
269

Jean-Paul Sartre
aujourd’hui :
hommage à un intellectuel
de la contestation
En partenariat avec la Médiathèque José Cabanis de Toulouse,
cinq animateurs du GREP-Midi-Pyrénées
ont présenté un hommage à Jean-Paul Sartre :
Georges Zachariou :

Alain Gérard :


Paul Seff :

Pierre Besses :


Nicole Gauthey :

Débat et conclusion

270

Georges Zachariou :
Sartre dans son siècle





Considéré généralement comme le dernier grand intellectuel français de notoriété mon-
diale, Jean-Paul Sartre - philosophe, écrivain et dramaturge, grande figure d’intellectuel
politique - aura profondément marqué le XX° siècle et même au-delà, tant par son œuvre
que par ses engagements et prises de position, par ses très nombreux voyages, et par sa
personnalité complexe…
Penseur de la liberté comme de son envers l’aliénation, de l’engagement et de la res-
ponsabilité, il refuse l’idée d’une passivité originaire en l’homme qui déterminerait ses
actions ; il s’efforce de montrer comment l’homme en toutes circonstances choisit son
rapport au monde au sein d’un libre projet : l’homme est sans excuse.
Sartre a renouvelé l’anthropologie philosophique, il a porté à leurs limites la phénoméno-
logie husserlienne et la dialectique hégélienne. Il ne s’agit plus de procéder à l’établisse-
ment d’un fondement conceptuel mais de donner à voir, de mettre en scène et d’expliciter
le travail de la pensée à même les situations que tout un chacun peut vivre. Il est une voix
originale de la phénoménologie, proposant une voie trans-phénoménale qui croise la pro-
blématique de la liberté et celle de l’aliénation.
Cependant dans nos souvenirs et impressions émergent essentiellement : « l’existentia-
lisme des nuits parisiennes de la rive gauche » (un mode de vie, une présence publique,
l’usage des Cafés, boites de jazz…), les confrontations entre Sartre et A. Camus, R. Aron,
M. Merleau-Ponty…, son supposé stalinisme, avec tous les lieux communs et amalgames
réducteurs, voire malveillants. Alors que ce grand philosophe, intellectuel engagé et
contestataire, est étudié et enseigné aujourd’hui dans le monde anglo-saxon, il est prati-
quement oublié dans l’enseignement en France. Paradoxal ! En France l’idéologie politi-
cienne primerait-elle sur la pensée ?
A l’occasion de cet hommage je vais m’efforcer d’expliquer le parcours de cette grande
personnalité, et de lever certaines hypothèques malheureuses, sans prétendre atteindre
au « quitus », ne serait-ce que par respect pour ce « personnage-comédien » comme il se
définit - en juge sévère de lui-même dans 
J’aborderai successivement plusieurs points :
- l’époque de Sartre : situer le personnage dans son contexte historique - une page d’his-
toire immense et décisive ;

