capable de barbarie et que cette dernière consiste toujours dans une négation seconde, qui
suppose première l'humanité qu'elle nie.
Mais la réduction et la négation ne sont pas cantonnées dans ce registre de la violence
ouverte. Un autre genre de violence et même de viol existe, qui se situe cette fois dans
l'univers du discours sur l'homme, celui que tient sur lui ce qu'on appelle « la science », et
dont les conséquences pratiques se retrouvent au niveau technoscientifique. Consécution qu'il
ne faut pas comprendre en ligne droite, comme si la technique n'était que le bras séculier des
savoirs scientifiques, en charge de ses hautes et basses œuvres, mais en cercle, car c'est pour
permettre l'épanouissement de la puissance technique de l'homme sur l'homme que le discours
de la science est agencé comme il l'est — d'où le concept de technoscience, qui prend en
compte cette coexistence et cette co-fonctionnalité.
Heidegger n'a pas vécu tous ces développements, mais il a quand même mis le doigt sur
la plaie en signalant que l'erreur première, donc la faute, car l'action en découle
nécessairement, transformant ce qui ressemble à une simple « erreur » théorique en
« errance » pratique, consistait à penser l'homme à partir de son animalitas et non à partir de
son humanitas. On comprend alors le lien avec l'analyse critique et prophétique qu'il fait de la
technique moderne, dans La question de la technique, à propos de l'arraisonnement généralisé
du monde par le Gestell. Or depuis que ces textes ont été écrits, ce dernier a fait des progrès
foudroyants. L'homme est devenu un matériau (FIV, greffes, trafics de cadavres à recycler,
etc.), et les projets de production de l'homme pour en transformer la condition ont pris une
place démesurée dans l'imaginaire de nombre de nos contemporains.
La science moderne se trouve donc mise en cause, et la fameuse formule « la science ne
pense pas » le proclame à sa manière. Ce qu'elle dit est simple : la science ne pense pas, ne
peut pas penser, parce qu'elle connaît. Connaître et penser se trouvent ainsi contraints de
travailler en ordre dispersé et même antagoniste, car c'est en prétendant connaître tout de
l'homme que la science moderne apporte sa pierre, monumentale, à l'opération de
déshumanisation de l'homme. Pourquoi ? Parce que comme l'a montré Husserl dans sa
fameuse conférence de Vienne de 1935, la science relève d'une forme aliénée de la raison, qui
s'est engluée dans l'objectivisme et le naturalisme3. En clair, il n'y a de science que de l'ob-jet
(ce qui est posé devant, par un sujet qui s'efface donc du paysage), et il n'y a de science que
d'une nature dévitalisée, dénaturée, réduite à ce que peut en savoir un appareil cognitif bardé
de filtres.
Dès lors nos belles proclamations humanistes ne pouvaient plus relever que d'une vaine
rhétorique incantatoire, une façon de se dorer la pilule, un zeste de nostalgie en plus. Un peu à
la manière dont nous parvient aujourd'hui la lumière d'étoiles éteintes depuis des milliards
d'années mais qui emplit néanmoins nos télescopes de son éclat.
Une preuve supplémentaire de cet affaissement de l'humanisme sur lui-même, révélant
que l'animalisation de l'homme va bon train, est qu'une bonne part des préoccupations
humanistes s'est trouvée captée par l'humanitarisme. L'humanisme pratique, tel qu'il est
pratiqué de nos jours, relève massivement des opérations humanitaires. L'humanitarisme,
masque de l'humanisme ! Figure de la compassion qu'éprouvent des hommes généreux,
héroïques parfois, pour d'autres êtres humains accablés et menacés. Mais sachant ce qu'il en
est trop souvent advenu sur le terrain, on en a vu les limites, bien décrites par ceux qui ont été
les fondateurs et les protagonistes d'opérations humanitaires réduites à nourrir des ventres
vides et à soigner les plaies des corps, parce qu'elles se devaient d'éviter d'intervenir au niveau
de ces engagements supérieurs qui font la supériorité de l'homme par rapport aux autres êtres
3. Raison qui n'est pas la rationalité elle-même, mais sa forme aliénée « dans le naturalisme et
l'objectivisme » (La crise de l’humanité européenne et la philosophie, Paris, Aubier, 1987, p. 103). Il y
a donc eu confiscation du terme de « science », que Hegel réservait encore à la philosophie, Husserl
appelant aussi de ses vœux une philosophie en tant que « science rigoureuse ».