix des titres dans la mesure où les décisions individuelles de vente et d'achat de titres ne sont pas indépendantes. Keynes souligne que le comportement de chaque investisseur est influencé par l'état global du marché. L'existence d'interactions 'sociales' conduit donc à l'existence de plusieurs équilibres (V, p 129). En l'absence de valeur fondamentale du prix des titres, chaque investisseur détermine son comportement en fonction de deux éléments, son anticipation subjective de l'évolution du marché et l'état global présent du marché. Par exemple, un Bull dans un marché dominé par les Bears aura plus tendance à modifier son comportement, pour devenir Bear, qu'un investisseur qui est déjà Bear (V, p 127-128). Lorsque l'influence de l'état du marché sur le comportement individuel est suffisamment forte, il existe plusieurs équilibres potentiels sur le marché des titres. L'encadré 2 propose une représentation analytique de ce principe. 11 L'équilibre sur le marché financier se définit par l'absence de modification de la répartition entre Bulls et Bears. Il existe deux équilibres stables et un équilibre instable (lorsque a est supérieur à 1). Les équilibres stables sont caractérisés par l'existence d'une tendance du marché, soit haussière, soit baissière. A la différence des interprétations courantes de la Théorie Générale, l'analyse du Traité proposée ici conduit à rejeter l'hypothèse de fixité des anticipations individuelles des investisseurs. Les anticipations et donc le comportement des investisseurs sont influencées par des interactions sociales représentées par une variable macroéconomique, l'état du marché. Par ailleurs, le passage d'un équilibre à un autre est d'autant moins probable que le nombre d'investisseurs augmente. Pour comprendre l'analyse de l'évolution du marché financier présenté dans le chapitre 15 du Traité, il est nécessaire d'adopter une perspective dynamique pour expliquer les relations qui existent entre l'activité financière et l'activité industrielle. 3. La théorie des cycles dans le Traité L'analyse des cycles présentée dans le Traité est originale au sens où c'est une théorie des cycles dans une économie moderne, i.e une économie dans laquelle la monnaie est le résultat des décisions des banques et dans laquelle la création monétaire peut servir soit à la circulation industrielle, soit à la circulation financière. Cette section est consacrée à une description des liens entre les deux sphères de la circulation et à une analyse des fluctuations de l'activité. A. Le comportement bancaire La banque est au centre de l'activité économique et a pour fonction de satisfaire les besoins monétaires des agents qui doivent acquérir de la monnaie pour être en mesure de réaliser des dépenses. Toutes les relations marchandes sont monétaires (V, p 4) et la monnaie qui circule est très largement de la monnaie créée par les banques (V, p 27) comme dans la Théorie Générale. La monnaie est donc créée à l'occasion de la création de dépôts par les banques. La particularité de la monnaie bancaire comparativement à la monnaie crée par la banque centrale est qu'elle 12 n'est pas une richesse nette pour les agents privés. L'effet d'encaisse réelle présent dans de nombreux modèles macroéconomiques est inexistant dans de type de système monétaire. Ensuite, la banque est le lien formel entre la circulation industrielle et la circulation financière. Son rôle d'intermédiaire est beaucoup plus large que celui d'intermédiaire financier qui transforme des dettes primaires en dettes secondaires, tel que présenté depuis Gurley et Shaw (1960). • La schématisation de Hicks Pour comprendre la place du système bancaire dans l'économie il peut être utile d'utiliser la typologie des relations monétaires proposée par Hicks (1977) en la modifiant quelque peu pour l'adapter au cadre du Traité. La première hypothèse importante est que toute richesse réelle a été acquise en contrepartie de l'émission d'une dette. Let us begin at the beginning of the argument. There is a multitude of real assets in the world which constitute our capital wealth – buildings, stocks of commodities, goods in course of manufacture and of transport, and so forth. The nominal owners of these assets, however, have not infrequently borrowed money in order to become possessed of them. To a corresponding extent the actual owners of wealth have claims, not on real assets, but on money (XIV, p 151) Dès lors qu'un agent économique (entrepreneur ou investisseur) désire accroître son stock d'actifs, il doit émettre une dette que le système bancaire va transformer en moyens de paiement en contrepartie d'une augmentation de l'endettement de l'agent. Toute augmentation de l'activité implique donc une modification de la taille du bilan de la banque. L'encadré 3 décrit les relations financières entre le système bancaire, les investisseurs et les entrepreneurs. 13 La seconde hypothèse importante dans ce contexte est que les entrepreneurs ne peuvent emprunter directement aux investisseurs les moyens de paiement nécessaire à l'activité industrielle. C'est une autre façon de considérer que le marché financier ne sert pas à financer et à coordonner directement l'investissement et l'épargne. Le système bancaire fait le lien entre les autorités monétaires et les agents privés et entre les investisseurs et les entrepreneurs. Les banques conservent de la monnaie externe sous forme de réserves auprès de la banque centrale et créent des dépôts bancaires soit pour les entrepreneurs, soit pour les investisseurs. • La création monétaire agrégée Comme pour la Théorie Générale, dans le Traité Keynes considère que l'offre globale de monnaie bancaire est fixe. Cette position pourrait aujourd'hui être qualifiée de monétariste puisque la quantité de monnaie offerte ne dépend pas de l'activité11. Comment Keynes arrive t il à cette conclusion? Pourquoi ne pas considérer que la quantité de monnaie agrégée varie pendant le cycle? La monnaie offerte est le fait des banques qui créent des dépôts bancaires à la demande de leurs clients. A la suite d'un comportement conventionnel12, les banques conservent une partie de ces dépôts comme réserve. Keynes considère que le taux de réserve des banques est stable. Cette hypothèse résulte autant d'observations empiriques (VI, p 51) que de la volonté de Keynes de se démarquer de la théorie du cycle cambridgienne. Pour Pigou (1927), le cycle s'explique en grande partie par la variation du taux de réserve des banques. Dans la phase ascendante du cycle, les banques réduiraient leur taux de réserve par excès d'optimisme alors qu'elles augmenteraient le taux de réserve lors de la récession par excès de pessimisme. Le cycle serait donc le résultat des anticipations erronées des banquiers concernant l'évolution de l'activité. 11 Cette position s'oppose à une perspective récente des post-keynésiens qui tente de construire une théorie de la monnaie endogène. 12 Il faut comprendre ce terme dans le sens qu'il prendra plus tard dans la Théorie Générale à propos de la fixation du prix des titres financiers. 14 Avec l'hypothèse que le taux de réserve est fixé13 et la quantité de réserves des banques étant contrôlée par les autorités monétaires, Keynes adopte la théorie du multiplicateur du crédit (VI, p 43-44) et considère que la quantité globale de monnaie dans l'économie est donnée (VI, p 46). En dehors des réserves, les banques ne conservent pas de ressources 'de précaution'. Alors que les banques répondent favorablement à la demande de création de dépôts bancaires sans pratiquer de rationnement du crédit, c'est le taux d'intérêt qui augmente et qui vient décourager les emprunteurs. Il n'y a donc pas de variations de la quantité globale de dépôts bancaires. Keynes adopte cette hypothèse dans le but de montrer qu'il n'existe pas de liens automatiques entre la quantité de monnaie et le niveau de l'activité comme dans la théorie quantitative de la monnaie simple. Avec une quantité globale de dépôts bancaires fixée, on peut très bien observer de fortes variations de l'activité et sans que celles-ci ne soient dûes aux erreurs d'anticipations des banquiers. Pour mener à bien ce projet, Keynes doit construire une théorie de la préférence pour la liquidité des banques. Il faut en effet expliquer pourquoi les banques n'arbitrent pas entre la détention d'actifs industriels et la détention d'actifs financiers en fonction uniquement de leur taux de rendement. • La préférence pour la liquidité des banques Les banques ne décident pas du montant global des prêts consentis aux agents privés (entrepreneurs et investisseurs) mais de la composition de leur portefeuille d'actifs (VI, p 59). Keynes regroupe les actifs en trois catégories : 3. Les prêts sur le marché monétaire (call loans). 4. Les prêts aux investisseurs (Investments). 5. Les prêts aux entrepreneurs (advances). Ces actifs ont la particularité d'avoir un degré de liquidité14 qui est inversement relié à leur rendement. Les prêts sur le marché monétaire ont la liquidité la plus forte et le rendement le plus faible. Il n' y a donc pas a priori égalisation des rendements des actifs par l'ajustement du portefeuille des banques. Pour la banque, le degré de liquidité d'un actif bancaire se définit 13 La transformation de dépôts industriels en dépôts financiers ne modifie pas le montant des réserves puisqu'en Angleterre, le taux de réserve sur les dépôts est uniforme. 15 comme le ratio des réserves sur le montant des dépôts bancaires créés (par exemple, la liquidité des prêts aux entrepreneurs est une fonction inverse des dépôts bancaires créés pour satisfaire les besoins de la circulation industrielle). A la suite d'une augmentation de l'activité industrielle, la liquidité des prêts aux entrepreneurs va baisser, ce qui va inciter les banques à modifier la composition de leur portefeuille d'actif, soit en réduisant les prêts aux entrepreneurs et en augmentant les prêts aux investisseurs, soit en augmentant le taux d'intérêt sur les prêts industriels (VI, p 59-60). La liquidité n'est cependant pas une propriété liée aux caractéristiques intrinsèques des actifs. Elle dépend de la quantité de dépôts créés dans chacune des sphères d'activité mais aussi de la structure des marchés. Keynes associe la plus grande liquidité des actifs financiers autant à la croissance du marché financier qu'à l'organisation des transactions qui permet de vendre et d'acheter à tout moment par l'intermédiaire de market makers. La théorie du comportement bancaire proposée par Keynes conduit donc à tenir compte de l'environnement macroéconomique dans les décisions bancaires individuelles. • Le rôle dual du système bancaire dans l'économie En construisant une théorie du comportement bancaire fondée sur la préférence pour la liquidité, Keynes cherche à récuser la conception anglaise standard du rôle des banques dans l'économie. Jusqu'alors, les théoriciens considéraient généralement que la fonction des banques était de financer la circulation industrielle prioritairement à la circulation financière, avec l'idée que les prêts à la circulation industrielle étaient beaucoup moins risqués. Or, avec la croissance du volume des échanges financiers, le financement de la circulation financière peut apparaître pour une banque individuelle beaucoup moins risquée puisque les actifs financiers acquis ont une liquidité beaucoup plus importante que les actifs industriels. La nouvelle configuration institutionnelle de l'activité économique, caractérisée par la croissance des échanges financiers, pose de nouvelles questions sur le rôle des banques dans l'économie et sur l'effet du comportement bancaire sur l'activité économique. La sous estimation des liens entre l'activité financière et l'activité industrielle n'a pas permis, jusqu'alors, d'analyser pleinement le rôle et l'influence des banques dans les économies modernes. 14 La liquidité se définit comme la capacité de vendre un actif sans entraîner de variation du prix de marché. (VI, p 59) 16 Dès lors que les banques peuvent créer de la monnaie, pouvoir d'achat sur les biens, la nature de l'activité bancaire diffère de celle d'un pur intermédiaire entre épargnants et emprunteurs. L'activité bancaire a un effet sur le revenu et sur les prix. A partir de là c'est toute l'activité économique qui s'en trouve modifiée. Ce changement d'analyse de l'activité bancaire se traduit pour Keynes par un conflit potentiel entre le financement de l'activité industrielle et le financement de l'activité financière. Dès lors que les banques ont une préférence pour la liquidité, elles vont satisfaire prioritairement les besoins monétaires de la sphère financière ce qui peut engendrer une augmentation du coût de l'emprunt pour les entrepreneurs et réduire l'activité industrielle. La structure contemporaine de l'activité économique peut alors être caractérisée par l'existence de cycles du crédit. B. Le cycle des affaires et la politique monétaire L'un des objectifs de l'ouvrage de Keynes était de convaincre la communauté financière de l'époque que l'augmentation de l'activité financière n'avait pas nécessairement comme conséquence d'augmenter l'activité industrielle jusqu'à un point proche du plein emploi qui ferait craindre alors la présence d'inflation. Pour ce faire Keynes devait expliquer quels étaient les liens entre l'activité financière et l'activité industrielle et montrer qu'il n'existait pas de mécanisme assurant la convergence 'monotone' de l'économie vers une situation de plein emploi des ressources. Au contraire la dynamique des économies modernes serait plutôt caractérisée par la présence de cycles des affaires endogènes. Néanmoins Keynes restait persuadé qu'une intervention des autorités monétaires était possible et surtout souhaitable. • Les interactions entre la circulation industrielle et la circulation financière L'influence de l'activité industrielle sur l'activité financière passe par les profits des entrepreneurs. Si Keynes qualifie les équations fondamentales du chapitre 10 de truismes, c'est lorsqu'il considère l'économie sous un angle statique (V, p 125). Dès lors que l'on s'intéresse à la dynamique, les profits prennent toute leur importance. 17 L'existence de profits est un signe pour les entrepreneurs qu'il est rentable d'accroître le niveau d'activité en augmentant les dépenses d'investissement15. Mais les profits ont aussi un effet sur la circulation financière. The value of a company's shares, and even of its bonds, will be found to be sensitive to a degree, which a rational observer from outside might consider absurd, to short-period fluctuations in its known or anticipated profits. (VI, p 322) Les profits sont en effet redistribués aux détenteurs d'actions et ne rentrent donc pas dans le compte de revenu des agents mais dans le compte de capital (V, p 133-134). L'augmentation des profits a pour conséquence d'accroître le degré de confiance des investisseurs dans la tendance actuelle du marché. Par exemple si le marché financier est dans une tendance haussière, les investisseurs Bull auront moins tendance à changer leur position à la suite de l'annonce des profits positifs. Au contraire un plus grand nombre de Bear seront sensibles à l'influence du marché et modifieront leur position entre devenant Bull. L'existence de profits, dans ce cas, aura tendance à la fois à augmenter la demande de monnaie de la part des entrepreneurs et à réduire les dépôts d'épargne détenus par les investisseurs. Now when bullish sentiment is on the increase, there will be a tendency for the savings deposits to fall. (V, p 224) La banque observant la baisse des dépôts d'épargne pourra satisfaire la demande de monnaie des entrepreneurs, permettant ainsi l'augmentation de l'investissement. L'augmentation de l'investissement aura alors pour effet d'accroître les profits et de renforcer la tendance à l'augmentation de l'investissement. En l'absence d'influence des profits sur le comportement des investisseurs, les entrepreneurs ne pourraient pas augmenter l'investissement puisque la banque augmenterait son taux d'intérêt, n'observant pas de modification de la structure de ses dépôts. Seule une augmentation de l'épargne pourrait permettre une augmentation de l'investissement. Mais alors la hausse de l'investissement n'aurait pas d'effet sur les profits et donc sur l'activité. L'existence 'd'interactions sociales' fortes entre les investisseurs rend la dynamique du marché financier non linéaire. Lorsque l'équilibre du marché financier se modifie sous l'influence des profits, l'effet de ces derniers n'est pas homogène. La figure 1 résume les 15 On suppose comme dans le Traité que la capacité de production est fixe et donc que les revenus des salariés n'augmentent qu'à la période suivante lors de l'utilisation effective des investissements décidés à la période précédente. 18 différentes configurations du marché financier envisageables en fonction du signe des profits. La présence de non linéarités explique pourquoi la dynamique de l'économie n'est pas monotone mais se caractérise plutôt par la présence de cycles endogènes. • Une représentation du cycle des affaires Le cycle des affaires dans le Traité provient des relations monétaires et financières entre les entrepreneurs, les investisseurs et le système bancaire. Pour expliquer le mécanisme du cycle, partons d'une situation dans laquelle les profits des entrepreneurs sont positifs. Les profits ont pour effet d'augmenter la demande de monnaie de la part des entrepeneurs et le nombre de bulls sur le marché financier. Ce dernier effet a pour corollaire de réduire les dépôts d'épargne et de libérer de la monnaie pour la circulation industrielle. L'investissement des entrepreneurs augmente, ce qui accroît les profits et provoque une augmentation de la demande de monnaie. L'augmentation de l'activité industrielle réduit la liquidité des actifs détenus par la banque. La banque va donc chercher à réduire les prêts aux entrepreneurs en augmentant les coûts de l'emprunt ou en rationnant le crédit aux entrepreneurs. Le comportement de la banque va avoir pour conséquence de réduire le montant de l'investissement et donc des profits. La baisse des profits va avoir pour conséquence de faire augmenter la part des bears sur le marché financier, avec pour conséquence d'augmenter les dépôts d'épargne. L'augmentation des dépôts d'épargne a pour effet de réduire la quantité de monnaie disponible pour la circulation industrielle, ce qui réduit encore plus l'investissement des entrepreneurs. La baisse de l'investissement peut aller jusqu'à provoquer l'apparition de pertes pour les entrepreneurs dès lors que l'investissement est inférieur à l'épargne. Sur le plan de l'activité industrielle, les entrepreneurs vont réduire le niveau de l'activité ce qui va avoir pour effet de réduire le montant de l'épargne des salariés. La baisse de l'épargne des salariés va réduire le montant des pertes des entrepreneurs. Sur le plan de l'activité financière, cette réduction des pertes des entrepreneurs va avoir pour effet d'accroître la part de bulls dans la population des investisseurs, ce qui va réduire le volume des dépôts d'épargne. La baisse des dépôts d'épargne va permettre aux banques d'augmenter la quantité de monnaie offerte à la circulation industrielle16. 16 La durée de la déflation dépend à la fois de la capacité des banques à maintenir des crédits suffisants pour les entrepreneurs lorsque ces derniers enregistrent des pertes et aussi du maintient de la confiance des entrepreneurs dans le niveau de l'activité industrielle. 19 La baisse du taux d'intérêt sur les prêts industriels va permettre l'augmentation de l'investissement et amorcer la période de croissance de l'activité industrielle. La croissance de l'activité industrielle va assurer le retour des profits et d'une nouvelle phase du cycle. Cette description du cycle est illustrée dans la figure 2. • Quelques éléments sur la politique monétaire Il ne s'agit pas ici de rendre compte de la richesse de l'analyse faîte par Keynes de la politique monétaire. Ce sujet couvre la presque totalité du second volume du Traité. De plus, beaucoup d'éléments présentés sont intéressants uniquement dans une perspective d'histoire de la politique monétaire. Pour notre part, on s'attachera plutôt à montrer la correspondance entre l'analyse macroéconomique du Traité et les conceptions, à l'époque, 'hétérodoxes' de Keynes en matière de politique monétaire. Keynes semble avoir recherché en écrivant le Traité les fondements théoriques susceptibles de lui permettre de défendre une vision de la politique monétaire difficilement acceptée à l'époque. Pour lui, le problème de la croissance du prix des titres dans les années vingt n'était pas le risque d'inflation mais celui de déflation résultant de la faiblesse de l'accumulation. La hausse des taux d'intérêt préconisée à l'époque allait selon lui réduire un peu plus les dépenses d'investissement des entrepreneurs et provoquer une déflation qui augmenterait le sous emploi des facteurs de production. De plus, en période de baisse de l'activité les taux d'intérêt sont rigides à la baisse (du fait de l'émission de titres nouveaux pour couvrir les pertes industrielles et du comportement des banques), prolongeant ainsi la période de récession. Pour Keynes une récession prolongée conduirait les économies capitalistes vers le socialisme. If this occurs, our regime of capitalistic individualism will assuredly be replaced by a far-reaching socialism. (VI, p 346) Le débat entre Keynes et les économistes plus orthodoxe ne se situe donc pas sur le même plan. Pour Keynes, la question centrale de la politique monétaire n'est pas d'éviter un suremploi des ressources mais bien les fluctuations structurelles des économies modernes dont les phases de récession présentent un risque systémique d'effondrement du système économique et financier. L'attitude de Keynes envers la capacité des autorités publiques à maîtriser les fluctuations n'est cependant nullement fataliste. Le point principal de désaccord entre Keynes et 20 l'orthodoxie de l'époque réside principalement dans l'effet de l'augmentation de l'investissement sur le niveau de l'activité et sur la capacité des autorités monétaires à influencer le niveau de l'investissement. I think that in one fundamental respect they have mistaken the character of the problem and have underestimated the possibilities of control. For they have not perceived the vital difference between the production of consumption goods and the production of investment goods, and have not allowed, in consequence, for the effect of an increased production of investment goods on the state of demand for, and hence the price level of, consumption goods. (VI, P310) On trouve donc dès le Traité des préoccupations théoriques développées dans la Théorie Générale. L'activité économique et l'emploi est tirée par le niveau de la demande globale. Au sein de cette dernière, c'est l'investissement qui en est le moteur. Si Keynes choisira plus tard que l'investissement public est le meilleur moyen pour stimuler l'activité (à travers l'augmentation des profits des entrepreneurs), dans le Traité c'est à travers la politique monétaire qu'il est possible d'influencer l'investissement. Comme on l'a vu plus haut, les fluctuations de l'activité naissent des interactions entre la préférence pour la liquidité des investisseurs et le taux d'intérêt sur les prêts aux entrepreneurs. Comment la banque peut elle stabiliser le niveau de l'activité à travers la variation de l'investissement ? Dans le cas d'un marché financier dont la tendance est haussière et dans lequel la part des bull augmente, si la banque augmente les prêts aux investisseurs, en réduisant la monnaie disponible pour les prêts aux entrepreneurs, elle va contribuer à la hausse du prix des titres tout en provoquant la baisse de la demande d'investissement sur le marché des biens. Cela va avoir pour conséquence de réduire les profits et donc l'activité. La solution consiste à ce que la banque crée de la monnaie supplémentaire pour satisfaire l'augmentation de la préférence pour la liquidité des investisseurs sans pour cela modifier la quantité de monnaie disponible pour la demande d'investissement des entrepreneurs (V, p 227). Cela revient à gérer la quantité de monnaie séparément pour chacune des sphères de la circulation. Mais il faut alors inciter les banques à augmenter la quantité agrégée de monnaie dans l'économie tout en s'assurant de sa bonne répartition entre la circulation industrielle et la circulation financière. La quantité globale de monnaie peut être accrue en modifiant les réserves des banques à partir de l'idée de multiplicateur du crédit. En ce qui concerne la liquidité des actifs, la banque centrale peut soit modifier les réserves des banques, soit 21 imposer un taux de réserve par la loi (VI, p 68), soit intervenir directement sur le marché financier en achetant et en vendant des titres. 22 4. Conclusion Quel bilan tirer de l'analyse du travail de Keynes présenté dans ce texte ? Trois points apparaissent fondamentaux pour comprendre l'originalité et l'actualité des écrits de Keynes dans le contexte théorique et institutionnel actuel. Tout d'abord, Keynes présente une analyse originale de la formation et de la dynamique de l'équilibre sur les marchés financiers. Au centre de cette analyse se trouve la conceptualisation de l'hétérogénéité des anticipations des investisseurs et des facteurs qui influencent le degré de confiance dans la tendance observée. Plus largement, il s'agit d'incorporer le rôle des variables agrégées dans les décisions individuelles. L'activité économique ne se caractérise plus par des individus isolés qui prennent leurs décisions en toute indépendance, sans référence aux comportements des autres acteurs. Ensuite, Keynes analyse le système bancaire en cherchant à articuler son rôle d'intermédiaire financier au sens traditionnel du terme et la nécessité d'assurer la liquidité des marchés par la création monétaire. Le débat de ces dernières années qui oppose le financement bancaire et le financement par émission de titres financiers ne semble pas percevoir qu'il n'existe pas d'opposition entre ces deux formes d'intermédiation. Dans une perspective historique longue, on observe plutôt un accroissement de la finance indirecte et un recul de l'activité traditionnelle des banques (offre de contrats de dépôts et de prêts) au sein de la finance indirecte (Courbis et alii, (1991)). L'importance des banques dans le financement de l'activité économique ne s'est donc pas réduit mais ce sont les formes du financement qui se sont modifiées. La distinction courante entre la banque et le marché financier conduit à négliger le rôle du crédit pour assurer la liquidité des marchés financiers, notamment à travers les prêts aux market makers17. Enfin, la théorie des cycles de Keynes semble spécifique à une période historique donnée de l'évolution du capitalisme, i.e une période de prépondérance de l'activité financière sur l'activité d'entreprise dont les prémisses se mettent en place dans les années vingt et conduiront à une instabilité financière récurrente. C'est donc moins la forme que la nature des cycles qui a changé. C'est en raison de ce diagnostic que Keynes défendait avec autant de ferveur la nécessité d'intervention des autorités publiques pour éviter des phases trop prolongées de dépression. 17 Voir Hawtrey (1932) sur ce point. 23 Même l'on parvenait à une compréhension théorique pleinement satisfaisante du Traité sur la monnaie, il resterait néanmoins la question de l'origine de la pensée de Keynes. Peut on relier Keynes à une tradition de l'analyse économique ou doit on se résoudre à penser qu'il fut un élément stochastique dans la dynamique de l'analyse économique ? Certes, l'homme lui même se vantait d'avoir suivi uniquement pendant huit semaines les cours d'Economie à Cambridge. Pourtant sa conception du fonctionnement de l'économie semble avoir été influencée des économistes qu'il qualifie lui même d'hérétiques. En ce qui concerne l'économie du Traité, on peut trouver des développements semblables à ceux de Keynes dans les ouvrages de Hobson (1926) et Johannsen (1908)18. Ces deux économistes, totalement marginalisés en leur temps, apparaissent à bien des égards comme des précurseurs de l'analyse du Traité. Cependant, leur analyse s'inspire ou utilise une méthodologie proche du courant institutionnaliste américain du début du vingtième siècle19. On pourrait donc avancer l'hypothèse que si Keynes n'a pas été influencé outre mesure par les théories économiques de son temps, cela ne demeure vrai que si l'on restreint l'analyse économique à la théorie cambridgienne (position avec laquelle il ne serait probablement pas en désaccord). Keynes aurait donc contribué à incorporer des analyses marginalisées au sein de la citadelle cambridgienne. Cependant, quand bien même il se serait inspiré d'auteurs de son époque, cela n'explique pas pourquoi il fut sensible à des thèses négligées par le reste de la profession des économistes. 18 Voir Seccareccia, (1987). Il est intéressant de remarquer la correspondance qui existe entre les théories du cycle présentés dans le premier chapitre du livre de Mitchell (1913) et celles présentées par Keynes dans le Traité. 19 24 Références Cantillon R., (1755), Essai sur la nature du commerce en général, nouv. Ed., Paris, 1952. Courbis B., Froment E. et Karlin M., (1991), Banque et Finance, chapitre 44, Encyclopédie Economique, Economica. Gurley J.G.et Shaw E.S., (1960), Money in a Theory of Finance, Washington, D.C., The Brookings Institution. Harrod R., (1951), The Life of John Maynard Keynes, St Martin Press, New York. Hawtrey R.G (1932), The Art of Central Banking, Frank Cass and Co, second ed., 1962. Hicks J., (1977), Economic Perspectives : Further Essays on Money and Growth, Clarendon Press, Oxford. Hobson J.A., (1926), The Evolution of Modern Capitalism : a Study of Machine Production, George Allen and Unwind, London. 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On suppose qu’il existe 2N investisseurs qui peuvent être soit des bulls soit des bears. La variable x décrit l'état global du marché. Le marché a une tendance haussière si 0 < x £ 1 et baissière si - 1 £ x < 0 . Le Processus d’interaction sociale : la contagion des opinions. p + - : probabilité qu’un investisseur bear devienne bull p - + : probabilité qu’un investisseur bull devienne bear On suppose que cette probabilité est fonction de l’état global du marché et prend la forme suivante. ? ? ax p+ - ≡ p+- ( x ) ≡ ve ? ? -ax p- + ≡ p-+ ( x ) ≡ ve Le paramètre a représente la force de l’effet de contagion et le paramètre v est un paramètre qui traduit la vitesse de changement d’opinion. La dynamique de changement de l’état du marché et l’équilibre dx (N - n )p + - (x )- (N + n )p - + (x ) = = (1 - x )p + - (x )- (1 + x )p - + (x ) dt N = (1 - x )ve ax - (1 + x )ve - ax = 2v[Tanh(ax )- x ]Cosh(ax ) La figure suivante résume les configurations possibles du marché financier en fonction de la valeur du paramètre a. Encadré 2 : La formalisation du marché financier 20 Cette formalisation est proposée par Lux (1995). 28 F : titres émis par le système bancaire et détenus par la banque centrale m : Réserves du système bancaire I : prêts aux entrepreneurs f : prêts aux investisseurs F=m I = cash deposits f = saving deposits Actif Passif Autorités monétaires F m Système bancaire m Cash Deposits I Saving Deposits f F Investisseurs Saving Deposits f Entrepreneurs Cash Deposits I Encadré 3 : La structure des relations financières 29 graphique (a) : absence de profits et de pertes graphique (b) : existence de profits graphique (c) : existence de pertes Figure 1 : l'effet des profits sur la tendance du marché financier21 21 Les courbes ont la même signification que celle de l'encadré 2. 30 Figure 2 : Une représentation graphique du cycle 31