271

- ses origines et son enfance, sa mort ;
- sa personnalité ;
- sa trace comme écrivain-philosophe, et intellectuel engagé ;
- son « manchon de vie supplémentaire » où il personnifie un intellectuel contestataire.
Jean-Paul Sartre et son époque : une mise en contexte essentielle
Le XXe siècle fut une page d’histoire immense, indicible par sa violence guerrière, par
ses idéologies extrêmes, ses répressions sanglantes, ses exterminations méthodiques, ses
dictatures sanguinaires ; mais elle fut aussi immensément riche dans les domaines de
la pensée philosophique de la création artistique, culturelle, politique et de l’innovation
technologique.
Dans le domaine de « l’intellect » - faisant suite aux grands penseurs de l’entre-deux-
guerres bouillonnaient les idées, les concepts qui se diffusaient - si ce n’est dans tous les
milieux - en tout cas très largement. Le jaillissement de mai 68 en fut l’un des moments-
manifestes. Sartre a traversé cette époque de bouleversements, d’abord indifférent… puis
en prise directe… éperdument directe… jusqu’au pathétique… à la mesure des événe-
ments.
Sortir des personnages de cette importance - et j’insiste vraiment - de leur contexte histo-
rique expose aux pires erreurs d’interprétation surtout s’ils ont soutenu dans leurs contes-
tations des thèses aujourd’hui vaincues : . Le libéralisme politico-écono-
mique a triomphé avec son cortège d’injustices… et il redoute toute contestation même
à titre posthume…
Les origines de Jean-Paul Sartre, son enfance… et sa mort
C’est dans  - récit autobiographique publié en 1964, à 58 ans - que nous pou-
vons puiser. J.-P. Sartre est né le 21 juin 1905 à Paris, très tôt orphelin de père, il fut élevé
en grande partie par ses grands-parents maternels, des bourgeois protestants. Son grand-
père Charles Schweitzer était un républicain, patriote alsacien, un intellectuel et un pro-
fesseur. Il enseigna « le petit Poulou » jusqu’à 10 ans dans le confort de son importante
bibliothèque. Les bonnes connaissances acquises en langue allemande lui faciliteront par
la suite l’étude des philosophes allemands, particulièrement Husserl qu’il rejoindra à Ber-
lin en 1933. Nous percevons nettement dans  qu’à travers son éducation il
acquiert une vision du monde où la légitimité reconnue à l’éducation s’accompagne d’ir-
respect pour les honneurs de circonstance et les positions sociales installées (refus de la
légion d’honneur, du prix Nobel de littérature, diatribes violentes contre des personnalités
de premier rang…) Nous voyons aussi, dans cette grande famille protestante, combien les
principes de moralité et de justice sont sans cesse prônés. Ils marqueront Sartre, dans ses
actions et gestes, sa vie durant.
L’annonce de la mort de Sartre, le 15 avril 1980 à Paris, provoqua dans le monde entier
une émotion considérable ; et plus de 50 000 personnes descendirent dans les rues de
Paris en ultime hommage. Simone de Beauvoir déclara en guise d’épitaphe « Sa mort
nous sépare. Ma mort ne nous réunira pas. C’est ainsi ; il est déjà beau que nos vies aient

272

pu si longtemps s’accorder ». Notons que le pacte Sartre-Beauvoir fut inextricablement
compliqué. On parle volontiers d’amours contingentes. Un engagement réciproque sous
le signe de la liberté. Et pourtant on ne pense jamais Sartre sans penser Beauvoir et vice-
versa.
Entre 1905 et 1980, Jean-Paul Sartre, ce fut une vie et une œuvre dans un monde en
bouleversement.
La personnalité de Jean-Paul Sartre
Ce thème est abordé par plusieurs écrits de Sartre, surtout dans 
 publié en 1983 par sa fille adoptive Arlette Elkaim-Sartre, mais aussi de façon
assez déconcertante dans  paru en 1964, et également dans 
 qui est un texte très éclairant.
- rédigés durant sa mobilisation de septembre 1939
à juin 1940 (six carnets seulement sur quinze furent retrouvés) - sont des textes fasci-
nants, parfois décousus, inégaux, mais qui contiennent la matrice de l’œuvre philoso-
phique à venir, et plus curieusement un plan de vie prophétique.
Le jeune Sartre - il a alors 34 ans - nous explique par avance sa vie. Avec une lucidité
étonnante se côtoient humilité et orgueil, il déclare : « J’ignore l’humilité et pourtant
je reconnais mes fautes sans ambages parce que je n’ai aucune solidarité temporelle avec
moi-même ». Cette non-fixation de soi, ce refus de se laisser « assigner à résidence »,
n’est-ce pas ce qui nourrit profondément l’existentialisme sartrien ? Ainsi la formule de-
venue badine « Il vaut mieux avoir tort avec Sartre que raison avec Aron » ne correspond
pas à la réalité ; en effet selon les événements ils eurent l’un et l’autre tort ou raison. Aron
avait raison d’inciter à une politique de négociation en Algérie et au Proche-Orient. Sartre
avait raison - souvent courageusement - comme dans ses prises de position anticoloniales
(particulièrement lorsqu’il aborde et redoute les « rejets réciproques » encore vivaces au-
jourd’hui) pour lesquelles il subira plusieurs attentats à l’explosif. Raison aussi lorsqu’il
dénonçait ce qui allait devenir le néolibéralisme ; ses contempteurs lui reprochent encore
aujourd’hui une dénonciation trop brutale de cette doctrine dont il a pourtant perçu, avant
beaucoup, les ravages.
En reconnaissant volontiers ses erreurs, Sartre se place sur le terrain absolu du spectateur
impartial, en arbitre de lui-même. Ce spectateur c’est la conscience transcendantale, dé-
sincarnée qui regarde son homme et le juge avec la même sévérité ou lucidité qu’il met-
trait à juger autrui. Mais déjà il s’échappe à lui-même. L’acte même de se juger constitue
une réduction phénoménologique, - une sorte de « purification » ou de dégagement de soi
- qui lui permet de se placer avec délectation au-dessus de l’homme qu’il est. Il déclare
ainsi « Je me considère donc toujours comme au plus haut de ma vie à ce jour ». Nous
voyons combien la pensée de Sartre est résolument dynamique ; elle est une philosophie
du mouvement de l’esprit confronté aux totalisations partielles et aux fausses synthèses
que des conceptions abstraites de l’homme et de l’Histoire proposent de manière obses-
sionnelle et aliénante.
Au chapitre des questions, comment expliquer l’indifférence avérée et navrante de Sartre

273

au déroulé politique de l’entre-deux-guerres ? Il était pourtant à Berlin en 1933 pour étu-
dier la philosophie de Husserl, qui sera persécuté par le régime nazi. Il connaissait suf-
fisamment bien la langue allemande et ne voyait rien arriver contrairement à beaucoup
d’autres, comme R. Aron par exemple. De même Simone de Beauvoir et lui-même consi-
déraient le Front Populaire de 1936 en France comme un simple avatar social, alors qu’il
effraya lourdement la classe bourgeoise à laquelle ils appartenaient. Universitaire agrégé
il n’avait d’autre souci que d’accomplir son œuvre. Il l’explique fort bien à « son Castor »
- il appelait ainsi Simone de Beauvoir - dans . Paci-
fiste, refusant toute forme d’autorité il se contente de regarder la « chose » politique. Il ne
s’y sent pas investi, et ne se préoccupe pas encore de la réception de ses écrits. Il pense
le monde mais pas sa place dans le monde et encore moins sa situation sociale. C’est un
intellectuel bourgeois de la famille des Schweitzer, et « un produit » de la culture univer-
sitaire. C’est un homme relativement seul, dont les relations entre racines (ou origines)
et la pensée sont problématiques. De 1929 (agrégation) à 1939 (mobilisation) il s’occupe
de philosophie certes mais aussi de littérature, de cinéma avec pour objectif de devenir
écrivain, de « réaliser son œuvre. »
Une trace comme un écrivain-philosophe et comme un intellectuel
engagé
La mobilisation de 1939 porte Jean-Paul Sartre à s’interroger sur la guerre, une curieuse
situation pour un écrivain « a-social » qui se voit menacé par l’Histoire et la mort collec-
tive, et par une expérience existentielle unique, celle de l’enfermement militaire. Cette
réflexion le conduira à la prise de conscience de l’enracinement sociale de toute pensée.
Après la Libération et après cette prise de conscience, il se lance éperdument, en toute
liberté, dans la vie sociale et politique. Il fut un piètre résistant : c’était un écrivain qui
résistait plutôt qu’un résistant qui écrivait.
Dramatique expérience, Blaise Cendrars (mutilé de la première guerre mondiale) décla-
rera « La guerre m’a profondément marqué, ça oui ! La guerre c’est la misère du peuple.
Depuis j’en suis »
Combien de positions a-t-il pris pour les abandonner parfois en douce sur l’URSS, l’Al-
gérie, Cuba, la Chine, le Vietnam… sans trop se préoccuper de la débâcle de ses idées
précédentes ? Ce Sartre-là, célèbre et sans remords, ignore le passé, brûle les étapes et
heurte la réalité avec une péremptoire insubordination ; fidèle en cela à sa philosophie, il
est « dans l’Histoire comme un poisson dans l’eau ».
Épris de liberté et de justice morale dans toute action et geste de la vie, il ne peut suppor-
ter la profondeur mortifère de l’idéologie nazie, qui est responsable de l’extermination
horrible et scientifiquement organisée de certains peuples. J.-P. Sartre a été particulière-
ment sensible au sort réservé au peuple juif. Dans l’urgence d’une résistance efficace et
à la hauteur, (« L’histoire n’attend pas »), il opte pour le « camp des rouges », admiratif
aussi - comme une très grande partie des peuples réprimés ou résistants d’alors - du sa-
crifice des peuples soviétiques à Leningrad et à Stalingrad… Ce soutien est cependant
largement stratégique car Sartre n’ignore rien de la situation en URSS il effectuera
1 / 72 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !