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Forum
R E V U E D E L A REC HE RCH E EN TRAV AI L SOCIAL
Numéro 143
janvier 2015
La SANTÉ,
SANTÉ le SOCIAL :
débats anciens et
enjeux actuels…
Dossier coordonné par
Jenny Antoine, Dominique Dépinoy, Marjorie Micor
Isabelle Blasquez
Marlène Dangoumau
Agnès Djeddi-Desabres
Raymonde Ferrandi
Laurent Konopinski
Jean-Loup Lenoir
Chantal Mazaeff
Claude Meyer
Manuella Ngnafeu
Olivier Roche
Mélody Sanchou-Verlinden
Gabriel Uribelarrea
Forum
R E V U E D E L A R EC HE RCH E EN TRAV AIL SOCIAL
La restructuration de la formation et des diplômes initiaux et d'encadrement commencée il y a quelques années, leur
articulation avec le cursus universitaire européen, la constitution des plateformes régionales, la perspective des
hautes écoles professionnelles en action sociale et de santé (HEPASS), marquent une évolution qui redéfinit sur le
long terme le contexte et la nature des interventions sociales, les pratiques des acteurs et le sens des politiques pu‐
bliques en matière d’aide et d’action sociales.
Si la recherche existe dans le champ du travail social et produit des connaissances, il lui reste à devenir un élément
incorporé à la culture des professionnels. L’approche scientifique des questions du travail social par des chercheurs
et praticiens chercheurs, permet de rendre compte de la complexité inhérente aux pratiques sans en réduire les com‐
posantes, sans instrumentaliser les manières de faire, sans effacer le sujet.
CONSEIL SCIENTIFIQUE
Michel Autès, Sociologue, Chercheur au CNRS CLERSE (Centre Lillois d'Etudes et de Recherches Sociologiques et Economiques |
Elisabetta Bucolo, CNAM, Lise CNRS | Marcel Jaeger, Titulaire de la Chaire de travail social du Cnam | Jean Lavoué,
Directeur de l’Association pour la sauvegarde l’enfance du Morbihan | Pierre Lenel, Laboratoire CNAM Lise CNRS |
Bertrand Ravon, Sociologue, Professeur des universités, Lyon 2 | Dominique Schnapper, Sociologue, Directrice
d’études à l’EHESS | Claude Wacjman, Psychologue, Secrétaire de rédaction de la revue Psychologie clinique | Richard
Wittorski, Professeur à l’Université de Rouen
COMITÉ DE RÉDACTION
Jenny Antoine, Responsable du centre d'activités ingénierie ‐ expertise‐recherche de l’Institut Saint‐Simon de Toulouse,
psychologue et sociologue | Michèle Beaubert, Responsable de formations aux fonctions educatives à l’IRFE Isle |
Brigitte Bouquet, Professeur émérite de la Chaire de Travail Social et d’Intervention Sociale au Cnam | Florence Bourgoin,
Formatrice à l’IRTS de Paris, doctorante en Sciences de l’Education | Joël Cadière, Formateur‐chercheur | Marlène
Dangoumau, Assistante de service social, sociologue, DEIS | Dominique Dépinoy, Sociologue, responsable de formation |
Hervé Drouard, Praticien, chercheur, formateur | François Guérenne, Formateur, chercheur | Marcel Jaeger, Titulaire
de la Chaire de Travail Social et d’Intervention Sociale au Cnam | Emmanuel Jovelin, Professeur des Universités |
Marie-Véronique Labasque, Responsable du Département d’Etudes, de Recherches et d’Observation CREAI/IRFFE
Picardie | Chantal Le Bouffant, Assistante sociale, docteur en sciences de l’éducation, présidente d’IRIS et d’AEF 93/94 |
Patrick Lechaux, Chercheur en Sciences de l’éducation, associé au CRF‐Cnam | Éliane Leplay, Ex‐directrice de l’ETSUP de Paris,
Docteure en sciences de l’éducation, spécialité “ Formation des adultes “ | Phillipe Lyet, Responsable du Centre de
recherches et d'études en action sociale (CREAS) à l'ETSUP de Paris | Pierre Merle, Chargé de mission ESSSE Lyon |
Claude Meyer, Professeur à l’Université d’Evry‐Essonne, psychosociologue, membre du laboratoire ETE, chercheur associé
au CRF‐Cnam | Marjorie Micor, Directrice de l'EPE de Moselle, sociologue | Nicolas Murcier, Sociologue, Responsable
de projets à l’EFPP de Paris | Géraldine Nau, Conseillère en économie sociale et familiale, DEIS en cours | Laetitia Naud,
Consultante et formatrice en TS, titulaire du DEIS et d'un MASTER | Alain Roquejoffre, Sociologue
Directrice de la publication : Eliane Leplay
Rédactrice en chef : Jenny Antoine
Secrétariat de rédaction : Louise Nirin ‐ Dans mon étoile
FORUM, La revue publiée par l’AFFUTS
[email protected] • www.affuts.eu
numéro ISSN : 0988.6486
Revue publiée en partenariat avec l’UNAFORIS et la Chaire de travail social et d’intervention sociale du Cnam
FORUM - N°143 - SOMMAIRE - JANVIER 2015
SOMMAIRE
Editorial | p. 4
Dominique Dépinoy
Auteurs | p. 5
La souffrance psychique des personnes en précarité est­elle soluble dans le partenariat entre
la « Santé » et le « Social » ? | p. 7
Raymonde Ferrandi
Articulation santé­social ­ Penser des espaces de transitionnalité pour la rencontre des pratiques |
p. 16
Jean­Loup Lenoir, Agnès Djeddi­Desabres
Entre médical et social : la transmission des informations dans l’accès aux soins des personnes sans­
abri | p. 24
Gabriel Uribelarrea
Le CLSM, un espace pour collectiviser nos savoirs en santé mentale et se trans­former ? | p. 31
Laurent Konopinski, Chantal Mazaeff, Manuella Ngnafeu, Olivier Roche
Regards croisés sur l'accompagnement d'un sujet en demande d'asile | p. 40
Isabelle Blasquez, Mélody Sanchou­Verlinden
La reconversion professionnelle subie : un processus individuel | p. 50
Marlène Dangoumau
La digitalisation de la santé | p. 59
Claude Meyer
Communiqué pour CHARLIE hebdo | p. 2
Appel à contributions pour le numéro 144 | p. 68
Appels | p. 70
Communication & ressources humaines | p. 71
Pour mémoires | p. 76
Chercher, lire, voir, entendre | p. 81
Liste des numéros | p. 88
Bon de commande | p. 90
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FORUM - N°143 - COMMUNIQUÉ - JANVIER 2015
COMMUNIQUÉ
Pour CHARLIE hebdo
FORUM publie ci­dessous le message de l’UNAFORIS car
FORUM : C’EST LE TRAVAIL SOCIAL, SES FORMATEURS, SES CHERCHEURS ET SES ETUDIANTS.
Comme Hannah ARENDT, ils condamnent le totalitarisme
LE TRAVAIL SOCIAL C’EST LE TRAVAIL DE LA SOCIETE SUR ELLE­MEME.
Le travail social professionnel y contribue largement et sa recherche vise à permettre d’innover
pour mieux prévenir ces actes, indignes dans notre démocratie, en luttant notamment
contre le déracinement social et culturel...
L'actualité dramatique que nous venons de connaître nous rappelle la fragilité des sociétés démocratiques ; elle
oblige à rappeler sans cesse les valeurs qui les fondent, car il est illusoire de penser que ces valeurs tiennent de
l'évidence. Le travail social y est particulièrement confronté car sa finalité est précisément de contribuer à ce
que les différences et les inégalités ne dérivent pas vers des formes parfois radicales d'exclusion. Cela nous oblige
à penser cette actualité autrement que par des formules incantatoires (mais rassurantes) qui réactivent des thématiques
archaïques (les "barbares", les "monstres"). C'est aussi le rôle de la recherche en travail social que de se confronter
avec courage à ces questions difficiles et douloureuses.
Au nom du comité de rédaction
Eliane Leplay
Directrice de publication
Marcel Jaeger
Titulaire de la chaire de Travail social du Cnam
Communiqué de presse de l’UNAFORIS du 8 janvier 2015
L’UNAFORIS, Union nationale des associations de formation et de recherche en intervention sociale, s’associe à
l’indignation citoyenne et politique suite au drame qui atteint les hommes et femmes qui font Charlie Hebdo,
les policiers et leurs proches.
La violence, le ciblage, l’intention, en font un acte hautement symbolique du rejet de la liberté d’expression.
Nous qui formons les travailleurs sociaux, nous réaffirmons notre détermination pour que la liberté d’expression,
le souci de l'autre et la capacité à vivre ensemble malgré nos différences habitent les esprits et les actes.
En ce sens, rappelons­nous les propos d'Hannah Arendt (Les origines du totalitarisme, le système totalitaire)
« L'homme de masse peut être n'importe qui, c'est un individu isolé qui fait l'expérience de la « désolation », c'est­
à­dire du déracinement social et culturel. Il trouve dans le totalitarisme une cohérence dont est dépourvue la réalité
à laquelle il est confronté. »
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FORUM - N°143 - DOSSIER - JANVIER 2015
LA SANTÉ, LE SOCIAL :
DÉBATS ANCIENS ET
ENJEUX ACTUELS…
Dossier coordonné par
Jenny Antoine, Dominique Dépinoy et Marjorie Micor
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FORUM - N°143 - ÉDITORIAL - JANVIER 2015
ÉDITORIAL
Ce numéro de la revue Forum revisite un sujet ancien, celui des interactions entre la santé et le social.
Il n'a pas la prétention d'aborder tous les aspects de cette vaste problématique mais plus simplement
de rendre compte de la complexité du thème, mobilisant des approches diversifiées telles que la sociologie
du travail, l’ethnologie, la psychologie clinique, le droit à la santé, l’économie de la santé… Ces contributions
écrites témoignent d'approches renouvelées dans un contexte social marqué par une précarité accrue
pour une part croissante de la population, de mise en tension des valeurs et des repères sociaux, de
migrations et d'internationalisation des relations. La santé et ses effets sur et dans la vie sociale inter­
pellent ainsi directement les fonctionnements et les pratiques de tous les membres de la société et,
à fortiori, les professionnels du champ de l'action sociale.
Les articles de la revue sont inspirés à la fois par l'expérience mais aussi par la distanciation, qui permet
de comprendre et de faire évoluer ces pratiques. Ils mobilisent différentes méthodes de recherche
et proposent des modes d’intervention collectifs.
Des évolutions sont analysées comme : le développement de partenariats pour l’accès aux droits,
l’adoption d’une pratique de réseau, le développement de projets avec l’usager et son environnement.
Des partenariats sont initiés pour accompagner des publics en situations précaires telles que des
personnes à la rue ou accueillies en Centres d’hébergement et de réinsertion sociale.
A l’heure du passage de la psychiatrie à la santé mentale, les équipes spécialisées sur les secteurs
territoriaux ont un rôle d’articulation du sanitaire et du social autour de l’approche globale du patient.
La coopération entre les interventions sociales et médico­sociales et les structures psychiatriques
deviennent incontournables au regard des situations complexes de plus en plus fréquentes. La pré­
carité et les maux que la pauvreté suscite, renvoient à des enjeux politiques (accès aux droits, lutte
contre les inégalités, inclusion de personnes en situation de fragilité liée notamment aux situations
d’handicap, de précarité économique, au vieillissement …) et aussi philosophiques (conception du
bien­être, du vivre ensemble…).
L’économie de la santé, le développement de l’informatique et de la digitalisation de la santé ont des
implications insidieuses dans la vie de tout à chacun et des répercussions dans le champ de l’action
sociale.
Dominique Dépinoy
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FORUM - N°143 - AUTEURS - JANVIER 2015
AUTEURS
Raymonde Ferrandi
Psychologue clinicienne, psychosociologue, psychanalyste. Docteur en Sciences de l’Education.
Intervient dans un cadre associatif et en indépendante pour des consultations, formations, supervisions.
Recherches sur l’articulation entre l’individuel et le social.
Mail : [email protected]
Jean­Loup Lenoir
Docteur en Psychopathologie Clinique et Psychanalyse, chargé d’enseignement à l’Université de Toulouse
II Jean Jaurès, formateur Ifrass ­ pôle éducation spécialisée.
Agnès Djeddi­Desabres
Educatrice spécialisée, formateur Ifrass ­ pôle éducation spécialisée.
Gabriel Uribelarrea
Doctorant en sociologie, Centre Max Weber UMR­5283, Université Jean Monnet, Saint­Étienne. Mène
actuellement une thèse, sous la direction de Pascale Pichon, sur la question de « l'accès aux soins »
des personnes sans­abri à partir d'un travail ethnographique au sein de plusieurs dispositifs de l'ag­
glomération lyonnaise.
Mail : [email protected]
Laurent Konopinski
Directeur général association APPUIS (Accueil Prévention Protection Urgence Insertion Sociale).
Chantal Mazaeff
Directrice adjointe de l’Institut Supérieur Social Mulhouse.
Manuella Ngnafeu
Coordinatrice de l’Atelier Santé Ville (ASV) de Mulhouse.
Olivier Roche
Psychologue au Centre hospitalier de Rouffach.
Isabelle Blasquez
Educatrice spécialisée de formation. Après presque 10 ans dans la Protection de l'Enfance, j'accompagne
désormais au quotidien des familles de Demandeurs d'Asile hébergés au CADA du Carla Bayle dans
leur rencontre avec nos administrations, nos juridictions, notre système scolaire et de soins mais
avant tout avec la culture française.
Mail : [email protected]
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FORUM - N°143 - AUTEURS - JANVIER 2015
Mélody Sanchou­Verlinden
Psychologue clinicienne, membre de (sic)­Association de psychologues cliniciens à Toulouse. J’inscris ma
pratique clinique auprès de personnes vivant des situations de précarités multiples. Au CADA du Carla­
Bayle, je rencontre des sujets en souffrance psychique m’adressant la demande d’être accompagnés
psychologiquement le temps de leur procédure de demande d’asile.
Mail : [email protected]
Marlène Dangoumau
Assistante de service social, Ingénieur social.
Mail : [email protected]
Claude Meyer
Enseignant­chercheur au laboratoire ETE­CRF CNAM­Paris/Évry.
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FORUM - N°143 - DOSSIER - JANVIER 2015
La souffrance psychique des personnes en précarité est­elle soluble
dans le partenariat entre la « Santé » et le « Social » ?
Raymonde Ferrandi, Psychologue clinicienne, psychosociologue, psychanalyste. Docteur en Sciences de l’Education.
Intervient dans un cadre associatif et en indépendante pour des consultations, formations, supervisions. Recherches
sur l’articulation entre l’individuel et le social.
Résumé : Face à la complexité des problématiques rencontrées chez les personnes en précarité, le partenariat entre la « Santé » et
le « Social » semble une évidence. Mais celui­ci s’organise trop souvent sur le mode d’une division du travail, qui morcèle ce que les
personnes donnent à voir et empêche d’en comprendre le sens. L’article détaille les pièges de termes très souvent employés tels que l’ « accès
au soins » et propose, à partir d’un exemple clinique, un autre modèle de partenariat possible.
Mots­clés : souffrance psychique ­ précarité ­ santé ­ social ­ psychanalyse
La complexité des problématiques chez les personnes en précarité sociale fait que le partenariat entre la « Santé » et
le « Social » s’est imposé comme une nécessité, et se pratique sous différentes formes : orientations mutuelles
ou accompagnement conjoint entre services ; équipes pluridisciplinaires comportant des travailleurs sociaux et
d’autres professionnels issus du champ de la Santé ou repérés comme ayant cette appartenance.
Qu’est­ce qui, alors, produit le résultat que nous observons bien souvent : personnes toujours sans solution d’insertion
après le « parcours imposé » par les différents dispositifs, dans lequel toutes les chances semblent avoir été
mises de leur côté ? Personnes qui « échappent », disparaissant tout à coup ou bien résistant à l’accompagnement
avec une constance qui force le respect ? Les professionnels finissent alors par douter tantôt de la bonne foi des
personnes, tantôt de leurs propres compétences, tantôt de leur possibilité d’agir sur le monde tel qu’il est.
Nous chercherons à dégager une autre voie, qui n’est pourtant pas radicalement nouvelle, mais souvent em­
broussaillée par des représentations parasites, des protocoles et procédures : celle du sujet et de l’intersubjectivité,
tant du point de vue des allocataires souvent emmurés dans leur souffrance que du côté des travailleurs sociaux
dont la professionnalité se trouve appauvrie.
Nous parlerons d’après notre pratique de psychologue­psychanalyste intervenant sur des permanences d’appui
aux référents en services RSA, en formation et en supervision de professionnels. Nous essayons, dans notre pratique
de chercheur, de « lire » le social comme le discours d’un patient. Tout nous sera matériel : vocabulaire employé,
avec ses glissements de sens et ses malentendus, cultures organisationnelles et habitus de métier que leur
confrontation révèle dans les situations concrètes, conduites et propos de « patients » et « allocataires ». Comme
le veut l’approche psychanalytique, nous laisserons aller notre pensée pour établir des liens entre éléments en
première approche fort éloignés, mais dont la juxtaposition fait surgir du sens.
Nous partirons des mots et du découpage qu’ils induisent dans les représentations, pour développer ensuite sur
un exemple comment le sujet se manifeste dans les « blancs » du discours, ou dans sa « doublure », faisant
échouer le partenariat s’il n’est pas entendu.
I ­ Les mots ont un sens, et même plusieurs
Nous allons suivre ces glissements de sens et leurs incidences subjectives, d’abord du côté de la « Santé », puis
du côté du « Social ». Chaque fois, nous examinerons le niveau des institutions, celui des praticiens, enfin celui
des personnes en précarité.
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FORUM - N°143 - DOSSIER - JANVIER 2015
A ­ Pour être en bonne santé, pourquoi faut­il consulter les professionnels qui soignent les malades ?
1 ­ Les institutions de santé
a ­ La question du champ
« La santé est un état de complet bien­être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence
de maladie ou d’infirmité ». Cette définition est celle du préambule de 1946 à la Constitution de l'OMS.
Comme le remarquent certains détracteurs de cette définition, toujours en vigueur, cela aboutit à déclarer la
quasi­totalité de la population mondiale comme étant en mauvaise santé. Ce résultat semble bien tenir à des
conditions sociales. Pour ne retenir que les aspects les plus proches de notre propos, retenons les analyses
convergentes de rapports officiels (Lazarus – Strohl, 1995), de sociologues (Fassin), et de cliniciens (de Rivoyre,
Furtos,… ou plus récemment Halmos), faisant de la « souffrance psychique » l’expression d’une « détresse sociale »
actuellement fort répandue même et surtout dans nos sociétés « développées », tout en distinguant cette souf­
france de la maladie mentale.
Par quel tour de passe­passe les institutions de santé sont­elles alors devenues des lieux où l’on soigne les maladies ?
Certes, la dimension de la prévention existe, mais elle ne peut qu’être référencée à la maladie. La représentation
de l’homme sous­jacente est alors celle d’une personne malade ou susceptible de le devenir. Nous ne sommes
pas loin du bon docteur Knock.
Il y a peut­être un glissement de sens autour du terme de « soin ». S’agit­il du « prendre soin » ? Cette notion « laïque »
par rapport au médical, est invoquée jusque par les infirmiers pour insister sur l’autonomie de leur profession,
dont ce serait la mission essentielle, bien loin de la para­médicalisation qui les condamne à la simple application
des prescriptions médicales. Ou bien s’agit­il de « soigner », ce qui suppose un malade et une maladie.
De fait, les institutions « de santé » sont largement dominées par le médical, dans l’organisation des soins et
dans les cultures de métier. C’est ainsi qu’une assistante sociale s’est entendu dire par un médecin­chef de l’hôpital
dans lequel elle travaillait que son action « participait pleinement au soin ». Cette remarque, qui se voulait à
l’évidence positive et témoignant d’une reconnaissance de son travail, l’a laissée perplexe...
Des professionnels transversaux, susceptibles d’exercer dans des contextes très divers, comme les psychologues,
sont par défaut eux aussi assimilés au médical, alors qu’ils ne figurent pas dans la liste des professions « de santé
», autrement dit « paramédicales ».
La psychiatrie, rebaptisée « santé mentale » (rapport Piel – Roelandt, 2001), a définitivement perdu la spécificité
qu’elle a longtemps conservée, à travers, en particulier, un corps d’ « infirmiers psychiatriques », formés à ces
réalités particulières, à cette souffrance qui ne s’exprime pas par le corps, mais par la pensée et le comportement.
Au motif qu’il y avait là ségrégation, et que cette filière était sous­qualifiée par rapport celle des hôpitaux généraux,
toutes les formations ont été alignées sur un même standard, dominé par une représentation de la maladie
comme dysfonctionnement du corps. Il s’agit là du corps de la biologie, soumis aux relations de cause à effet,
qui ne parle pas. La « maladie mentale » va donc être abordée par le corps, ou bien être considérée comme fonc­
tionnant sur le même modèle que celle du corps. On parlera ainsi de la psychothérapie comme d’une spécialité
médicale, perdant de vue la métaphore.
Au terme de ce processus, toute souffrance morale pourra donc relever de la psychiatrie, comme renvoyant à
une maladie qu’il faut soigner, et ceci en « corrigeant » les déséquilibres du corps ou bien en agissant sur lui
pour modifier la pensée et le comportement. On trouve dans les recommandations de la Haute Autorité de
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FORUM - N°142 - DOSSIER - OCTOBRE 2014
santé, qui structurent le Plan autisme 2013, un rejet du travail de parole au nom d’un nouveau biologisme, qui
pourrait reprendre à son compte l’affirmation de Cabanis : « Le cerveau secrète la pensée comme le foie secrète
la bile ». Nous voici très loin de la souffrance envisagée par la philosophie comme noblesse de l’humanité : « Mieux
vaut être un homme malheureux qu’un pourceau satisfait » (John Stuart Mill). Nous voici très loin aussi de la
psychanalyse pour laquelle le « malaise » signe l’émergence du sujet menacé par les violences de « civilisation » (Freud).
b ­ La question du droit
La définition de la santé est corrélative à celle du droit. L’accès aux soins fait partie des droits. Celui­ci est assuré
par la mise à disposition des soins et par leur prise en charge financière. Remarquons qu’il faut être considéré
comme malade pour pouvoir bénéficier de la « sécurité sociale », dont l’ « assurance maladie » est la principale
branche.
Le statut de malade crée aussi des droits. Un droit au repos : l’arrêt de travail permet de se soustraire à bon droit
à la contrainte d’un travail insupportable, à une convocation vécue comme dénuée de sens par les services de
Pôle emploi ou du RSA. Un droit, pour les personnes reconnues handicapées, à des conditions de travail protégées ou
à une allocation, si un médecin a signé le formulaire de demande à la MDPH.
Le droit se transforme souvent en devoir. Beaucoup de nos concitoyens ne s’y sont pas trompés, qui boudent
l’éducation populaire dispensée par les médias (les 5 fruits et légumes,…) au nom de la liberté d’être en mauvaise
santé si c’est la conséquence d’un choix éclairé de leur part. Ainsi la souffrance peut­elle avoir valeur de résistance
à la « santé totalitaire » (Gori et del Volgo).
Enfin, le droit peut se muer en contrainte : passage récent de l’ « hospitalisation sous la contrainte » au « soin
sans consentement » pour les « malades mentaux » systématiquement considérés comme dangereux (loi du 5
juillet 2011). S’agit­il toujours du bien­être de l’intéressé, ou de celui de l’entourage ?
2 ­ Le médecin
Il est celui qui soigne la maladie. Le plus souvent la maladie fait mal, et il est donc celui qui, à plus ou moins long
terme, doit faire disparaître la douleur. La souffrance psychique est traitée comme un équivalent moral de la
douleur et doit donc être supprimée. De même pour les symptômes dérangeants qui font, eux, souffrir parce
qu’ils stigmatisent leur porteur, ou le laissent dans l’angoisse quand il ne peut respecter leurs exigences (ainsi la
nécessité répétitive de se laver les mains dans une névrose obsessionnelle). Il existe heureusement, en médecine
même, la notion de souffrance comme alerte, fonctionnellement utile pour dépister la maladie, avec laquelle
elle ne se confond pas. De plus un excès de douleur a des conséquences fâcheuses sur la santé, et il est donc indiqué
de la « contrôler ». Reste l’habitus professionnel d’évacuer précisément le matériel qui permettrait d’accéder à un
sens : on prescrira des somnifères plutôt que de demander à la personne à quoi elle pense pendant ses insomnies.
Il est aussi celui qui, par voie règlementaire, a le pouvoir ontologique de décréter que la maladie existe, et n’est
pas imaginaire ni fictionnelle. Si cette maladie devient une habitude, le malade se trouve doté d’une identité :
diabétique, alcoolique, psychotique, …Représentation réductrice, stigmatisante, mais inscription a minima dans
un ordre symbolique acceptée et même revendiquée par les personnes en demande narcissique.
Bien des praticiens sont cependant embarrassés face à ces nouveaux patients dans lesquels ils ne reconnaissent
pas leur latin : ainsi ce psychiatre, étonné d’accueillir au CMP une dame qui égrène la litanie des malheurs qui lui sont
arrivés selon une réaction en chaîne bien connue, dans laquelle bon nombre d’entre nous pourraient reconnaître
leur quotidien (Saoud) ; il en conclut que cette dame a avant tout besoin d’une écoute et d’un soutien sociaux.
D’autres vont rappeler que nous ne sommes pas égaux face à l’adversité, certains étant capables de souffrir sans
s’effondrer, tandis que d’autres y laissent parfois la raison ou la vie. Ces décompensations pourraient donc, en
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FORUM - N°143 - DOSSIER - JANVIER 2015
tant que telles, relever du médical. Mais le Collectif des 39 rappelle, à la suite de Tosquelles, que la folie elle­
même est une dimension de l’humanité, requérant une « hospitalité » et non seulement d’être « traitée ».
3 ­ Le malade ­ patient
Le terme de « malade » est associé à celui de lit. Etymologiquement, la méthode clinique est l’analyse des troubles
« au lit du malade ». Celui de « patient », d’extension plus large (on est patient à partir du moment où on consulte,
mais on peut apprendre du médecin qu’on n’est frappé d’aucune maladie) comporte néanmoins une dimension
voisine de « passivité ». Etre couché et passif ne sied pas à l’homme traditionnel, raison pour laquelle le statut
de malade est boudé, jusqu’au déni, par bon nombre d’hommes ; ne pas « tomber » malades, c’est parfois la
seule dignité qui leur reste, et l’orientation vers une consultation est alors très difficile, même quand elle est justifiée.
A moins que la maladie, identifiée comme trouble du corps, ce non­moi qui nous accompagne fidèlement, comme
une monture que nous pouvons charger de tous nos maux, ne dédouane la personne du malade.
Le malade ne peut avoir logiquement qu’un désir : celui de guérir, celui d’ « aller mieux », dans tous les domaines
de sa vie. La « santé mentale positive » s’adresse à cette partie de l’être humain, en laissant hors champ l’usage
que peut faire un humain du négatif, appuyé sur sa propre destructivité. L’échec est expliqué par un manque de
confiance en soi, alors qu’il peut être interdit de réussir, ou extrêmement jouissif de décevoir.
Aller voir le médecin, ou orienter vers lui, c’est donc, selon les cas, prendre le risque de susciter la honte, sans
pouvoir l’élaborer si les réticences ne sont pas explicitées, ou bien donner lieu à une sorte de « blanchiment »
des significations refoulées.
B ­ Le social est­il ce qui fait société ou ce qui la défait ?
1 ­ Les institutions sociales
a ­ La question du champ
Que trouve­t­on derrière ce terme de « social » ? S’agit­il de ce qui fait société, en tant que dimension de la personne
(psychologie sociale, comportement social), ou bien dans la relation (lien social) ? Ou bien s’agit­il de ce qui
concerne une catégorie déterminée de personnes, les pauvres (la « question sociale ») ? Dans ce cas, ce vocable
peut vous être adressé sur un ton un peu condescendant : « Ah, vous faites du social ?». Le « social » apparaît
comme un ersatz de ce qui fait normalement lien entre les gens, à savoir le travail : ainsi parle­t­on du « traitement
social du chômage ». Dans une partie de ses acceptions, le terme désigne donc comme exclus ceux qu’il est sensé
vouloir intégrer.
Cette ambigüité et cette ambivalence font peut­être que les « Affaires sociales » sont en général associées à
d’autres, moins stigmatisantes, pour former un ministère. Actuellement, la France s’est dotée d’un ministère
«des Affaires sociales, de la Santé et du droit des femmes ». L’intention est, bien sûr, tout en affirmant les liens
entre ces différentes questions, de faire apparaître une idée de progrès et d’inclusion, à travers le droit des
femmes. Mais ce ministère est traditionnellement le mauvais élève, qui consommerait les richesses produites
ailleurs, pour combler, entre autres, le « trou de la Sécurité sociale ». De nombreuses études montrent que les
dépenses faites sont par ailleurs source d’économies importantes, et que les aides accordées aux personnes en
difficultés leur permettent de rester des acteurs économiques non négligeables : celles­ci sont donc, in extremis,
réhabilitées en tant que consommateurs ; l’ordre économique est sauf.
L’essentiel du financement est dirigé vers l’assurance maladie, si bien qu’il y a une rencontre entre le statut de
malade et celui d’assisté, qui n’a pas bonne presse dans notre société individualiste, tendue vers l’ « autonomie ».
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FORUM - N°143 - DOSSIER - JANVIER 2015
Réduction des déficits oblige : l’heure n’est pas à chercher si d’autres problématiques que celles de la maladie et
du handicap pourraient bénéficier de la « sécurité sociale », envisagée comme garantie de survie et reconnais­
sance d’une humanité blessée :
Que faire des personnes, ici et maintenant inemployables, car hors champ par rapport aux critères des employeurs
(ni jeunes, ni belles, ni rapides, ni disponibles sans limites,…) ?
Que faire des personnes « liées par un symptôme », comme l’exprime la psychanalyse, à propos de personnes
perdues dans un rapport conflictuel à leur désir, qui ne peuvent pas travailler, sans pour autant relever de la maladie,
ni d’une déficience à proprement parler ?
Là, nous ne sommes plus seulement dans l’exclusion par stigmatisation, nous sommes dans l’effacement de pro­
blématiques très actuelles, les symptômes se nourrissant de cette exclusion qui vient à leur rencontre.
b ­ La question du droit
L’aide aux personnes en difficultés ou en précarité sociale est structurée en dispositifs qui s’adressent chacun à
une problématique particulière : personnes en âge de travailler et sans emploi, non indemnisées dans un cadre
de chômage, personnes âgées sans ressources suffisantes,…Nous parlerons plus particulièrement du dispositif
du RSA, dans lequel nous intervenons actuellement.
Les documents remis aux « allocataires » (terme administratif) ou encore « bénéficiaires » (terme plus volontiers
employé par les professionnels), insistent sur une balance entre « droits » et « devoirs » (rechercher un emploi,
se rendre aux convocations des référents, faire les démarches préconisées par ces derniers). Il s’agit à la fois de
reconnaitre des droits et de les limiter. Jusqu’à un certain point, cette balance va dans le sens de l’échange, du
don et du contre­don qui structure le social. Mais ces personnes­là ont des devoirs, alors que les victimes, par
exemple, sont indemnisées sans avoir à donner : après avoir suffisamment témoigné de ce qu’un préjudice leur
a été fait, elles sont considérées comme méritant réparation de la part de la société, qui se retourne éventuel­
lement ensuite vers un responsable identifié, qui va payer. Pourquoi en est­il autrement des « bénéficiaires » ?
Beaucoup d’entre aux apparaissent comme des « accidentés de la vie » et pourraient revendiquer un statut de
victimes. Ce que beaucoup d’entre eux ne manquent pas de faire, d’ailleurs, à travers leurs symptômes : mais le
plus souvent de façon voilée, car le symptôme doit persister pour que leur revanche s’accomplisse.
Comme si les concepteurs, effrayés par le nombre de victimes potentielles d’un système anonyme, ne voulaient
pas aller dans le sens de cette hypothèse, et préféraient s’en tenir à celle d’une responsabilité individuelle de
ces personnes par rapport à leur situation : on en vient ainsi à réaliser certaines des conditions d’une souffrance
au travail, pour ces personnes en souffrance de travail (de Gaulejac, Halmos). Ou bien comme si, l’origine des
symptômes chez les personnes « liées » étant inconsciente, il y avait incompréhension, et ce vide dans la repré­
sentation est alors occupé par les figures bien connues de la paresse et de la dissidence, anti­modèles traditionnels
de notre société, conduisant à contrôler les fraudeurs en puissance.
2 ­ L’assistant(e) social(e)
Les « travailleurs sociaux » sont aujourd’hui un ensemble de professions, ou plus exactement de fonctions très
diverses, mais le dispositif RSA repose sur le référent, qui a en principe une formation d’assistant social.
« Pourquoi le travail social ? », se demande Saul Karsz. Celui­ci déchaina un tollé lors d’une conférence en déclarant
que les travailleurs sociaux n’étaient pas là pour que leurs clients soient « bien », « bien dans leur peau », mais
pour qu’ils soient « comme il faut ». La question sociale a toujours eu un aspect normatif : on demande aux dés­
hérités des comptes sur leur pauvreté, et les aides qui leur sont octroyées visent à les rapprocher de conditions
d’existence « décentes ».
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De fait, la majorité des assistants sociaux revendique d’intervenir « à la demande » des intéressés, sauf dans des
situations bien particulières, comme la protection de l’enfance. Celle­ci est pourtant à l’origine d’une image très
répandue de l’assistante sociale « qui enlève les enfants ». Alors pourquoi pas le RSA, si le contrôle n’est pas
concluant ? Mais les professionnels ne s’y reconnaissent pas facilement et se disent embarrassés par le rôle qui
leur est octroyé dans les dispositifs : ils interviennent « de droit » (le droit est désormais de leur côté, et non
plus du côté de leur client), sur convocation des bénéficiaires, et non pas à leur demande. Du moins initialement
et a minima une fois pas mois par la suite. Cette ambigüité permanente entre aide et contrôle met à mal leur
déontologie, et leurs techniques de travail, fondées sur une relation de confiance.
Dans la réalité, les personnes au RSA s’adressent souvent au référent pour des demandes d’aide alimentaire ou
de logement, de leur propre initiative, mais leur demande prend tout son sens, référée à cette instance parentale
incarnée par l’assistant(e) social(e), « mère » pourvoyeuse de réconfort et de survie, « père » garant de la loi, en
appui sur les exigences réglementaires et sociales. Cette dualité fait de la fonction un excellent représentant du
corps social tout entier, auquel seront adressés des messages qui la dépassent : appels à l’aide, provocations,
conduites de retrait.
Le dispositif attribue au référent le rôle d’aider la personne à lever les freins « sociaux » qui l’empêchent de parvenir
à une insertion socioprofessionnelle satisfaisante : accès aux droits, au logement.
L’aspect professionnel est plus particulièrement traité par un conseiller à l’emploi, correspondant à Pôle emploi,
ou détaché par ce dernier sur certains sites, les Espaces Pour l’Insertion (EPI).
Les EPI sont le lieu d’un partenariat original, réunissant un référent social et un référent professionnel pour
chaque personne, auxquels s’ajoute, comme sur notre lieu d’exercice, un psychologue­psychanalyste représentant
une association partenaire.
Ce partenariat interne fait apparaître un habitus spontané qui reproduit celui mis en jeu dans la collaboration
avec les structures de santé. En effet, le psychologue, comme nous l’avons dit, est au départ considéré comme
spécialiste et représentant du sanitaire : on « oriente » vers lui les personnes en souffrance, ou bien dont les
comportements semblent incohérents, à charge pour lui, qui n’est pas attendu sur cette permanence d’écoute
dans un rôle thérapeutique, de les orienter à son tour vers les structures sanitaires appropriées. Ce mode de rai­
sonnement découpe la personne en problématiques qu’on pourrait isoler les unes des autres, la souffrance étant
imaginée comme « pesant sur » les efforts de la personne pour s’insérer. Un « traitement » extérieur pourra
donc libérer les ressources de la personne et permettre le travail d’accompagnement social.
Cette taylorisation, poussée à l’extrême, aboutit à orienter vers le psychologue des personnes qui pleurent pen­
dant l’entretien social, le plus souvent parce qu’elles sont écrasées de honte après avoir dû reconstituer tout un
parcours d’échec. Ces personnes ne sont pas désireuses de parler à un psychologue (parler leur fait mal) et n’en
sont pas forcément justifiables ; une écoute bienveillante du travailleur social les aide le plus souvent à dépasser
ce moment difficile après lequel elles se reprennent. L’intervention du référent qui oriente en pareil cas s’en
trouve donc appauvrie, et la honte ne fait qu’augmenter quand la personne, non content d’avoir du rencontrer
une assistante sociale (image de l’« assisté »), se trouve invitée à rencontrer le psychologue, évocateur pour elle
aussi de la psychiatrie (image du fou, de l’enfermement).
L’angoisse est à son comble quand les personnes se sentent obligées de venir consulter car la rencontre avec le
psychologue est considérée comme démarche d’insertion, susceptible de favoriser le maintien du RSA, ou au
contraire de le compromettre si l’obligation n’est pas respectée : accès au soin ou injonction de soin ? Le plus
souvent il s’agit dans ce cas d’une extrapolation de la personne, mais il arrive que cette orientation, de même
que l’orientation vers un service de santé extérieur, soit notée comme action dans le tableau de bord du profes­
sionnel, justifiant du travail accompli. La situation de certaines personnes semble tellement désespérée au regard
de l’emploi que l’échange se chronicise à un autre niveau : le référent conseille des démarches que la personne
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fait (ou non), permettant, dans le premier cas, à chacun d’être content de soi, même si le but ultime n’est jamais
atteint ; nous avons là un bel exemple d’ « alliance inconsciente » (Kaës).
Cette représentation de la souffrance comme « frein » et comme « maladie » ne permet pas de percevoir les
symptômes les plus fréquents aujourd’hui : ceux des personnes qui souffrent par et dans le social ; ces personnes
s’expriment par leur comportement social et par leurs échecs mêmes, au point de n’investir parfois que ce seul
registre et de refuser la parole. Il ne sert donc à rien de les orienter pour les faire parler, et d’autre chose ; au
contraire, le référent est en première ligne pour recueillir ce matériel et en faire une première lecture. L’accom­
pagnement social peut se poursuivre en étant plus éclairé.
3 ­ L’usager, l’allocataire ou bénéficiaire, le client
Dans un précédent écrit (Ferrandi), nous avons insisté sur l’emploi, dans les textes réglementaires et dans les
échanges avec les professionnels, de ces différentes appellations, qui inscrivent les personnes en précarité et les
travailleurs sociaux dans des rôles et attitudes largement prédéterminées, qui en viennent à occulter les infor­
mations pertinentes à échanger et à brouiller l’intersubjectivité.
L’ « usager » de l’Action sociale prend place dans une relation de service, ce qui n’est pas sans indisposer certains
travailleurs sociaux, quand l’ « usager mécontent » semble mobiliser un modèle marchand qui heurte leur culture
professionnelle, et semble l’invalider comme dépassée au profit des valeurs et pratiques de l’entreprise. Mais
au moins, dans ce cadre, la personne conserve­t­elle initiative et considération : elle utilise un service public financé
par l’impôt, auquel elle a le plus souvent contribué. Vont dans ce sens les préconisations de la FNARS (journées
du travail social, Valence, 2013) en vue des derniers Etats généraux du Travail Social, proposant de rendre l’accompa­
gnement social accessible à tous, à la demande, hors considération de dispositifs.
L’ « allocataire » ou « bénéficiaire » est celui qui doit « rendre des comptes » et « rendre compte » en permanence,
« payant de sa personne » la dette contractée en demandant l’allocation.
A partir d’une demande, supposant l’acceptation des conditions du « prêteur », formulée dans le « contrat d’insertion ».
Il y a sans arrêt confusion entre le registre de la nécessité, celui du droit, (en l’occurrence à un minimum vital dont les
intéressés seraient le plus souvent bien en peine de se passer), et celui de la transaction Il peut être intéressant,
dans l’entretien psychologique comme dans l’entretien social, et dans le partenariat, de « décoller » les uns des
autres ces registres : on assiste à des retournements de situation inattendus, certaines personnes décidant …de
renoncer au RSA, et certains référents envisageant, sans culpabilité la question avec les personnes, alors qu’ils
ne se concevaient jusqu’alors que dans le soutien inconditionnel ou la menace ; une autre hypothèse d’échange
devient pensable, …qui permet parfois une reprise de l’accompagnement.
Mais par ailleurs le RSA est une allocation d’attente, qui pose le bénéficiaire comme étant dans un entre­deux,
en évolution, dont on peut comprendre qu’elle s’étale dans la durée. Cette place est bien repérée et utilisée par
l’inconscient des personnes, qui s’autorisent à moitié, ou ne trouvent pas d’autre solution d’intégration. Ainsi
peut­on comprendre l’intérêt symbolique d’entretiens « sans conclusion », faisant dire au référent : « Je ne sais
pas ce que je peux lui apporter ». Ou bien l’inscription depuis une longue durée, avec un accompagnement plus
qu’extensif, de personnes sur les listes d’une association prestataire, dont les travailleurs sociaux se sentent cou­
pables d’ « oubli », alors qu’on pourrait parler de « portage ».
Le « client », au sens de Rogers, suppose un travailleur social et une relation d’aide. Dimension qui finit pas être
recouverte et étouffée par la fonction de contrôle. Une grande part du travail de supervision ou de partenariat
consiste à la « réanimer » chez des référents, sous emprise « dans » le dispositif, alors que celui­ci devrait être
un support à leur action.
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II ­ Illustration clinique : prendre acte de l’impossible pour en sortir
Notre cadre d’intervention en service RSA ne nous permet pas de suivre pour une longue durée les situations de
personnes en précarité sociale et en souffrance psychique. Nous animons une permanence d’écoute, d’orientation
et de soutien ponctuel. Nous allons donc ici livrer une séquence qui nous a paru exemplaire dans sa banalité.
L’initiative de la consultation ne revient pas au « bénéficiaire » : la permanence est dite « d’appui au travail des
référents sociaux », et ne peut être saisie que par ces derniers ; par contre, la personne est invitée à donner ou
non son accord au moment de la prise du rendez­vous, qui est faite par le référent. Le cadre prévoit des échanges
entre psychologue et référent social ou professionnel (conseiller à l’emploi).
Cette dame m’est adressée par sa référente sociale en Espace Pour l’Insertion. Celle­ci ne sait plus que proposer,
car on est toujours dans l’impossible.
Une grande et belle jeune femme apparaît comme sur la réserve, pleine d’une énergie contenue. Elle m’explique
qu’elle ne sait plus quoi faire : elle ne peut garder aucun emploi. Au bout de très peu de temps, elle se sent très
fatiguée le matin, avec des douleurs dans les membres ; elle fait des efforts au début, mais ensuite renonce. Son
généraliste dit qu’elle n’a rien. Elle a précédemment été voir un psychiatre qui lui a donné des médicaments très
forts, qu’elle ne supporte pas et qui l’assomment : le résultat est donc le même et elle les a arrêtés. Elle ne peut
faire les démarches d’insertion demandées que de façon irrégulière, quand elle peut se lever.
Pourtant, à ses yeux, la situation est simple : « Je suis dépressive, je le sais, j’ai beaucoup lu, c’est exactement ça ».
Devant mon expression d’étonnement, elle s’exclame, plus tonique que jamais : « Vous non plus vous ne me croyez
pas, personne ne me croit. Je sais, je n’ai pas la gueule de l’emploi ».
Elle précise à ma demande que les problèmes qu’elle décrit ont commencé dans l’enfance, la gênant pour aller
à l’école. Mais ses parents et le médecin de famille lui disaient que « c’étaient des histoires ».
Elle a fait l’Ecole du Louvre, mais n’a pas pu passer le diplôme.
Je lui reflète qu’elle semble avoir un immense désir de « reconnaissance », et ceci depuis bien longtemps. Je re­
marque aussi qu’il est parfois difficile de trouver sa place, son « emploi » dans la vie. On peut aller plus loin si elle
veut bien en parler : elle refuse, en disant qu’elle a déjà essayé, sans succès. J’évoque alors avec elle l’éventualité
d’une reconnaissance comme personne handicapée, en disant tout net qu’à mes yeux elle n’est ni dépressive ni
déficiente, mais « empêchée » ; cependant la société n’a pas prévu de statut pour les personnes « empêchées »,
et il faut donc chercher autre chose si elle ne remplit pas les conditions pour que le RSA puisse continuer. Son médecin
n’acceptera pas de poser un faux diagnostic, surtout si c’est elle qui le lui dicte, mais il acceptera peut­être de témoigner
des difficultés bien réelles (je la crois) qui handicapent son quotidien. Elle semble apaisée et dit qu’elle va réfléchir.
Je reprends cette idée avec son référent, en soulignant qu’il peut s’agir d’une solution de compromis entre son
désir de « reconnaissance » par rapport à ses efforts et ce qui pourrait être un refus de la réussite. Le référent me
dit y avoir pensé et le lui avoir proposé ; mais elle a alors refusé : « Je n’en suis quand même pas là ! ». Lors de l’entretien
social suivant, le référent insiste sur cette solution comme repli, dans laquelle elle pourrait bénéficier d’un accompa­
gnement moins exigeant ; elle est mieux informée de son caractère transitoire (situation revue tous les 5 ans), et de
sa liberté d’usage (elle peut ou non faire valoir ce statut) : elle repart avec l’intention de retourner voir son médecin.
De mon côté je lui donne l’adresse d’une association qui pourrait répondre à la seule plainte qu’elle exprime :
l’isolement. Cette association dispose d’une équipe médico­sociale à laquelle elle pourra faire appel ou non un
peu plus tard. Mais surtout, elle propose des ateliers de médiation artistique, en particulier un travail autour du
corps (celui qui parle) et de la voix.
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Peu après, nous apprenons que son médecin a accepté et que la demande est déposée à la MDPH. Mais dans
l’immédiat, elle envisage …une mission en intérim.
Nous sommes peut­être face à une très légère évolution du positionnement de cette dame, qui peut encore s’in­
fléchir ( !), mais semble indiquer que la situation n’est plus figée. Celle­ci a été facilitée par une relation de travail
avec le(s) référent(s) qui n’a rien d’une division du travail administrative et technique, mais consiste en échanges
laissant place à nos représentations et ressentis, qui emprunterait plutôt à la notion de « rêverie » (Bion), pour
entourer conjointement la personne et donner du sens à la situation.
Conclusions
Au terme d’un voyage à travers les mots, nous voyons que les conduites de chacun s’organisent non seulement
en fonction des compétences des services et des personnes, et de la légitimité qui en découle, mais en fonction
de significations échangées très largement à l’insu des protagonistes. Celles­ci ne créent sans doute pas les pro­
blématiques initiales de souffrance et de précarité, mais elles viennent les infiltrer et parfois les redoubler, biaisant
le sens et l’intérêt possible des partenariats. Il peut y avoir, en particulier, une mauvaise rencontre entre deux
formes de pensée normatives, du côté de la « Santé » comme du « Social », oblitérant la question du sens.
Ces significations psychosociales se rencontrent avec les significations intrinsèquement personnelles de chacun,
avec des effets tantôt positifs, tantôt dommageables, la conclusion dépendant évidemment de l’angle de vue
adopté. Dans les services où nous intervenons, un travail conjoint entre référent et psychologue­psychanalyste
permet de penser ensemble le matériel dont nous disposons et la suite de l’accompagnement, chacun gardant
son point de vue propre.
Tous les partenariats ne peuvent être aussi resserrés, et toutes les problématiques ne le nécessitent pas. L’essentiel est
qu’ils puissent reposer sur une représentation large de la santé débordant le médical et sur une représentation
citoyenne du social, impliquant les personnes accompagnées et les professionnels comme acteurs.
Bibliographie
De Gaulejac, V. (2014). Chaque individu est renvoyé à lui­même pour changer sa place dans la société. Actualités
Sociales Hebdomadaires, 21/11/2014, 32 – 33.
De Rivoyre, F. (2001). Psychanalyse et malaise social. Toulouse, Erès.
Fassin, D. (2008). Des maux indicibles : Sociologie des lieux d’écoute. Paris, La Découverte.
Ferrandi, R. (2013). Usagers, bénéficiaires, données statistiques ? Forum, n° 138, 11 – 17. Paris, UNAFORIS.
Freud, S. (2010). Le malaise dans la civilisation. Paris, Points.
Furtos, J. (2008). Les cliniques de la précarité. Paris, Masson.
Gori R. et del Volgo M.­J. (2005). La santé totalitaire. Paris, Denoël.
Halmos, C. (2014). Est­ce ainsi que les hommes vivent ? Paris, Fayard.
Kaës, R. (2009). Les alliances inconscientes. Paris, Dunod.
Karsz, S. (2004). Pourquoi le travail social ? Paris, Dunod.
Saoud, M. (2009). Aujourd’hui, je n’ai vu que de la précarité. Rhizome, n° 35, 10 –11. Lyon, ONSMP – ORSPERE.
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Articulation santé­social
Penser des espaces de transitionnalité pour la rencontre des pratiques
Jean­Loup Lenoir, Docteur en Psychopathologie Clinique et Psychanalyse, chargé d’enseignement à l’Université de
Toulouse II Jean Jaurès, formateur Ifrass ­ pôle éducation spécialisée.
Agnès Djeddi­Desabres, Educatrice spécialisée, formateur Ifrass ­ pôle éducation spécialisée.
Résumé : Une fois n'est pas coutume, c'est bien d'une réalité de terrain dont nous avons grand peine à nous dépêtrer que nous vient
une des questions de recherche parmi les plus riches et les plus brûlantes de notre époque : la question de l'articulation des multiples
pratiques et modalités d'accompagnement propres aux professionnels du secteur médico­social. Une question qui vient mettre en
branle les certitudes les plus ancrées, et remettre sur le métier les représentations et les conceptions les plus intimes de nos
pratiques.
Mots­clés : éducatif, thérapeutique, psychothérapie institutionnelle, pluridisciplinarité, pratiques professionnelles.
Une fois n'est pas coutume, c'est bien d'une réalité de terrain dont nous avons grand peine à nous dépêtrer
(pour ne pas dire d'un constat d'échec parfois cinglant), que nous vient une des questions de recherche parmi
les plus riches et les plus brûlantes de notre époque : la question de l'articulation des multiples pratiques et modalités
d'accompagnement propres aux professionnels du secteur médico­social. Une question qui vient mettre en branle
les certitudes les plus ancrées, et remettre sur le métier les représentations et les conceptions les plus intimes de nos
pratiques.
Du clivage « santé­social » à la transitionnalité
Les trajectoires de vie des sujets que nous accompagnons en témoignent : le clivage « santé / social » qui structure
nos modes d'intervention, voire nos conceptions de l'humain, s'ancre moins à une réalité clinique, inhérente aux
problématiques mêmes des sujets, qu'à une réalité institutionnelle, fruit d'un quadrillage des prises en charge
pensé de longue date, et dont nous sommes aujourd'hui les héritiers, et les dépositaires. Un constat que redouble
la précarisation grandissante des populations, avec son cortège de nouveaux symptômes, d'apparition de pro­
blématiques psychiatriques jusque­là inédites au sein du secteur social, et qui fait littéralement voler en éclat
les modèles qui servaient jusque­là de boussoles aux pratiques.
D'où la nécessité grandissante de repenser (aussi bien sur le terrain qu'au sein des centres de formation) des
points d'articulation des professions de la santé et du social, de leurs champs de compétences et d'interventions
respectifs, et de penser la création d'espaces communs permettant de réinstaurer une continuité dans les modalités
d'accompagnement, et de considérer les problématiques des sujets non pas de façons monolithiques, et donc
morcelantes, mais dans leurs globalités.
Cette question de la nécessaire création de dispositifs et d'espaces communs, transitionnels, permettant la nécessaire
instauration de continuités entre le soin et le prendre soin (entre le thérapeutique et l'éducatif notamment) est
la pierre angulaire de tout travail de refonte des pratiques qui permettrait de repenser l'articulation des champs
du sanitaire et du social. Une question qui va jusqu'à convoquer l'éthique qui sous­tend nos pratiques. Car si l'on
suit Winnicott à la lettre, et que nous faisons nôtre le principe selon lequel « la continuité du soin donne le sen­
timent continu d'exister », il n'y a qu'un pas de côté à faire pour comprendre vers quel élan de désubjectivation
nous entraine cette « discontinuité du prendre soin » dont nous sommes parfois les complices impuissants. Ne
nous y trompons pas, c'est bien la logique institutionnelle qui est pointée ici, et malgré le vocabulaire employé
il ne sera nullement question pour nous d'opposer les pratiques au cadre institutionnel qui les loge, et de trouver
un coupable pour mieux nous décharger du difficile exercice de penser ces pratiques et ce qui les cadre. Car la
seule chose dont nous puissions être coupables, c'est de céder sur notre éthique.
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De ce point de vue, l'accompagnement de sujets présentant des problématiques psychopathologiques complexes
agit comme un véritable révélateur de nos capacités à réinventer nos pratiques à partir de ce qui fait la singularité,
et donc la complexité, des problématiques propres à chaque personne accompagnée.
Accompagner des sujets psychotiques, dits en état­limites, présentants des troubles envahissant du développement,
du comportement ou encore des apprentissages, n'est pas une mince affaire. Où thérapeutes et éducateurs ne
peuvent plus s'offrir le luxe de singer la posture de jumeaux assis dos à dos, et doivent jouer la carte de l'inter­
disciplinarité. Car le thérapeute et l’éducateur ne peuvent ignorer la dimension éducative de la relation de soin,
et la dimension soignante de la relation éducative. Ce qui ne peut prendre effet que dans un cadre institutionnel
suffisamment bon, c'est­à­dire qui se tiendrait à bonne distance du clivage « santé­social » et qui permettrait
ainsi à chacun de réinventer sa pratique, au un par un. Un « holding » institutionnel en quelque sorte, que chaque
professionnel habiterait à sa façon, fonction de ce que son parcours l'a poussé à construire comme identité et
posture professionnelles.
Ce lien ténu, mais de fer, qui noue pratiques et discours institutionnels se doit d'être au centre de nos question­
nements. Une question capitale qui emporte avec elle celles des dispositifs thérapeutiques, éducatifs, et politiques
actuellement en place dans nos institutions. C'est­à­dire à la fois, pour faire résonner ici d'un même son de cloche
les enseignements de Michel Foucault et de Sigmund Freud, la double question des enjeux de pouvoir et de l'im­
possibilité structurelle qui touche quiconque tend à éduquer, soigner ou gouverner.
Actes éducatifs et thérapeutiques : du clivage au nouage
Si, comme Freud le rappellera en 1925 dans sa préface à l'ouvrage d'August Aichorn Jeunesse à l'abandon, puis
en 1937 dans Analyse terminée et analyse interminable, gouverner, soigner et éduquer sont bien des métiers
impossibles, sans doute nous faut­il penser a minima ce qui fait cette impossibilité si nous ne voulons pas la redoubler,
en tentant de trouver des points d'articulation et des espaces de continuité entre les pratiques de soin et les
pratiques éducatives au sein de nos institutions.
D'emblée, rappelons que ce qui fonde cet impossible freudien comme tel est la dimension du symptôme.
C'est­à­dire la dimension de ce qui cloche, ce caillou dans la chaussure du sujet qui empêche que ça tourne rond,
et qui est ce qui cause les modes d'accompagnement que nous tentons de mettre en place. Car ce qui est "pris
en charge" du sujet c'est bien ce qui vient faire symptôme dans sa trajectoire de vie, et c'est très précisément ce
qui rend nos métiers structurellement impossibles. Car le symptôme ça ne se gouverne pas, ça ne se traite pas, ça ne
se rééduque pas. Le symptôme ça se dit, c'est le signe d'un sujet qui parle, et pas d'autre option pour l'entendre
que de faire avec l'effet révolutionnaire qu'il porte, bon gré mal gré, avec pour seul point d'appui la subjectivité
et la singularité de la personne accompagnée. Effet révolutionnaire car, comme le veut le double sens du terme,
le symptôme condense à la fois les forces de subversion, de changement, mais aussi d'inertie, de retour au point
de départ.
De ce fait, impossible de définir plus avant ce que seraient les bonnes postures éducatives ou thérapeutiques,
ainsi que les bons modes de gouvernement du sujet. Ce qui ne veut pas dire que nous ne puissions en dire mot.
Bien au contraire, c'est cet impossible qui cause une nécessaire causerie sur ce que sont nos métiers, sur leurs
délimitations respectives, et sur les espaces communs possibles. Qu'est­ce donc que le métier d'éducateur ?
Qu'est­ce que soigner ? Quels espaces communs et quelles complémentarités des pratiques faire exister entre
les sphères éducatives et thérapeutiques ?
Pour répondre à ces questions, il nous faudrait commencer par souligner que l'acte éducatif et l'acte thérapeutique
différent du fait même des modes de conception du sujet qu'ils impliquent. Ce qui apparait en filigrane dans la
façon dont chacun de ces actes inscrit le sujet dans une temporalité qui en délimite radicalement la conception.
La temporalité de l'acte éducatif, c'est par exemple la temporalité du quotidien. Temps fort de l'acte éducatif, il
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l'ancre à l'ici et maintenant, à un présent qui se définit par sa répétition, pour l'ouvrir vers les potentialités à
venir du sujet. Il s'opposerait ainsi au temps de l'action thérapeutique. Le temps thérapeutique c'est par exemple
le temps de la séance : temps savamment orchestré et délimité, il est un temps hors du temps, qui le met en
perspective, et à partir duquel l'histoire du sujet pourra (re)prendre sens.
Cette distinction de l'acte éducatif et de l’acte thérapeutique à partir des temporalités qu’ils impliquent, Freud
en fait état, sans la nommer comme telle, dans sa préface au « Jeunesse à l'abandon » d’Aichhorn précédemment
citée. En effet, il avancera que, pour que la cure soit possible, doivent exister des « présupposés bien définis
qu’on peut regrouper sous le terme de « situation analytique » ; elle exige que prennent forme certaines structures
psychiques ». Et Freud d’ajouter que, là où ce pré­requis manque, « il faut faire autre chose que de l’analyse,
quelque chose qui ensuite rencontre de nouveau celle­ci dans l’intention »1. C’est que, comme le souligne Alain Vanier,
« la psychanalyse, disait Freud, est une « post­éducation », elle intervient à rebours sur ce qui a été éduqué »2.
En effet, là où le psychothérapeutique consiste à oeuvrer à partir du présent vers une mise au travail du passé
(visant par exemple un effet de repositionnement subjectif à partir des effets de remémoration), l'acte éducatif
procède quant­à­lui d'un travail s’ancrant dans l’actuel, en vue d'un temps futur (par exemple l'accès à l’autonomie
psychique à partir de l’intégration de la loi).
Poser une telle distinction entre processus éducatif et processus thérapeutique est essentiel si nous voulons être
en mesure de penser comment ces processus, loin d’être hermétiques, s’articulent, se complètent et se complé­
mentent. En effet, comment ne pas décliver les choses en constatant que « travail sur l'autonomie » et « repo­
sitionnement subjectif » sont les deux faces d’une même pièce, et qu’il n’est pas question de jouer à pile ou face
là où la pluridisciplinarité produit des effets qualifiés par les professionnels de terrain de miraculeux. C’est ce
qu’a inspiré la situation de Bryan aux éducateurs. Bryan qui ne pourra entrer authentiquement dans une relation
thérapeutique et ainsi prendre toute la mesure de son histoire, et l’habiter, qu’à partir du long et méticuleux travail
d’apprentissage du vivre­ensemble mis en place par l’équipe éducative de la MECS qui l’accueil en « dernière
chance » depuis un an. C’est aussi le cas de Marc pour qui, après des années d’affrontements stériles avec de
nombreuses équipes éducatives, qu’il poussera toutes à l’échec, engagera un travail psychothérapeutique à travers
lequel tout son rapport au monde et à lui­même se raccommodera et qui, à partir de ce « plus d’être », décidera
de s’appuyer pour se reconstruire sur ces éducateurs qu’il appelait jusque­là « mes sécateurs ». Un mot d’esprit
qui traduisait bien plus que de la simple ironie, et condensait tout l’inhabitable qu’incarnait pour lui les multiples
demandes de se construire un avenir qu’il ne faisait que déjouer (avec brio) jusqu’alors.
Pour avancer sur cette question de la complémentarité des pratiques et de ses effets, là aussi, révolutionnaires,
nous pourrions suivre Marc Prudhomme pour qui la posture du soignant diffère de celle de l'éducateur en ceci
que si le premier accueil le symptôme et accompagne le sujet en travaillant sur le rapport à l'être, le second l'accueil
quant­à­lui en travaillant sur le rapport à l'autre. Comme le souligne l’auteur : « l'éducatif est l'espace du vivre­
ensemble », là où le « thérapeutique est du côté de l’être, du pourquoi je suis là, du comment je m’inscris dans
le désir de l’autre, en premier lieu les parents, du questionnement sur ce qui m’arrive, en quoi j’en suis respon­
sable et du comment je peux m’en débrouiller »3. En prendre la mesure, c’est prendre la mesure des points de
convergence pouvant exister entre ces deux champs qui, bien que strictement délimités, se chevauchent. Comme
le souligne l'auteur, « entre thérapeutique et éducatif, un chevauchement des effets produits dans les types d’ac­
compagnement respectifs existe ». Pour Prudhomme l’éducateur accompagne en effet le sujet « dans la construction
de sa vie sociale. En reconnaissant la dimension sociale de celui­ci, l’éducateur chemine avec la personne vers
des espaces où elle est souvent exclue en partie ou totalement. Ce cheminement ensemble a des effets indirects
de revalorisation, de renarcissisation, de réparation de l’estime de soi. La préoccupation pour cet autre, on peut
la nommer de bien des manières. Mais dans le fond, c’est prendre soin. Ce prendre­soin soigne, même si cela
1
Aichhorn, August, Jeunesse à l’abandon, Toulouse, Privat, 1973.
Vanier, Alain, « Autisme et théorie », paru dans Hommage à Frances Tustin, Audit, 1993, p. 33­39.
3
Prudhomme, Marc, « Educatif, thérapeutique et pédagogique : les trois brins d'une même tresse », site Internet Psychasoc.com, mis
en ligne le 21 octobre 2009, consulté le 04 décembre 2014. URL : http://www.psychasoc.com/Textes/Educatif­therapeutique­et­pedagogique­
les­trois­brins­d­une­meme­tresse
2
18
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n’était pas l’objectif premier de l’éducateur ».
Notons quant­à­nous qu’il en va de même pour le thérapeutique et ses effets sur les rapports du sujet à l’Autre.
Car, pour conclure sur ce point, nous pourrions dire que si un espace transitionnel entre le thérapeutique et
l’éducatif existe bien, il ne saurait qu’être un espace de nouage : un lieu où le passé et le futur peuvent se nouer
à partir de la prise en compte d’un présent, incarné dans un symptôme. Un lieu qui reconnait que l’être et le
vivre­ensemble ne sont pas deux entités clairement distinctes, mais bien entrelacées dans un même mouvement
dialectique : cette dialectique du sujet et de l’Autre dont la philosophie, puis la psychanalyse ont fait un de leurs
dadas. Il existe là tout un champ théorique qui, de l’homme « animal politique » d’Aristote au « parlêtre » de
Lacan, offre à la recherche en travail social un matériel plus que précieux pour repenser nos pratiques et penser
des modalités de positionnement du professionnel permettant de réinventer ce qu’accompagner veut dire.
L’accompagnement
Nous venons de le voir, un des principaux points de jonction entre le soin et le prendre soin est l’accompagne­
ment. Mais, au­delà des idées reçues et des définitions toutes faites et usitées, il nous faudrait nous demander
avec un regard neuf : « accompagner », qu’est­ce que c’est ?
Passons sur la racine latine du verbe (« ad cum panis » – « celui qui mange le pain avec ») qui, si elle nous permet
de comprendre la proximité qu’implique l’accompagnement, ne nous permet pas d’appréhender la dissymétrie
radicale des places qu’implique de fait l’accompagnement éducatif ou thérapeutique. Bien sûr, par dissymétrie
des places nous n’entendons pas « verticalités », plaçant le professionnel en position de transcendance, voire
de toute­puissance, de « celui­qui­sait », mais bien plutôt irréversibilités des rôles. Car en effet accompagner ce
n’est pas passer le premier, ouvrir la marche, partir en éclaireur, ou débroussailler le terrain à la machette. Il y a
certes des moments où le sujet s’accroche à nous, et où nous le portons à bout de bras, pour se rendre compte
une fois arrivés au bout du chemin qu’il n’avait pas du tout besoin d’être porté : il voulait juste être sûr que nous
n’allions pas le lâcher, même à le tenir à bout de bras, et à bout de souffle. C’est d’ailleurs souvent à partir de
cette phase de test réussi que le véritable accompagnement commence. Nous pourrions appeler cela le « principe
de la rambarde » : bien la secouer avant de s’appuyer dessus ; un principe souvent vital pour les personnes que
nous accompagnons, et qui vont remettre entre nos mains ce que tant d’autres avant nous ont lâché.
Accompagner, donc, ce n’est pas orienter.
Nous pouvons vite nous en rendre compte quand, après avoir tiré le sujet dans tous les sens, en avançant à
l’aveuglette, contre vents institutionnels et marées pulsionnelles, nous arrivons à bon port et sommes fier de la
tâche accomplie, d’avoir gravi le sommet. Jusqu'à nous rendre compte que ces « usagers » que nous pensions
avoir guidé nous avaient soigneusement jalonné la marche et balisé le terrain. De vrais guides de hautes mon­
tagnes, en somme, ces usagers.
Mais alors accompagner, qu’est­ce que c’est ?
Une des définitions que nous pourrions donner de l’accompagnement nous vient d’un de ces enfants retirés à
leurs parents pour maltraitances, dé­placés donc, et qui arrivent en maison d’enfants sans vraiment savoir ce
qu’ils font là, c'est­à­dire en ayant perdu la boussole, et tout repère.
La boussole, justement, c’était pour Paolo un de ces objets précieux que les gosses ne lâchent pas (de ces objets
que nous appelons – peut­ être à tort dans son cas ­ transitionnels). Toujours est­il que cette boussole Paolo
l’avait toujours sur lui : c’est ce qui lui permettait d’ordonner le monde qui l’entourait, que tout ça prenne sens,
et qu’il sache dans quel sens était sa maison (c'est­à­dire au nord). Allez lui expliquer à ce « petit fou » de 5 ans
(la formule est de son professeur des écoles) que lorsqu’il est à l’école, ou en transfert éducatif, sa maison n’est
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peut­être pas forcement au nord, mais peut­être à l’est, et que quand on lui dit dans le même temps que Toulouse
est dans le sud­ouest, et que sa maison est au nord, on ne parle pas de la même chose. Tout cela, lui, il s’en
moque, car ce qu’il veut du haut de ses 5 ans, c’est un point cardinal fixe dans son existence. Un point cardinal
fixe autour duquel va pouvoir s’ordonner son existence. Il veut un cap, quelque chose qui puisse tenir, et auquel
se tenir en cas de tempête – une rambarde en somme.
Il veut savoir où est le nord, et donc dans quel sens se tourner (par exemple pour dormir) pour ne pas trop « tourner
le dos » à ses parents (nous appelons cela, chez ces gosses qui débarquent en maison d’enfant et qui ont peur
de trahir leurs parents s’ils ne pensent plus à eux, ou se sentent trop bien ailleurs, un conflit de loyauté). Toujours
est­il que Paolo semble impénétrable, hors d’atteinte, un petit fou qui ne veut pas s’entendre avec les éducateurs
ou le psychologue, ou les autres enfants. Conflit de loyauté donc.
Jusqu’au jour où je le croise et lui dit « bonjour, ça va, alors : tu ne perds pas le nord toi !». A quoi il me répond :
« ta maison à toi, elle est au nord ou au sud ? ». Médusé par ce qui se passe, je n’ai pas le temps de lui répondre
qu’il me refourgue sa boussole et cours jouer au milieu de la masse des autres enfants en regardant si je suis
bien en train de le regarder (comme le font les enfants pour s’assurer que ce qu’ils font à un sens au regard de
l’autre) jusqu’à se cacher derrière un arbre et me dire : « je suis où ?». Bien sûr, réponse idiote de ma part (après
tout je l’avais bien cherché à faire le malin avec mon : « tu ne perds pas le nord ! ») ; réponse idiote donc : « derrière
l’arbre ». A quoi il me rétorquera « mais non, sur la boussole, je suis au nord de toi ? ».
C’est à ce moment que je compris à la fois que pour Paolo rien ne tenait, et ce qu’incarnait pour lui les adultes
qui l’entouraient : un point cardinal fixe autour duquel va pouvoir s’ordonner son existence. C’est peut­être cela,
l’accompagnement : ne pas être l’éclaireur ou le guide, celui qui sait, qui oriente ; mais être celui qui ne sait pas,
qui tient la boussole, une adresse qui donne un repère par sa seule présence. Et peu importe pour Paolo qu’il
s’agisse d’un éducateur ou du psychologue : ce qu’il sait, c’est qu’un adulte de cette institution­là se souci de lui.
Quels dispositifs institutionnels pour la continuité des pratiques ?
Après ce long détour par les questions de ce qui spécifie le processus éducatif, le processus thérapeutique et
l’accompagnement, revenons à un point essentiel laissé en suspens : la question des configurations institution­
nelles qui permettraient de dépasser le clivage « santé­social » et d’instaurer une continuité dans les modalités
d’accompagnement ; une pluridisciplinarité qui viendrait rompre avec la discontinuité du soin et du prendre soin,
et le morcellement des prises en charge.
Rappelons à ce niveau que notre propos, à s'ancrer précédemment à la critique foucaldienne de l'institution, ne
visait aucun horizon anti­institutionnel. Bien au contraire, Foucault nous permet très précisément de penser le
fort potentiel de bientraitance de la sphère institutionnelle. Comme le souligne Pierre Sauvêtre4, l'enseignement
foucaldien démontre parfaitement que les institutions ne sont pas les points d'ancrage du pouvoir, mais bien
leurs points de cristallisation. Ce qui ouvre une perspective de travail claire pour qui veut mettre sa pratique à
bonne distance d'un clivage santé­social par trop morcelant : ce que nous pourrions appeler un processus de
"décristallisation". Un processus qui serait à l'institution ce que le processus de subjectivation est au sujet. C'est­
à­dire un élan de séparation du sujet d'avec un Autre aliénant (et auquel il est d'emblée, de structure, aliéné) lui
permettant de se penser dans ce qui fait sa singularité pour pouvoir, à partir de ce travail d'élaboration et de
cette individuation, penser ce qui fait la singularité des Autres, et ainsi les rencontrer à partir de leurs singularités.
Sans doute voyons nous ici, à travers cette comparaison, que ce travail de « décristallisation » nous engagerait à
appliquer à l’institution elle­même le double travail sur le « rapport à soi » et « le rapport à l’autre » où se conjoignent
soin et prendre soin.
Penser l'institution comme un espace de transitionnalité (une aire intermédiaire d’expérience), c’est en effet
4
Sauvêtre, Pierre, « Michel Foucault : problématisation et transformation des institutions », Tracés. Revue de Sciences humaines [En
ligne], 17 | 2009, mis en ligne le 01 novembre 2011, consulté le 04 décembre 2014. URL : http://traces.revues.org/4262 ; DOI : 10.4000/traces.4262
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avant tout l’envisager comme un espace de rencontre : de rencontre de soi et de l'Autre, de soi avec la pratique
de l'Autre, mais aussi de soi à soi, de soi avec sa pratique, à partir de l'Autre. N'est­ce pas tout ce travail de dé­
cristallisation que n'a eu de cesse d'accomplir un Jean Oury ? Un travail d’invention d’espaces de rencontre avec
l’altérité proche de ce qu’incarnent la clinique éducative et la psychothérapie institutionnelle, et dont nous
sommes aujourd’hui les dépositaires, et les acteurs.
Sur cette question de la rencontre avec l’Altérité, nombreuses sont les observations recueillies par les professionnels de
terrain régulièrement confrontés à l'étrangeté d'un comportement qui ne fait pas sens, et qui méduse à venir se
loger à la jonction du soin et du prendre soin, renvoyant ainsi chacun à ses limites et à ses incertitudes 5. Comme
nous l’avons vu éduquer, soigner et gouverner sont des métiers impossibles. Ce qui n’est pas sans susciter chez
les professionnels sentiments d’impuissance, de découragement et de désillusion, et vient exacerber les difficultés
d’articulation entre le sanitaire et le social.
Cette difficulté n’est pas toujours parlée en équipe. Et quand c’est le cas, elle n'est pas toujours prise en compte
de la même façon sur le terrain. Il existe en effet une multitude de pratiques, toutes légitimes mais qui gagneraient
à être mise en question à partir d’un même impératif : ne pas oublier que le socle commun reste l’accompagne­
ment du sujet dans son rapport à lui­même et à l’Autre. Un impératif qui nous pousse à nous demander : En quoi
l’acte éducatif a­t­il un effet soignant ? En quoi l’acte soignant favorise­t­il le travail éducatif ?
Quelle est la place de l'éducateur dans la démarche de soin ?
Quelle est la place du thérapeute dans la démarche éducative ?
Pour évoquer et discuter de l'articulation entre les pratiques professionnelles de santé et du social, la notion de
pluridisciplinarité reste une clef incontournable, qu’il nous faudrait savoir faire jouer à sa juste mesure. Car c'est
bien à partir de cette perspective qu’un accompagnement vers le « mieux­être » va être possible. Une nécessaire
structuration et organisation du travail qui n'est pas sans difficultés puisque nombreuses sont les causes d’ap­
préhension du clivage entre ces deux domaines : le travail au sein d'une équipe pluridisciplinaire n’est pas sans
révéler des tensions et les angoisses liées à la cohabitation de l'éducatif et du soin. Les différentes lois n'ont d’ail­
leurs pas pu apporter toutes les solutions. Et même si la formalisation de certains outils comme le contrat et le
projet sont devenus obligatoires, nous ne pouvons ignorer la nécessité de les penser dans une dimension clinique
et de travail d’équipe.
Mais alors, sur quelles modalités institutionnelles pourrions­nous nous appuyer et pourrions­nous faire exister
pour que ces bonnes intentions ne restent pas simples utopies, mais deviennent le ferment d’un véritable élan
de réinvention des pratiques ?
En guise de conclusion, et pour illustrer notre réflexion, nous ferons ici le choix nous décaler un peu de la
théorisation pour nous en remettre à la réalité concrète du terrain. Pour ce faire, nous nous appuierons sur dif­
férents témoignages de pratiques, rendant compte de différentes expériences de dispositifs innovants, issues
des quatre coins de la France et qui se conçoivent comme de véritables laboratoires d’articulation santé­social.
Nous nous appuierons ici sur les témoignages de pratiques s’étant déroulées lors du colloque « Ces adolescents
qui nous troublent...Quelles pratiques éducatives ? » s’étant tenu les 8, 9 et 10 octobre 2014 à l’Ifrass.
Partons de l’exemple de La Villa Ancely, située à Toulouse. Dans ce service de pédopsychiatrie, le binôme psy­
chiatre et éducateur met au centre de ses préoccupations l'importance de faire exister une continuité entre l'ac­
tion éducative et l’action soignante. En effet, comme le précise le pédopsychiatre, le Docteur Frank Hazane : « il
est important de ne pas réduire l'adolescent à un trouble psychiatrique et de reconnaitre qu'une ouverture vers
5
C'est à partir de ce constat que l’Ifrass a décidé d'organiser en coopération avec la PJJ un colloque consacré à la question de « Ces adolescents
qui nous troublent...Quelles pratiques éducatives ? ». Colloque ou eurent lieu nombre de témoignages de pratiques dont nous ferons
état plus loin.
21
FORUM - N°143 - DOSSIER - JANVIER 2015
des actions éducatives sera bénéfique, en complémentarité avec les soins proposés ». A partir de cette recherche
de cohérence, l'accompagnement vers le soin devient alors possible pour l’ensemble de l’équipe : il n'est dès
lors plus question d'orienter vers un autre professionnel si l’on pense que le dispositif ne correspond pas à l'ado­
lescent. Cette conception de l'accompagnement permet de ne pas « rejeter » les adolescents, par exemple angoissés
par la séparation ou pris dans des problématiques abandonniques, mais de rechercher, à partir des moyens éducatifs
et thérapeutiques à disposition, les montages qui permettent d’accompagner vers un mieux­être. L'éducateur,
Olivier Robert, met quant à lui en parallèle les termes « diagnostic » et « agnostique », et interroge le fait « d’éti­
queter » et « de mettre dans des cases » des sujets déjà en difficulté en posant la question de notre éthique pro­
fessionnelle et de l’effet de stigmatisation (notamment l’effet Pygmalion) de ces étiquetages sur le sujet
accompagné.
Cette préoccupation et ce « prendre soin » qui vient donner sa direction au travail d’accompagnement nous le
retrouvons central dans le travail du Centre Educatif Fermé de Valence. Un Centre Educatif Fermé qui possède
une histoire singulière, qui se tisse autour du souci constant de faire exister le soin dans un cadre éducatif
contraint.
En 2007, ce CEF a été retenu par le Ministère de la Justice pour devenir un site expérimental en matière de santé.
La directrice, Emmanuelle Morcel, met l'accent sur les principes issus de la clinique éducative, qui nourrissent
l’orientation du centre en terme d’interactions entre la dimension du soin et celle de l'éducatif. Dans cette institution,
l'éducateur est un « passeur de soin », et la question de la santé mentale est au coeur du dispositif et de la prise
en charge de chaque jeune. L’institution joue ici sa fonction d’espace facilitant la convergence des pratiques : le
soin de la souffrance psychique et des troubles du comportement figurant dans les préoccupations de l'institution,
la coopération entre les professionnels du soin et les professionnels éducatifs est perçue par tous comme légitime.
L'équipe est composée d'une infirmière, d'une infirmière psychiatrique, d'un psychiatre et d'éducateurs. Une
collaboration enrichie par la souplesse des places que chacun occupe : chaque professionnel participe à la vie
quotidienne, et il n'est pas rare de voir le psychiatre partager une partie de baby­foot avec certains jeunes, ou
encore l'infirmière participer à de la course à pied avec d'autres. Le principal ressort de ce dispositif innovant ré­
side dans l’étroit travail de partenariat mis en place pour que l'articulation santé/sociale se réalise. Un travail de
proximité a notamment été réalisé avec le centre hospitalier spécialisé. Un milieu qui, au fil des années, n'incarne
plus un univers « inaccessible» pour l'équipe éducative, mais un espace tiers, permettant de penser de façon sécurisé
la question des troubles psychiatriques. C'est au final une histoire de rencontre et de confrontation de deux cul­
tures professionnelles différentes qui se joue ici, et qui n’est rendue possible que par la place laissée par chacun
à l’altérité.
Si les effets sur la santé psychique des jeunes pris en charge par ce CEF­santé sont indéniables, avec une baisse
significative des hospitalisations, il est intéressant de noter que cette organisation institutionnelle a des effets
qui dépassent les attentes initiales. Le personnel éducatif peut en effet mesurer les effets de cette forme insti­
tutionnelle sur la santé de l'équipe pour qui les arrêts maladies sont en nette diminution. Est­ce l'efficience de
ce travail entre la santé et l'éducatif qui permet cette stabilité ?
L’exemple d’un autre dispositif innovant nous permet de poser différemment la question de l’articulation du thé­
rapeutique et de l’éducatif à partir d’une approche réinventée du quotidien : le foyer Calendal de Marseille. Dans
le cadre de cette maison d'enfants à caractère social, l'ensemble de l'équipe s'attache à penser l'articulation entre les
actions éducatives et l'intervention de la psychologue, à travers la création d’espace de rencontre innovant : médiation
et créativité sont les outils mis au centre de la relation d’aide.
Dans cette MECS, le binôme éducateur­psychologue s’inscrit dans une complémentarité des pratiques qui trouve
sa concrétisation dans la temporalité du quotidien. La psychologue construit son intervention autour de plusieurs
champs d'action, comme sa participation aux petites scènes du quotidien (repas, lever...), à l'accompagnement
des familles, aux visites des jeunes incarcérés, jusqu’à la participation aux transferts éducatifs (par exemple dans
le désert marocain) en binôme avec un éducateur – une configuration qui n’est pas sans soulever des phéno­
22
FORUM - N°143 - DOSSIER - JANVIER 2015
mènes transférentiels qui seront repris et retravaillés en équipe. Les éducateurs spécialisés ont quant­à­eux toute
leur place dans les entretiens psychothérapeutiques. Une présence de l’éducatif dans le soin qui vise à trianguler
la rencontre et faire exister la continuité de la prise en charge. Cette articulation entre le soin et l'éducatif favorise
la co­construction des différentes actions, et installe un souci de l’autre et une dimension du prendre soin ressenti
comme telle par l’ensemble des jeunes. D’ailleurs, le principe de non­exclusion des usagers qui est adopté par
cette institution témoigne à lui seul de ce souci de faire un exister un lieu suffisamment bon qui a la préoccupation
primaire de l’autre, qui décolle le sujet de son acte, et fait émerger par ce simple fonctionnement institutionnel
une posture soignante.
Nous pourrions multiplier ces exemples de créations de véritables laboratoires d’articulation des pratiques pro­
fessionnelles issues des secteurs de la santé et de l’action sociale qui émergent un peu partout en France. Un
élan qui témoigne d’un réel dont il serait sans doute bon de prendre toute la mesure : là où se trouvait un écueil
que chacun pouvait penser insurmontable à son niveau, fleurissent des solutions communes qui produisent de
véritables petits miracles du quotidien. De véritables petits miracles se situant certes du côté des sujets que nous
accompagnons (comme nous le montrent remarquablement les situations de Bryan, Marc ou Paolo) mais aussi
du côté de nous autres, professionnels : les acteurs des secteurs de la santé et de l’action sociale se remobilisent
et remobilisent leurs savoirs et savoir­faire à partir d’un constat commun, et dans un sens commun. Les pratiques
se repensent et se réinventent à partir de difficultés dont nous osions à peine débattre il y a encore peu de temps.
Ce qui n’est pas sans nous rappeler le principe d’Hölderlin selon lequel « là où croît le danger, croît aussi ce qui
sauve » ; un principe qui au vu de l’urgence actuelle pourrait bien s’appliquer, non sans effets révolutionnaires,
dans nos champs d’interventions.
23
FORUM - N°143 - DOSSIER - JANVIER 2015
Entre médical et social : la transmission des informations
dans l’accès aux soins des personnes sans­abri
Gabriel Uribelarrea, Doctorant en sociologie, Centre Max Weber UMR­5283, Université Jean Monnet, Saint­Étienne.
Je mène actuellement une thèse, sous la direction de Pascale Pichon, sur la question de « l'accès aux soins » des per­
sonnes sans­abri à partir d'un travail ethnographique au sein de plusieurs dispositifs de l'agglomération lyonnaise.
Résumé : À partir d'une enquête ethnographique, cet article revient sur quelques­unes des pratiques d'une équipe médico­sociale
qui travaille sur l'accès aux soins des personnes sans­abri. Leur analyse permet d'interroger la place de la santé au sein de l'urgence
sociale ainsi que l'importance et les enjeux de la transmission d'informations entre des acteurs (soignants, travailleurs sociaux, pa­
tients) aux compétences et connaissances différentes.
Mots­clés : sans­abrisme ; santé ; travail social ; urgence sociale.
Les inégalités d'accès aux soins sont à l'origine, depuis les années 1980, d'un ensemble d'initiatives publiques
ou associatives (que ce soit au niveau du droit avec la création de la Couverture Maladie Universelle ou de l'Aide
Médicale d'État ; ou au niveau des dispositifs avec la création des Permanences d'Accès aux Soins de Santé ou
des centres de soins gratuits gérés par des associations comme Médecins du Monde) ayant pour objectif de soigner
les « exclus » (Parizot, 2003). Un des publics « cibles » de ces actions est le public sans­abri.
La survie, entre la rue et les structures de l'assistance, a des conséquences néfastes sur la santé des personnes
sans­abri (de la Rochère, 2003). Comme le montre Édouard Gardella (2014, chapitre 3) cette question de la santé
des sans­abri et de la « dégradation humaine » de la vie à la rue – appréhendée sous le registre de la « désocia­
lisation » – ont fait l'objet d'une attention particulière d'un certain nombre de médecins qui ont contribué à
l'émergence de l'urgence sociale. Cette action publique destinée à l'assistance des personnes sans­abri « s’organise
autour de quelques dispositifs reproduits sur l’ensemble du territoire » (Gardella, 2014) tels que les équipes mobiles
de maraude qui interviennent dans la rue ; le 115, numéro que doivent appeler les personnes sans­abri pour
pouvoir accéder à un hébergement ; les centres d'hébergement d'urgence (CHU) ou de réinsertion sociale (CHRS) ;
ou encore les accueils de jour. Ce « modèle de l'urgence sociale s'est calqué sur l'urgence médicale et plus par­
ticulièrement sur celle des organisations non gouvernementales mise en œuvre par les médecins urgentistes
dans les situations de crises humanitaires » (Pichon, Jouve, 2013).
Cependant, cette remarque faite, il nous faut aussitôt préciser que si l'urgence sociale évolue dans le temps – avec la
création de nouveaux dispositifs, l'apparition de nouveaux acteurs, etc. –, elle prend également des formes dif­
férentes selon les lieux. En fonction de critères tels que les problématiques repérées ou les histoires associative,
humanitaire et caritative au niveau local, l'urgence sociale va se configurer de diverses manières. Dans le cas de
l'agglomération lyonnaise, elle s'est développée selon un modèle « social » plutôt que « médico­social » ; il y rarement
des professionnels soignants au sein des structures. L'exemple le plus symbolique de cette orientation est le
Samu Social. Alors qu'à Paris les maraudes sont effectuées par des équipes de chauffeurs, infirmiers et travailleurs
sociaux (Cefaï, Gardella, 2011), à Lyon se sont seulement des travailleurs sociaux qui vont à la rencontre des sans­
abri1.
C'est dans un tel contexte qu'est née en 2001 l'Équipe Mobile (EM) du Réseau Social Rue Hôpital2. C'est une
structure hybride qui navigue entre les mondes du médical, celui de l'intervention sociale et de la rue ; qui est à
la fois dans l'hôpital (par son statut de Permanence d'Accès aux Soins de Santé) et hors de l’hôpital (dans l'aller
vers les personnes en situation de précarité) ; qui est à la fois soignante et sociale, avec une équipe pluridiscipli­
naire (une assistante sociale, deux infirmiers diplômés d'État et un médecin­chef de service3) et des pratiques
protéiformes. Les professionnels de l'EM sont sollicités lorsque les démarches avec le droit commun, engagées
1
2
3
Durant le plan froid (1er novembre au 31 mars), le Samu Social voit ses effectifs augmenter pour effectuer des maraudes nocturnes :
4 travailleurs sociaux et 4 infirmiers sont recrutés.
Ce réseau comprend 7 structures de l'agglomération lyonnaise qui travaillent sur l'accès aux soins des personnes sans­abri. Il est piloté par
l'Agence Régionale de Santé Rhône­Alpes (ARS­RA) et la Direction Départementale de la Cohésion Sociale (DDCS).
Durant l'essentiel du temps de l'enquête ethnographique, il n'y avait pas de médecin.
24
FORUM - N°143 - DOSSIER - JANVIER 2015
Les inégalités d'accès aux soins sont à l'origine, depuis les années 1980, d'un ensemble d'initiatives publiques
ou associatives (que ce soit au niveau du droit avec la création de la Couverture Maladie Universelle ou de l'Aide
Médicale d'État ; ou au niveau des dispositifs avec la création des Permanences d'Accès aux Soins de Santé ou
des centres de soins gratuits gérés par des associations comme Médecins du Monde) ayant pour objectif de soigner
les « exclus » (Parizot, 2003). Un des publics « cibles » de ces actions est le public sans­abri.
La survie, entre la rue et les structures de l'assistance, a des conséquences néfastes sur la santé des personnes
sans­abri (de la Rochère, 2003). Comme le montre Édouard Gardella (2014, chapitre 3) cette question de la santé
des sans­abri et de la « dégradation humaine » de la vie à la rue – appréhendée sous le registre de la « désocia­
lisation » – ont fait l'objet d'une attention particulière d'un certain nombre de médecins qui ont contribué à
l'émergence de l'urgence sociale. Cette action publique destinée à l'assistance des personnes sans­abri « s’organise
autour de quelques dispositifs reproduits sur l’ensemble du territoire » (Gardella, 2014) tels que les équipes mobiles
de maraude qui interviennent dans la rue ; le 115, numéro que doivent appeler les personnes sans­abri pour
pouvoir accéder à un hébergement ; les centres d'hébergement d'urgence (CHU) ou de réinsertion sociale (CHRS) ;
ou encore les accueils de jour. Ce « modèle de l'urgence sociale s'est calqué sur l'urgence médicale et plus par­
ticulièrement sur celle des organisations non gouvernementales mise en œuvre par les médecins urgentistes
dans les situations de crises humanitaires » (Pichon, Jouve, 2013).
Cependant, cette remarque faite, il nous faut aussitôt préciser que si l'urgence sociale évolue dans le temps – avec la
création de nouveaux dispositifs, l'apparition de nouveaux acteurs, etc. –, elle prend également des formes dif­
férentes selon les lieux. En fonction de critères tels que les problématiques repérées ou les histoires associative,
humanitaire et caritative au niveau local, l'urgence sociale va se configurer de diverses manières. Dans le cas de
l'agglomération lyonnaise, elle s'est développée selon un modèle « social » plutôt que « médico­social » ; il y rarement
des professionnels soignants au sein des structures. L'exemple le plus symbolique de cette orientation est le
Samu Social. Alors qu'à Paris les maraudes sont effectuées par des équipes de chauffeurs, infirmiers et travailleurs
sociaux (Cefaï, Gardella, 2011), à Lyon se sont seulement des travailleurs sociaux qui vont à la rencontre des sans­
abri1.
C'est dans un tel contexte qu'est née en 2001 l'Équipe Mobile (EM) du Réseau Social Rue Hôpital2. C'est une
structure hybride qui navigue entre les mondes du médical, celui de l'intervention sociale et de la rue ; qui est à
la fois dans l'hôpital (par son statut de Permanence d'Accès aux Soins de Santé) et hors de l’hôpital (dans l'aller
vers les personnes en situation de précarité) ; qui est à la fois soignante et sociale, avec une équipe pluridiscipli­
naire (une assistante sociale, deux infirmiers diplômés d'État et un médecin­chef de service3) et des pratiques
protéiformes. Les professionnels de l'EM sont sollicités lorsque les démarches avec le droit commun, engagées
par leurs partenaires, n'ont pas abouti. Leur public se trouve ainsi, au début de la prise en charge, en situation
de non­recours aux soins : les personnes auraient des besoins de soins avérés qu'elles ne satisferaient pas. Chez
les professionnels rencontrés, cette notion de non­recours revêt un vocabulaire pluriel : « la personne n'adhère
pas aux soins », « la personne est dans le déni », « il n'y a pas de demande », « les personnes n'ont pas conscience
de leurs besoins », « ce sont des personnes qui refusent le droit commun », « ce sont des personnes très réfractaires
aux soins ». Le travail des professionnels de l'EM s'organise selon un double mouvement : ils doivent aller chercher
les personnes sans­abri où elles sont (la rue ou les structures d'hébergement) pour les (r)amener vers les structures
sanitaires (hôpitaux, consultations généralistes, etc.).
Durant huit mois, j'ai suivi les professionnels de cette équipe sur les différentes scènes de leurs interventions – princi­
palement la rue, les structures d'hébergement, les hôpitaux, les cabinets médicaux – en me focalisant, dans une
perspective microsociologique (Joseph, 1998), sur les dimensions verbales et gestuelles des différentes interactions
– discussions informelles entre sans­abri et professionnels, réalisations de diagnostics infirmiers, entretien avec
l'assistante sociale, accompagnements des personnes sans­abri lors de leur consultation chez un médecin géné­
raliste ou spécialiste, réunions de « synthèse »4 et réunions de service, etc. – afin de comprendre ce que signifie,
dans une approche pragmatiste, travailler « à l'accès aux soins ». En complément, 17 professionnels (éducateurs
spécialisés, assistants sociaux et infirmiers) exerçant dans des structures de l'urgence sociale lyonnaise ont été
interrogés, dans le cadre d'entretiens semi­directif, sur leur travail avec l'EM. Ainsi, tout en interrogeant la place
4
5
Ces réunions réunissent des professionnels de différentes structures qui font le point sur l'accompagnement d'une personne. Celle­ci
peut, si elle le souhaite, y participer.
Dans un souci de conserver l'anonymat, tous les noms ont été modifiés.
25
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et confirme le diagnostic. L'homme précise: « Ça me fait mal avec les chaussures. Je chausse du 45 mais je dois
prendre du 48­49 pour que mon pied rentre dans la chaussure ». L'infirmier lui explique qu'il va falloir aller voir
un docteur pour soigner ça. Il accepte. Après le pied, il est question du genou. L'infirmier touche d'abord le genou
douloureux du monsieur, puis le second de l'autre main pour faire une comparaison. Il lui semble que le genou
est plus gonflé, évoque une possible arthrose. L'infirmière se lève et effectue les mêmes gestes : d'abord le genou
douloureux puis les deux genoux en même temps. Elle lui demande alors depuis quand il a mal. « Le pied, ça fait
un an... Le genou c'est plus vieux, je sais plus ». Elle propose une interprétation : « Du fait de la douleur au genou
il a forcé sur l'autre pied et ç'a accéléré le hallux valgus ». Les deux douleurs semblent liées. L'homme n'ayant
pas de droit ouvert, l'infirmier lui propose de l'accompagner dans une Permanence d'Accès aux Soins de Santé
afin de consulter un médecin plus rapidement.
Ici apparaît l'importance du travail interdisciplinaire. Alors que le travailleur social avait des doutes quant aux
démarches à entreprendre, il aura fallu seulement quelques minutes aux infirmiers pour poser un diagnostic et
proposer un accompagnement vers des soins. Ce soutien soignant, qui s'assimile à une pratique « d'aide aux aidants »,
revêt également d'autres formes, qui se rattachent moins à des individus qu'à des termes. En effet, le travail médical
s'exerce dans un vocabulaire spécifique qu'il est nécessaire pour les travailleurs sociaux et les patients de « recoder ».
Alors que « les médecins ont l'habitude de recoder les actes de parole du patient en un système symbolique dif­
férent, qui privilégie le langage abstrait ou formel » (Cicourel, p.84), les travailleurs sociaux et les patients doivent,
dans un processus inverse, recoder le langage abstrait en un langage concret. Les professionnels de l'EM participent
grandement à ce travail en jouant un rôle de traducteur. Ils expliquent et reformulent des termes techniques
pour les rendre plus compréhensibles. Et ce travail s'exerce aussi bien auprès des professionnels que des per­
sonnes sans­abri elles­mêmes.
Nous sommes avec l'infirmier de l'EM sur une structure d'hébergement. Nous attendons à l'accueil un hébergé.
Alors que nous discutons, le chef de service interpelle « le soignant » avec Marc, un autre hébergé, qui cherche
à comprendre la signification du terme « atrophier ». C'est un médecin qui lui a dit ce terme en parlant de son
cerveau, nous dit­il. L'infirmier lui explique que « ça peut vouloir dire tout et n'importe quoi. Ça a plein de sens,
il faut remettre dans votre contexte ». Il lui précise néanmoins qu'« il y a l'idée de rétrécissement de quelque
chose qui peut renvoyer à quelque chose de sérieux ou d'anodin ». Marc nous dit : « La définition que j'ai vue hier
ne me plaisait pas ». Il précise qu'il n'a pas osé demander au médecin sur le moment, sans expliquer pourquoi.
C'est un type de comportement relativement commun : « Bien que souvent peu satisfaits par l'information reçue,
en particulier sur le plan diagnostique, les patients n'osent cependant pas poser de questions à leurs médecins.
Cette attitude n'est pas le fait exclusif des patients issus des catégories populaires, même s'il se vérifie davantage
dans ces milieux » (Fainzang, 2006, p.81). Marc semble angoissé, inquiet, même s'il répond que non à l'infirmier.
Ce type de situation est illustrative des enjeux de l'accès à l'information médicale. Celle­ci ne va pas de soi, elle
ne peut se faire qu'à partir d'un processus de traduction et de recodage. La présence de professionnels à même
de faire ce travail apparaît ainsi utile pour les patients qui souhaitent être informés – ce qui n'est pas le cas de
tout le monde. En favorisant une meilleure compréhension des questions de santé ils développent de potentielles
capacités à agir chez les patients et les travailleurs sociaux.
Au­delà des discours parlés, le langage médical se manifeste également à travers une série d'écritures matéria­
lisées, d'objets – tels que des ordonnances ou des médicaments – qui peuvent poser problème aux professionnels
et aux patients. Ainsi, à plusieurs reprises, nous avons pu observer des travailleurs sociaux interpeller les infirmiers
de l'EM, ordonnances à la main, pour avoir des explications ou des confirmations quant à ce qui était écrit. À
propos d'une ordonnance pour une prise de sang que doit aller faire un homme non­francophone d'un centre
d'hébergement, sa référente sociale posera une série de questions à l'infirmier de passage : « C'est bien pour
une prise de sang ça ? », « Tu fais ça où ? Dans un labo ? », « Tu penses qu'il faut que j'appelle un traducteur où
il peut y aller seul ? ». Plus délicate encore est la question des médicaments. Si les infirmiers de l'EM peuvent ex­
pliquer le rôle ou les effets secondaires d'un médicament, le suivi du traitement au quotidien ne fait pas partie
de leurs missions. Le statut de « CHRS » (Centre d'Hébergement et de Réinsertion Sociale) recouvre des structures
aux missions très différentes (Mainguené, 2008). Pour ce qui est des questions de santé, quelques­unes ont des
26
FORUM - N°143 - DOSSIER - JANVIER 2015
de la santé au sein de l'urgence sociale, cette démarche ethnographique relève l'importance de la transmission
des informations entre différents types d'acteurs. En effet, l'accès aux soins des personnes sans­abri engage des
acteurs (patients, travailleurs sociaux, professionnels soignants, etc.) aux compétences et aux connaissances dif­
férentes. L'un des enjeux consiste donc à faire circuler les différents types d'informations (médicales ou sociales)
au sein de ce réseau qui se constitue et évolue au cours des « trajectoires de maladie » (Strauss, 1992).
Travailler le médical sur les scènes de l'intervention sociale
Les travailleurs sociaux qui exercent dans la rue ou les structures d'hébergement se disent globalement en diffi­
culté avec les questions de santé : tel travailleur social se considère comme « démuni », alors qu'une assistante
sociale nous affirmera être « bien plus à l'aise dans l'administratif que dans le médical ». Pourtant, ces profes­
sionnels se retrouvent quotidiennement confrontés à des situations qui font appel à leur « jugement médical ».
À chaque nouvelle rencontre, ils tentent d'évaluer l'état de la personne sans­abri, qu'ils remettent dans une pers­
pective diachronique afin de déceler des améliorations ou des détériorations de l'état général. L'incertitude et
la crainte de faire erreur conduisent ces professionnels à solliciter les compétences de soignants extérieurs, et
notamment ceux de l'EM. Les infirmiers de l'équipe se rendent ainsi sur place pour opérer un « cadrage de l'in­
dividu » (Dodier, 1993), à l'aune de leurs compétences de soignants. Cette pratique est un travail sensible où
tous les sens sont en éveil : la vue, l'écoute, le toucher et l'odorat sont autant de ressources qui vont permettre
de récolter des indices à même de favoriser un premier diagnostic qui va orienter la prise en charge. Pour le dire
autrement, « les corps des [professionnels] sont leurs outils de travail » (Cefaï, Gardella, 2011, p.150).
J'accompagne les deux infirmiers de l'équipe sur un centre d'hébergement, ouvert pour le plan froid. Nous y ren­
controns un homme de 70 ans, M. Hassa5, qui a des douleurs au pied gauche. Le travailleur social, qui les sollicite,
a vu son pied et n'arrive pas à estimer la gravité de la situation. Avant de prendre un éventuel rendez­vous chez
un médecin, il souhaite donc avoir leur avis. M. Hassa arrive très lentement, la démarche hésitante, dans le réfectoire
vide où nous l'attendons. Il s'installe, chacun se salue et se présente. L'infirmier se sert de ce qu'il vient de voir
pour entamer la discussion sur le pied : « Je vous ai vu marcher là, vous semblez ressentir des douleurs ? ».
L'homme lui confirme : « J'ai mal au pied [indiquant le pied gauche] et également au genou [genou droit] ». L'in­
firmier lui demande s'il peut voir ; l'homme accepte et se déchausse. Il enlève ses chaussettes et montre son
pied. En dessous de son gros orteil, il a une importante bosse ; des orteils se chevauchent. L'infirmier, à genoux,
se penche et pose instantanément un diagnostic : « C'est un hallux valgus ». La seconde infirmière se lève, regarde
et confirme le diagnostic. L'homme précise: « Ça me fait mal avec les chaussures. Je chausse du 45 mais je dois
prendre du 48­49 pour que mon pied rentre dans la chaussure ». L'infirmier lui explique qu'il va falloir aller voir
un docteur pour soigner ça. Il accepte. Après le pied, il est question du genou. L'infirmier touche d'abord le genou
douloureux du monsieur, puis le second de l'autre main pour faire une comparaison. Il lui semble que le genou
est plus gonflé, évoque une possible arthrose. L'infirmière se lève et effectue les mêmes gestes : d'abord le genou
douloureux puis les deux genoux en même temps. Elle lui demande alors depuis quand il a mal. « Le pied, ça fait
un an... Le genou c'est plus vieux, je sais plus ». Elle propose une interprétation : « Du fait de la douleur au genou
il a forcé sur l'autre pied et ç'a accéléré le hallux valgus ». Les deux douleurs semblent liées. L'homme n'ayant
pas de droit ouvert, l'infirmier lui propose de l'accompagner dans une Permanence d'Accès aux Soins de Santé
afin de consulter un médecin plus rapidement.
Ici apparaît l'importance du travail interdisciplinaire. Alors que le travailleur social avait des doutes quant aux
démarches à entreprendre, il aura fallu seulement quelques minutes aux infirmiers pour poser un diagnostic et
proposer un accompagnement vers des soins. Ce soutien soignant, qui s'assimile à une pratique « d'aide aux aidants »,
revêt également d'autres formes, qui se rattachent moins à des individus qu'à des termes. En effet, le travail médical
s'exerce dans un vocabulaire spécifique qu'il est nécessaire pour les travailleurs sociaux et les patients de « recoder ».
Alors que « les médecins ont l'habitude de recoder les actes de parole du patient en un système symbolique dif­
férent, qui privilégie le langage abstrait ou formel » (Cicourel, p.84), les travailleurs sociaux et les patients doivent,
6
Ce peut être une requête aussi bien des hébergés que des professionnels.
27
FORUM - N°143 - DOSSIER - JANVIER 2015
au moment où ils viennent, accompagnés par les professionnels de l'EM. La relation d'interconnaissance n'étant
pas encore posée, les informations que ces derniers récoltent sur le terrain, au quotidien, peuvent contribuer à
la formulation du raisonnement médical.
Stanislas a rendez­vous chez le médecin, il est polonais et ne parle quasiment pas un mot de français. Nous l'ac­
compagnons avec un infirmier de l'EM. Le médecin, analyses en main, insiste sur ses problèmes de foie liés à sa
consommation importante d’alcool. Sur un site internet de traduction il écrit des séries de mots qu'il traduit et fait lire
à Stanislas, un à un : « Foie » « Très malade » ­ « Alcool » « Réduire » ­ « Stop Alcool » ­ « À l'hôpital » « Possible ». Puis
le médecin précise : « C'est vous qui décidez [en désignant Stanislas du doigt] » si vous souhaitez arrêter l'alcool.
Cependant, sa situation est actuellement « bloquée » pour des raisons administratives – il ne peut prétendre ni
à un travail ni à un logement –, ce qui interroge l'infirmier sur la pertinence de la cure que recommande le médecin :
« Après c'est quoi si y a un sevrage ? On peut pas travailler de projet de réinsertion avec Stanislas. Si y a sevrage
et qu'après il retourne à la rue, avec tout ce que ça peut ramener... ». Le médecin raisonne à partir d'éléments
somatiques, il ne connaît pas le contexte social dans lequel se trouve le patient. L'infirmier apporte ces éléments
et, de manière implicite, mobilise ses expériences passées pour faire part de son scepticisme : il a déjà vu des
sevrages échouer à cause d'un retour instantané dans le monde de la rue après des cures de désintoxication.
Contribuer au raisonnement médical, c'est également permettre au médecin d'adapter la prescription aux condi­
tions de vie du patient afin de favoriser une meilleure observance. Même si des travaux (Gardella, Laporte, Le
Méner, 2008) ont montré des taux d'observance relativement élevés chez les personnes sans­abri, le suivi d'un
traitement reste malgré tout difficile. Le temps de la prescription médicale est donc important ; les médecins,
qui (re)connaissent le mode de vie de la personne, proposeront un traitement plus adapté, qui sera potentiellement
mieux suivi et qui, in fine, aura une plus grande efficacité. C'est par exemple le cas avec cette médecin infectio­
logue, particulièrement attentive au rythme de vie de son patient. Celui­ci a les « pieds du diabétique ». Il a des
lésions à un pied et risque une infection si les croûtes se fissurent ; elle propose d'appliquer de la vaseline sali­
cylée, quotidiennement, et de faire ensuite un pansement de protection. Cependant, cet homme, qui dort dans
une structure d'hébergement, passe quasiment toutes ses journées à l'entrée d'une station de métro, qu'il fasse
beau ou qu'il pleuve. C'est avec cette information en tête qu'elle pense son ordonnance :
Médecin : Je vais faire l'ordonnance. Et je pense que la journée de toute manière il se mouille trop et puis il
pleut pas mal en ce moment...
Patient: Je suis dans le métro là.
M : Non non mais au métro c'est mouillé aussi de temps en temps.
P : Mais je suis en bas.
M : C'est vrai qu'en ce moment il est plus souvent en bas. En tous cas je pense qu'il vaut mieux le faire le soir
le pansement et qu'il ait une paire de chaussettes propre tous les soirs...
Des infirmiers libéraux passeront faire le pansement le soir afin qu'il ne s'abîme pas et que son pied reste au sec.
Dans d'autres situations, les médecins ne prêtent pas particulièrement attention au quotidien des patients, ils
ne (re)connaissent pas les spécificités de leur quotidien. Les professionnels de l'EM, qui accompagnent les per­
sonnes sans­abri, n'hésitent alors pas à faire des suggestions « techniques » aux médecins même si « ce n'est pas évident
de leur dire ce qu'ils doivent faire », comme me l'expliquera un infirmier. Par exemple, un gastro­entérologue
prescrit du Lyrica à un patient : 2 comprimées de 75mg par jour. L'infirmier propose qu'il prenne qu'un seul comprimé
de 150mg. Ce geste peut paraître anodin. Cependant, cette personne est hébergée sur une structure où il n'y a
pas de soignant. Il vient prendre ses médicaments dans le bureau des travailleurs sociaux qui les lui donnent.
Une gélule au lieu de deux, facilitera un peu mieux la distribution et la prise du traitement.
De manière générale, il ressort des observations une méconnaissance de l'urgence sociale de la part des profes­
sionnels soignants. Ils ne connaissent globalement pas le fonctionnement des structures, notamment d'héber­
gement7. De même, et de manière a priori plus surprenante, ils ont très peu connaissance des dispositifs
7
Il est nécessaire de préciser que le fonctionnement de ces structures est variable: chambres individuelles ou partagées ; autorisation
ou interdiction de consommer des drogues telles que l'alcool ; présence de professionnels soignants ou non, etc.
28
FORUM - N°143 - DOSSIER - JANVIER 2015
dans un processus inverse, recoder le langage abstrait en un langage concret. Les professionnels de l'EM participent
grandement à ce travail en jouant un rôle de traducteur. Ils expliquent et reformulent des termes techniques
pour les rendre plus compréhensibles. Et ce travail s'exerce aussi bien auprès des professionnels que des per­
sonnes sans­abri elles­mêmes.
Nous sommes avec l'infirmier de l'EM sur une structure d'hébergement. Nous attendons à l'accueil un hébergé.
Alors que nous discutons, le chef de service interpelle « le soignant » avec Marc, un autre hébergé, qui cherche
à comprendre la signification du terme « atrophier ». C'est un médecin qui lui a dit ce terme en parlant de son
cerveau, nous dit­il. L'infirmier lui explique que « ça peut vouloir dire tout et n'importe quoi. Ça a plein de sens,
il faut remettre dans votre contexte ». Il lui précise néanmoins qu'« il y a l'idée de rétrécissement de quelque
chose qui peut renvoyer à quelque chose de sérieux ou d'anodin ». Marc nous dit : « La définition que j'ai vue hier
ne me plaisait pas ». Il précise qu'il n'a pas osé demander au médecin sur le moment, sans expliquer pourquoi.
C'est un type de comportement relativement commun : « Bien que souvent peu satisfaits par l'information reçue,
en particulier sur le plan diagnostique, les patients n'osent cependant pas poser de questions à leurs médecins.
Cette attitude n'est pas le fait exclusif des patients issus des catégories populaires, même s'il se vérifie davantage
dans ces milieux » (Fainzang, 2006, p.81). Marc semble angoissé, inquiet, même s'il répond que non à l'infirmier.
Ce type de situation est illustrative des enjeux de l'accès à l'information médicale. Celle­ci ne va pas de soi, elle
ne peut se faire qu'à partir d'un processus de traduction et de recodage. La présence de professionnels à même
de faire ce travail apparaît ainsi utile pour les patients qui souhaitent être informés – ce qui n'est pas le cas de
tout le monde. En favorisant une meilleure compréhension des questions de santé ils développent de potentielles
capacités à agir chez les patients et les travailleurs sociaux.
Au­delà des discours parlés, le langage médical se manifeste également à travers une série d'écritures matéria­
lisées, d'objets – tels que des ordonnances ou des médicaments – qui peuvent poser problème aux professionnels
et aux patients. Ainsi, à plusieurs reprises, nous avons pu observer des travailleurs sociaux interpeller les infirmiers
de l'EM, ordonnances à la main, pour avoir des explications ou des confirmations quant à ce qui était écrit. À
propos d'une ordonnance pour une prise de sang que doit aller faire un homme non­francophone d'un centre
d'hébergement, sa référente sociale posera une série de questions à l'infirmier de passage : « C'est bien pour
une prise de sang ça ? », « Tu fais ça où ? Dans un labo ? », « Tu penses qu'il faut que j'appelle un traducteur où
il peut y aller seul ? ». Plus délicate encore est la question des médicaments. Si les infirmiers de l'EM peuvent ex­
pliquer le rôle ou les effets secondaires d'un médicament, le suivi du traitement au quotidien ne fait pas partie
de leurs missions. Le statut de « CHRS » (Centre d'Hébergement et de Réinsertion Sociale) recouvre des structures
aux missions très différentes (Mainguené, 2008). Pour ce qui est des questions de santé, quelques­unes ont des
infirmiers mais la majorité n'en ont pas – des infirmiers libéraux peuvent passer au cas par cas. Dans ces dernières
des médicaments sont parfois stockés dans le bureau des travailleurs sociaux6. Les hébergés viennent ainsi une
ou plusieurs fois par jour dans le bureau pour prendre leurs médicaments, distribués par les professionnels. Cette
pratique met en avant des « épreuves de professionnalité » (Ravon, 2010) auxquelles les travailleurs sociaux peuvent
être confrontés, comme l'illustre la situation suivante.
Nous sommes, avec l'infirmier de l'EM, sur CHRS qui ne comprend aucun soignant. Nous discutons dans le bureau
avec un travailleur social qui fait part de ses difficultés et de ses interrogations quant à la distribution de médi­
caments que lui et ses collègues effectuent pour certains hébergés. Il se demande, de manière générale, comment
faire face aux perturbations de la vie quotidienne pour assurer le traitement : « Par exemple on a quelqu'un qui
doit prendre un médicament trois fois par jour, le matin, le midi et le soir. Imagine qu'il se lève à midi, et ça arrive.
On fait quoi ? On lui donne à midi celui du matin ou on fait sauter celui du matin et on lui en donne que deux ? ».
Il nous relate ensuite une situation particulière avec un hébergé qui est sous méthadone. Il a confié aux travail­
leurs sociaux une quarantaine de fioles ; il en prend deux quotidiennement. Un jour, il explique que le lendemain
il sera absent du centre d'hébergement et demande donc deux fioles. Le travailleur social accepte en soulignant
8
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Loi 2005­1579 du 19 décembre 2005 et décret 2006­556 du 17 mai 2006.
Nom fictif.
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FORUM - N°143 - DOSSIER - JANVIER 2015
DODIER N., L'expertise médicale. Essai de sociologie sur l'exercice du jugement, Paris, Métailié, 1993.
FAINZANG S., La relation médecins­malades : information et mensonge, Paris, Presses Universitaires de France, 2006.
GARDELLA E., L'urgence sociale comme chronopolitique. Temporalités et justice sociale de l'assistance aux per­
sonnes sans­abri en France depuis les années 1980, Thèse pour le doctorat de Sociologie, École Normale Supérieure
de Cachan, 2014.
GARDELLA E., LAPORTE A., LE MÉNER E., « Entre signification et injonction. Pour un travail sur le sens du recours
aux soins des sans­abri », Sciences sociales et santé, Vol.26, n°3, septembre 2008.
JOSEPH I., Erving Goffman et la microsociologie, Paris, Presses Universitaires de France, 1998.
MAINGUENÉ A., « L'hébergement d'urgence dans les CHRS », Études et Résultats – DREES, n°620, janvier 2008.
PARIZOT I., Soigner les exclus, Paris, Presses Universitaires de France, 2003.
PICHON P., JOUVE E., « Le soin, le soi, le chez soi. L'expérience limite des personnes sans domicile comme modèle
de compréhension de la vulnérabilité sanitaire », Communication au colloque Vulnérabilité sanitaire, Fès, 17­18
avril 2013.
RAVON B., « Travail social, souci de l'action publique et épreuves de professionnalité » in FELIX C., TARDIFF J.,
Actes éducatifs et de soins, entre éthique et gouvernance, Actes du colloque international, 2010.
STRAUSS A., La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme, Textes réunis et présentés
par BASZANGER I., Paris, l'Harmattan, 1992.
30
FORUM - N°143 - DOSSIER - JANVIER 2015
Le CLSM, un espace pour collectiviser nos savoirs en santé mentale
et se trans­former ?
Laurent Konopinski, Directeur général association APPUIS (Accueil Prévention Protection Urgence Insertion Sociale).
Chantal Mazaeff, Directrice adjointe de l’Institut Supérieur Social Mulhouse.
Manuella Ngnafeu, Coordinatrice de l’Atelier Santé Ville (ASV) de Mulhouse.
Olivier Roche, Psychologue au Centre hospitalier de Rouffach.
Résumé : L’articulation entre les champs sanitaire et social est une opportunité pour les professionnels qui agissent ensemble au sein
du Conseil Local de Santé Mentale, dispositif innovant où se déclinent de nouvelles formes de collaboration. Dans cet article, il s’agit
d’ouvrir une réflexion dans un contexte qui voit se rapprocher deux champs qui se sont longtemps ignorés, à savoir le champ sanitaire,
plus précisément celui de la psychiatrie, reconnu dorénavant dans le vocable de santé mentale, et celui du social.
Dans ce cadre, force est de constater que les temps sont venus de penser la rencontre avec l’usager des dispositifs sociaux et sanitaires
comme un continuum qui interroge et remet en question les cloisonnements et les conservatismes des différents champs.
C’est dans ce sens, que nous présenterons l’expérience mulhousienne du CLSM qui permet par son orientation, d’ouvrir des espaces pour dépasser les
cadres classiques de l’action en matière de santé et politique publiques, afin de penser et proposer de nouvelles réponses permettant l’innovation sociale.
Mots clés : santé mentale, souffrance psychique, sanitaire, social, formation, innovation sociale, pratiques professionnelles
Préliminaire :
Prendre la parole sur les questions d’articulation entre le sanitaire et le social est une opportunité pour les auteurs
de cet article conviés à agir ensemble au sein d’un dispositif singulier, le Conseil Local de Santé Mentale. Celui­
ci rassemble sur l’espace de la ville de Mulhouse des professionnels soucieux de penser des coopérations visant
une meilleure intégration dans la cité des personnes atteintes de troubles psychiques ou de pathologies mentales.
L’expérience mulhousienne dont nous souhaitons faire part convie des représentants de quatre champs, le social
et le médico­social1, la formation en travail social2, l’action publique territoriale3 et enfin de la santé mentale4.
Nous proposons une réflexion autour de l’orientation prise par le CLSM, à savoir s’ouvrir pour dépasser les cadres
classiques de l’action en matière de santé et politique publiques afin de penser et proposer de nouvelles réponses
permettant l’innovation sociale et l’initiative de chacun d’entre­nous dans cet espace.
Cette réflexion s’ancre dans une société qui cherche de nouveaux repères, alors que les lignes bougent, dans un
contexte de crise durable et de manque d’inspiration de la classe politique au niveau national. Cela amène les
associations et les professionnels des champs sociaux, médico­sociaux et sanitaires à trouver des réponses in­
novantes dans l’accueil des publics et à être confrontés à des enjeux de refondation du lien social et au­delà du
pacte sociétal. La réussite de cette entreprise impose plus que jamais le développement d’une intelligence col­
lective, mutualisée, décloisonnée, inter et transdisciplinaire. L’engagement d’acteurs de la ville, de l’intervention
sociale, de la psychiatrie et de la formation est une première réponse à ces exigences.
La problématique qui guide notre propos doit nous permettre d’éclairer de quelle manière le CLSM, au­delà
d’être un lieu de rencontre et d’animation de réseau, peut muter vers un espace de coproduction d’outils et
de pratiques innovantes dans le champ du social et de la santé mentale ?
S’impliquer ensemble dans l’écriture de cet article, qui vient témoigner d’une dynamique locale visant la concer­
tation et le rapprochement entre les secteurs sanitaires et sociaux, est une occasion idéale de prendre part à ce
mouvement de décloisonnement des champs d’intervention.
L’enjeu est donc de participer à ces évolutions qui nécessitent d’être éclairées et mises en analyses conjointement
par les professionnels qui agissent avec les publics, soignants, intervenants sociaux et professionnels de la for­
mation et de la recherche.
1
2
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4
Laurent Konopinski, Directeur général association APPUIS (Accueil Prévention Protection Urgence Insertion Sociale).
Chantal Mazaeff, Directrice adjointe de l’Institut Supérieur Social Mulhouse.
Manuella Ngnafeu, Coordinatrice de l’Atelier Santé Ville (ASV) de Mulhouse.
Olivier Roche, Psychologue au Centre hospitalier de Rouffach.
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FORUM - N°143 - DOSSIER - JANVIER 2015
I/ L’évolution des politiques sanitaires et sociales autour de la prise en compte de la parole des
personnes vulnérables, un nouveau paradigme de l’action publique ?
Notre propos prend place dans un contexte qui voit se rapprocher deux champs qui se sont longtemps ignorés,
à savoir le champ sanitaire, plus précisément celui de la psychiatrie, reconnu dorénavant dans le vocable de santé
mentale, et celui du social. Comprendre ces évolutions qui viennent fortement impacter les pratiques profes­
sionnelles nous amène à nous arrêter sur des dates emblématiques des luttes qui les ont opposés, donnant à
voir une position dominante ou non selon la temporalité en question. Se dessinent des équilibres pouvant se
décliner au regard de différents textes de loi qui marquent et instituent des positions entre ces secteurs en
concurrence, mettant en évidence différentes temporalités et mouvements de balancier. Dans ces dynamiques,
nous observerons les luttes à l’œuvre pour s’arroger le monopole d’un territoire et devenir la parole légitime
pour ce qui concerne l’aide psychologique aux personnes en difficulté.
A compter des années 70, le travail social s’affirme comme un champ à part entière « du travail de la société sur
elle­même »5, pour reprendre l’expression de Michel Chauvière. Plus largement, l’autonomie de l’action sociale
se gagne dans ces années­là par la promulgation de la loi du 30 juin 1975 rénovant l’action sociale et médico­sociale. Ce
texte consacre la rupture entre le sanitaire et le social, amenant le secteur social et médico­social à devenir un
ensemble autonome à l’égard du champ sanitaire. Dans ces années 70, le social s’affranchit de la tutelle médicale
(essentiellement psychiatrique) pour poser au cœur de son action la dimension collective et le conflit.
Dans le même temps, la psychiatrie sera marquée par le mouvement de désinstitutionnalisation, en réponse aux
luttes en cours contre les logiques asilaires des années 60 et 70, qui se concrétisera par la loi du 25 juillet 19856
consacrant la psychiatrie intra et extra hospitalière. En installant la sectorisation psychiatrique, cette intégration
de la psychiatrie dans le cadre général de la carte sanitaire pose les bases de l’organisation actuelle et prépare
l’entrée de la psychiatrie sur les territoires et dans la Cité. Elle conduit aujourd’hui à poser comme notion centrale,
la santé mentale en écho aux principes de bien­être devenus un nouveau référent dans l’action sociale.
L’hypothèse posée ici nous montre que la totale légitimité du social n’aura duré qu’à peine plus de trente années,
jusqu’à la promulgation de la loi n° 2009­879 du 21 juillet 2009 Hôpital Patients Santé et Territoires, avec notamment la
mise en place des Agences Régionales de Santé qui ont pour objectif le décloisonnement des secteurs sanitaire
et médico­social. Ces agences sont devenues dorénavant des actrices centrales de l’action médico­sociale, voire
même de l’action sociale, faisant craindre à certains acteurs une dilution du secteur social au profit du sanitaire.
Entre ces deux grandes dates, une loi a contribué à ce mouvement, celle du 11 février 20057 qui institue le han­
dicap psychique. Par cette loi, le législateur reconnait que les troubles psychiques ont des conséquences sociales
nécessitant la prise en compte de l’environnement dans la prise en charge des personnes. Enfin, cette notion de
handicap psychique met en évidence la nécessaire complémentarité des deux approches, médicale et sociale.
Dernier élément dans cette vision historique, tout autant significatif des mutations à l’œuvre, l’émergence voire
la généralisation du terme de « souffrance psychique » devenu central dans les politiques de santé publique et
dispositifs afférents. En amont, avait pris place celle de souffrance sociale liée à la vulnérabilité, mettant en évi­
dence la grande proximité entre elles deux mais plus encore leur difficile définition. Au cœur de ces deux vocables,
une notion, la souffrance renvoyant à une biologisation du conflit social qui s’individualise et fait porter sur les
individus la responsabilité de leur devenir. Le travail social tend alors, face à ces processus de vulnérabilité, de
psychologiser son action « "Psychologisation" pourrait signifier que les professionnels tendent, éventuellement
à leur corps défendant, à envisager les problèmes sociaux de manière désocialisée, dépolitisée. »8 . Dès lors, face
5
6
7
8
http://www.avvej.asso.fr/fichiers/pdf/texte­michel­chauviere.pdf
Ce mouvement s’est initié le 15 mars 1960, date de la parution d’une circulaire qui pose le principe d’une action sanitaire « hors les murs »
Loi du 11 février 2005 dite de l’égalité des chances et la participation à la citoyenneté.
Demailly L., « La psychologisation des rapports sociaux comme thématique sociologique », in M. Bresson, La psychologisation de l’intervention
sociale, Paris, L’Harmattan, 2006.
32
FORUM - N°143 - DOSSIER - JANVIER 2015
à ces souffrances, la réponse sanitaire se traduit par la diffusion de lieux d’écoute sur les quartiers dits sensibles,
là où vivent les personnes confrontées aux difficultés socio­économiques majeures. Dans cette dynamique, nous
assistons à une « une inscription du social dans le corps qui devient à la fois la nouvelle cible des politiques sociales,
via la santé »9. Par la psychologisation du travail social, « On pourrait aller ainsi jusqu'à développer la thèse d'une
nouvelle forme de contrôle social… En ce qui concerne plus précisément le travail social, ce phénomène se traduit
par l'introduction de dimensions de soins, d’accompagnement, "d'écoute" ou de prévention concernant la "souffrance
psychique". On observe une propension à reformuler sous ce type de problématique les soucis des destinataires
de l'intervention sociale »10. Dans ces glissements, il nous semble entendre une absence de légitimité des pro­
fessionnels du travail social à agir à partir de leur champ d’action qui ne serait pas opérant face à celui de la santé
mentale.
Enfin, si « La santé semble être devenue le référent ultime de l’action politique »11, ce mouvement amène un
nouveau basculement qui généralise le vocable « santé mentale » en lieu et place de « psychiatrie ». Cette nouvelle
manière de nommer s’appuie sur la définition de l’OMS, pour qui la santé mentale est « l’état de bien­être dans
lequel l'individu réalise ses propres capacités, peut faire face aux tensions ordinaires de la vie, et est capable de
contribuer à sa communauté »12.
La prise en compte de l’environnement étant centrale dans cette vision du bien­être, dès lors, parler de santé
mentale implique de penser en termes de prévention et de promotion de la santé, mais également de déterminants
sociaux de la santé. La généralisation de cette approche a nécessité de pouvoir s’appuyer sur une « psychiatrie
participative » au plus près des habitants.
II/ La « psychiatrie participative » comme ouverture à la santé mentale
Dans le renforcement des dynamiques extrahospitalières et des accompagnements au plus près du lieu de vie
des patients, cette orientation a conduit les équipes soignantes à se déplacer chez les habitants, à rencontrer les
acteurs sociaux qui interviennent dans les quartiers et à développer les échanges partenariaux. Ce mouvement
s’est accéléré ces dernières années, probablement sous l’influence de plusieurs facteurs, l’évolution des liens sociaux
avec notamment la fragilisation des échanges de proximité, la virtualisation grandissante des divertissements et
des contacts sociaux et l'accélération des rythmes de vie. Dans le monde professionnel, l’accent mis sur les logiques
gestionnaires et productivistes associées à une plus grande flexibilité a imposé de nouveaux impératifs d’adaptation.
Cette évolution a fait apparaître de nouvelles formes de souffrance, à la croisée du social et du psychologique,
associées à de nouvelles demandes de prises en charge émanant du terrain. Un autre facteur expliquant cette
orientation vers l'extra­hospitalier est l’influence grandissante de modèles économiques et théoriques venant
d’Italie, d’Angleterre ou encore du Canada mettant en avant des prises en charge singulières des troubles mentaux
et incitant la psychiatrie française, via les Agences Régionales de Santé (ARS) et la Haute Autorité de Santé (HAS),
à inventer de nouvelles formes d’accompagnement. Le travail mené sur le terrain depuis plusieurs années fait
apparaître différents constats.
Tout d’abord, nous repérons qu’un certain nombre de personnes touchées par des situations de rupture sociales
ou familiales vivant dans un profond mal­être sont dans l'incapacité d'effectuer des démarches et n'accèdent
pas aux lieux d'expression pourtant existants. Face à ce mal être, les médicaments ne peuvent constituer la seule
réponse. Aussi, les travailleurs sociaux et leurs institutions expriment souvent leurs difficultés à réaliser leurs
missions auprès de certaines catégories de personnes vivant dans l'exclusion. Et enfin, ces difficultés génèrent
parfois chez ces professionnels une souffrance qui peut conduire à l'épuisement professionnel. Dans ce contexte,
le Centre Hospitalier de Rouffach est depuis plus de 15 ans à l'initiative de nombreux projets qui rassemblent
9
Piret B, « Les malentendus culturels dans le domaine de la santé » Colloque de la Chaire Gutenberg 2012/2013 Maison des Sciences
de l’Homme – Alsace (MISHA), 2 et 3 décembre 2013.
10
Demailly L, op.cit.
11
Piret B, op.cit.
12
http://www.who.int/topics/mental_health/fr/ Organisation Mondiale de la Santé
33
FORUM - N°143 - DOSSIER - JANVIER 2015
des professionnels de divers champs de compétence, citons par exemple le dispositif de Baux Glissants en Psy­
chiatrie13 réunissant le Centre Hospitalier de Mulhouse, l’ALSA14, la mairie de Mulhouse et le Centre Hospitalier
de Rouffach.
Plusieurs dispositifs de psychiatrie de proximité ont ainsi permis la mise en œuvre de partenariats solides entre
acteurs du soin et du social ainsi que la mise en place de permanences d’accueil hors des structures de la psy­
chiatrie de secteur (foyers d'hébergement, associations de réinsertion, centres socioculturels …) complétées d’un
travail autour et avec les acteurs sociaux des quartiers ou de la ville. Des formations et des groupes d’appui technique
offrant des espaces de rencontre et d'expression, permettent aux professionnels de mieux se représenter les
compétences de chacun et facilitent par les liens créés la conduite de projets partenariaux. L'objectif visé par
ces dispositifs est la prise en charge globale (socioprofessionnelle et sanitaire) des personnes accueillies, ainsi
que la cohérence des différentes démarches de soins et d'accompagnement afin de leur permettre d'être moins
isolées dans leur souffrance. Au cœur de cette dynamique de territorialisation des acteurs de l’hôpital, la mise
en place des « Points écoute » a permis de renforcer cette dynamique de décloisonnement. Ces espaces d’ex­
pression proposent un cadre d'écoute anonyme et confidentiel aux personnes en souffrance psychique, suite à
des situations de précarité et d'exclusion, dans l'incapacité d'en formuler la demande ou encore aux personnes
repérées comme nécessitant des soins mais n'y ayant pas recours. Outre le fait de favoriser l'expression par la
parole grâce à des permanences au sein du quartier, ces dispositifs d’écoute respectent les liens déjà créés entre
habitants et institutions et s'inscrivent dans la dynamique du réseau de santé mulhousien. Ce travail partenarial
améliore la connaissance qu'ont les équipes soignantes du secteur médico­social, ce qui leur permet en retour
d’adresser avec plus de pertinence et de justesse des patients qui nécessitent un accompagnement social. Cette
connaissance du réseau bénéficie autant aux professionnels du soin qu’aux professionnels du social, dorénavant
« collègues­ressources » au cœur des territoires. Cet espace de fertilisation se dessine à partir d’un environne­
ment social qui déborde largement le champ de compétence de la psychiatrie et requiert des formations associant
des regards croisés. L'inscription de l’ensemble des acteurs au sein du CLSM de Mulhouse prend à ce titre tout
son sens et peut répondre à une question nécessitant de sortir d’une logique binaire : de quelle manière les
champs sanitaire et social peuvent­ils préserver leur singularité tout en collaborant dans l’intérêt des personnes
en souffrance ? Dès lors, sommes­nous face à une « sanitarisation de la question sociale ou à une socialisation
de la question sanitaire »15 ?
Au terme de ce bref retour sur les luttes entre le champ de la santé mentale et celui du social, nous allons inter­
roger la manière dont le CLSM peut être une réponse qui fédère les différents acteurs en présence.
III / L’expérience mulhousienne du CLSM : bien au­delà d’un espace de concertation pour une
co­construction de savoirs collaboratifs
Destinés à renforcer les liens entre les professionnels du territoire et à développer les synergies pour une meil­
leure intégration des personnes atteintes de troubles psychiques ou de pathologies mentales dans la vie de la
Cité, les CLSM ont été initiés par le Plan de santé mentale de 2005­2008 qui incite à leur création sans pour
autant les rendre obligatoires. Ce sont des instances qui permettent le renforcement de la coordination et de la
complémentarité des réponses dans une approche centrée sur les besoins globaux des personnes. Dans le Haut­
Rhin, le projet de mettre en place les CLSM a vu le jour en 2010 au sein de la « Commission santé mentale » de
l’Association des Maires du Haut­Rhin, qui réunit régulièrement des élus locaux et les différents représentants
de la psychiatrie publique du département. Cette instance s’est structurée selon les recommandations nationales
préconisées par le CCOMS (Centre collaborateur de l’OMS pour la recherche et la formation en santé mentale) :
Assemblée plénière, comité de pilotage et groupes de travail.
13
DIBAGPSY
Association pour le Logement des Sans Abri
15
Ngnafeu M,. « L’Atelier Santé Ville, vers une démarche de santé communautaire ? », Notes et Documents n° 214, 2013. http://www.creaialsace.org/
14
34
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L’Agence Régionale de Santé d’Alsace a soutenu la démarche par le financement d’un poste de chargé de mission
pour l’ensemble des CLSM du Haut­Rhin et a inscrit les CLSM dans le Projet régional de santé 2012­2016. Il a
pour mission de faire le lien entre les différents CLSM, dans une recherche d’équilibre entre harmonisation des
pratiques et respect des spécificités et volontés propres à chaque territoire. Ce qui fait l’originalité du dispositif,
c’est la volonté de mailler l’ensemble du département, afin qu’aucune commune ne soit exclue au cas où elle
souhaiterait s’y impliquer.
Aujourd’hui, 7 CLSM fonctionnent indépendamment et se réunissent sur l’ensemble du département, leur richesse
tient à la grande variété des acteurs qui y participent : élus, associations d’usagers, professionnels des champs
sanitaire, social, médico­social, forces de l’ordre…
Les thématiques de travail concernent pour l’instant essentiellement deux grands axes : d’une part l’accès aux
soins des publics adultes, avec un focus sur la gestion des situations complexes et des situations de crise, et
d’autre part le vaste champ de l’inclusion sociale des personnes souffrant de troubles psychiques. Ces questions
sont abordées sous l’angle des difficultés rencontrées par les différents acteurs, avec la volonté de prendre en
compte également l’avis des publics concernés.
Créé en 2013, le CLSM mulhousien s’articule autour de quatre groupes de travail répondant aux besoins prioritaires
du territoire : Gestion des situations de crise ; Réhabilitation et insertion des personnes atteintes de pathologies
psychiques et mentales ; Le Mois du Cerveau ; Formation et échanges de pratiques. La ville de Mulhouse s’est
ainsi engagée en faisant preuve d’une politique volontariste en matière de santé et en choisissant de soutenir
politiquement le CLSM qui est aujourd’hui présidé par le maire.
En effet, la santé a toujours été au cœur des préoccupations de la ville de Mulhouse qui a adhéré en 1991 au réseau
français des villes­santé de l’Organisation Mondiale de la Santé qui définit la santé dans sa dimension globale
comme étant « un état de complet bien­être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de
maladie ou d'infirmité »16. A travers ce choix, la ville affirme depuis des années son souci de ne pas envisager la
santé que sous le seul angle médical, mais en prenant en compte les facteurs sociaux et environnementaux dans
lesquels évoluent les individus. Cette approche innovante favorise une plus grande connaissance du territoire
dans la proximité, une meilleure appréhension des problématiques sociales et de santé ainsi qu’une connaissance
plus fine des publics. Ces orientations se déclinent au sein de l’Atelier Santé Ville17 dont un des axes prioritaires
est l’amélioration de la prise en compte du mal­être psychique dans les quartiers défavorisés. En effet, le champ
psychiatrique est marqué de représentations sociales défavorables pouvant nuire à l’accès aux soins. Ces repré­
sentations sont partagées par le public et les professionnels. De ce fait, les personnes porteuses de ces troubles
restent isolées et ne rencontrent les professionnels que trop tardivement. Le mal­être qui touche ces personnes
peut alors s’installer et prendre des formes pathologiques. Aussi, il est important de dé­stigmatiser la psychiatrie
et de rendre plus accessibles les lieux d’écoute et d’orientation, en particulier dans les quartiers prioritaires.
Consciente qu’une réponse uniquement sanitaire est insuffisante face aux effets de la maladie mentale, source
d’exclusion sociale, la ville de Mulhouse pilote au travers de son ASV le groupe de travail « Formation et échanges
de pratiques » dans le cadre du CLSM. Il a pour objectif de renforcer les compétences des professionnels, leur
permettre d’échanger et de partager leurs pratiques professionnelles dans le champ de la santé mentale.
Il s’agit d’une instance de réflexion qui œuvre pour une meilleure articulation entre différents champs discipli­
naires, afin d’appréhender la santé mentale de manière globale et transversale pour mieux répondre aux besoins
des personnes concernées. Les différents acteurs inscrits dans ce groupe de travail poursuivent plusieurs objectifs,
permettant dans un premier temps, par le biais de la formation, de créer une culture commune visant à décloi­
sonner les secteurs des champs sanitaire, social et médico­social. Ensuite, ce groupe de travail s’engage sur le
territoire mulhousien à développer un pôle de compétences permettant de proposer des outils aux professionnels
pour mieux accompagner le public. Enfin, il s’agit également d’initier des approches innovantes dans le but d’améliorer
les pratiques professionnelles.
16
17
http://www.who.int/topics/mental_health/fr/ Organisation Mondiale de la Santé
Les Ateliers Santé Ville (ASV) ont été crées par le Comité Interministériel des Villes du 14 décembre 1999 venu préciser les orientations
de la Politique de la Ville en matière de santé. Avec les ASV, l’Etat vient affirmer l’importance de la santé en tant que facteur d’autonomie
et d’intégration sociale, la santé étant posée là comme un élément indispensable à l’exercice de la citoyenneté.
35
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Cette dynamique de concertation initiée à Mulhouse au sein de ce groupe de travail du CLSM se développe de
façon décloisonnée entre acteurs du secteur social, médico­social, sanitaire au vu de la diversité des acteurs qui
y participent : des praticiens hospitaliers, des psychologues, des infirmiers, la psychiatrie libérale, des travailleurs
sociaux et enfin des représentants de la formation en travail social. L’ensemble de ces acteurs a défini quatre
axes de travail, s’articulant autour de la formation, de l’analyse de la pratique, d’un état des lieux des ressources
sur le territoire et enfin de la communication. En ce qui concerne les actions menées, une première collaboration
avec le champ de la formation en travail social a donné lieu à deux études menées par des étudiants de l’ISSM18.
La première de type monographique, a permis d’identifier des freins existants dans le travail en partenariat, ce
qui nous a amené aujourd’hui à travailler autour du développement d’une culture commune entre les profes­
sionnels des champs sanitaires et sociaux. La seconde recherche s’est construite autour de la promotion des lieux
d’échanges sur les pratiques professionnelles et les besoins en formations sur la question de la souffrance psy­
chique dans le but d’améliorer la prise en charge des publics. L’innovation sociale en termes de pratiques pro­
fessionnelles est un enjeu fort conduisant le groupe de travail à vouloir proposer des réponses innovantes aux
problématiques rencontrées par les publics. C’est ainsi qu’un partenariat s’est créée avec un centre de recherche
québécois le CREMIS19, qui développe des pratiques alternatives autour de la santé mentale et de l’itinérance.
Une table­ronde20 organisée à destination d’acteurs locaux a proposé des regards croisés sur l’approche positive
de la santé mentale à partir d’expériences innovantes telles que « l'impact du projet Chez­soi/Logement d'abord
à Montréal et le sentiment d'exister », la formation des « pairs médiateurs en santé » en France et la dynamique
de recherche permettant le partage des savoirs et la documentation des pratiques entre professionnels, cher­
cheurs et publics. Un cycle de formation sera également mis en œuvre dès le 1er trimestre 2015 sous forme de
conférence et ciné­débat. Selon l’ADES21, le cinéma peut jouer un rôle éducatif, non pas en ce qu'il proposerait
de bons "modèles" de comportements (ou d'en stigmatiser de "mauvais"), mais dans la mesure où, étant objet
d'échange et de communication, il permet d'ouvrir un espace de dialogue démocratique. S’appuyer sur le cinéma
comme outil de médiation de la fiction « à travers notamment les personnages mis en scène) permet d’amener
les participants à prendre une distance réflexive par rapport à leurs propres représentations, attitudes et com­
portements car : le cinéma nous émeut, nous donne à penser, nous offre un point de vue sur le monde, traduit
une expérience humaine qui nous fascine ou nous révolte, et permet donc d'ouvrir un dialogue avec d'autres spec­
tateurs, d'échanger avec eux impressions, sentiments ou réflexions ». 22
Pour l’ADES, la fiction cinématographique met en jeu les représentations de l'être humain dans toutes ses com­
posantes et questionne notamment nos définitions de la santé, de la normalité, de la différence, du bien­être
(ou du mal­être), du désir et du plaisir et plus largement des valeurs de vie qui sont les nôtres. A l’issue de ces
actions, l’objectif est de créer une instance de travail sur la praxis réflexive dans une dynamique de recherche
et d’action qui pourra proposer des solutions innovantes aux situations complexes que rencontrent les profes­
sionnels. Cela amènera le groupe « Formation et échanges de pratiques » du CLSM à se positionner comme
centre de ressource sur le territoire mulhousien, afin de faire évoluer les pratiques professionnelles et passer
d’un espace de concertation à un espace de co­construction de savoirs collectifs favorisant leur égalité.
IV/ Les questionnements et perspectives qui émergent…
Alors que la psychiatrie subit des changements et une réorganisation profonde dans un contexte marqué par
une prédominance des arguments économiques et la raréfaction des moyens financiers et humains, elle annonce
publiquement qu’elle « n’hébergera plus ses patients ». Elle renonce ainsi, comme l’Hôpital en général, à son
hospitalité de départ. Ces transformations irréversibles impliquent comme jamais que les professionnels du
champ social soient amenés à assurer l’essentiel du temps et de l’accompagnement des usagers potentiels de la
18
Institut Supérieur Social de Mulhouse
Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté ­ www.cremis.ca
20
Sont intervenus à cette table­ronde : Christopher Mc All, directeur du département de sociologie à l’Université de Montréal, Directeur
scientifique du Centre affilié universitaire au Centre de santé et de services sociaux Jeanne­Mance et du CREMIS ; Laurent Konopinski,
Directeur Général association APPUIS, Chantal Mazaeff, Directrice adjointe de l’ISSM.
21
Association Départementale d’Education pour la Santé
22
http://www.adesdurhone.fr/ ­ ADES du Rhône
19
36
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psychiatrie, y compris en termes d’hébergements voire de logement social. Cette réalité implique urgemment
une réflexion sur la constitution d’une culture générale et d’un langage commun dans le champ du travail social
pour favoriser l’émergence de pratiques nouvelles spécifiques aux travailleurs sociaux, non pas tant en substitution
de la psychiatrie mais plutôt en promotion de la santé mentale. L’idée n’est­elle pas d’arriver à une co­construction
de ces nouveaux savoirs et les innovations sociales qui les accompagnent ? Innovations favorables à un continuum
santé – social dans la manière de proposer la rencontre aux personnes qui souffrent de troubles psychiatriques ?
Face à ces nouvelles réalités, il est urgent de modifier les postures professionnelles afin de privilégier celle de
« facilitateur » qui renforcera l’« autonomie » de l’usager moins « contenu » par l’institutionnel. Cette posture
nécessite d’avoir intégré la possibilité de partager, avec le public accompagné, une bonne partie de son savoir
dans l’objectif de lui donner un maximum de « pouvoir d’agir » : les anglo­saxons nomment ce processus l’ « em­
powerment ». Le professionnel ne peut entrer dans cette posture que s’il est prêt à partager son savoir c’est­à­
dire son pouvoir avec l’usager.
La Commission européenne et l’OMS23 se sont intéressées à cette dimension de « l’empouvoirement », en lien
avec le développement de la bonne santé mentale. Elles en proposent une définition et relèvent à cette occasion
la question du partage du pouvoir avec l’usager : « l’empowerment fait référence au niveau de choix, de décision,
d’influence et de contrôle que les usagers des services de santé mentale peuvent exercer sur les événements de
leur vie. (…) La clé de l’empowerment se trouve dans la transformation des rapports de force et des relations de
pouvoir entre les individus, les groupes, les services et les gouvernements »24.
Pour atteindre ce résultat nous pensons que les organisations qui forment puis salarient les professionnels des
champs de la santé et du social se doivent de leur faire vivre préalablement une expérience similaire en acceptant
d’organiser le partage et la rencontre des savoirs dans un processus non seulement de reconnaissance mais aussi
d’interconnaissance mutuelle. L’empouvoirement des professionnels, source d’autonomie et de responsabilisation
des acteurs, est surement un des meilleurs chemins à emprunter pour obtenir d’eux une posture similaire au
bénéfice des publics accompagnés dans les dispositifs sanitaires et/ou sociaux.
Dans ce registre d’idée, la psychiatrie est­elle aujourd’hui prête à partager véritablement son savoir avec les acteurs
du champ social ? Et, en même temps, le champ de la santé mentale ne doit­il pas se laisser féconder par les savoirs
du social ? Il devient impératif de transformer son rapport au savoir, de dépasser les enjeux de pouvoirs et de
pré­carré, pour aboutir à construire un référentiel commun. Dans la ligne de ces constats, la souffrance psychique
voire psychiatrique et la souffrance sociale sont intrinsèquement liées : qui écoute la souffrance psychique entend
la souffrance sociale et réciproquement. Ces aspects ont été soulignés abondamment par les équipes de Jean
FURSTOS à Lyon25 au travers du concept de clinique « psychosociale ». En 2000, Jean FURSTOS écrit : « C’est pour­
quoi l’évidence muette doit parfois être parlée avec force : il n’y a pas de clinique hors contexte social; l’institution
soignante évolue avec lui comme les formes cliniques, les modalités d’accès aux soins et le soin lui­même. Lorsque
le contexte social change, le travail clinique change, ou alors il devient tout simplement inadéquat, il tourne à
vide »26.
La construction de ce référentiel commun santé­social doit soutenir l’émergence de pratiques nouvelles spéci­
fiques aux différents acteurs. Pour les acteurs sociaux, il ne s’agit pas tant de se substituer à la psychiatrie que
d’apprendre à penser et à agir en termes de promotion de la santé mentale.
Au regard des enjeux de pouvoir et de centralisme institutionnel que nous avons pointés précédemment, quels
peuvent être aujourd’hui les espaces « transitionnels » adéquats pour arriver à une telle transformation ?
Le CLSM peut devenir un des espaces privilégiés d’élaboration conjointe de cette nouvelle approche qui consiste
à laisser dialoguer les savoirs entre eux. Nous ne sommes ni en psychiatrie, ni dans les institutions du travail
social. Cet espace intermédiaire, porté par la ville, favorise la rencontre des champs et organise, dans la trans­
23
Daumerie N., L’empowerment en santé mentale : recommandations, définitions, indicateurs et exemples de bonnes pratiques, La santé de
l’homme, n°413, Mai­Juin 2011, p.8­10
24
Ibid., p.9
25
Observatoire Nationale des Pratiques en Santé Mentale et Précarité – Observatoire Régional Rhône­Alpes sur la Souffrance Psychique en rapport
avec l’Exclusion, [Visite le 10/11/14], disponible sur Internet : http://www.orspere.fr/presentation­de­l­onsmp­orspere­1/
26
Furtos J., Epistémologie de la clinique psychosociale (la scène sociale et la place des psy), in Pratiques en santé mentale, n°1, 2000.
37
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versalité, une autre façon d’envisager le travail conjoint, sans principe de hiérarchisation des approches. C’est
aussi un lieu dans lequel il est possible de chercher à renforcer les connaissances, les compétences relationnelles
et l’estime de soi des professionnels et/ou des usagers afin de faire émerger leurs savoirs expérientiels27 acquis
dans leurs pratiques et/ou expériences et modes de vie. Le portage par la ville de Mulhouse est un atout aux
confluents du sanitaire, du social, de l’économique et du politique.
Cet espace semble privilégié pour amener les professionnels et/ou les usagers à questionner leurs propres parcours,
pratiques individuelles et collectives sous l’angle des savoirs expérientiels pour, au final, mieux les reconnaître
et en faire usage, y compris dans le sens de l’innovation sociale. L’animation du CLSM par la ville est essentielle
pour que les acteurs qui s’y retrouvent aient ainsi l’occasion de s’approprier les méthodologies et les outils qui
permettent un regard neuf sur le travail conjoint, riches en ressources effectives alors disponibles pour l’accom­
pagnement à la formalisation d’un projet d’action à la fois sanitaire et social.
Pour conclure, à l’issue de l’élaboration de cet article, force est de constater que les temps sont venus de penser
la rencontre avec l’usager des dispositifs sociaux et sanitaires comme un continuum qui interroge et remet en
question les cloisonnements et les conservatismes des différents champs.
L’ensemble de ce processus s’opère dans un contexte général de « désinstitutionalisation » qui fonde les bases
d’une nouvelle manière commune aux différents champs, d’envisager l’accompagnement des personnes : « le
hors les murs ». Ce nouvel espace ne peut se construire comme pratique que dans des espaces transitionnels
qui ne sont ni d’un champ ni de l’autre, mais qui ne sont pas dépourvus d’une dimension politique au sens du
projet qui fonde symboliquement et culturellement le vivre ensemble dans une société. Le CLSM tel qu’il est
porté à Mulhouse semble incarner un tel espace. Nous soulignons la haute valeur ajoutée « politique » du CLSM
qui facilite, organise et encourage une autre manière d’envisager le « faire société » et le « partage du pouvoir
d’agir », un projet politique et une politique de la connaissance et de l’action.
A l’intérieur de ce lieu, le pari est fait qu’une autre façon de travailler en transversalité entre partenaires du
champ social et partenaires de la santé dont la psychiatrie pourra conduire à renforcer le pouvoir d’agir des dif­
férents acteurs dont les travailleurs sociaux. En effet, de manière emblématique, l’action sociale doit aujourd’hui
viser à développer la capacité de ses professionnels à recevoir les usagers de la psychiatrie et à réduire les risques
de rupture des accompagnements. Les ruptures d’accompagnement sont souvent le fait d’une limite des outils
et pratiques constituées au profit des personnes accueillies.
Le défi qui se pose à nous est d’arriver à renverser le processus de stigmatisation des troubles mentaux y compris
de la souffrance psychique qui reste trop présente dans les représentations sociales et sociétales. Ainsi, la venue
de la psychiatrie dans les quartiers continue de véhiculer des représentations associées à ses activités tradition­
nelles et historiques telles que l'enfermement, la contrainte, les médicaments ou encore des représentations
fantasmées, comme des prises en charge à effet immédiat.
Dès lors, la déstigmatisation des pratiques psychiatriques reste un travail de longue haleine qui demande une
certaine stabilité des relations partenariales. L’un des défis du CLSM ne serait­il pas qu’il arrive à faire changer le
regard porté ?
Enfin, le CLSM de Mulhouse est un espace qui permet aujourd’hui d’envisager d’aller plus loin dans la mise en
évidence des pratiques innovantes en s’engageant dans des dynamiques de formation. La documentation des
pratiques, l’engagement dans des projets de recherche en s’appuyant sur les savoirs croisés (savoirs scientifiques,
universitaires et formateurs, savoirs des gestionnaires ou cadres, savoirs des praticiens, intervenants sociaux et
de santé et enfin les savoirs d’expérience des personnes vivant ces inégalités) participera du renforcement de
ces pratiques novatrices, de leur transférabilité et diffusion auprès des professionnels des champs sociaux, médico­
sociaux et sanitaires.
Au sein de cet espace se construisent des échanges, des convergences et accords, des compromis. Le sens y est
pluriel et se situe dans les équilibres entre les attentes des différents acteurs. Il s'agit d'un sens « situé », per­
mettant de comprendre pour agir et d'agir pour comprendre ou encore penser pour agir et agir pour penser. Au
cœur de cette dynamique, il s’agit de permettre à chaque professionnel de comprendre les questions que se posent les
27
Le savoir expérientiel pose le principe que les usagers sont les premiers experts de la situation qui les concerne. A ce titre, les expériences
réalisées, bonnes ou mauvaises, professionnelles ou de vie, outre les difficultés ou questions qu’elles posent, amènent aussi la constitution
de savoirs formalisables et transférables pour la gestion de nouvelles situations et la prévention de problèmes similaires.
38
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autres afin de créer une zone de partage. Elle s’appuie sur une double exigence et dynamique: une éthique de
la reconnaissance et de la discussion.
Bibliographie
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FORUM - N°143 - DOSSIER - JANVIER 2015
Regards croisés sur l'accompagnement
d'un sujet en demande d'asile
Isabelle Blasquez, Intervenante sociale au CADA Adoma du Carla­Bayle, en Ariège.
Mélody Sanchou­Verlinden, Psychologue clinicienne, toutes deux exerçant au CADA Adoma du Carla­Bayle, en Ariège.
Résumé : Les questions relatives à la migration et la demande d’asile font régulièrement l’actualité des scènes politique et sociale.
Les mois à venir verront aboutir une nouvelle réforme du droit d’asile français.
Pourtant, les enjeux individuels des personnes qui demandent protection à la France sont, sinon évincés du moins caricaturalement
repris par les différentes parties.
S’appuyant sur l’expérience quotidienne auprès de sujets en demande d’asile, cet article propose de tracer ce que peut être la trajec­
toire d’un sujet en demande d’asile et le contexte dans lequel s’effectue l’accompagnement social et psychologique en CADA.
I. Blasquez, intervenante sociale, témoigne de sa pratique de l’accompagnement de personnes migrantes, en perte de repères et en
souffrance psychique le temps de leur procédure de demande d’asile. Avec M. Sanchou­Verlinden, psychologue, elles présentent leur
élaboration des enjeux de tels accompagnements, tant du côté du Sujet lui­même que du côté du contexte social, politique dans
lequel leur travail s’inscrit.
Mots­clés : Demande d’asile, exil, traumas, interculturalité, accompagnement social, accompagnement psychologique.
Afin de les différencier des parties théoriques et rendre le propos plus clair nous avons volontairement présenté
les parties « cliniques » avec une tabulation légèrement décalée.
Introduction
En Centre d'Accueil pour Demandeurs d'Asile (CADA), sont accueillies des personnes migrantes, primo­arrivantes
en provenance de pays non répertoriés dans la liste des « Pays d'Origine Sûre » (POS) souhaitant obtenir une
Protection de l’État Français au titre des persécutions subies dans leur pays. Tous les demandeurs d'asile n'ob­
tiennent pas une place dans ce type de structure où ils restent en moyenne 18 mois. La procédure de demande
d’asile est actuellement en cours de réforme1, ce qui devrait aboutir notamment à une réduction du délai de
traitement des dossiers déposés auprès de l’OFPRA et devant la CNDA2.
Notre pratique professionnelle prend place dans l’accompagnement quotidien de personnes en demande d’asile
auprès de l’État français, soulevant des problématiques évidentes d'ordre social, psychologique et éthique. Nous
souhaitons ici mettre plus particulièrement en lumière la délicate articulation entre social et santé psychique en
retraçant le parcours d’un sujet en demande d’asile, aujourd’hui, en France.
Pour cela, nous parlerons de son arrivée en France et la procédure de demande d’asile : son « Aujourd’hui », et
le nôtre. Et nous aborderons ce que peut être son « Demain » dans le contexte sociétal du moment, en illustrant
par quelques exemples des rencontres que nous faisons dans le cadre du « suivi social » de demandeurs d'asile.
Il est nécessaire de garder à l'esprit que ces entretiens ont pour arrière plan la procédure de demande d'asile. Il
est dans ce contexte parfois difficile de savoir ce qui est vrai de ce qui ne l'est pas tant l'enjeu de la demande
d'asile est important, complexe et peu naturel. De plus, au cours de nos entretiens, obtenir « la vérité » n'est pas
notre objectif. Ce qui compte, c'est que la personne soit informée de ses droits et des attentes liés à cette procédure
afin que nous la préparions à pouvoir défendre ses intérêts au mieux. Ce qui relève de son histoire lui appartient.
Elle n'en livre que ce qu'elle est en mesure de nous livrer et s'arrange, comme elle le peut, avec sa vérité. La
souffrance psychique commence là, aussi simplement.
Ainsi le sujet résidant en CADA est pris dans de nombreuses problématiques qui rendent complexe l’accompa­
1
2
Cf. Le dossier complet à ce sujet paru dans les Actualités Sociales Hebdomadaires du 29 août 2014, n°2872, pages 57­69
OFPRA : Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides
CNDA : Cours Nationale du Droit d’Asile
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FORUM - N°143 - DOSSIER - JANVIER 2015
gnement de sa situation, à la croisée du politique, du juridique, du social, du psychique et du médical. La souf­
france traverse, voire imprègne, chacun de ces domaines.
La procédure de demande d’asile et son ombre, l’attente, sont susceptibles de réactiver et alimenter le vécu douloureux
de l’exil et des événements qui l’ont précédé. Nous accompagnons des personnes qui sont pour ainsi dire ‘’coincées’’
entre le territoire fui et le territoire présent, le temps passé et le temps futur. Ces trajectoires de vie chaotiques
soulèvent à divers endroits des questions sociétales et politiques sans cesse d’actualité.
Au CADA du Carla­Bayle, les professionnels s’attachent à nouer une réflexion clinique autour des questions relatives
à l’exil, la procédure de demande d’asile et leurs effets psychiques. Pour cela, un travail étroit est initié entre les
intervenants sociaux, une psychologue et les professionnels du réseau social et sanitaire.
D’hier à Aujourd’hui
Tout individu naît et vit sur une terre marquée par une Histoire, des codes sociaux, culturels, religieux... Il s’inscrit
corporellement dans un espace et une temporalité qui deviennent ses coordonnées d’orientation fondamentales.
Prenons le cas de Mme X. Née en 1988, elle a grandi dans un pays riche de l'Afrique de l'ouest. Elle est
issue d'une famille modeste, rurale et polygame. Son père est animiste, il pratique le vaudou, sa mère est
chrétienne. Elle est la 7ème fille de la fratrie et sa mère est la première épouse de son père, qui en aura
ensuite deux autres. Traditionnellement dans ce pays, la femme et donc la petite fille, sont soumises à une
place subalterne, à des codes culturels dominés par le pouvoir du père. Violences physiques (y compris
sexuelles), psychologiques, mutilations génitales, mariages arrangés et forcés sont l'ordinaire de la vie et
de l'éducation des femmes. Ce que nous appelons « traumatismes » ponctuent leur évolution et Mme X
n'y échappe pas.
À l'âge de 15 ans, elle subit une première expérience d'exil : elle fuit un mariage arrangé par son père, qui
s'annonce sordide, refusant ainsi malgré elle l'inexorable de sa condition de femme toujours soumise. Elle
brise par cet acte d'opposition tous ses liens familiaux, sans retour possible.
Des années après, alors qu'elle s'est reconstruite, qu'elle s'est mariée et a eu un premier enfant, en raison
de sa religion chrétienne, et parce qu'ils vivent dans une région où un groupe sectaire musulman sévit, son
mari est tué, son église incendiée, ses repères et ses projets sont anéantis. Elle décide à nouveau de fuir,
mais cette fois en quittant ce pays dans lequel elle se sent rejetée et en danger où qu'elle aille.
Au moment de l’exil, le sujet fuit sa patrie (symbole paternel) et sa terre­mère (symbole maternel). La rupture
avec la terre d’origine suppose la rupture avec le groupe social d’appartenance. En quittant ses pairs/pères, le
sujet en exil s’ampute de son essence et des dimensions symboliques fondatrices de son identité (sa langue, sa
religion3 ...etc.).
Lorsque les ruptures se succèdent, le sujet exilé peut alors être totalement « délié » culturellement et identitairement.
Les déplacements géographiques successifs, avec la traversée d’espaces économiques, politiques, langagiers,
culturels « autres » potentialisent cette perte de soi. L’expérience de l’exil est une traversée d’altérités et une ex­
périence d’exogamie4 impliquant de n’être plus arrimé à rien et devenir soi­même étranger pour les autres.
Mme X arrive en France plus de 6 mois après son départ. Elle a accouché de son deuxième enfant au cours
de son périple au Maroc. Elle ne raconte que peu de chose de son voyage car elle dit avoir eu souvent très
peur de mourir, notamment pendant la dure traversée du désert. Elle évoque également le racisme des
marocains à l'égard des africains et l'infinie longueur de ce voyage. Un sentiment de culpabilité est évident.
Il est relié à ses enfants auxquels elle a fait subir des moments sordides, alors qu'elle leur destinait une en­
fance autrement plus heureuse que la sienne.
3
4
SAYAD A., [2006], L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, Éditions Raisons d’agir, Paris, pages 52­53
KAËS R., « Différence culturelle, souffrance de la langue et travail du préconscient dans deux dispositifs de groupe » in Différence culturelle
et souffrances de l’identité, Dunod, Paris, 2005, pp 45­87, page 46
41
FORUM - N°143 - DOSSIER - JANVIER 2015
Rencontre avec la France
C’est un sujet qui échoue sur notre terre, désorienté dans le temps et l’espace (depuis quand suis­je parti ? où
suis­je ? quelle heure est­il ? où aller ?) et non préparé aux démarches qu’il va devoir accomplir. À tâtons, il parvient à
suivre les méandres de notre système administratif et vit au jour le jour. La communauté déjà installée peut être
un recours pour trouver quelques repères mais sa situation est marquée dès son arrivée par les précarités : sociale,
administrative, culturelle, langagière... Comment dire quand on n’a ni les mots ni les codes du pays ?
À son arrivée au CADA, et après les quelques jours consacrés à l'installation et au repérage des lieux et des
personnes, il a été proposé à cette femme de scolariser sa fille aînée. Mme X ne pouvait pas se séparer de
l'enfant d'abord parce qu'elle avait besoin de prendre le temps de se retrouver, de nous connaître pour
accepter de nous faire confiance et parce que la séparation était réellement angoissante. Elle avait survécu
à cet enfer qu'a été son parcours d'exil pour sauver ses enfants, il lui fallait du temps pour mettre un peu
d'espace dans cette fusion.
Paradoxalement, nos premières sensations, à nous travailleurs sociaux certes ouverts et habitués à accueillir
toutes sortes de souffrances et de réactions, mais pour autant bien ancrés dans notre culture française,
ont été que cette dame « lâchait » ses enfants... quelque chose de la relation mère­enfants nous questionnait.
Les petites sortaient souvent de la maison nues, criaient, pleuraient. L'aînée pouvait uriner devant la porte
d'entrée et leur mère ne nous semblait pas toujours présente, consciente de l'inadaptation de la situation
voire sans réaction... de notre point de vue. Personnellement, dans mes entretiens avec cette jeune femme,
je ressentais une attitude défensive et déprimée.
À l'arrivée sur la terre d’immigration, une phase de nostalgie s'amorce qui condense à la fois la perte et le deuil
des objets. L’exil est une déchirure affective qui peut générer un attachement encore plus puissant au territoire
d’origine5, comme un mécanisme de défense contre la peur d’effondrement, de perte de soi­même. Alors, les
mécanismes et prescriptions culturels constitutifs de son être au monde, rassurants et lui permettant de voir le
monde avec certaines coordonnées, sont toujours à l’œuvre. Maintenir son ordre social et identitaire est un
moyen de rester fidèle à ses origines et mettre à distance une « assimilation » qui ferait craindre de se perdre
totalement.
Avec Mme X, nous avons rapidement eu à résoudre un problème lié à un conflit de cohabitation inhérent
à la vie en collectivité. Celui­ci trouvait sa source dans le racisme indéniable de sa voisine, une jeune femme
en grande difficulté sur le plan psychologique, ayant déjà eu des attitudes de la sorte avec d'autres rési­
dents. Toutefois d'autres résidents, auxquels on ne pouvait pas prêter les mêmes préjugés, se plaignaient
également d'écarts entre leur conception de l'hygiène et celle de Mme X, ainsi que de dégradations de la
part des enfants.
Nous avons nous aussi pu constater les premiers mois un désordre certain et des odeurs désagréables dans
la chambre de cette dame qui y passait beaucoup de temps enfermée avec ses filles et se mêlait peu aux
autres résidents, y compris aux femmes africaines. Enfin, Mme X parlait anglais ce qui facilite les échanges
avec les intervenants sociaux mais a comme effet pervers que la personne met plus de temps à se mettre
au français puisqu'elle arrive bon­an mal­an à se faire comprendre. Et Mme X mettra effectivement beau­
coup plus de temps que ce que nous constatons habituellement chez les personnes originaires d'Afrique,
à accepter de faire l'effort de se mettre au français pour des échanges simples.
Aussi, le sujet exilé entretient fondamentalement un rapport ambivalent à la terre qui le voit s’échouer. Il s’agit
à la fois d’un lieu salvateur qui lui laisse espérer un nouveau départ, une vie plus apaisée et sécure et en même
temps un lieu vécu comme rejetant et mortifiant. Nous entendons qu’il y a de ça du côté de Madame X au moment
où elle arrive au CADA. Son attitude agressive trahit sa manière de se protéger contre un environnement qu’elle
vit comme intrusif au point de ne vouloir ni scolariser sa fille aînée (ce qui signifierait s’ouvrir et que celle­ci
s’ouvre vers l’extérieur, pouvant générer la peur de la perdre) ni apprendre le français (le faire sien et l’introjecter).
5
Ibid., page 144
42
FORUM - N°143 - DOSSIER - JANVIER 2015
Nous pourrions dire que tout individu ne quitte pas son environnement pour s’agréger à un autre système sans
conséquences pour lui et sa famille. La vie quotidienne en France est un entre­deux douloureux et déstabilisant6
dont l’écho s’entend dans la procédure de demande d’asile.
Procédure(s) : après­coup et retour du refoulé chez le Sujet demandeur d’asile
La procédure de demande d’asile est le fil rouge de la vie des personnes que nous accompagnons et l’essence
des missions du CADA. L’hébergement en CADA suppose un accompagnement complexe pour les travailleurs sociaux.
Cet accompagnement associé à l’unité de lieux (hébergement, vie en cohabitation, vie quotidienne, entretiens
etc.) suppose une véritable vie institutionnelle. « L’Institution est une réalité sociale particulière autorisant les
échanges entre certains individus selon certaines lois. C’est un lieu "où les angoisses et les conflits intrapsychiques
et intersubjectifs pourront être actualisés, entendus et pensés."7»8 Cette actualisation peut être observée dans
la vie de cohabitation entre familles, entendue dans le « racisme ordinaire » ou la défiance entre communautés
mais aussi plus basiquement dans les différentes manières de s'inscrire dans la vie domestique. En cela, le CADA
est une Institution nécessairement « chargée » des histoires singulières et d’une vie collective créant les conditions de
l’avènement de phénomènes psychiques majorés par la procédure de demande d’asile elle­même. En cela, cette
démarche lie et conditionne en partie la relation entre l’exilé et les professionnels qui l’accompagneront.
Le temps de la démarche et de l’hébergement en CADA, le sujet en demande d’asile se trouve à la croisée du
droit (en France, patrie des Droits de l’Homme) et de la non­citoyenneté (privé de droits civiques et politiques9
et de sa liberté de déplacement). Territorialement, il se trouve hors de sa terre et sans terre d’accueil établie. De
même, les délais d’instruction de la procédure imposent une attente longue excluant le sujet d’un rapport à une
temporalité qui serait continue et un cadre pour la projection d’un avenir possible. Enfin, la procédure lui demande de
faire un retour sur lui­même et sa trajectoire (spatiale et temporelle) en revenant sur les événements qui l’ont
conduit à l’exil.
Des symptômes : sociaux, psychiques, somatiques... jusqu’à la (psycho)pathologie
Ainsi, lorsque nous nous mettons au travail sur son dossier d'asile, pour Mme X, la question de son corps
devient rapidement centrale, tant du point de vue de sa santé mais de façon plus importante autour des
stigmates de son histoire qui y sont inscrits.
Elle se plaint de maux de dos importants, d’essoufflements, elle est convaincue d'avoir un problème car­
diaque depuis sa petite enfance puisqu'elle a été « opérée » du cœur toute petite et garde notamment
des cicatrices importantes sur le côté gauche de la cage thoracique ainsi qu'une mal formation mammaire
qui lui donne une image très dégradée de son corps. Mme X demande à pouvoir faire des examens sérieux
pour savoir de quelle pathologie cardiaque elle souffre et comment se soigner. Rapidement, les examens
mettent en évidence qu'elle n'a pas de pathologie cardiaque particulière et qu'elle a certainement subi
une opération aux poumons... quant à la malformation mammaire, visible et évidente, aucune explication
ne peut lui être donnée, en revanche une reconstruction mammaire est préconisée. Devant ces explications,
Mme X est déconcertée, ne comprenant pas pourquoi sa mère lui aurait parlé d'une pathologie cardiaque
si c'était en fait pulmonaire, lui évitant voire interdisant tout effort soutenu, ce qui a été en parti à l'origine
de l'isolement et des moqueries subies tout au long de son enfance.
Ensuite et ce fût autrement plus grave, Mme X accepte de voir un gynécologue hospitalier afin de faire
établir un certificat attestant des mutilations sexuelles qu'elle a subies, pièce qui peut être importante pour
accréditer son discours lors de l'examen de sa demande d'asile. Or le Médecin, une femme, qui la reçoit
indique dès le départ qu'elle n'a jamais examiné de femme excisée et ne garantit pas de pouvoir faire un
certificat... Son verdict nous laisse sans voix : elle ne constate rien qui lui semble spécifique d'une excision.
6
7
8
9
SAYAD, op. cit., page 151 : « De même qu’il n’y a pas de présence en un lieu qui ne se paie d’absence, il n’y a pas d’insertion ou d’intégration
en ce lieu de présence qui ne se paie d’une dés­insertion ou dés­intégration par rapport à cet autre lieu, qui n’est plus que le lieu de l’absence
et le lieu de référence pour l’absent. »
KAËS R. (sous la direction de), [1987], L’institution et les institutions, Dunod, Paris, 2003, p VII
VERLINDEN M., [2007], Clinique du transfert en institution, Mémoire de M2 Psychologie Clinique et Pathologique, UBO, Brest, page 12
PESTRE E., op. cit., page 50
43
FORUM - N°143 - DOSSIER - JANVIER 2015
Mme X est sidérée, hésitant entre le rire et les larmes. Quant à moi j'échafaude des hypothèses qui expli­
queraient cette nouvelle donnée. Dans les jours qui suivent, Mme X me semble réellement effondrée, elle
vient me voir à plusieurs reprises pour évoquer ce sujet et exprime clairement combien cela vient remettre
tout ce qu'elle croyait savoir d'elle et même son appartenance culturelle à son clan. Il s’avérera plus tard,
suite à un deuxième examen, que l'excision était pourtant réelle. Mme X après des semaines d'hébétude,
pourra alors reprendre pied.
Le demandeur d’asile est marqué de manière profonde par les événements ayant précédé et précipité son exil.
Il est marqué par cette double fêlure : le trauma et l’exil font un trou dans son histoire. Le temps de la procédure
est alors un temps de vulnérabilité où se présentent des risques majeurs de réactualisation des événements passés
relatifs au parcours et à l'attente10. Les symptômes et souffrances psychologiques sont divers et singuliers. Ils
renvoient à la manière dont il s’est « débrouillé » avec son histoire... Durant le temps de l’accompagnement,
nous observons plusieurs manières d’inscrire cette souffrance, psychiquement et somatiquement11. Aussi, l’ac­
compagnement en CADA s’inscrit dans une perspective plus large que la seule procédure administrative.
La question du traumatisme et ses effets
En effet, les événements rapportés par les personnes que nous accompagnons sont à la croisée de l’histoire in­
dividuelle, de la culture et du politique et s’enracinent dans un contexte social et culturel depuis plusieurs géné­
rations. Il peut arriver que dans cette trajectoire se produise un événement particulier qui fasse traumatisme.
Le traumatisme psychique résulte en partie d’« un événement de la vie du sujet qui se définit par son intensité,
l’incapacité où se trouve le sujet d’y répondre adéquatement, le bouleversement et les effets pathogènes durables
qu’il provoque dans l’organisation psychique. »12 En d’autres termes, il s’agit d’un événement qui intervient par
« surprise » dans la vie du sujet. La non préparation suppose un effroi qui laisse le sujet sidéré, sans parole. Et
cet événement surcharge ses capacités à pouvoir y faire face13 : le « choc » ne peut pas être amorti par le sujet
et le blesse comme s'il perforait son appareil psychique (sa racine grecque signifie d’ailleurs « percer » et désigne
une blessure par effraction).
Les effets d’un événement peuvent surgir des années après, réactivés par un autre événement qui peut paraître
anodin. Si chaque sujet répond à sa manière aux événements vécus14, en filigrane sont également à l’œuvre les
tabous et les non­dits qui ont précédé et succédé aux événements mais aussi les paroles qui l'ont accompagnées,
comme celles que Madame X a intériorisées provenant de sa mère concernant la cicatrice thoracique et la mal­
formation qu'elle porte comme un poids.
Le sujet peut être hanté par l’événement qu’il répète15 psychiquement (dans les rêves traumatiques et dans la
vie éveillée) mais aussi dans son corps sous forme de somatisations diverses.
Ces symptômes sont présents au quotidien de notre travail auprès des personnes en demande d’asile16, et peuvent se
décupler lors de la rencontre avec la réalité de la procédure de demande d’asile.
C'est ce que l'on retrouve dans l’histoire de Madame X. L’excision dont elle a été victime alors qu’elle n’avait
qu’un an a laissé des traces corporelles que sa mémoire trace, peu ou pas. Nous avons entendu qu’il s’agit dans
sa communauté d’un acte somme toute normalisé et nous pouvons penser que le psychisme en a fait quelque
chose en refoulant les rituels, sensations, affects et douleurs qui ont eu lieu à un moment où les mots ne pouvaient
10
PESTRE E., op. cit., page 12
Des symptômes dépressifs, des troubles de l’adaptation (réaction psychique au stress des événements vécus et/ou de la trajectoire migratoire
elle­même) et des troubles anxieux. Plus largement, nous constatons tous des somatisations diverses (dont céphalées, douleurs abdominales
et rigidités musculaires et autres pathologies plus invalidantes et mettant en péril la santé physique de la personne) qui sont un moyen
d’exprimer sa souffrance autrement.
12
LAPLANCHE J., P PONTALIS J.­B., [1967], Vocabulaire de la psychanalyse, Puf, Paris, 2004, pages 499­500
13
RECHTMAN R., « Être victime: généalogie d'une condition clinique » in Évolutions psychiatriques 2002; 67; page 781
14
CAPOGNA­BARDET G. (sous la direction de), [2014], Clinique du trauma, Éditions Érès, Toulouse
15
L’angoisse a pour fonction de maîtriser l’excitation ressentie durant l’événement, à la place de l’angoisse qui aurait permis de préparer le
psychisme à l’effraction.
16
Dans le contact, au quotidien, nous pouvons observer une manière singulière d’être au monde : parfois détaché, sans affect (y compris
lors du récit des événements à l’origine de son exil, clivage), mais parfois aussi exubérant voire théâtral (histrionique), excité (hypomane),
comme éclaté, passant du coq­à­l’âne (psychotique).
11
44
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symboliser une telle effraction corporelle. Des années après, alors qu’elle donne à voir ses mutilations le déni de
cette réalité par une femme­médecin devient un événement traumatique en lui­même, comme s’il révélait le
premier événement. Alors qu’elle n’avait pas accès à la parole dans sa famille, Madame X s’effondre quand sa
parole n’est pas entendue à sa juste valeur hors de sa communauté.
La procédure et ses paradoxes
Après des événements ayant fait effraction, le refoulement et le clivage permettent au sujet de se protéger en
faisant coexister une vie du quotidien et la vie antérieure où le psychisme et le corps ont été maltraités et en­
dommagés. Cette séparation, que l’on peut se représenter comme une digue, permet que l’océan n’empiète plus
sur les constructions endommagées pendant les précédentes tempêtes que le sujet essaie de stabiliser en bri­
colant des aménagements plus ou moins stables avec ce qu'il a sous la main (les ressources du moment, soutiens,
dispositifs sociaux et politiques d'aide) et dans sa boite à outils (les « fondations psychiques », assises narcissiques,
relations stables et sécures avec des figures parentales etc…).
Durant la procédure, les moments de mise en récit des événements qui ont conduit à l’exil et à la demande d’asile
sont éprouvants. Il s’agit de relater à un représentant de l’État français17, par le détail (contextualiser, situer dans
le temps, l’espace et « prouver »), l’ensemble des événements qui ont conduit à devoir quitter une terre et demander
la protection d’une autre. La remémoration psychique devient un absolu18 mais aussi dans le fait de montrer son
corps souffrant qui devient une remémoration corporelle. Mais comment se remémorer des événements « im­
mémorables »19 sous l'injonction d'un autre? Parler n’est pas forcément bénéfique, surtout lorsque cette parole
répond à une injonction administrative20. Là émerge un paradoxe : si le demandeur d’asile dit « tout » (s'il le
peut) il se met lui­même en danger sur le plan psychique et, s’il maintient des zones d’ombres (douloureuses), il
se met en danger sur le plan vital en risquant d’être débouté. Or, il reste assujetti à une procédure et une décision
qui dépend entièrement de l’État.
L’équation paraît être réduite à : l’État « croit­il » à son récit et dans ce cas lui laisse la vie sauve (en lui attribuant
une protection) ou, au contraire, l’État n’y croit pas et lui refuse toute protection/tout asile, et dans le cas l’expose
au danger d’un retour au pays. Paradoxalement, alors qu’il est en sécurité physique, le demandeur d’asile se
trouve toujours soumis à l’arbitraire de la vie sauve ou de la mort, analogon du vécu antérieur à l’exil.
Le sujet en demande d’asile vit donc dans une insécurité de chaque instant, flottant au milieu de signifiants aux­
quels il ne peut s'accrocher.
L’accompagnement social au CADA autorise d’aménager avec les professionnels des liens relationnels teintés. Le
travailleur social a pour fonction de permettre à la personne d’accomplir les démarches nécessaires pour sa pro­
cédure mais également toutes les démarches administratives, relatives à sa santé, la scolarité des enfants. Il vise
à l’autonomie de la personne et son inscription dans le temps et l’espace présents. Nous pourrions dire qu’en
étant imbibé par la culture et le fonctionnement de notre pays, il favorise la compréhension de l’environnement
pour le sujet en le lui présentant de manière adaptée au quotidien. Nous avons également compris qu'il s'agit
d'une véritable rencontre entre deux cultures, où le travailleur social doit également entendre la personne qui a
toujours vécu et appréhendé son environnement d'une autre manière.
Ainsi, dans le cas de Mme X, une fois que les étapes liées à son recours furent passées, avec tout le stress
généré par l'importance de tenir les délais, Mme X s'est enfin un peu ouverte. Elle s'est rapprochée des
autres femmes africaines et s'est montrée plus souriante. Nous avons pu travailler sur la question de sa re­
lation avec ses filles et évoquer les écarts que nous constations entre ce que l'on attend en terme éducatif
en France et ses attitudes maternelles. Cet échange fut d'ailleurs passionnant car il était question de nos
codes culturels respectifs et du regard que chacune posait sur les représentations maternelles de l'autre.
17
Représentant de l’État français dont la fonction est d’enquêter sur la véracité du récit de la personne en demande d’asile, paradoxalement
dénommé « Officier de Protection ».
18
PESTRE E., op. cit., page 12
19
PESTRE E., op. cit., page 18
20
Même si le demandeur d’asile se soumet à cette injonction, le psychique est à l’œuvre et les récits sont marqués par le traumatisme : au
niveau de la mémoire, (reconstructions mnésiques, oublis/refoulement et amnésies) ; au niveau du récit lui­même (incohérences, des
récits « clivés », des coq­à­l’âne) voire lors que l’audience un récit totalement désaffecté qui laisse planer le doute, dû au décalage entre
la violence des propos et l’aspect « détaché » du sujet qui le porte.
45
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Elle s'est beaucoup moquée de nos conceptions éducatives mais a finalement accepté de rencontrer la
puéricultrice de la PMI sur cette base.
Tout professionnel du soin (du « prendre soin » et de manière élargie : du « souci de l’autre ») peut incarner une
fonction maternelle (et paternelle) dans le sens où il se pré­occupe de la personne qu’il accompagne au quotidien.
Entre deux mondes, le travailleur social (et tout professionnel mis à cette place par le sujet en demande d’asile
et réciproquement) est, le temps de 18, 24 mois, la figure parentale sécurisante et cadrante qui accompagne
vers l’indépendance. Ce lien doit permettre de s’engager dans le transfert pour que le sujet en demande d’asile
puisse s’appuyer sur cette relation pour se lier à l’autre, créer les conditions d’un sentiment de « sécurité » (de
baisse de tension) et rendre possible les conditions d’une mise en récit de son histoire. Mais aussi inciter le sujet
en demande d’asile à s’ouvrir vers l’extérieur, investir d’autres objets et, à terme, aller vers une séparation qui ne
serait pas de l’abandon ni une déchirure, pour l'un ou pour l'autre.
Il s’agit d’un lien structurant dans lequel le sujet exilé se voit présentée la possibilité d’entretenir une relation
fiable à un « bon objet » et « grâce à des soins [...] suffisamment bons (good enough), d’édifier sa confiance en
un environnement favorable »21. Madame X a eu la possibilité de s’appuyer (même et surtout pendant les mo­
ments d’effondrement) sur la relation établie avec Isabelle. Et nous comprenons que des événements extérieurs
ont également eu une fonction structurante très importante (la reconnaissance certifiée des mutilations subies
notamment).
Le temps de passage au CADA est alors propice à devenir un « sas » où s’actualisent les problématiques intériorisées
par le sujet. Les professionnels (travailleurs sociaux, psychologue, médecin etc.) accompagnent cette transition
entre l’avant et l’après de la procédure en accordant de l’attention aux singularités du sujet. Nous mesurons combien
cette écoute en périphérie de la procédure (suivi médical, psychologique, accompagnement de la parentalité,...)
en se décalant de celle­ci, permet au sujet d’accéder à la part d’humanité qui lui était déniée avant son exil.
Le terme de la procédure : et demain ?
Au moment où la décision « tombe », le sujet (qui était) en demande d’asile peut s’effondrer. Les mécanismes
de survie attenants à la procédure elle­même lâchent. La décision de l’État, négative ou positive, suscite toujours
des réactions singulières. Lorsque la décision est négative, le message adressé au sujet est que son récit n’est
pas crédible ou que les événements qu’il a vécus n’entrent pas dans les critères d’accès à l’asile au titre du cadre
législatif de cette procédure. Cette décision à elle seule peut être vécue par celui qui demande protection comme
un déni de sa vérité et être re­traumatisante parce que, précisément, l’État français (représentant institutionnel
de la communauté des hommes) n’entend pas l’expérience traumatique et la réfute (qu’elle entre ou non dans
le « cadre »). Cette fin de non recevoir peut déclencher une aggravation de la souffrance psychique.
La décision négative signifie au sujet qu’il est exclu de l’espace politique. La France n’assure pas sa protection et
exige qu’il quitte son territoire. L’insécurité administrative avec l’irrégularité du séjour sur le territoire se réactive
et quelque chose peut alors se ré­enclencher du côté de la survie au jour le jour. La lutte continue. Nous constatons
parfois que la décision négative provoque un certain soulagement et le départ du CADA favorise le retour à une
sorte d’équilibre dans le déséquilibre. Typiquement, l’homme a de nouveau pour tâche d’assurer la protection
de son épouse et des enfants et subvenir à leurs besoins. La femme en revient à s’attacher aux besoins primaires
et assurer cette première barrière de protection pour les enfants. Ils re­deviennent des adultes autonomes et
responsables de leurs propres choix et destins. C’est d’ailleurs souvent après la sortie du CADA que les adultes
font des progrès importants en français et qu’ils parviennent le mieux à s’insérer. Peut­être est­ce encore du côté
de l'auto­conservation.
Qu’en est­il lorsque l’État accorde sa protection ?
Prenons la situation de Mme A pour illustration. Cette dame est hébergée au Cada avec son petit­fils depuis
8 mois lorsqu'elle reçoit enfin, après 2 mois d'attente, la décision de l'OFPRA. Ayant accompagné Mme A
dans l'écriture de son récit et la préparation de son entretien à l'OFPRA, il est évident que j'attends cette
décision, autant qu'elle.
21
WINNICOTT D.W., [1958], « La capacité d’être seul » in De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, Paris, 1969, pp 325­333, page 328
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Rien qu'à la couleur des papiers contenus dans l'enveloppe je sais : la réponse est positive. Mme A a obtenu
le papier tant attendu, une reconnaissance de son histoire, de sa souffrance, de la véracité de son récit...
la France lui offre l'asile. Après lecture, pour être bien sûre, nous nous congratulons dans nos langues res­
pectives (sans nous comprendre, tout en nous comprenant) savourant le plaisir de cette victoire trop rare
au Cada. Mais à partir de là, une autre histoire commence. Une page se tourne.
Dès le lendemain, profitant de la présence d'un interprète sur place pour évoquer avec elle cet après, j'explique
à Mme A les démarches à entreprendre et les délais dans lesquels nous devons trouver une solution la
plus adaptée possible pour elle et son petit fils, à savoir 3 mois renouvelables une fois pour quitter le Cada
contre un mois ferme en cas de réponse négative. Je lui propose d'évoquer avec son petit fils leurs projets,
lui précisant bien que nous ferons au mieux pour nous en rapprocher mais que la réalité nous contraindra
peut­être à une sortie dans des conditions différentes de son idéal.
Alors que j'ai l'impression d'annoncer dans l'ensemble de bonnes nouvelles et d'accompagner Mme A, que
je crois connaître assez bien, dans une phase particulièrement positive de sa vie, je me retrouve pourtant
face à quelqu'un qui s'effondre. Mme A, les larmes aux yeux, me reproche de vouloir l'abandonner, la mettre à
la porte sans tenir compte de ses difficultés. Elle conclut qu'elle ne veut pas quitter le Cada dans de mauvaises
conditions. Je sens entre elle et moi une incompréhension. Contre toute attente et aussi surprenant que
cela puisse être, une réponse positive amène un mal être qui semble souvent plus grand qu'une réponse
négative. Il est alors nécessaire de maintenir la personne dans la réalité, tout en la rassurant face à ce vide
qu'elle semble ressentir lié à la fin d'un combat pour sa survie et face à l'inconnu de l'après. Cette vulnérabilité à
un moment où forte de la décision de Protection Subsidiaire, je m'attends à voir Mme A plus positive que
jamais, me déstabilise malgré tout.
Nous remarquons que passée l’euphorie et/ou le soulagement, la décision positive d’accès à un statut implique
des réaménagements qui peuvent s’avérer déstabilisants pour le sujet lui­même. Blessé par les expériences vio­
lentes et traumatiques, le sujet peut douter de lui. Ce qu’il a vécu peut s’apparenter à un cauchemar fantasmé
pour lui­même comme pour celui qui entend ou lit le récit. Il s’agit, pour l’un et pour l’autre, de se protéger
contre des contenus trop effractants.
Lorsque l’État reconnaît la réalité des faits invoqués, le sujet reçoit en miroir que l’horreur a vraiment eu lieu et
qu’elle lui était adressée, qu’elle était suffisamment grave pour craindre qu’il soit toujours menacé et nécessiter
qu’il soit protégé. Il en devient une « victime » reconnue par une décision judiciaire. Cette validation peut faire
l’effet d’un choc, et ressentir de la honte d’avoir fui mais aussi de porter désormais sur ses documents d’état civil
cette étiquette qui laisse transparaître son passé. Le risque pour le sujet est de difficilement parvenir à affirmer
autre chose de son identité. Accéder à un statut suppose aussi une rupture définitive des liens avec son pays
alors que jusque­là tout était en suspens.
Le besoin de maintenir un attachement avec son histoire, son pays, sa famille se retrouve chez Mme A. En
effet, lors de l'entretien suivant, elle vient me faire connaître ses projets, qu'elle me présente comme étant
plutôt ceux de son petit fils « puisque c'est pour lui que je suis là, ce sont ses besoins qui me guident » dit­
elle. Ils souhaitent aller s'installer à Strasbourg, près de la Cour Européenne de Justice afin de maintenant
passer au combat suivant : faire libérer le père de l'adolescent (fils de Mme A) qui est emprisonné injuste­
ment depuis presque trois ans dans leur pays. Comme si leur projet ne pouvait se détacher de leur histoire
et devait y trouver un ancrage, une raison de rester en France. La culpabilité, que nous avons déjà évoquée,
est une nouvelle fois réactivée.
Il me faut de nouveau un long entretien pour amener Mme A à énoncer ses besoins, ses difficultés et ses
inquiétudes afin de revenir ensemble à l'élaboration d'un projet plus réaliste à la fois pour leur avenir et
plus réalisable techniquement parlant pour moi. Elle reconnaît être très angoissée par l'idée de déménager,
d'avoir à retrouver des repères. Son analphabétisme et sa méconnaissance du français sont de véritables
freins dans son quotidien ainsi que ses angoisses liées à l'éducation seule d'un adolescent fragilisé par son
histoire. Mme A réalise qu'un nouveau combat commence, celui de son intégration.
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La décision de l’État français, en autorisant le sujet à s’inscrire dans la cité, y circuler et y contribuer, valide aussi
que son exil est définitif et qu’il n’y aura pas de retour en arrière. Le réfugié peut aussi entrer dans une période
de deuil des objets qui ont participé à sa construction et ont jalonné son parcours. Désormais, le sujet réfugié
re­trouve un statut d’Homme responsable de son destin en possibilité de s’inscrire dans une nouvelle commu­
nauté. Alors qu’il était cantonné à rester dans une position passive, il doit désormais devenir actif et entreprendre
des démarches pour se construire une vie en France. C’est aussi à ce moment­là que le sujet réalise combien sa
trajectoire a été chaotique et instable. Ce moment est particulièrement propice au réaménagement des symptômes
psychiques vers un mieux­être mais peut aussi engager une période de profonde déstabilisation et aggravation.
Les affects de tous ordres émergent et s’adressent à l’entourage et aux professionnels qui l'accompagnent. La peur,
l’anxiété et parfois des angoisses peuvent décupler et envahir les premières démarches vers l’indépendance.
Alors que tant d’espoirs et de pensées magiques étaient suspendus à cette réponse, il s’avère que dans un premier
temps rien ne change voire même la réalité peut rencontrer brutalement les fantasmes et les réduire à néant ;
c’est ce que Madame A expérimente avec l’illusion d’une installation qui déroulerait selon son idéal. Les difficultés
avec la langue et l’incompréhension des codes (ne serait­ce qu’administratifs) peut aussi participer de cette
épreuve de réalité. Le sujet n’étant plus « l’objet » de l’administration, il peut se sentir vulnérable et isolé, peut­être
d’autant plus lorsqu’il a quitté le CADA et ses murs qui étaient jusque­là enfermants mais aussi, paradoxalement,
contenants.
Mais l’accès à un statut de protection est une possibilité donnée au sujet de se re­territorialiser et s’inscrire dans
un nouvel ordre symbolique et culturel. Une mise en ordre peut débuter, même si cela prendra du temps. Le
sujet réfugié peut s’inscrire dans un espace stable, une temporalité continue et enfin se projeter dans un avenir.
Conclusion
Nous comprenons que le temps de la procédure de demande d’asile, qui coïncide avec le temps d’hébergement
au CADA, est un temps de réorganisation de grande ampleur pour le sujet. La traversée de cette démarche juridique
fait nécessairement émerger chez le sujet en demande d’asile des pans entiers de son identité fondamentale :
culturelle, socio­familiale, psychique.
Les professionnels eux­mêmes sont traversés par des questions sociales, éthiques et politiques.
Dans le contexte social, économique et politique du moment, l’accueil de l’étranger suscite parfois de l’ambivalence
dans la population locale et nationale et chez les professionnels de l’accompagnement, entre crainte, sentiment
d’impuissance et volonté d’aide. Nos attitudes, nos postures sont diverses et reflètent nos propres ressentis et
contre­transferts à l’égard de cet Autre.
Parce qu’il est différent de soi, le sujet en exil est envisagé comme le négatif de soi. Des mécanismes projectifs
plus ou moins latents peuvent surgir du côté des mauvaises intentions qu’on lui attribue. Le risque de basculer
du côté de la crainte de l’autre est présent. Inversement, face à la fragilité et à sa plainte (quelle qu’elle soit),
nous pouvons aller du côté de la trop grande complaisance. Le risque peut aussi être celui de l’infantilisation22
de cet étranger que l’on croit fragile, vulnérable, de basse condition et éloigné de nos codes donc potentiellement
« inadapté ». Alors, sous prétexte de bonnes intentions (qui peuvent aussi faire écho à une forme de culpabilité
de notre part23) le risque est de tomber dans la surprotection.
En tant que professionnel nous pouvons favoriser les conditions d’une présentation adaptée de notre pays, de
ses codes et en prenant soin du sujet exilé. La posture professionnelle et ses attitudes se composent et s’adaptent
perpétuellement puisque nous travaillons avec de l’humain et que, justement, nous sommes nous­mêmes des
humains avec nos histoires singulières, notre langue, notre culture, notre héritage. Plus encore, en dépit de nos
parcours professionnels tous différents, travailler avec (ou auprès d’) un sujet suppose aussi d’être à l’écoute de
notre contre­transfert. Ce n’est pas simple d’être à l’écoute de ses sentiments et d’en dire quelque chose pour
les comprendre. Aussi, il nous semble pertinent de souligner le sens d’un travail d’élaboration où le social et le
psychique24 se questionnent et se répondent. Au CADA du Carla­Bayle, l’accompagnement quotidien s’inscrit
dans une telle mise en perspective, pour restituer à la trajectoire du sujet ses aspects signifiants et lui rendre
22
SAYAD, op. cit., pages 121­122
De ne pas l’accueillir dans de bonnes conditions, de ne pas accéder à sa demande administrative plus rapidement...
24
Et les autres aspects de l’accompagnement : médical, médico­social, sanitaire…
23
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possible l’accès à son autonomie psychique. La co­construction de ce sens, entre le sujet lui­même et ce qu’il est
prêt à transmettre, l’intervenant social, et le psychologue a des effets psychiques indéniables impactant positi­
vement toutes les autres démarches entreprises.
Pour finir, nous avons pu décrire comment nous articulons le travail social et une élaboration des enjeux de l’exil
et de la procédure de demande d’asile. Cette approche ne peut ignorer le contexte politique dans lequel elle
s’initie puisqu’elle est elle­même conditionnée pour partie (dans ses formes institutionnelle et administrative)
par l’État. Ainsi, l’une des préoccupations actuelles de l’État est par exemple d’œuvrer à une accélération des
procédures d'examen des demandes d'asile, ce qui ne peut qu'avoir des conséquences sur l'accompagnement
social que nous proposons dans ce temps que nous ne maîtrisons jamais et qui plus est, varie d'un dossier à l'autre.
Quels en seront les effets sur le sujet lui­même et nos pratiques professionnelles ?
À l’heure actuelle, il nous semble important de conserver cette possibilité de nous dégager des enjeux politiques
en faisant un pas de côté, pour accompagner le sujet dans son choix de vie. Une position éthique peut permettre de
s’appuyer sur son désir et d’y broder un accompagnement social et psychologique respectueux de sa singularité.
Bibliographie
ALTOUNIAN J., « Événements traumatiques et transmission psychique » La survivance. Traduire le trauma collectif,
Érès/Dialogue, 2005/2 ­ NO 168, pp 55 À 68, ISSN 0242­8962
CAPOGNA­BARDET G. (sous la direction de), [2014], Clinique du trauma, Éditions Érès, Toulouse
KAËS R. (sous la direction de), [1987], L’institution et les institutions, Dunod, Paris, 2003, p VII
KAËS R., [1989], Préface de Violence d’État et psychanalyse, Dunod, Paris
KAËS R. (sous la direction de), [1998], Différence culturelle et souffrances de l’identité, Dunod, Paris, 2005
PESTRE E., [2014], La vie psychique des réfugiés, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 2010
RECHTMAN R., « Être victime: généalogie d'une condition clinique » in Évolutions psychiatriques 2002, 67; pp
775­795
SAYAD A., [2006], L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, Éditions Raisons d’agir, Paris
LAPLANCHE J., PONTALIS J.­B., [1967], Vocabulaire de la psychanalyse, Puf, Paris, 2004
WINNICOTT D. W., [1958], De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, Paris, 1969
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La reconversion professionnelle subie :
un processus individuel
Marlène Dangoumau, Assistante de service social, Ingénieur social.
Résumé : Mon parcours professionnel et plus précisément mon expérience professionnelle d’Assistante de service social m’a permis
de rencontrer des personnes qui devaient changer de métier, de poste de travail du fait de la survenance d’une problématique de
santé. J’ai saisi l’opportunité de pouvoir réaliser un mémoire de recherche à dimension professionnelle, dans le cadre du DEIS, pour
travailler sur cette thématique. Mon hypothèse était la suivante : « La survenance d’un handicap implique pour le salarié une recon­
version professionnelle subie qui entraîne une redéfinition identitaire ». En se fondant sur l’analyse de 15 entretiens menés en Juillet
2013, le présent article s’attachera à vous présenter les résultats de cette recherche. L’analyse des résultats montre que le projet de
reconversion professionnelle dépend de la façon dont la personne se définit et de la façon dont les autres la définissent, mais également
des ressorts que la personne peut utiliser notamment en terme de capital social, son âge, son niveau d’études,… Avec la reconversion
professionnelle, la personne tente de conjuguer des éléments de son identité et des éléments nouveaux liés à la reconversion profes­
sionnelle. Mais elle montre également que l’accès aux dispositifs d’accompagnement à la reconversion professionnelle est difficile et
parfois mal adapté.
Mots clés : reconversion professionnelle, handicap, identité, dispositif.
Cet article se propose de faire part d’une recherche relative à la question de la reconversion professionnelle
subie c’est­à­dire faisant suite à la survenance d’une problématique de santé. Cette recherche a été réalisée dans
le cadre du Diplôme d’Etat en Ingénierie Sociale (D.E.I.S.) associé à un Master en sociologie, mention intervention
sociale et changement. Comme nous le verrons, la reconversion professionnelle subie est un processus qui dépasse le
champ professionnel et nécessite un accompagnement adapté et individualisé, tenant compte des arbitrages
que la personne doit faire en articulant les différents domaines de la vie et les différents éléments de son identité.
Quelques mots sur l’origine de la recherche
Le choix de mon objet de recherche trouve son origine dans mon expérience professionnelle d’Assistante de service
social et plus précisément dans les parcours d’insertion sociale et professionnelle des différents publics que j’ai
accompagnés : salariés menacés d’inaptitude à leur poste de travail, personnes victimes de lésions cérébrales,
personnes en situation de précarité et souffrant de pathologies chroniques graves, agents de la fonction publique
et salariés dans leurs difficultés personnelles et/ou professionnelles. C’est ainsi que j’ai rencontré des personnes
qui, face à la survenance d’une problématique de santé, devaient changer de métier, de poste de travail et dont
les situations administratives étaient diverses (ce qui se retrouve dans le public enquêté).
Face aux différences de parcours, de temps de construction et de mise en œuvre de la reconversion professionnelle,
je me questionnais sur ce qui faisait la différence entre les uns et les autres. Je m’interrogeais également sur la
façon dont les personnes envisageaient et vivaient cette injonction à changer de travail, de métier.
La question du processus de reconversion professionnelle subie est un réel enjeu de société et ce, à plusieurs
niveaux. Premièrement, parce que la valeur travail reste une valeur forte, que le travail prend toujours une place
importante dans la vie des individus et que c’est un des éléments par lequel les individus continuent de se définir
(par sa présence et donc le métier, ou par son absence et les statuts qui lui sont corrélés). Deuxièmement, sur
un plan numérique, l’Association de Gestion des Fonds pour l’Insertion des Personnes Handicapées (A.G.E.F.I.P.H.)
estime (en 2008) qu’un français sur 2 sera confronté à une situation de handicap, total ou partiel, provisoire ou
permanent, au cours de sa vie active. Avec l’idée que nous allons travailler de plus en plus vieux avec le risque
d’avoir des pathologies, pouvant influer sur notre capacité de travail.
Et ceci, dans un contexte où le monde du travail et le rôle du travailleur subissent de profondes transformations.
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Il est aujourd’hui question de mobilité, d’adaptabilité, avec une responsabilité portée par l’individu sur la gestion
de son parcours professionnel. Changer de métier fait aujourd’hui partie des parcours professionnels, mais qu’en
est­il des personnes qui sont contraintes de changer de métier, notamment les personnes rencontrant une pro­
blématique de santé les empêchant de poursuivre leur activité professionnelle ?
Après avoir explicité le choix de mon objet de recherche et la méthodologie d’enquête employée, je développerai
les résultats à partir de quatre thématiques : la notion de parcours discontinu, la complexité d’accès et de repérage
des dispositifs et acteurs accompagnant les reconversions professionnelles subies, les modalités de construction
du projet professionnel et la stratégie identitaire de rester soi­même. Avant de conclure, je proposerai des pistes
de réflexion en lien avec l’accompagnement des transitions que sont les reconversions professionnelles subies.
Du côté du cadre d’analyse
Mon travail de recherche s’appuie sur trois concepts: la reconversion professionnelle, l’identité et le handicap.
J’ai abordé le processus de reconversion professionnelle à partir du concept de transition. Je me suis notamment
appuyée sur les travaux de Raymond Dupuy et de sa définition de la transition « processus d’élaboration du chan­
gement, de sources externes et/ou internes, qui permettent à un individu dans un espace temps plus ou moins
long (phases que l’on retrouve tout au long du cycle de vie), de déployer des conduites actives de préservation
des identités de rôles qu’il valorise et/ou de se déplacer vers un nouvel équilibre identitaire et ce, en interaction
avec autrui »1. J’ai écarté le concept de rupture car il rompait avec l’idée de continuité de parcours professionnel.
La transition combinant, quant à elle, des éléments de continuité et des éléments de changement : continuité
dans le sens où l’individu ne va pas rompre complètement avec ce qu’il était jusqu’alors. Certains éléments de
son identité vont être préservés, et du fait des changements de place, de rôle, d’appartenance à de nouveaux
groupes, d’autres vont apparaître. Cela rejoint l’idée selon laquelle l’identité n’est pas construite une fois pour
toute mais qu’elle se reconstruit tout au long de la vie, au fur et à mesure des événements que l’individu vit et
traverse. La transition implique ainsi un nouveau regard sur le monde dans lequel l’individu articule des éléments
de son identité qu’il souhaite conserver et de nouveaux éléments. On le voit, les deux concepts sont liés, et
même imbriqués, comme nous l’affirme Catherine Negroni : « La réorientation professionnelle ne se résume pas
à la construction d’un projet professionnel qui consisterait en la simple adaptation d’un individu à un nouvel
emploi ; pour que la translation soit réussie, le projet doit être entendu comme projection de soi dans le futur » 2. Les
deux dimensions de l’identité que sont l’identité personnelle et l’identité sociale m’ont donc paru pertinentes
pour traiter la question. En effet, il importe de considérer l’individu dans sa trajectoire de vie (passé­présent­
futur) et dans et par les relations à autrui (ou interactions). La situation d’interaction est importante, tout comme
les actes d’assignation.
Il était également important de considérer le concept de handicap, au vu de la population que j’ai choisie, et de
s’intéresser aux auteurs qui ont traité ce sujet. J’ai donc pris en compte dans mon cadre d’analyse l’approche de E.
Goffman avec le concept de stigmate, et l’approche de Robert Murphy et Marcel Calvez avec le concept de liminalité.
Vers la recherche du sens que donnent les individus à leur reconversion professionnelle
La proximité avec l’objet de ma recherche m’a interrogée sur mes motivations à travailler sur cette thématique.
Lorsque j’ai défini la population de ma recherche, il est apparu très vite que je souhaitais davantage interviewer
les personnes étant au cœur de l’objet de la recherche plutôt que les professionnels. J’ai moi­même été dans la
posture d’accompagner des personnes en cours de reconversion professionnelle. Je ne souhaitais pas interviewer
des pairs mais comprendre le processus de reconversion professionnelle subie à partir des personnes directe­
ment concernées. Mon objectif était de comprendre ce que vivaient les personnes mais surtout d’avoir leur point
1
2
R. Dupuy dans BAUBION­BROYE Alain (Sous la direction de), Evénements de vie, transitions et construction de la personne, Saint­Agne,
Editions Erès, 1998, p53­54.
NEGRONI Catherine, La reconversion professionnelle volontaire : d’une bifurcation professionnelle à une bifurcation biographique, Cahiers
internationaux de sociologie, 2005/2, N°119, p. 329.
51
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de vue sur la situation.
Il m’a fallu me distancier de mon sujet, me défaire de ce que je croyais savoir, rompre avec les pré notions, tel
que proposé par Emile Durkheim dans Les règles de la méthode sociologique. Le travail exploratoire de lecture
et d’entretiens m’a donc aidée dans cette difficile tâche. Il m’a permis de remettre en cause et d’interroger mes
représentations sur mon objet de recherche, d’aller voir comment le sujet était traité en prenant soin de consulter
différents auteurs, en prenant en compte différents angles d’approche et en construisant mon propre cadre
d’analyse. Aujourd’hui, avec davantage de recul, je pense que le choix d’interviewer directement les personnes
vivant une reconversion professionnelle subie m’a également aidée dans ce travail de changement de posture,
de praticien à apprenti­chercheur. Sans oublier que le mémoire de recherche durant le D.E.I.S. a une dimension
professionnelle, et que c’était là l’occasion de réfléchir à cette posture d’accompagnateur.
J’ai donc interviewé des personnes qui réunissaient les critères suivants :
­ Des personnes en cours de reconversion professionnelle « subie » ; c’est­à­dire qu’elle n’est ni choisie ni anticipée.
Ce sont des personnes qui ont été licenciées pour inaptitude, qui sont dans l’obligation de changer de métier,
ou encore des personnes qui ont été reclassées dans leur entreprise à un autre poste.
­ Des hommes et des femmes en âge de travailler et ayant déjà connu une situation d’activité professionnelle.
­ Des personnes en situation de handicap, reconnues administrativement comme ouvrant droit à l’obligation
d’emploi c’est­à­dire ayant la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé ou un équivalent au sens
de la loi de 2005 à l’exclusion des accidentés du travail ou victimes de maladies professionnelles dont l'inca­
pacité permanente est au moins égale à 10% et titulaires d'une rente versée par la sécurité sociale.
­ Des personnes dont le handicap est acquis (maladie ou accident) : handicap physique ou sensoriel.
­ Des personnes qui relèvent du secteur privé (et non du public car la législation est différente).
La constitution de l’échantillon a été rendu difficile par la modalité d’accès aux personnes à interviewer. En effet,
nous avons opté pour le passage par des structures œuvrant dans le domaine des reconversions professionnelles
subies. Certaines structures ont fait barrage, donnant pour motif que la recherche n’intéressait pas les personnes,
et qu’il était compliqué de les interviewer dans une « période difficile de leur vie ».
Par ailleurs, je souhaite m’arrêter un instant sur la reconnaissance administrative du handicap. Le travail de
contextualisation, de construction de mon objet de recherche m’a permis de mettre en évidence certaines données
que je souhaite reprendre ici pour apporter davantage d’éléments de compréhension et de réflexion. Rappelons
que la loi n°87­517 du 10 Juillet 1987 en faveur de l’emploi des travailleurs handicapés fait obligation aux entre­
prises de plus de 20 salariés de compter dans leur effectif une proportion minimale de 6% de travailleurs handi­
capés, principe réaffirmé par la loi du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et
la citoyenneté des personnes handicapées, qui élargit la liste des bénéficiaires de l’obligation d’emploi et alourdit
la contribution financière de l’entreprise en cas de non­respect du taux d’emploi.
Plusieurs statuts ouvrent droit à l’ensemble des mesures législatives, réglementaires, et conventionnelles pour
l’emploi et la formation professionnelle des personnes handicapées, dont l’obligation d’emploi, les aides de
l’A.G.E.F.I.P.H.,etc.
Ce qui nous intéresse ici concerne le statut le plus courant, la Reconnaissance de la Qualité de Travailleur Handicapé
(R.Q.T.H.) délivré par la Maison Départementale des Personnes Handicapées (M.D.P.H.) : « Est considéré comme
travailleur handicapé pour bénéficier des dispositions de la présente loi, toute personne dont les possibilités d’ac­
quérir, ou de conserver un emploi sont effectivement réduites par suite d’une insuffisance ou d’une diminution
de ses capacités physiques ou mentales » (Loi 57­1223 du 23 Novembre 1957, dite loi Gazier, sur le reclassement
professionnel des travailleurs handicapés)
Demander une reconnaissance administrative du handicap est une démarche personnelle et facultative. La re­
connaissance de la qualité de travailleur handicapé constitue une clé d’accès aux dispositifs d’accompagnement
vers l’emploi mais n’oblige en rien la personne handicapée à intégrer ces dispositifs. Il appartient donc au travailleur
handicapé d’informer, s’il le souhaite, son employeur de son statut. La R.Q.T.H. ou tout autre statut équivalent,
52
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même si elle peut présenter des avantages au moment de l’embauche ou en terme d’adaptation du poste de
travail, peut être perçue comme stigmatisante (avec des représentations négatives tant du côté des personnes
en situation de handicap que des employeurs), mettant l’accent sur les incapacités de la personne.
L’enquête réalisée par Michel Amar et Selma Amira3 « L’emploi des personnes handicapées ou ayant des pro­
blèmes de santé de longue durée » met en évidence que parmi les cinq millions de personnes déclarant avoir un
problème durable de santé ou un handicap limitant leur capacité de travail, toutes ne font pas la démarche de
demander une reconnaissance administrative du handicap. En effet, « ce n’est que quand on a un grave problème
d’employabilité combinant limitations des capacités de travail, déficit de qualification et âge avancé qu’on s’inscrit
plus volontiers dans la loi » (en référence à la reconnaissance administrative du handicap ouvrant droit à l’Obligation
d’Emploi des Travailleurs Handicapés ­ O.E.T.H.).
Quelques résultats…
Des parcours professionnels marqués de discontinuités
La procédure de maintien dans l’emploi, visant la prévention de la désinsertion professionnelle, suit une procédure très
stricte, avec pour point de départ le signalement au médecin du travail. La procédure est constituée d’étapes
comme l’avis médical d’inaptitude du salarié à son poste de travail, la recherche par l’employeur des possibilités
de reclassement… Cette procédure pouvant aller jusqu’au licenciement pour inaptitude médicale. Dans les situations que
j’ai observées, la réalité est quelque peu différente, non pas que la procédure ne soit pas respectée mais plutôt
parce qu’il y a davantage d’étapes. Les parcours ne sont pas toujours linéaires avec « survenance de la maladie
– signalement médecin du travail – procédure d’inaptitude » (cela arrive tout de même) mais les parcours peuvent
également être qualifiés de discontinus. Ce sont par exemple des personnes qui alternent arrêt maladie et reprise
du travail à plusieurs reprises, qui ont des contrats en C.D.D. les amenant à changer régulièrement d’employeurs
sans faire état de leur problématique de santé, ou encore des personnes qui possèdent la R.Q.T.H. depuis de
nombreuses années sans la faire valoir auprès de l’employeur.
La survenance de la maladie ne déclenche pas tout de suite ni la procédure de maintien dans l’emploi, ni une
demande de reconnaissance administrative de handicap. Plusieurs éléments peuvent tenter d’expliquer cela : le
médecin du travail ne dispose pas de tous les éléments de la situation médicale, la personne fait le choix de ne
pas demander de reconnaissance administrative de son handicap, les arrêts maladie sont trop courts et ne justifient
pas d’une visite de reprise (obligatoire après un congé de maternité, ou une absence pour maladie profession­
nelle, ou une absence de 30 jours ou plus pour accident du travail, maladie ou accident non professionnel)….
Le lien avec les mutations du monde du travail et la situation économique de la France a été fait par des personnes
interviewées, et notamment avec les attendus de performance : « (…) dans le monde du travail d’aujourd'hui où
il faut être performant, il faut être à fond, c'est très difficile, c'est très difficile quand une maladie se présente, on
est tellement sous pression qu'on a beaucoup de difficultés à dire il faut que j'accepte, que j'arrête, que je fasse
différemment sinon je vais me tuer, littéralement, mon corps il va pas...(…) Je sais pas pourquoi on prend pas
conscience, c'est le stress de travail, faut y être, faut être performant, la peur de pas avoir de travail, il y a tellement
de choses qui jouent qu'on se donne même pas le droit de dire il y a un problème, faut faire quelque chose, on
n'a pas le droit. Voilà, faut y être, même si on est fatigué (…). Les gens ils s'arrêtent parce que c'est vraiment le bout ».
La discontinuité des parcours des bénéficiaires de l’obligation d’emploi est un élément soulevé par l’enquête
Santé et itinéraire professionnel menée de novembre 2006 à janvier 2007 : « les personnes de 20 à 64 ans ayant
ou ayant eu une reconnaissance administrative de leur handicap ouvrant droit à l’obligation d’emploi de travail­
leurs handicapés ont des parcours professionnels plus hachés et instables que l’ensemble de la population »4.
3
4
AMAR Michel, AMIRA Selma, L’emploi des personnes handicapées ou ayant des problèmes de santé de longue durée, Premiers résultats
de l’enquête complémentaire à l’enquête emploi de mars 2002, Premières synthèses, octobre 2003, N°41.3., p. 6.
AMROUS Nadia, Les parcours professionnels des personnes ayant une reconnaissance administrative de leur handicap, DARES analyses,
Juin 2011, N°41.
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FORUM - N°143 - DOSSIER - JANVIER 2015
L’ « événement inaugural », pour reprendre l’expression de Valentine Hélardot, est certes la survenance de la
maladie, et est présenté de cette manière par les personnes interviewées comme le point de départ, mais la réalité
est plus complexe, nécessitant de prendre en compte la singularité des situations. Dans la mesure où l’état de
santé de la personne le permet, une marge de manœuvre est possible. Par exemple, les professionnels, comme
le médecin du travail, peuvent alerter le salarié sur l’inadéquation entre son état de santé et le poste de travail
qu’il occupe, mais du temps peut être pris avant de prononcer un avis d’inaptitude. Cela a par exemple été le
cas d’une personne interviewée : « en février la médecine du travail a considéré que j'étais inapte au travail à
cause de mes problèmes de dos, de genoux, et de mes problèmes de diabète, cholestérol et au niveau des veines
qui commencent à se boucher. (…) la médecine du travail et il m'a dit, si vous continuez, vous allez droit dans le
mur donc moi je peux, vu le dossier que vous avez, je peux vous arrêter de travailler et je vous mets inapte au tra­
vail de pâtissier. (…) elle m'en avait parlé déjà un an auparavant, et puis bon, elle m'a laissé un an voir l'évolution
et, faire un choix, de faire un choix. Et comme entre­temps en plus j'ai attrapé une bactérie au niveau de l'estomac,
tout ça j'ai dit, j'en pouvais plus, j'ai failli faire un peu de dépression au mois de décembre et donc, tout ça, c'est
monté automatiquement, j'ai choisi la voie de l'inaptitude ».
Cela peut être une façon d’envisager l’avenir, de se préparer, puisque la question de ce qui va se passer « après », de
l’avenir, inquiète et interroge : « Dans certaines entreprises, l'existence de qualifications hautement spécifiques
et faiblement transposables dans un autre secteur peut ainsi conduire les travailleurs à sous­déclarer leurs troubles
physiques afin de ne pas avoir à quitter leur emploi. Un tel constat a été fait par F. Piotet (2001) à propos d'ou­
vrières de la construction aéronautique, qui préfèrent ne pas déclarer au médecin du travail leurs pathologies
compte tenu des difficultés de reconversion des salariés du secteur »5 (Thomas Le Bianic, dans Les inemployables).
La question du futur est marquée par l’incertitude : le contrat va­t­il être rompu ? qu’est­ce qu’il va se passer par
la suite ? : « Donc c'est un peu, c’est déstabilisant de pas savoir, même pas savoir ce qu'on pourra faire, quand ça
va se produire, voilà, puisque la fin de la maladie c'est aussi, ça va être la fin du contrat de travail aussi, voilà »,
« la peur de ne pas savoir où on va fait qu’on a, enfin moi personnellement, j’avais, c’était important de commen­
cer, pourtant j’étais pas prête physiquement ».
Parmi les 15 personnes interviewées, 7 personnes ont été licenciées pour inaptitude médicale à leur poste et à
tout poste dans l’entreprise, 1 a été licenciée pour absence prolongée désorganisant l’entreprise, 5 sont en arrêt
maladie (1 va être reclassée en interne avec une date de reprise prévue, les autres pensent être licenciés pour
inaptitude médicale), et 2 ont démissionné de leur poste de travail (sans lien avec la problématique santé)6.
L’inaptitude semble rimer avec rupture du contrat de travail. Qu’en est­il du rôle des Services d’Appui au Maintien
dans l’Emploi des Travailleurs Handicapés (S.A.M.E.T.H.) dont la mission d’aider les entreprises et les personnes
handicapées à trouver une solution sur­mesure de maintien dans l’entreprise quand apparaît une inadéquation
entre l’état de santé de la personne et son poste de travail entraînant un risque de perte d'emploi ? Dans leur
rapport d’activité de 2009, les S.A.M.E.T.H. s’interrogent sur le nombre d’avis d’inaptitude (environ 160 000 par an) au
regard du nombre de signalements auprès des S.A.M.E.T.H. (6 signalements pour 100 avis d’inaptitude délivrés).
Elisabeth Guigou et Ségolène Royal, respectivement Ministre de l’emploi et de la solidarité et Ministre déléguée
à la famille, à l’enfance et aux personnes âgées ont annoncé comme enjeu dans une circulaire non publié au
Journal officiel en 2002 le maintien dans l’emploi comme un enjeu « L’enjeu en est majeur : on peut en effet estimer que
700 000 salariés font l’objet chaque année d’un avis d’aptitude avec réserves ou d’un avis d’inaptitude définitive,
soit 5 % de la population au travail. Environ 20 000 personnes par an perdent leur emploi du fait des conséquences
directes d’un problème de santé dans leur travail. Les dispositions relatives au reclassement professionnel ne suf­
fisent donc pas à prévenir efficacement la désinsertion professionnelle »7.
5
6
7
Les inemployables, Education permanente, N°156, 2003­3.
Ceci rejoint une des limites de ma recherche à savoir que le choix des structures nous ayant orienté les personnes interviewées a peut­
être une incidence sur le statut des personnes.
Circulaire DGEFP­DRT­DSS no 2002­15 du 21 mars 2002 relative au maintien dans l’emploi des travailleurs handicapés, NOR : MESF0210041C,
(Texte non paru au Journal officiel), La Ministre de l’emploi et de la solidarité, Elisabeth Guigou, et La Ministre déléguée à la famille, à l’enfance
et aux personnes âgées, Ségolène Royal.
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Cependant, la rupture du contrat de travail par le biais du licenciement pour inaptitude est pour certaines per­
sonnes interrogées, une opportunité, un soulagement, une possibilité de faire autre chose.
En effet, des personnes donnent un sens positif à la situation d’inaptitude. L’inaptitude vient interrompre une
situation professionnelle qui est insatisfaisante : conditions de travail devenues inacceptables, usure profession­
nelle, manque de reconnaissance, manque d’épanouissement,…
Un système complexe et opaque
L’enquête a mis en évidence plusieurs éléments concernant les outils mobilisables durant le processus de recon­
version professionnelle subie. Des dispositifs spécifiques aux personnes reconnues travailleurs handicapés ou
les dispositifs de droit commun peuvent être saisis.
Les dispositifs sont sous­utilisés par les personnes de notre échantillon, et notamment celui qui représente une clé
d’accès à l’ensemble des dispositifs et des professionnels spécifiques à ce champ, la R.Q.T.H.8. Durant les périodes
d’arrêt maladie, il est possible de faire des formations, un bilan de compétences, etc., mais là encore, ces dispo­
sitifs ne sont que peu utilisés. Deux explications sont ressorties de notre enquête. Le premier concerne le déficit
d’informations d’abord sur le lien maladie/capacité de travail ou effet sur l’employabilité et ensuite sur les dis­
positifs existants, les ressources mobilisables…Le second concerne le fait que des personnes pensent que leur
statut administratif les bloque, notamment le statut d’arrêt maladie et le fait d’être sous contrat de travail. On peut
également raisonnablement penser qu’il y a également un temps pour tout et que les soins prennent la priorité.
Pourtant, les personnes parlent de nombreux professionnels qu’elles ont eu à rencontrer : assistante sociale de
la Caisse Assurance Retraite et Santé Au Travail (C.A.R.S.A.T.), médecin du travail, médecins spécialistes, associations
de malades, Cap Emploi, Pôle Emploi, M.D.P.H.,….
Les propos recueillis montrent une incompréhension du rôle des uns et des autres, une méconnaissance des
missions, même si ces acteurs ont été rencontrés, une lourdeur des démarches administratives. Des reproches
sont faits à Pôle emploi sur les discours tenus sur l’employabilité des travailleurs handicapés et sur les discours
décourageants envers les séniors. Cap Emploi est critiqué pour son manque d’association du travailleur dans les
procédures de recrutement qu’il organise avec les entreprises, et la M.D.P.H. pour son manque d’accompagnement
des travailleurs handicapés une fois le statut de travailleur handicapé obtenu.
Ces propos ne sont pas majoritaires mais il m’a semblé important de le souligner car d’un côté, les propos des
personnes sont marqués par un sentiment de solitude face à cet ensemble de dispositifs et de l’autre un tiers
des discours marqués par la notion de « chance » (l’un n’empêchant pas l’autre). En effet, 2 personnes estiment
avoir eu de la chance de pouvoir entrer en formation rapidement, et 3 estiment avoir été bien entourés, avoir
rencontré des professionnels, « des gens bien qui font bien leur travail ».
Compte tenu de ce qui est attendu des professionnels actuellement en terme de développement de compé­
tences, de formation tout au long de la vie, il m’a semblé important de revenir sur le parcours professionnel des
personnes interviewées. Je n’ai pas réalisé d’entretiens biographiques, mais les entretiens ont permis de savoir
si des démarches professionnelles avaient été réalisées avant les démarches en cours. Au­delà de la période d’arrêt
maladie, seulement deux personnes se sont engagées dans l’acquisition de nouveaux savoirs, de nouvelles com­
pétences lorsqu’elles étaient sous contrat de travail (une personne a fait une formation massage et une seconde
a fait un bilan de compétence). En effet, le monde du travail demande aujourd’hui à ce que les salariés prennent
en main leur parcours professionnel et développent eux­mêmes les conditions de leur employabilité. Pourquoi
n’est­ce pas le cas dans notre enquête ? Qu’est­ce qui fait frein ?
Une première tentative d’explication serait la difficulté à entrer dans un parcours de formation. Christine GUEGNARD9
8
9
A noter que notre échantillon est composé uniquement de personnes ayant une reconnaissance administrative du handicap, c’est­à­dire
une R.Q.T.H. ou un de ses équivalents au sens de la loi de 2005.
GUEGNARD Christine, Regards sur la formation professionnelle continue, le temps d’apprendre, Céreq Iredu/CNRS, Décembre 2004, sur
http://hal.inria.fr/docs/00/09/30/08/PDF/04146.pdf
55
FORUM - N°143 - DOSSIER - JANVIER 2015
(2004) a travaillé sur le manque de recours à la formation tout au long de la vie et en donne quelques éléments
explicatifs :
­ la méconnaissance des dispositifs et des possibilités de formation.
­ le manque de proposition de la part des employeurs qui ont pourtant un rôle prépondérant « pour inciter,
motiver les salariés à partir en stage ».
­ la difficulté pour certains salariés à repartir en formation : « les personnels de bas niveaux de formation initiale
soulignent les difficultés que représentent pour eux le fait de partir en stage, « de retourner à l'école ». Au de­
meurant, plus l'école est loin, plus la décision de partir en formation est difficile à prendre, et moins l'intérêt
professionnel d'un stage est perceptible ».
­ « La formation ne prend sens qu'en fonction des anticipations de la personne en ce qui concerne les avantages,
les coûts et les risques du choix de partir en stage. La désorganisation du rythme de vie familiale peut appa­
raître alors comme un prix trop lourd à supporter, en particulier pour les femmes ».
Un deuxième élément de compréhension serait le fait que certaines personnes n’envisageaient pas de changer
de travail avant d’être confrontées à la constatation de l’inaptitude médicale à leur poste de travail. Les propos
font état de plusieurs personnes qui n’avaient pas envisagé de changer de travail. Dans l’enquête Ipsos/Association
de formation professionnelle des adultes ­ A.F.P.A. de 201210, deux éléments sont avancés pour expliquer le
manque de projection dans un changement d’emploi chez ceux qui n’ont pas changé d’orientation professionnelle
au cours de leur vie: la satisfaction professionnelle et le fait de ne pas se sentir capable de suivre une formation.
La construction du projet de reconversion : un choix « contraint »
Le projet de reconversion s’élabore au travers de ce que souhaite faire la personne de sa vie mais pas seulement.
En effet, il dépend également d’un certain nombre d’éléments que je vais préciser :
­ Le premier est le niveau sociétal. En effet, les personnes prennent en compte le fort taux de chômage actuel
en France, les métiers qui embauchent, et notamment dans leur région,… Lors des entretiens exploratoires,
ce niveau était déjà présent, et est revenu dans les discours lors de l’enquête.
­ Le second concerne la situation familiale. Pour certains, la situation familiale est une ressource, pour d’autres
une contrainte à prendre en compte, notamment pour les personnes vivant seules avec ou sans enfants. Par
exemple, il peut être coûteux de faire une formation loin de sa famille. Ce niveau peut être corrélé avec la si­
tuation financière de la famille.
­ Le troisième niveau concerne l’aspect temporel où survient la reconversion professionnelle : l’âge, la distance
avec la retraite, le moment dans le parcours personnel et professionnel. Concernant l’âge de la retraite, la
question s’est posée de savoir comment « tenir » jusqu’à la retraite. Des stratégies peuvent alors être mises
en œuvre en jonglant avec les périodes d’arrêt maladie, de travail, et de chômage pour atteindre l’âge de départ
en retraite.
Le projet devra également tenir compte de la santé, avec le fait de vivre avec une maladie chronique ou avec un
traitement, ou encore avec la crainte que l’état de santé ne s’aggrave ou que de nouveaux problèmes de santé
n’apparaissent.
Ces éléments ne sont pas à prendre de manière isolée mais s’articulent les uns aux autres pour envisager l’avenir
professionnel. C’est en cela que l’on voit que la transition dépasse le champ professionnel et résonne dans tous
les domaines de la vie de l’individu. Ce n’est pas seulement le parcours professionnel de la personne qui vit la
reconversion qu’il faut prendre en compte, mais sa situation d’une manière globale. Ceci permet de mettre en
10
Enquête A.F.P.A.­Ipsos, octobre 2012, sur le site
http://www.google.fr/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&frm=1&source=web&cd=2&cad=rja&ved=0CDsQFjAB&url=http%3A%2F%2Fwww.ipsos.f
r%2Fsites%2Fdefault%2Ffiles%2Fattachments%2Frapport_ipsos_afpa_octobre_2012.pdf&ei=fL_CUuzlKPLQ7AbTsIH4BQ&usg=AFQjCNE7fe
F8FZ6S5PbCZmzGc2mCWPaPhg&sig2=UY5aZ9do9BLz07tbe2WjMg
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FORUM - N°143 - DOSSIER - JANVIER 2015
exergue la singularité de chaque personne en fonction de la situation dans laquelle elle se trouve. Nous n’avons
pas pris en compte le niveau scolaire d’origine, mais il serait peut­être pertinent à prendre en compte.
Le projet de reconversion est tout de même vécu comme choisi (même si contraint, mais quel choix n’est pas
contraint ?), avec une motivation soulignée comme différente de celle du premier métier. En effet, celui­ci n’était
pas toujours choisi, et la reconversion professionnelle est parfois l’occasion de réactualiser un projet abandonné
plus tôt.
La préservation du sentiment de continuité
Les individus connaissent une remise en cause d’une des catégories par lesquelles ils se définissent, le travail et
notamment le métier qu’ils occupent. Mais il n’y a pas de rupture avec ce qu’ils sont ou ont été. La transition
s’inscrit dans un sentiment de continuité dans lequel l’individu tente d’allier, de conjuguer son passé et son
présent, avec son avenir. Pour cela, il s’inscrit dans une dynamique de projet. Le projet professionnel doit être,
comme nous l’avons vu, en adéquation avec l’état de santé, la situation familiale, financière. Des personnes se
servent de leurs expériences, et essayent de faire valoir des compétences déjà acquises qui seraient transférables
dans un futur emploi, ou de se reconvertir dans un métier dans le même champ d’activité.
De même avec la survenance de la problématique de santé. Des personnes essayent de comprendre, d’articuler
les différents éléments de leur vie afin de donner du sens à la maladie, de comprendre ce qui leur arrive en uti­
lisant le passé pour comprendre le présent.
Le travail reste tout de même une valeur importante pour les personnes rencontrées, en lien avec des valeurs
transmises par la famille dès l’enfance et dans une société où le travail prend une place importante, où il reste
la norme.
Le travail répond également à une exigence économique d’où la nécessité de retrouver un emploi rapidement
pour les personnes qui sont demandeurs d’emploi. La fonction économique a surtout été mise en avant par des
hommes vivant seuls et des familles monoparentales (dont le chef de famille est une femme). Le travail remplit
également des fonctions de réalisation de soi et est un élément central de l’identité.
Cependant, le travail peut avoir changé de place en termes de hiérarchie des valeurs, passant après la santé, le
bien­être et la famille.
L’accompagnement des transitions professionnelles de type reconversion professionnelle subie
La reconversion professionnelle subie n’est pas un simple changement de métier ou de poste de travail. Elle est
une transition, s’inscrivant dans l’histoire de vie de l’individu, et impacte en partie l’individu dans la façon
dont il se définit et dans le regard des autres. En effet, le sentiment de continuité domine, c’est­à­dire que la
personne dans la reconversion professionnelle subie, tente d’allier ce qui fait son identité, à partir de son passé,
son présent, pour construire le futur.
La transition est un acte de « désengagement » et un acte d’« engagement »11 :
­ désengagement : « il s’agit tout d’abord de quitter une position antérieure. D’abandonner une place qui représente
l’aboutissement d’une histoire personnelle […] ; une histoire plus ou moins désirée mais à laquelle on demeure,
quoi qu’il en soit, irrémédiablement attaché. Il se fait jour alors un sentiment ambivalent, fait tout à la fois de
désir et de peur de changer, de volonté de rompre avec le passé et, dans le même temps, de craintes d’avoir à
trop s’éloigner de ce par quoi l’on s’est construit ».
­ engagement : « Elle s’inscrit dans la réalisation d’un projet grâce auquel le sujet tente de s’assurer la maitrise
d’un devenir incertain, cherche à actualiser ses potentialités, travaille à l’atteinte de ses aspirations fonda­
mentales. En ce sens les conduites de transition peuvent s’appréhender comme des conduites de construction
11
BAUBION­BROYE Alain (Sous la direction de), Evénements de vie, transitions et construction de la personne, Saint­Agne, Editions Erès, 1998.
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FORUM - N°143 - DOSSIER - JANVIER 2015
(ou de reconstruction). […] On assiste ainsi à la mise en œuvre de conduites de socialisation visant à définir et
faire reconnaitre sa place au sein des différentes communautés d’accueil tout en établissant les indispensables
liens sur lesquels repose toute vie collective […] ».
Chaque situation est singulière et dépend d’un certain nombre d’éléments qui viennent d’être développés. Les
réponses apportées soit en terme de structure soit en terme de dispositif peuvent être améliorées au vu des ex­
périences rapportées. En effet, les personnes ont besoin, dans une période d’incertitude, de doute et de ques­
tionnement, d’être sécurisées. Les acteurs et les dispositifs qui semblent se juxtaposer les uns aux autres,
doivent se coordonner. Ils doivent également permettre aux personnes de disposer de davantage d’informations
pour leur permettre d’être acteur dans leur parcours et non de subir la situation : « Les rapports aux dispositifs
s’élaborent en fonction du sens que les dispositifs prennent dans le cadre des projets identitaires individuels ou
collectifs. D’où l’important pour les professionnels (formateurs, accompagnateurs,…) de bien saisir la manière
dont les personnes reçoivent les dispositifs : comme une situation subie, comme un prix à payer pour aller vers
autre chose, ou comme une opportunité… »12.
Il a surtout été question d’une prise en charge sociale, sanitaire. Mais à mon sens, cela ne s’arrête pas là et des
mesures « préventives » peuvent être envisagées en soutenant le développement de l’employabilité des travail­
leurs pour les aider à faire face aux mutations du travail mais également à d’éventuelles transitions telles que je
viens de le montrer.
En guise de conclusion
Comment accompagner les reconversions professionnelles subies ? En l’état actuel des choses, la responsabilité
semble incomber à l’individu d’affronter la situation, avec un double enjeu : faire face à la maladie et accepter
de changer de métier. Pour cela, un travail de deuil est d’abord nécessaire puis s’ensuit la construction d’un
projet, l’élaboration d’un futur, pour partie différent de ce qui était envisagé précédemment et qui tienne compte
de nouveaux éléments. Tout cela dans un système construit en faveur de ce type de transitions mais insuffisam­
ment adapté aux personnes qui font l’expérience de la reconversion professionnelle subie.
Dans ce travail de recherche je suis allée au­delà de mes connaissances empiriques sur mon objet de recherche,
et j’ai questionné la façon dont est mis en œuvre un processus, celui de la reconversion professionnelle subie, et
les dispositifs d’accompagnement de ce même processus. En tant que professionnelle du travail social, je me
suis souvent interrogée sur la façon dont les dispositifs étaient mis en œuvre, sur leur utilité, leur pertinence, la
façon dont je les mettais en œuvre, etc. Ce travail de recherche m’a permis de mettre en évidence l’importance
du rôle et de la place des usagers, des personnes directement concernées dans la mise en œuvre des dispositifs,
mais également dans l’évaluation.
Enfin, pour poursuivre le débat, il convient de s’intéresser à la loi du 5 Mars 2014 relative à la formation profes­
sionnelle, à l’emploi et à la démocratie sociale. Les dispositions de cette loi peuvent elles contribuer à éviter des
ruptures de parcours telles que nous venons de les décrire dans cet article ?
12
Entretien avec M. KADDOURI, dynamiques identitaires et singularisation des parcours dans les transitions socio­professionnelles, dans Sociologies
pratiques, N°28, 2014.
58
FORUM - N°143 - DOSSIER - JANVIER 2015
La digitalisation de la santé
Claude Meyer, Enseignant­chercheur au laboratoire ETE­CRF CNAM­Paris/Évry
Résumé : Après avoir défini santé et e­santé, l’auteur s’attache, dans une première partie, à circonscrire le périmètre de l’e­santé. Pour cela,
il différencie l’e­santé professionnelle de l’e­santé grand public qui semble un secteur économique prometteur parce qu’il se situe à la rencontre
entre une offre technologique, celle des technologies numériques et une demande, celle d’un système de santé en difficulté. Dans une seconde
partie, l’auteur suggère que l’e­santé va modifier en profondeur le monde de la santé parce qu’une technologie, c’est aussi un package phé­
noménologique et sociocognitif. Pour l’auteur, avec l’e­santé, nous sommes en présence de technologies comportementalistes qui visent l’amé­
lioration de la performance. C’est presque un contrôle qualité pour un plus haut niveau d’efficacité conduisant à une nouvelle forme de la
marchandisation des corps et à une montée en puissance des valeurs de l’entreprise. Cette digitalisation interpelle aussi notre identité ou
plutôt nos identités. La digitalisation participe aussi de la société de surveillance et de contrôle qui a succédé, y compris pour notre santé, aux
anciennes sociétés d’enfermement décrites par Michel Foucault. La digitalisation réorganise aussi les rapports de pouvoir tant dans le domaine
médical et paramédical que dans celui de l’économie de la santé. L’e­santé est aussi devenu le nouvel écosystème des données personnelles.
Ce qui pose avec acuité la question de la protection et de la sécurisation des données sanitaires. En conclusion, l’auteur note que la digitalisation
de la santé s’inscrit dans un mouvement plus vaste qui est la grande convergence des NBIC (Nanotechnologies, Biologie moléculaire, Infor­
matique et Cognition) qui, dans un messianisme lyrique promet une époque où l’être humain sera tellement quantifié, augmenté, modifié,
réparé qu’il ne souffrira plus de handicap, de maladie, de vieillissement.
Mots­clés : santé, e­santé, télésanté, télémédecine, web santé, quantified self, m­santé, objets connectés, technologies mettables,
écosystème des données personnelles, NBIC, transhumanisme cyborg.
Préliminaire
Comment la digitalisation du monde modifie­t­elle notre rapport à la santé et quelles sont les transformations
actuelles et futures que cette évolution numérique induit ?
Le regard que porte l’auteur sur ce sujet nous permet d’entrevoir les effets de cette digitalisation sur les connais­
sances mais aussi les comportements de toute personne qui se questionne sur sa santé et son bien être. Les
conséquences de cette évolution sont déjà perceptibles, ses répercussions sur les problématiques dans le domaine
social méritent probablement une attention accrue. Les effets de la digitalisation concernent­ils certaines caté­
gories sociales ou bien se diffusent­ils très largement, imprégnant progressivement nos façons de penser et d’agir
dans le champ de l’action sociale ?
Introduction
Comme le rappelait le professeur Mispelblom Beyer1, le mot santé est un signifiant qui possède de nombreux signifiés.
Par exemple, s’il est d’usage de « boire à la santé » de quelqu’un, il existe aussi en région parisienne, une prison
qui s’appelle « La Santé ». La santé est un objet transversal que l’on construit souvent à partir d’une dichotomie,
la santé s’opposant à la maladie. « Bien se porter » serait la qualité de quelqu’un qui possède la santé, santé
qu’il faut aussi posséder pour réaliser un exploit même minime si l’on en croit l’expression familière « il faut avoir
la santé ». La santé est selon l’OMS2 « un état de complet bien­être physique, mental et social, et ne consiste pas seule­
ment en une absence de maladie ou d'infirmité ». Avoir la santé, c’est alors une forme d’appropriation du réel en liberté
et en autonomie, différente de l’appropriation en situation de dépendance ou de handicap.
Si la santé situe un individu par rapport à un contexte, il faut bien admettre aussi qu’elle échappe en partie à la
rationalité, qu’elle est, comme le mentionnait le professeur Mispelblom Beyer, une question de croyances :
croyance dans la capacité du spécialiste, croyance dans le succès du traitement, croyance dans les discours des
entrepreneurs de la morale bourrés de prescriptions et d’injonctions autour du « comment vivre », et j’ajouterai
croyance en l’efficacité des technologies et des injonctions qui leur sont associées : incitation à être connecté, à
se mesurer, à se quantifier… Parce que la santé n’échappe pas à la digitalisation du monde, c’est­à­dire à la vaste
entreprise de représentation de nombreux objets symboliques sous forme de bits (0 ou 1) pouvant être traités par un
dispositif de calcul3. Comme le remarque Gérard Berry4 « aujourd'hui, plus personne n'est à l'abri de l'informatique pour
1
2
3
4
Dans une conférence donnée dans le cadre du laboratoire CRF­ETE à l’université d’Évry­val d’Essonne en février 2014.
Telle qu’elle figure dans le Préambule à la Constitution de cette organisation de 1946.
Le lecteur intéressé peut écouter avec beaucoup de profits le fichier MP3 de Gérard Berry, professeur au Collège de France, membre de
l'Académie des sciences : http://devivevoix.com/sciences/la­numerisation­du­monde­gerard­berry.
http://www.franceculture.fr/personne­gérard­berry.html
59
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la bonne raison que le monde numérique qu'elle a créé se superpose parfaitement au monde réel. Mieux, il s'immisce
dans le monde réel si profondément qu'il n'est souvent plus possible de faire la différence entre ces deux univers.»
De façon logique, presque naturelle, l’e­santé est définie par la Commission Européenne en tant « qu’application
des technologies de l’information et de la communication (TIC) à l’ensemble des activités en rapport avec la santé » et
en tant que « fourniture de soins à distance » par l’OMS5. La digitalisation de la santé pourrait alors être définie
comme « un état de complet bien­être physique, mental et social grâce aux technologies numériques ».
DEFINIR LE PERIMETRE DE L’E­SANTE
L’E­santé professionnelle
Si l’on admet que la santé est un état de bien être global et non pas seulement absence de maladie, il nous faut
tout de suite faire la distinction entre champ de la santé et champ médical, le champ de la santé restant encore
en France sous le pouvoir du monde médical. Si l’on admet que la santé est un état de bien être global et non
pas seulement absence de maladie, il nous faut aussi affirmer haut et fort que la santé dépasse largement le
champ médical et qu’elle ne se résume pas à la médicalisation qui, elle, est la prise en charge systématique de
la santé par des experts appartenant au domaine médical.
La télésanté
L’e­santé n’est pas à confondre avec la télésanté qui constitue un sous­ensemble de l’e­santé et qui ne concerne
que les activités exercées par des professions réglementées médicales et médico­sociales. Elle correspond à l’utilisation
des outils de production, de transmission, de gestion et de partage d’informations au bénéfice des pratiques
tant médicales que médico­sociales. Á titre d’exemple, les applications peuvent être la téléinformation, la télé­
vigilance, la robotique d’assistance aux personnes âgées connectées à internet ou le télémajordome, c’est­à­dire
un ensemble d’outils et d’offres de services permettant à distance de commander ou de mettre en œuvre des
services d’accompagnement comme la restauration ou l’aide à domicile. Il est clair que la mise en place de solu­
tions à domicile va demander un temps d’appropriation et un effort important d’information et de formation
pour les patients qu’ils soient à mobilité réduite ou séniors et pour les aidants.
Notons que, si la France a été à la pointe de la télésanté à la fin des années 1990 avec notamment la carte vitale
qui représentait la première connexion au monde entre médecins et pharmaciens, elle a depuis accumulé un
important retard dans plusieurs domaines comme celui du dossier médical personnel (DMP) pourtant lancé en
2004 par le ministre de la Santé de l’époque Philippe Douste­Blazy. Piloté par les pouvoirs publics, ce dossier a
connu un retentissant échec, échec que certains ont qualifié de gabegie, le contribuable ayant dû débourser plus
d’un milliard d’euros. De nombreuses explications ont été fournies pour tenter d’expliquer cet échec : complexité
du système de santé français, habitude de partir de la structure administrative et non de l'usager, difficultés pour
les décideurs à opérer des choix stratégiques souvent par manque de vision, profits disproportionnés de certains
acteurs. Si ce système fonctionne au Danemark, Google a connu de son côté un cuisant échec aux États­Unis
avec Google Health, projet de mise à disposition pour les internautes américains d’un service permettant de
stocker les résultats d’examens de santé (y compris les IRM et autres scans), enregistrer et gérer ses traitements
en cours, partager les données avec des acteurs de santé comme les hôpitaux, les pharmacies et les services de
santé en ligne. Cet échec montre que, malgré tout le savoir­faire de cette firme sur le recueil et le traitement des
données, les résistances organisationnelles et humaines ont été vives. Ce qui a peut­être permis l’esquisse d’un
sourire sur les lèvres de Martin Heidegger ou de Jacques Ellul s’il existe un paradis des philosophes technophobes.
La télémédecine
L’e­santé ne se résume pas non plus à la télémédecine officiellement reconnue par la loi HPST, dite « Loi Bachelot » du
5
Source ASIP santé (http://esante.gouv.fr).
60
FORUM - N°143 - DOSSIER - JANVIER 2015
21 juillet 2009 et le décret N°2010­1229 du 19 octobre 2010. Le terme télémédecine désigne une forme de pratique
médicale à distance utilisant les technologies de l'information et de la communication. Le décret susnommé définit
quatre champs de compétences :
­ la téléconsultation avec ou sans présence d’un médiateur de soins. Elle a pour objet de permettre à un professionnel
médical de donner une consultation à distance à un patient. Un professionnel de santé peut être présent auprès
du patient et, le cas échéant, assister le professionnel médical au cours de la téléconsultation ;
­ la télé­expertise a pour objet de permettre à un professionnel médical de solliciter à distance l'avis d'un ou
de plusieurs professionnels médicaux en raison de leurs formations ou de leurs compétences particulières,
sur la base des informations médicales liées à la prise en charge d'un patient ;
­ la télésurveillance médicale, qui a pour objet de permettre à un professionnel médical d'interpréter à distance
les données nécessaires au suivi médical d'un patient et, le cas échéant, de prendre des décisions relatives à
la prise en charge de ce patient. L'enregistrement et la transmission des données peuvent être automatisés
ou réalisés par le patient lui­même ou par un professionnel de santé ;
­ la téléassistance médicale, qui a pour objet de permettre à un professionnel médical d'assister à distance un
autre professionnel de santé au cours de la réalisation d'un acte.
Avec le suivi des maladies chroniques et le développement de l’ETP (éducation thérapeutique du patient), la télé­
surveillance médicale représente un secteur frontière entre la télésanté et la télémédecine, l’ETP étant plus
proche de la télésanté alors que les soins en structure médico­sociale ou en hospitalisation à domicile (HAD) relèvent
plus de la télémédecine. Dans un avenir proche, la télémédecine intégrera sans doute des interventions chirur­
gicales à l’aide de robots contrôlés par des praticiens, ceux­ci opéreront via des écrans ou des tables tactiles.
L’e­santé grand public : un secteur économique prometteur
L’e­santé grand public correspond au versant bien être de la définition de la santé, l’e­santé professionnelle,
quant à elle, correspondant au versant médical, la frontière étant bien entendu poreuse comme en témoignent
les détournements de technologie. Prenons l’exemple de l’interface Kinect pour la Xbox ou la Wii et adapté à
Windows par Microsoft. Contrairement au matériel fabriqué spécifiquement pour le domaine médical qui peut
coûter fort cher, cet interface est un dispositif grand public peu coûteux qui trouve des applications dans l’e­
santé professionnelle. Par exemple, dans les blocs opératoires, certains médecins commencent à utiliser la tech­
nologie Kinect pour manipuler des images médicales pendant une opération comme en témoigne la MIT
Technology review. Il est ainsi possible de réduire le risque d’infection nosocomiale.
L’e­santé, c’est aussi la rencontre entre une offre technologique, celle des technologies numériques et une de­
mande, celle d’un système de santé en difficulté parce que confronté à plusieurs défis comme :
­ La prévention et la gestion des maladies chroniques que les médecins n’ont pas été formés à prendre en charge.
Á titre d’exemple, près de 9 millions de personnes du régime général bénéficiaient au 31 décembre 2013 de
l’exonération du ticket modérateur au titre d’une affection de longue durée (ALD).
­ le vieillissement de la population entrainant un accroissement significatif des dépenses de santé. Selon un
rapport de Standard & Poor, le coût des soins de santé de l’Allemagne, du Royaume­Uni et de la France passera
de 6,3% du PIB en 2010 à 11,1% d’ici à 2050 ;
­ la lutte contre la désertification médicale et la réduction de l’isolement géographique grâce à la télémédecine
qui, depuis le décret de 2010, se développe peu à peu en France. Les technologies de l’information et de la
communication offrent la possibilité de créer une relation à distance entre professionnels de la santé et patients. Ce
qui permet, sans contact physique, de préparer une décision thérapeutique, d’assurer pour un patient à risque
un suivi préventif ou un suivi post thérapeutique et parfois d’établir un diagnostic ;
­ la gestion de l’autonomie et de la dépendance grâce notamment aux géronto­technologies produites par la
silver­économie. De nombreuses technologies sont aujourd’hui développées pour rendre la maison plus sûre
pour faciliter le maintien à domicile des personnes dépendantes. Le Groupe IRCEM s’est associé à Legrand,
Leroy Merlin et le PRIF (Prévention Retraite Ile­de­France) pour conceptualiser et regrouper dans une Maison
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FORUM - N°143 - DOSSIER - JANVIER 2015
du futur les innovations de différents acteurs du marché de la sécurité à domicile et de la e­santé comme
Nec, Orange, Epson, Robootic, Gostaï, Denovo ;
­ la digitalisation des organisations de santé, notamment l’hôpital numérique. Il s’agit là de questions d’une
complexité redoutable où interfèrent logique informatiques, logiques sociales et logiques économiques.
Ce secteur est paré tant par les entrepreneurs que par les technocrates de nombreuses vertus. Pour de nombreux
experts, il est susceptible de générer une croissance exponentielle. Il est l’objet d’investissements croissants du
secteur privé et des pouvoirs publics qui affichent dans ce domaine une politique volontariste et un souci de
protection du patient. L’État joue aussi un rôle d’impulsion à différents niveaux. C’est, par exemple, le cas de la
création du Haut Conseil français pour la Télésanté et les coopérations francophones (encore appelé Commission
Galien) créé en décembre 2008 qui aimerait jouer un rôle de premier plan dans le développement de la e­santé
en France.
L’e­santé grand public : cinq grands domaines
Le web santé
C’est au cours des années 1970 que l’information médicale jusqu’alors délivrée par les spécialistes et divulguée
par des revues scientifiques fait son apparition dans la presse et à la TV. Au cours des années 1980, l’émergence
de la notion d’information santé se développe sur fond d’épidémie du Sida et en concomitance des premiers
scandales sanitaires (amiante, sang contaminé). Une rubrique Santé apparaît dans de nombreux médias et cer­
tains magazines se spécialisent à l’image de « Santé Mag » lancé dès 1976. Á la fin des années 1990, l’information
santé investit internet. Ce déploiement s’effectue en deux temps.
Le web 1 voit apparaître les premières communautés virtuelles et des sites d’informations et de conseils comme
Doctissimo qui est aujourd’hui une véritable institution avec plus de 8 millions de visiteurs uniques par mois et
un CA annuel de plus de 10 millions d'euros (Source Wikipédia). Il existe d’autres sites semblables comme Santé­
médecine.net, Santé AZ, E­santé.fr, et Aujourd’hui.com. Ce genre de sites remplit des fonctions sociales multiples :
information, liens entre les membres, véritable paradis pour hypocondriaques chroniques, exutoire à certains
internautes pour des troubles plus larges que ceux liés à la seule santé biologique. Sur le même registre, il existe
des sites d’information sur les médicaments, des sites permettant d’accéder directement aux notices et bien sûr,
les sites des hôpitaux et des cliniques. Mentionnons aussi la création par Dominique Dupagne en 2000 de
Atoute.org. Ce site revendique 1 400 000 visiteurs uniques par mois. La fréquentation de ces sites par les inter­
nautes a donné lieu à la construction d’un savoir « profane », d’échanges entre experts « sauvages » dans lesquels
croyance et magie sont souvent présents et qui, aujourd’hui, posent un vrai problème de santé publique.
Le web 2 s’est déployé au milieu des années 2 000. L'expression a été crée en 2004 par Tim O'Reilly dont les ouvrages
et les articles font autorité dans la communauté du web pour désigner une évolution du Web 1.0 vers plus de
simplicité et d'interactivité. La connaissance d’un éditeur HTML (Dreamviewer, Golive..) n’est alors plus nécessaire
pour créer du contenu sur Internet. Le web est devenu une sorte de plate­forme polyvalente et dynamique, accessible
partout et en permanence, facilitant avec les réseaux sociaux la mise en place d’une économie de la relation. Le
web 2.0 est en effet un web social sur lequel une importante partie du contenu est produit par les utilisateurs.
C’est un web dont l’utilisateur est le héros ou plutôt le producteur, les grands acteurs du web se contentant de
fournir les outils et d’engranger les bénéfices provenant essentiellement de la publicité et du big data. Aux forums,
FAQ et communautés en ligne du web 1 se sont ainsi ajoutés de nouveaux logiciels comme les systèmes de
gestion de contenus et de nouveaux outils favorisant la communication entre les individus (blogs et micro­blog­
ging avec Twitter et de nombreux réseaux sociaux) ou le partage de connaissances (wiki et social bookmarking).
Des réseaux sociaux spécifiques destinés aux patients et à leurs proches comme Carenity.com ont vu le jour,
mais aussi des carnets de santé personnels en ligne permettant de gérer soi­même ses données médicales sur
Internet, d’être alerté automatiquement de ses RV médicaux ou d'un rappel vaccinal, d’avoir en permanence dis­
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FORUM - N°143 - DOSSIER - JANVIER 2015
ponibles ses principales données médicales et de les rendre accessibles à un tiers en local. Certains sites per­
mettent aussi de stocker des documents (radios, scanners…). Le web 2 a aussi impulsé de nouveaux services d’e­
santé : sites de conseils en ligne délivrés par des médecins pour un suivi de maladie chronique et même des
consultations à distance comme Medecindirect, Wengo Santé ou encore Docteurclic, ces sites rejoignant la télé­
médecine.
Le web 2 a aussi vu un important développement de la blogosphère de santé. Rappelons qu’un blog est un site
web constitué d’une agglomération antéchronologique d’articles, les « billets ». La mise en page est automatisée
par un moteur et les lecteurs peuvent réagir par commentaires. Citons par exemple le blog de Catherine Cerisey
(http://catherinecerisey.wordpress.com/). Cette bloggeuse a été diagnostiquée d’un cancer du sein en 2000 et
a subi une rechute deux ans plus tard, rechute à laquelle elle a survécue. En 2009, elle a créé un blog d’information
« Après mon cancer du sein » qui a trouvé rapidement un écho dans un large public. Fin 2012, elle a co­fondé
avec Giovanna Marsico, Patients & Web, une agence de conseil et d’accompagnement en projets santé à destination
des patients. Ce blog a fait école puisqu’aujourd’hui il existe en France plus de 10 blogs consacrés au cancer du
sein. L’effet miroir qui aide, la possibilité de partage entre femmes expliquent sans doute en partie ce succès
Le Quantified Self et la m­santé
Le Quantified Self (mesure de soi) désigne les outils, les principes et les méthodes permettant à chaque personne
de mesurer ses données personnelles, de les analyser et de les partager notamment via des supports mobiles.
Ce sont deux éditeurs du magazine Wired, Gary Wolf et Kevin Kelly, qui sont à l’origine du Quantified Self pour
avoir lancé en 2007, dans la baie de San Francisco, les premières rencontres entre utilisateurs et fabricants des
outils de gestion de données personnelles. Les fondateurs de ce mouvement ont mis en avant une méthode de
quantification de soi reposant sur la collecte, la visualisation et l’analyse croisée de données en vue d'établir des
corrélations et d'en tirer des enseignements. Les outils du Quantified Self peuvent être ainsi des capteurs, des
applications mobiles ou des applications Web, l’objectif étant de corriger les mauvaises habitudes de vie et de
surveiller son état de forme, la frontière entre fitness et santé étant encore floue. Compatibles avec les smart­
phones, tablettes et ordinateurs, ces objets intelligents recueillent des données sur l’état physique et permettent
même de les partager avec son médecin traitant et ses proches via facebook ou tweeter. Grâce à des capteurs,
ils permettent de monitorer sa tension, de suivre le nombre de pas effectués chaque jour ou encore le nombre
de calories brulées dans la journée et ainsi, de se fixer des objectifs et de consulter ses progrès en temps réel.
Certaines technologies permettent même d’analyser le cycle de sommeil, l’alimentation, calculer l’IMC et la masse
musculaire et même d’évaluer l’humeur. Ainsi le pèse–personne développé par Withings, une société française,
permet bien sûr de mesurer le poids, mais il calcule également l’indice de masse corporelle, le rythme cardiaque,
la qualité de l'air. Il enregistre les données sur un smartphone, permet de les partager par mail avec son médecin
et de les stocker dans un cloud sécurisé. Il existe ainsi plusieurs plateformes de centralisation des données per­
sonnelles comme RunKeeper, TargetWeight ou Fluxtream. Elles offrent à l’utilisateur une vision unifiée de ses
efforts et permettent de corréler ses différentes données. Il existe de nombreuses autres solutions technologiques
comme des capteurs d'activité (Fitbit), des capteurs de pollution (EcoSense de Sensaris), enregistreurs de sommeil
(Zeo, Omron Healthcare), capteurs de pression….
La m­santé, quant à elle, consiste à effectuer des opérations relatives à la santé (suivant la définition de l’OMS)
avec les terminaux mobiles au moyen d’applications adaptées à cet effet. Un peu de lèche­vitrine dans Apple
Store, Google Play ou Windows Store nous convainc rapidement que leur nombre doit bien excéder les 100 000.
Ce qui ne facilite pas le choix sur un marché qui peut vite s’avérer sauvage et appelle à la régulation. Au Royaume­
Uni par exemple, les pouvoirs publics se sont impliqués sur cette question et ils ont mis en place avec le NHS
(National Health Service) un site d’évaluation des applications mobiles santé. La santé mobile offre diverses solutions
technologiques qui permettent notamment de mesurer des paramètres vitaux comme le rythme cardiaque, la
glycémie, la pression artérielle, la température corporelle et l'activité cérébrale.
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FORUM - N°143 - DOSSIER - JANVIER 2015
Les Objets connectés et technologies mettables
Selon Wikipédia, les « wearable technologies » ou technologies mettables désignent l'ensemble des vêtements
et accessoires comportant des éléments informatiques et électroniques avancés. C’est le cas des vêtements pour
bébés qui informent de la température du corps, des rayons UV trop élevés, de l’eau du bain trop chaude, de la
température extérieure. Les vêtements Sensecore pour sportifs donnent des indications chiffrées sur les efforts,
les activités du corps, le rythme cardiaque, la tension à un point tel que l’on peut se demander si la frontière
entre le corps et l’outil numérique ne va pas se brouiller. Les « wearable technologies » incluent les textiles in­
telligents, mais aussi des lunettes comme les Google Glass qui sont de fausses lunettes vraiment intelligente6
connectées à internet, disposant d’un écran, d’un haut­parleur et d’une branche tactile. Ces lunettes sont com­
mandées soit à l’aide de commandes vocales ou via l’utilisation de la branche tactile. Il existe de nombreuses
autres technologies mettables : montres connectées comme l’Apple Watch, des gants, des bijoux. Il existe aussi
de nombreux objets connectés comme les brosses à dents connectées (Beam toothbrush), les couverts et piluliers
intelligents… Certains éditeurs informatiques ont développé des systèmes d’exploitation spécifiques comme Google
avec Android Wear.
QUELQUES ENJEUX AUTOUR DE L’E­SANTE
Le retour du comportementalisme
Nous sommes bien en présence de technologies comportementalistes qui visent l’amélioration de la performance.
Ce n’est pas que le bien­être. C’est presque un contrôle qualité pour un plus haut niveau d’efficacité conduisant
à une nouvelle forme de cette marchandisation des corps dénoncée par Céline Lafontaine dans son dernier ouvrage7.
Le e­santé laisse libre cours à la concrétisation du phantasme de la connaissance de soi par les nombres. Les
technologies permettent de conserver la mémoire de ses actions, d’analyser son comportement, d’être plus sportif,
plus en forme, plus productif, de se soigner, de se motiver, de relever des défis, d’optimiser ses dépenses … L’e­
patient prend lui­même en main sa santé et devient capable d’empowerment, en développant le pouvoir d'agir
sur soi. Il sait faire preuve de compliance, c’est­à­dire qu’il a un comportement souple tout en restant assertif et
qu’il sait s’adapter à son environnement et éventuellement suivre son traitement avec précision. Mais il est aussi
capable de reliance. Cette notion due au sociologue belge Marcel Bolle de Bal complexifie le concept de relation
pour rendre compte des expériences innombrables du travail de lien via les réseaux sociaux. Il doit aussi montrer
des capacités d’agentivité, c’est­à­dire des capacités d’intervention dans le monde numérique. Il est aussi capable
de sérendipité, il reste ouvert au hasard susceptible de favoriser des découvertes dans un environnement riche
en affordances dans les deux sens de ce terme : possibilités d'actions sur les objets constitutifs de cet environ­
nement, capacité de celui­ci à suggérer sa propre utilisation.
Nous pouvons alors formuler une hypothèse, à savoir que ces objets contribuent à la montée en puissance des
valeurs de l’entreprise dont on trouve trace dans le wording, ce vocabulaire du bureau qui envahit la vie courante
et qui donne à notre vie des allures de mini PME sur laquelle plane l’ombre du bilan de fin d’année. Voici quelques
exemples : « dans notre relation, mon indice de satisfaction n’est que de 7 sur 10 » ou bien « je valide les choix
que tu viens de faire » ou bien encore « il faut paramétrer nos soirées en fonction du foot. Ce qui nous permettrait
de gagner de la flexibilité pendant week­end ». Parfois, ce sont de véritables petites perles comme dans les deux
exemples suivants. J’ai entendu le premier récemment sur le parvis de La Défense « il faudra absolument que tu
me fasses ce soir le débrief du week­end chez ta mère. J’espère qu’elle a compris que la crise a impacté sur son
cadeau » et celui­ci capté par mon oreille indiscrète dans le TGV « je ne t’ai jamais trompé, j’ai juste externalisé
notre relation par quelques opérations ponctuelles ». Ce vocabulaire nous arrive après le vocabulaire informa­
tique qui s’est diffusé voici vingt ans dont il nous en est resté par exemple le verbe bugger, le vocabulaire des
sportifs qui a déferlé voici dix ans et qui nous a laissé coacher, traduit une confusion inquiétante entre objectifs
6
7
Au sens que les informaticiens donnent à ce terme.
Le Corps­marché. La marchandisation de la vie humaine à l'ère de la bioéconomie. La Couleur des idées (2014).
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FORUM - N°143 - DOSSIER - JANVIER 2015
professionnels et intentions de vie avec le risque de renforcer des prescriptions sociales déjà fortes. Le modèle
devient hégémonique dans le social : il faut être l'entrepreneur de sa propre vie.
Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde
C’est ce que nous dit Albert Camus dans l’un de ses livres majeurs La Peste. Oui, mal nommer les choses, c’est
ajouter au malheur du monde parce que c’est concourir à alimenter la confusion dans l’immense tohu­bohu sé­
mantique auquel se nourrissent malentendus et incompréhensions. C’est aussi contribuer aux vastes entreprises
de manipulation que l’on dissimule sous des expressions telles que communication sociale. La thèse que j’aimerais
soutenir ici, c’est que rien n’est plus faux que de définir l’e­santé comme le fait la Commission Européenne ou
l’OMS. C’est un non­sens. La question n’est pas comment appliquer les TIC au domaine de la santé, mais en quoi
les TIC vont modifier en profondeur le monde la santé. Pour moi, l’e­santé participe à la mutation anthropologique
profonde qu’est la digitalisation du monde. Si l’on admet avec Ernst Cassirer que l’homme est un animal symbo­
lique, cette digitalisation ne peut nous laisser indifférent parce qu’elle interpelle l’homme dans son identité
même et dans sa nature la plus intime parce que le numérique postule une thèse sur le monde, à savoir que
tout ce qui existe est susceptible d’être réduit à un calcul binaire pour être l’objet de simulations et d’actions
prédéterminées par un programme, la santé comme le reste. Lorsque l’on adopte une technologie (nous sommes
au début de l’e­santé), il faut bien comprendre que l’on adopte un tout, pas simplement une facilité profession­
nelle. Une technologie c’est aussi un package phénoménologique et sociocognitif.
Nous sommes confrontés à une multitude de « petits brothers »
Cette digitalisation interpelle aussi notre identité ou plutôt nos identités avec la disparition du pseudonymat et
de l'anonymat. Jamais exister n’a été aussi proche de son étymologie : se tenir hors de soi (ex­stase). Ne confions­nous
pas notre mémoire à nos smartphones qui deviennent de plus en plus des « digital Live assistant » ? La digitalisation
participe aussi de la société de surveillance et de contrôle qui a succédé, y compris pour notre santé, aux anciennes
sociétés d’enfermement décrites par Michel Foucault dans son excellent Surveiller et punir (1975). Prenons l’exemple
de la solution de télé­observance de l’apnée du sommeil développée conjointement par Weinmann et Orange
Corporate pour le suivi des patients souffrant de cette pathologie. Cette solution permet un suivi en temps réel
à distance de la pratique du patient par le prestataire de santé. Ce qui permet une interaction beaucoup plus rapide
avec le patient et contribue à le rendre proactif en le responsabilisant dans la gestion de sa pathologie. Face aux
résistances, ce dispositif a été suspendu quatre mois après sa mise en service. Mais il est clair que ce n’est que
partie remise et que de tels dispositifs seront amenés à se diffuser dans un avenir proche pour des pathologies
plus lourdes comme l’insuffisance respiratoire. Ainsi, le prestataire de santé saura en temps réel ce que font des
dizaines de milliers d’apnéiques ou d’insuffisants respiratoires.
La référence littéraire, c’est évidemment « Big Brother », figure centrale du célébrissime ouvrage de George Orwell.
Constatant que nous sommes aujourd’hui « soumis à un double traçage : un traçage physique à travers la vidéo­
surveillance ou encore la géolocalisation et un traçage temporel à travers les réseaux sociaux et les moteurs de
recherche », Alex Türk déclarait à l’assemblée nationale lorsqu’il était encore président de la CNIL « Nous sommes
non seulement confrontés à une multitude de « petits brothers » impossibles à localiser, mais en outre nous
ignorons délibérément la menace que ces derniers font peser sur les libertés individuelles ». Avec la digitalisation,
ce sont des myriades de puces qui vont s’insérer dans l’environnement et dans les objets du quotidien, des puces
qui seront capables de se reconnaître les unes les autres et de dialoguer sans intervention humaine.
La digitalisation réorganise les rapports de pouvoir
Sans que les professionnels de la santé ne s’en rendent vraiment compte, le pouvoir médical subit une profonde
mutation avec l’essor des technologies de la communication. Il est bien loin le temps de l’excellente pièce de
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FORUM - N°143 - DOSSIER - JANVIER 2015
Jules Romain Knock ou le triomphe de la médecine8, comédie grinçante sur le commerce de la médecine et la
volonté de pouvoir de certains médecins de l’époque dont nous livrons ici quelques lignes truculentes de l’Acte
III, Scène IV (Knock s’adresse au docteur Parpalaid) : « Songez que, dans quelques instants, il va sonner dix heures,
que pour tous mes malades, dix heures, c'est la deuxième prise de température rectale, et que, dans quelques
instants, deux cent cinquante thermomètres vont pénétrer à la fois...». Avec le développement de l’e­santé et
des objets connectés, ce seront désormais les prestataires de santé qui pourront réaliser ces observations à une
échelle que Knock ne pouvait imaginer.
C’est le savoir du médecin comme garant du pouvoir qui est aujourd’hui aussi remis en cause. La tradition veut
que le patient qui ne sait pas attende du médecin qui sait tout, ou presque, de porter un diagnostic et de lui proposer
un traitement. Le patient 2.0 est un patient qui, à partir de son ordinateur portable, mais aussi de son Smartphone
ou sa tablette se renseigne sur des sites d'information de santé, un patient qui se voit comme un partenaire
éclairé du processus de soins en montrant son implication dans sa prise en charge. Il participe éventuellement
aux forums, tient peut­être un blog, commence à acheter ses médicaments en ligne et consulte ou envisage de
consulter le site de l'assurance maladie. Ce questionnement par le patient révèle que le médecin ne sait pas
tout, qu’il n'a pas appris à gérer la contradiction, et que la mise en œuvre de son savoir est limitée par le temps
de la consultation qui est lui­même limité par des considérations économiques.
L’e­santé commence aussi à redistribuer les cartes du pouvoir économique. Les entreprises issues du monde de
l’informatique au sens large, dont certaines superpuissances comme Google, Microsoft, Apple, Intel s’intéressent
à ce secteur qui est en train de passer, comme nous l’avons vu, d’une approche biologique et curative de la maladie
aiguë à une approche préventive de la maladie chronique utilisant pour cela le numérique. Ces stratégies volon­
taristes bouleversent le jeu des acteurs établis qu’ils soient prestataires de services informatiques, hébergeurs
de données de santé à caractère personnel, fournisseurs de services à la personne, industriels de l’industrie phar­
maceutique (200 000 salariés et 50 milliards d’euros de CA) ou acteurs corporatistes comme le puissant Conseil
National de l’Ordre des médecins (CNOM9) ou le non moins puissant syndicat de l’industrie pharmaceutique
(LEEM10) par exemple.
La question de la protection et de la sécurité des données sanitaires
L’e­santé est devenu le nouvel écosystème des données personnelles. Elle permet de recueillir, à l'aide de capteurs
et d’applis mobiles, un volume considérable de données médicales, physiologiques, sur le mode de vie, l'activité
quotidienne et l'environnement qui se cumulent aux téraoctets de données personnelles que nous laissons sur
le web et qui sont exploitées par les algorithmes du Big data utilisant les techniques du machine learning. Si l‘ex­
ternalisation et le stockage des données de santé est réglementée et fait l’objet d’une procédure d’agrément dé­
finie par le décret du 4 janvier 2006, qu’en est­il des données de l’e­santé grand public ? Comme le remarque la
revue L’Usine Nouvelle11 « si les géants américains du Quantified self veulent faire entrer les bracelets de fitness
et autres objets connectés dans tous les foyers du monde, ce n'est pas uniquement pour récupérer un maximum
de données personnelles individualisées, mais pour générer une masse de données collectives ». Par exemple,
on sait que si Google investit des sommes colossales dans des data centers, et il n’est pas le seul, c’est bien pour
prévoir les comportements des consommateurs à grande échelle. Selon abine.com, un programme qui analyse
les likes de Facebook est capable de déterminer l’orientation sexuelle d’une personne avec 88% de précision, de
savoir si cette personne utilise des drogues avec 75% de réussite… Pour Dominique Cardon12, il convient de garder
le calme et de recontextualiser les données par rapport aux savoirs issus des sciences sociales « la structuration
des données a­t­elle pour but de mettre en forme, classer, comparer les individus (en maintenant leurs singula­
8
Présentée en 1923 à la Comédie des Champs­Élysées. On trouve le texte en Livre de poche. Pour ma part, j’ai utilisé une vielle édition de 1965.
Le texte cité figure à la p.160.
9
http://www.conseil­national.medecin.fr.
10
http://www.leem.org.
11
http://www.usine­digitale.fr/article/nest­fitbit­et­les­autres­convoitent­entreprises­et­administrations.N256657. Consulté le 12 novembre 2014.
12
http://www.internetactu.net/2012/12/19/de­la­statistique­aux­big­data­ce­qui­change­dans­notre­comprehension­du­monde/.
Consulté le 12 novembre 2014.
66
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rités) ou sont­elles comprises, organisées à partir de catégories ?” Et si c’est le cas, lesquelles ? Quelle matrice
permet de comprendre leur agencement ? »
EN GUISE DE CONCLUSION : APRES L’HOMME, LE CYBORG ?
La digitalisation de la santé s’inscrit dans un mouvement plus vaste qui est la grande convergence des NBIC (Nano­
technologies, Biologie moléculaire, Informatique et Cognition) qui dans un messianisme lyrique promet une
époque où l’être humain sera tellement quantifié, augmenté, modifié réparé qu’il ne souffrira plus de handicap,
de maladie, de vieillissement. Les penseurs de la nébuleuse transhumaniste voient l’homme du futur doté par
la technologie de capacités telles qu'ils mériteraient l'étiquette de « posthumain ». Certains de ces penseurs
comme Raymond Kurzweil qui exerce d’importantes responsabilités chez Google ont une foi presque naïve dans
la technologie. Ils estiment l’arrivée de la singularité13 et le changement de nature de l’homme à une cinquantaine
d’années. D’autres, comme le suédois Nick Bostrom, fondateur de Humanity+ et directeur de l’Institut pour le
Futur de l'Humanité de l'université d'Oxford mettent en garde contre les dangers inhérents à une accélération
brutale du progrès technologique et insistent sur le risque existentiel lié à la préservation de la santé future de
l'humanité. Ce qui est sûr, c’est que, dans cette nébuleuse, Google joue un rôle de premier plan.
13
La singularité technologique (ou simplement la singularité) est un concept, selon lequel, à partir d'un point hypothétique de son évolution
technologique, la civilisation humaine connaîtra une croissance technologique d'un ordre supérieur (Wikipédia).
67
FORUM - N°143 - APPEL À CONTRIBUTIONS - JANVIER 2015
APPEL À CONTRIBUTIONS
EMPOWERMENT À LA FRANÇAISE ?
Empowerment, développement du pouvoir d’agir, du faire participer,
de la citoyenneté : quelles relances pour quel travail social ?
numéro 144 (avril 2015)
Coordinateur : Pierre Merle
Le caractère récent du succès ­sinon de l’importation elle­même­ de cette notion d’empowerment invite bien
sûr à une approche transnationale de son histoire et à retracer par exemple sa trajectoire au travers des public
policies studies et de la mise à l’agenda des politiques publiques françaises1.
Moins que d’approcher la « vérité » d’un néologisme, celui d’empowerment, il s’agira dans ce numéro de Forum
de montrer les divers usages actuels, la fécondité, les intérêts et éventuellement les limites de la thématique.
Dès lors qu’elles sont reposées dans des contextes et des enjeux actuels, les problématiques de soutien, d’ac­
compagnement ou de simple attention au développement, à la participation, à la citoyenneté, au développement
du pouvoir d’agir2 pourront trouver place dans ce numéro.
S’agit­il de permettre à des délégués de classe récemment élus de développer leur fonction, de co­construire le
Conseil de Vie Sociale de l’établissement médico­social dans des conditions jadis pensées comme improbables,
de repenser les savoir­faire de participation dans un quartier populaire où « la citoyenneté est semée d’embûches »3
entre injonctions « d’en haut » à participation et implications de fait non reconnues, etc. ?
Pour ce numéro de Forum, c’est une multiplicité de champs d’intervention qui peuvent témoigner des recherches
de postures, de méthodes, d’évaluations d’actions. N’y a­t­il pas un paradigme transformé concernant les relations
de pouvoirs entre acteurs et institutions, et une réévaluation des potentialités (capacités ?) tant de l’individu,
des groupes, territoires, que de la société et l’État ?
1
2
On pense aux travaux de Marie Hélène Bacqué sur les Etats Unis depuis les années 2000 et sa co­rédaction (avec Mohamed Mechmache)
du rapport au Ministre de la Ville en 2013 Citoyenneté et Pouvoir d’agir dans les quartiers populaires. Le terme est usuel depuis toujours
dans l’univers linguistique anglais : la All Indian Woman Conférence vise l’empowerment of the women depuis 1927.
Voir notamment Claire Jouffray Dir. (2014), « Développement du pouvoir d’agir, une nouvelle approche de l’intervention sociale »,
Rennes Presses de l’EHESP coll. « Politiques et interventions sociales ».
68
FORUM - N°143 - APPEL À CONTRIBUTIONS - JANVIER 2015
Quelques repères dans l’organisation de votre contribution
à un numéro de la revue FORUM
Nous vous remercions de vous être fait connaitre, en nous proposant le titre de votre article (ou des étudiants
et personnes ressources que vous connaissez) qui aborde le thème de ce numéro de la revue Forum.
La revue FORUM se donne pour but de « diffuser et valoriser les travaux de recherche et d’études, toutes dis­
ciplines confondues, issus des étudiants et professionnels de formations supérieures de tous lieux de formation,
de toute nationalité. Le fondement de ces recherches est de problématiser les rapports particuliers dans le
champ du travail social entre la réflexion et l’action, interroger le sens des pratiques et la place du sujet, montrer
les articulations complexes et mouvantes avec les politiques, appréhender les transformations sociales et leurs
incidences sur le champ, visant la professionnalisation et la formation ».
Cette revue est coordonnée par des membres du comité de rédaction et son rédacteur en chef, elle s’articule
autour de thèmes annoncés à l’avance.
• Les consignes de mise en forme sont les suivantes :
­ 8 à 10 pages, soit 35.000 signes maximum, y compris les notes de bas de pages et une brève bibliographie.
N.B : Evitez les nombreuses notes de bas de pages.
­ En police « Times New Roman », de taille 11. (Notes de bas de pages en taille 8).
­ Pas de souligné, mais l’utilisation du gras sert de mise en valeur des sous­titres.
­ Un résumé en 2 ou 3 phrases de l’article ainsi que 4 ou 5 mots clés maximum.
­ Par ailleurs, une présentation de l’auteur en 3 lignes, avec votre adresse mail si vous le souhaitez, afin de
vous faire connaitre.
­ L’envoi de l’écrit définitif s’adresse aux coordinateurs par fichier mail
• Les délais :
Nous attendons vos propositions d’article jusqu’au 15 février 2015.
Coordinateur du numéro 144 :
Pierre Merle > [email protected]
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FORUM - N°143 - APPELS - JANVIER 2015
APPELS
Rubrique : COMMUNICATION & RESSOURCES HUMAINES
Afin de poursuivre et d'augmenter les échanges avec les centres de formation et de valoriser certains
travaux, Forum ouvre une rubrique aux responsables formation DEIS et aux étudiants désireux de
publier les textes prévus dans le cadre de l'épreuve : « Communication et ressources humaines ».
Rubrique : PROBLÉMATIQUES ACTUELLES EN TRAVAIL SOCIAL
Parallèlement aux travaux de recherche qui constituent l'axe premier et principal de FORUM, nous
ouvrons une rubrique ouverte à tous : « Problématiques actuelles en travail social ».
Cette rubrique est destinée à faire paraître des textes courts (entre 5 et 7 000 signes) portant sur des
préoccupations professionnelles laissées à l'initiative des contributeurs et présentant une probléma­
tique construite, ainsi que l'esquisse d'une ou plusieurs hypothèse(s) de nature à susciter un débat
et/ou à ouvrir des voies de recherche.
Rubrique : POUR MÉMOIRES
Cette rubrique se propose de présenter des mémoires DEIS ou CAFDES ou Masters, etc.
Si vous souhaitez nous faire part de votre recherche, nous vous remercions de bien vouloir nous
transmettre une fiche avec les éléments suivants :
­ auteur,
­ titre du mémoire,
­ mots­clés,
­ résumé,
­ directeur de recherche,
­ diplôme,
­ dépôt du mémoire.
Pour ces trois rubriques, vous pouvez envoyer vos articles par courriel
au Comité de rédaction de FORUM :
[email protected]
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FORUM - N°143 - COMMUNICATION & RESSOURCES HUMAINES - JANVIER 2015
COMMUNICATION
&
RESSOURCES HUMAINES
Cette rubrique se propose de présenter des articles relatifs
au Domaine de Compétences 3 :
Communication & ressources humaines, du Diplôme d’État
d’Ingénierie Sociale.
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FORUM - N°143 - COMMUNICATION & RESSOURCES HUMAINES - JANVIER 2015
Le paradoxe de l’insertion ­ Des pratiques professionnelles
des conseillers : entre contrainte et recomposition
Nicole Myrek, ex fondatrice ­ directrice d'une association médico­sociale
DEIS ­ DF 3 ­ 2014 ­ Université Jean Jaurès de Toulouse
[email protected]
Introduction
Le présent article fait part d’une étude réalisée auprès de conseillers en Mission Locale pour l’insertion des jeunes
de 15 à 25 ans, sur le territoire régional de Midi Pyrénées. Selon une démarche compréhensive, nous avons
mené neuf entretiens semi­directifs auprès de conseillers et cadres. Les méthodes qualitatives : (entretiens,
questionnaires et observations) que nous avons employées nous ont conduit à questionner le terrain :
Ces professionnels sont dans des commandes paradoxales, avec d’une part l’Etat qui les contraint à orienter les
jeunes au plus vite vers l’accès à l’emploi alors que le marché du travail est grippé et avec d’autre part le public
accueilli qui nécessite un accompagnement global pour une Insertion socio­professionnelle.
1­ Les Fondations
En 1982, à partir d’une enquête de terrain auprès de jeunes, Bertrand Schwartz rédigea un rapport sur « l’inser­
tion professionnelle et sociale des jeunes » en faisant des propositions avec la volonté d’innover, d’expérimenter.
Les propositions recueillirent un « succès d’estime » car elles ne se contentaient pas de proposer des solutions
pour les jeunes en échec mais analysaient les raisons de ces échecs et abordaient la nécessité de changer l’école
et le fonctionnement de l’Etat.
Parce que les solutions d’emploi n'étaient pertinentes et efficaces que si le jeune surmontait ses difficultés, consolidait
sa situation, les Missions Locales diagnostiquèrent ses besoins et construisirent des réponses multiples adaptées
aux problèmes rencontrés par le jeune : santé, logement, accès à la culture, au sport, aux formations, lien avec
la famille.
Ainsi, l’ordonnance 82­273 du 26 mars 1982 vit le jour, et était destinée à permettre aux jeunes de 16 à 18 ans,
d’accéder à une qualification professionnelle, en vue de faciliter leur insertion sociale, par de la formation alternée,
annonçant la création des Missions Locales.
S’est alors développé un réseau de plus en plus dense de 471 Missions Locales et de P.A.I.O (Permanence, Accueil,
Information, Orientation) reconnu comme faisant partie du service public de l’emploi depuis 2005, du service
public de l’orientation depuis 2009. Ils étaient 11 000 professionnels ayant accueilli 126 8000 jeunes en 2009.
Cependant, il était envisagé que les Missions Locales ne dureraient qu’un temps, celui de palier à une situation
conjoncturelle difficile… Et pourtant fin 2010, ce furent 586 000 jeunes âgés de 15 à 25 ans qui étaient à la recherche
d’un emploi, soit un taux de chômage de 22,3% (source Insee)…
2­ Une réforme engagée
L’inspection générale des finances (I.G.F) dans un rapport datant de juillet 2010 manifeste un taux d’accès à l’em­
ploi des jeunes suivis par les Missions Locales faible (28% de moyenne).
Le 19 janvier 2011, une circulaire émanant de la D.G.E.F.P1 précise que le re­conventionnement des Missions Lo­
cales ne sera plus ni automatique ni uniforme. Accompagnée d’une grille d’activité de la performance des Mis­
sions Locales pour l’ensemble du territoire français, le Délégué Général demande à l’ensemble des directeurs
régionaux de la D.I.R.E.C.T.E2 de veiller à ce que les objectifs fixés pour 2011 soient atteints à savoir « 50 % d’accès
1
2
Délégation Générale à l’Emploi et à la Formation Professionnelle
Direction Régionale des Entreprises, de la Concurrence, du Travail et de l’Emploi
72
FORUM - N°143 - COMMUNICATION & RESSOURCES HUMAINES - JANVIER 2015
à l’emploi dont 40 % à l’emploi durable ». Par conséquent, on observe que l’autorité publique recentre l’activité
des Missions Locales sur la question de l’emploi, en conditionnant leur financement aux résultats obtenus au niveau
de l’accès des jeunes à l’emploi durable. Cette directive a fait l’objet d’un mouvement social de contestations de
divers acteurs de terrains.
3­ L’impact des politiques sociales
Un rassemblement national a lieu à Paris pour dénoncer la dégradation des conditions de travail des conseillers en
termes de service rendu auprès des jeunes. D’un côté les mouvements sociaux, de l’autre les salariés, le socio­
logue LABBE Philippe, les dirigeants se mobilisent à l’annonce de cette orientation politique, même si le décret
d’application n’a pas vu le jour.
Ces constats, sont basés sur les effets dévastateurs des C.P.O.3 par régions, où la culture du résultat en termes
du nombre de jeunes vers l’accès à l’emploi est un objectif à atteindre. La mise en concurrence entre les territoires
et les Missions Locales, où l’attribution d’un budget alloué est un corollaire du chiffre des jeunes sur le marché
du travail est un défi à relever.
De l’autre côté le gouvernement s’inquiète du taux de chômage des non diplômés parmi les actifs de l’école
depuis au moins cinq ans qui est passé de 15% en 1975 à 50% aujourd’hui.
4­ Des pratiques professionnelles à l’épreuve du contexte
Dans l’étude de terrain que nous avons menée, on voit apparaître un recentrage à travers les nouvelles directives
gouvernementales des pratiques professionnelles des conseillers en Mission Locale pour le suivi et l’accompa­
gnement des jeunes pour l’accès à l’emploi à tout prix. Il semble que les pouvoirs publics remettent en cause « la
commande initiale » qui était un accompagnement global des jeunes sur l’ensemble de leurs difficultés sociales
et professionnelles (B. Schwartz).
4.1­ « Comment les missions locales sont elles passées de l’insertion globale à l’insertion vers l’emploi ? »
Suite à une note de synthèse de la D.A.R.E.S4 en avril 2011 « 200 000 jeunes chaque année sortent sans diplôme
ni qualification du système scolaire ; ils ont subi plus que choisi leur filière de formation, et se présentent sur le
marché du travail avec les handicaps les plus lourds (manque de mobilité, illettrisme, problèmes de santés etc...».
Comme le soulignent certains conseillers lors de l’enquête « il y a différentes étapes mais on construit petit à
petit avec eux »5. Il semble que les jeunes viennent plus vers les Missions Locales pour y trouver des réponses à
leurs problèmes que pour satisfaire une politique de l’emploi. « Lors du premier entretien, on va faire une syn­
thèse, on va dire ce qu'il est possible de faire ou pas… »6. Il apparaît alors lors des observations que la politique
d’insertion des jeunes ne peut être isolée d’une politique économique et sociale globale. Ainsi, à l’unanimité les
conseillers indiquent qu’on ne peut avoir, dans l’accompagnement, une approche segmentée du jeune, surtout
pour les jeunes en décrochage scolaire qui cumulent généralement plusieurs niveaux de handicap.
En effet « C'est une approche globale qu’on a, à la Mission Locale, donc on va essayer de lever les freins et notamment
les freins sociaux pour arriver à un emploi stable, un emploi durable »7.
La « culture du résultat » dictée par des tableaux de bord, permet aussi d’appréhender en un seul coup d’œil un
grand nombre de données chiffrées (D.A.R.E.S). Ces classements identifient les « bons élèves » et les moins bons
en vue de distribuer primes et sanctions etc. Ces techniques ont été systématisées dans l’administration publique
française par « la loi organique relative aux lois de finances » (L.O.L.F) et par « la révision générale des politiques
publiques » (R.G.P.P) rebaptisée par le nouveau gouvernement « modernisation de l’action publique » (M.A.P).
3
4
5
6
7
Convention Pluriannuelle d’Objectifs
Direction de l’Animation de la Recherche, des Etudes et des Statistiques
Extrait de l’entretien semi­directif n°1
Ibid 6
Extrait de l’entretien semi­directif n°2
73
FORUM - N°143 - COMMUNICATION & RESSOURCES HUMAINES - JANVIER 2015
4.2­ « Comment les conseillers traitent­ils cette contrainte ? »
« Le démarchage avec les entreprises n’est pas adapté… », « Il y a effectivement des réticences… », « Ce n’est pas
forcément de notre ressort, on n’est pas formé pour… »8.En fonction des territoires où nous avons mené l’enquête
(milieu urbain et rural) les bassins de l’emploi ne sont pas équivalents ; de fait, les résultats se diversifient en
fonction des missions locales ou leur adaptabilité à l’environnement économique est variée.
4.3­ Une injonction paradoxale
En amont, les conseillers se trouvent dans une injonction paradoxale. Ils poursuivent dans l’accompagnement
une prise en charge globale du jeune, tout en manifestant la nécessité d’un lien plus fin et tissé avec l’Education
Nationale dans l’accueil de jeunes qui quittent le système scolaire. Par ailleurs, il devrait se développer entres
les différents acteurs et instances officielles, des plates formes d’appui. Celles­ci permettraient une meilleure
connaissance réciproque des réseaux, ainsi le partenariat rapproché devrait comme le préconise LABBE Philippe
se consolider autour de la mise en œuvre systématique de solutions concertées les mieux adaptées.
En aval, il semblerait que mettre la pression sur les chiffres et affaiblir l’encadrement risque de conduire les
conseillers à « ne s’occuper que des jeunes les plus rentables », ceux qui sont vite employables et permettront
ainsi de faire le quota, et de laisser de côté ceux qui sont au cœur des missions : les jeunes en difficultés.
Les conseillers et les travailleurs sociaux sont ainsi obligés de réfléchir à ce lien qui les relie au public accueilli. Le
refus de penser les exclus de manière isolée est un trait permanent du travail scientifique de Robert Castel (1995) 9.
Pour être un individu, estime­t­il, il faut des supports, à la différence de Pierre Bourdieu, qui, a beaucoup insisté
sur le fait que nous sommes surdéterminés par les contraintes dans lesquelles nous vivons. R. Castel veut penser
la possibilité d’avoir une capacité de choisir soi­même. Que l’individu, le citoyen, soit détenteur de droits lui semble à
cet égard essentiel. Plus globalement, au travers de la thématique de la désaffiliation, R. Castel a su montrer les
continuités considérables qui existent entre ceux qui se trouvent dans une sphère de l’intégration (bénéficiant de pro­
tections, de travail, de la garantie du lendemain, du sentiment d’être intégré socialement) et ceux qui « sont lâchés »
sur ces deux axes que constituent l’intégration par le travail, et celle par la communauté et la famille. Le désaffilié pour
R. Castel, c’est celui qui a perdu ces deux modes d’insertion dans la société comme certains jeunes des missions locales.
Ce qui nous amène à penser qu’une rationalité partagée par tous les acteurs de l’insertion serait de s’efforcer
d’analyser les processus concrets de transition entre la sortie de système d’enseignement et l’entrée dans l’emploi,
afin de conjuguer l’insertion globale et l’efficience d’une insertion vers l’accès à l’emploi.
5­ Des pistes à explorer
Dans ce contexte tourmenté, le constat de la situation du chômage des jeunes en France et en Europe fait l’unanimité,
et les Missions Locales sont particulièrement exposées avec un taux de 23% de chômeurs.
Par ailleurs, l’accès à l’emploi doit être analysé comme la résultante d’interactions complexes qui se situent généralement
à deux niveaux : institutionnel (macro économique) par des politiques comme nous l’avons vu, et au niveau individuel (micro
économique) avec des relations stratégiques et compréhensives entre les acteurs d’un système d’action localisé ou sectoriel.
Il apparaît donc, qu’une approche globale semble la plus adaptée associant tous les acteurs de l’orientation,
de l’emploi, de la formation, de l’Education Nationale, afin de parvenir à relier ces systèmes complexes. C'est
tout l’intérêt du partenariat, qui réside en la capacité de ces structures à susciter des coopérations, à créer des
synergies. A cet égard, le slogan « penser global, agir local » les rallierait au plus proche des jeunes qui rencontrent
des difficultés sur un même territoire.
En guise de conclusion
Nous avons pu vérifier que les conseillers souhaitent sortir des sentiers battus avec l’entreprise. Ils désirent contri­
8
9
Extrait de l’entretien semi­directif n°3
« Les métamorphoses de la question sociale » de Robert Castel (1995)
74
FORUM - N°143 - COMMUNICATION & RESSOURCES HUMAINES - JANVIER 2015
buer à la construction de réseaux efficaces sur la mise en place d’une coordination plus forte à l’échelle régionale,
« un territoire qui semble le plus pertinent pour dialoguer avec les partenaires, comme une pépinière d’entreprises »
afin de parvenir à co­construire des solutions adaptées pour chaque jeune.
Aller vers les entreprises et selon les conseillers interrogés « une préoccupation générale ».On peut relever deux
types d’arguments pour expliquer la nécessité d’aller vers les entreprises :
> Les premiers imposés par des exigences extérieures à leurs volontés : « Il faut que la Mission Locale s’adapte
au marché du travail », parce que l’impact de la crise économique est plus dur pour le public des Missions Locales.
Par conséquent la question de l’emploi constitue « un point crucial dans le fonctionnement de la Mission Locale
à travailler».
> Les seconds arguments sont imposés par l’évolution du métier. Parmi ces arguments on note la prise de
conscience de l’importance de la question de l’emploi, « les conseillers se rendent compte aujourd’hui, que l’em­
ploi est le nerf de guerre. ». On observe ainsi que le métier s’inscrit dans « une nouvelle orientation », « qui
consiste à se faire connaître auprès des entreprises ». On constate donc, que les opinions sur cette question va­
rient largement d’un conseiller à l’autre, alors que certains se demandent « quel serait le sens de la Mission
Locale, si elle n’allait pas vers l’entreprise elle serait très vite obsolète ».
L’intervention sociale de fait, se trouve dans un vaste mouvement complexe, en quête de sens sur l’éthique des
actes professionnels des conseillers au sein des missions locales. Ainsi, ces nouvelles représentations signifient
que le social s’est déplacé des inadaptés au progrès au cœur de la société vers une massification de l’exclusion,
pour devenir un enjeu et un débat central autour de la « nouvelle question sociale » et ses conséquences.
Bibliographie
Castel, R. (1995). Les métamorphoses de la question sociale. L’insertion ou le mythe de Sisyphe (p. 675). Paris :
Gallimard.
Labbe, P. (2011, 2ème ed.). L’insertion professionnelle et sociale des jeunes. Ou l’intelligence pratique des missions
locales 1981­2011.
Note de synthèse de la D.A.R.E.S Direction de l’Animation de la Recherche, des Etudes et de la statistique (enquête
sur les emplois), cette instance dépend du ministère du travail, de 2011.
Les C.P.O. en missions locales (Enquête 2010) de la C.G.T. L’avis des salariés. Le service rendu aux jeunes : Amélioration
ou dégradation ?
« Les missions locales en pleine crise d’identité ». Article du Monde du 9/10/2011
75
FORUM - N°143 - POUR MÉMOIRES - JANVIER 2015
POUR MÉMOIRES
Cette rubrique se propose de présenter des mémoires DEIS ou
CAFDES ou Masters, etc.
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FORUM - N°143 - POUR MÉMOIRES - JANVIER 2015
L'importance du temps dans l'évolution de la relation d'aide et dans
l'acceptation de sa propre histoire de vie
Cécile Clément
Master en Intervention Sociale ­ Université de Sociologie de Strasbourg
cecile­[email protected]
Cécile Clement, 24 ans, s’est d’abord formée au métier d’assistante de service social puis, tout en l’exerçant, a poursuivi des études à
l’Université de Sociologie de Strasbourg pour y obtenir un Master en Intervention Sociale. Pour valider ce Master, elle a réalisé un
travail de recherche portant sur les effets de la fin de l’accompagnement social chez les jeunes adultes au parcours difficile, et sur la
qualité des liens et du réseau relationnel de ces jeunes, qui ont souvent connu des histoires familiales compliquées et conflictuelles.
Pour cette étude, 7 jeunes ayant été accompagnés par un travailleur social par le passé ont été rencontrés dans le cadre d’entretiens
qualitatifs semi­directifs. Afin de préserver l’anonymat, les prénoms ont été modifiés.
L’article porte sur l’évolution de la relation d’aide dans le temps, sur ce qu’elle peut apporter même une fois l’accompagnement
terminé, mais aussi sur ce que le temps permet pour donner de la cohérence à sa propre histoire de vie.
Le lien qui se construit entre un jeune adulte et son ancien référent, la place particulière occupée par le travailleur
social, ainsi que les dimensions affectives et ambivalentes de la relation, fondée sur la confiance, s’inscrivent
dans une temporalité à laquelle nous allons nous intéresser dans cet article. Le temps rassemble ces éléments,
il permet des retours en arrière et des évolutions, en somme il donne un cadre non négligeable à la construction
de l’identité et des relations avec autrui. Ces dernières, qu’il s’agisse de la famille, des amis ou des professionnels
de l’aide, participent à la construction de soi, elles peuvent nourrir ou fragiliser la confiance en soi tout au long
d’un parcours de vie. Le lien avec un travailleur social peut devenir fort, notamment lorsqu’il est présent sur une
longue période.
Evolution de la relation réciproque dans le temps
Tout d’abord, il nous faut rappeler que la construction et la mise en place de la relation prend du temps. La
relation d’aide est soumise au même processus que d’autres types de relations : « on constate souvent un décalage
entre ce que nous attendons des autres et leurs réactions, ce décalage nous oblige à réajuster notre comporte­
ment (…) »1 C’est grâce aux relations qu’ils entretiennent avec autrui que les individus vivent des expériences,
apprennent à se connaitre eux­mêmes et à mieux connaitre et comprendre les autres. « C’est en effet au cours
du face à face interactionnel que l’on évalue le mieux soi­même et les autres. »2 La relation se construit à travers
des interactions, des attitudes montrant des preuves de confiance, mais aussi à travers des tâtonnements, des
hésitations, des essais et des réajustements. Isabelle, jeune femme âgée de 22 ans, qui a été accompagnée par
des travailleurs sociaux durant plusieurs années, se souvient : « la relation était bonne malgré les débuts où on
a eu, bon, c’est normal au début, quand je vois que ça marche pas ou bien quand je veux ça et ça donne pas ce
que je voulais, dans ces moments­là c’était pas facile (…) » (Isabelle, 22 ans)
La relation prend forme au fur et à mesure, elle demande du temps et des réajustements car elle se fonde sur la
confiance, qui ne se donne pas d’emblée. « Les relations sont des liens fondés sur la confiance, cette confiance
n’étant pas donnée, mais travaillée, et ce travail signifiant un mécanisme mutuel de révélation de soi. »3 C’est
aussi cette confiance qui permet, en étant inscrite dans le temps, de mieux comprendre des évènements du
passé et de réussir à les voir autrement. En ce sens, les propos de certains jeunes adultes qui ont été accompagnés
montrent l’importance de maintenir un lien, même si la prise en charge est terminée, car le travailleur social est
une mémoire. Il a vu le contexte d’un point de vue extérieur, il a connu les membres de la famille séparément et
sait parfois des éléments que les enfants ignoraient, là encore, sa place est particulière. Ainsi, il peut permettre
de réajuster certaines images des figures parentales : « (…) on s’est vu l’autre fois et elle m’a dit tu sais ta mère
1
2
3
Strauss Anselm, Miroirs et masques, Paris, Métailié, 1992, p. 38
Strauss Anselm, op. cit., p. 47
Giddens Anthony, Les conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 129
77
FORUM - N°143 - POUR MÉMOIRES - JANVIER 2015
elle a fait des concours, tous les soirs elle faisait des concours, elle révisait tout ça, moi je savais pas ça, donc ça
fait du bien des fois de savoir des choses comme ça (…) » (Nathalie, 26 ans)
Nous pouvons supposer qu’il est parfois plus facile d’évoquer un passé douloureux lorsqu’il est derrière soi et
que l’on sait qu’il est terminé, qu’il ne se reproduira plus. Ils sont plusieurs à expliquer que lorsqu’ils étaient enfants ou
adolescents, ils ne voyaient pas l’accompagnement de la même manière, certains évènements les envahissaient
de peur, certains arrivaient à en parler au travailleur social et d’autres non. Nous voyons alors que la relation
d’aide n’apporte pas le même soutien dans l’enfance, l’adolescence ou l’âge adulte. Elle n’est pas vécue de la
même manière en fonction de ces différentes périodes du temps de la jeunesse. Du point de vue du travailleur social
ou de l’institution, nous pouvons estimer que la relation peut cesser, qu’elle n’a plus rien à apporter matériellement et
que la situation s’est globalement stabilisée. Cependant, plus la relation d’aide s’inscrit sur du long terme, plus
elle permet aussi de la distance et du recul par la suite. Les enjeux ne sont pas les mêmes aux différentes périodes
qui constituent le temps de l’accompagnement. Le temps est un facteur essentiel pour avoir un regard distancié
avec un vécu passé, il permet des prises de conscience et aide à se rendre compte que plus jeune on voyait les
choses différemment.
Il est intéressant de constater que la relation entre travailleur social et personne accompagnée peut évoluer et
se poursuivre dans un autre cadre. Les enjeux ne sont plus les mêmes lorsque le cadre professionnel se retire. Il
peut donc être important que l’accompagnement éducatif et social cesse d’être mis en place, mais que le lien
construit perdure car il est encore porteur de sens et d’apports personnels. Parfois, des remarques ou des sug­
gestions faites ne font pas sens tout de suite pour la personne aidée, mais bien plus tard. Les personnes accom­
pagnées ne sont pas toujours prêtes à entendre ce qu’un travailleur social a à leur dire au moment où il le fait,
et il est ici important de noter que les deux acteurs de la relation d’aide ne fonctionnent des fois pas sur la même
temporalité. Certes, le travailleur social apprend à tenir compte de la temporalité de l’autre, cependant ses com­
pétences n’ont pas toujours un effet immédiat et peuvent s’inscrire dans une toute autre dimension temporelle
pour celui ou celle qui en bénéficie : « (…) en fait c’est plus à ma majorité qu’elle m’a aidée madame X, quand
j’étais mineure ou adolescente, non, pas trop. » (Nathalie)
« (…) et puis voilà maintenant on échange, elle vient me parler de sa fille qui s’est mariée etc, c’est même plus maintenant
l’assistante, c’est un échange quoi, mais bon à l’adolescence je ne le ressentais pas plus que ça. » (Nathalie)
Ainsi, nous voyons bien que la relation est différente, sans doute est­elle considérée différemment par le travailleur
social qui peut être davantage dans l’échange avec la personne qu’il revoit, en s’autorisant à parler de sa vie
privée par exemple. Il n’intervient plus pour une mission précise dans un cadre professionnel et la relation peut
devenir plus personnelle. Certains travailleurs sociaux continuent de prendre des nouvelles, disent ou montrent
que cela leur fait plaisir de revoir telle ou telle personne suivie : « (…) même si c’est une fois de temps en temps,
de garder des liens, donner des nouvelles, (…) là récemment je lui ai envoyé un e­mail, bon c’est elle qui avait de­
mandé des nouvelles, mais voilà (…) » (Raphaël, 22 ans)
Parfois c’est la personne accompagnée qui revient vers quelqu’un qui l’a marquée. C’est le cas d’Isabelle à qui
cela a fait du bien de revoir cette dame qui lui transmettait toujours de la joie de vivre lorsqu’elle la voyait quand
elle résidait au Foyer : « (…) la dame dont je vous parlai avant (…) je suis allée la voir à son travail, on a discuté
un peu, elle m’a demandé comment tout, comment ça allait, ma situation quoi, et je lui ai expliqué, et ça lui fait
du bien et moi aussi (…) » (Isabelle, 22 ans)
Nous pouvons supposer que ce sont ces contacts et ces retrouvailles qui permettent aussi à ces jeunes de se
situer dans le temps et dans l’espace, de reconnaitre leur propre existence et d’inscrire leur histoire de vie dans
un réseau de relations qui font sens et qui comptent pour eux. Ce lien spécifique avec le travailleur social appuie
la construction de soi et de l’identité, il constitue un repère. En effet, « la relation avec le travailleur social est un
lieu de négociation de l’identité, de gestion du stigmate (voire de retournement) (…) Dans cette relation d’aide,
les professionnels sont également partie prenante de cet exercice de négociation identitaire et adoptent eux­
mêmes une posture singulière, propre à chaque relation. »4 De ce fait, il n’est pas surprenant que la relation dé­
4
Muniglia Virginie et Rothé Céline, « Jeunes vulnérables : quels usages des dispositifs d'aide ? », Agora débats/jeunesses, 2012/3 N° 62,
http://www.cairn.info/revue­agora­debats­jeunesses­2012­3­page­65.htm, p. 76
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FORUM - N°143 - POUR MÉMOIRES - JANVIER 2015
borde parfois du cadre fixé, car les soutiens apportés sont nécessaires à tout être humain. Tout cela s’exprime
dans le temps qui passe et prend sens à travers lui car le temps amène petit à petit les individus à un dévelop­
pement de la réflexivité.
La réflexivité permise
La dimension temporelle et la poursuite du lien entre travailleur social et personne aidée dans un autre cadre
ouvre les portes à une réflexivité qui s’inscrit dans le processus de construction de soi et de l’histoire de vie.
Nous pouvons définir la réflexivité comme un retour sur soi qui permet d’avoir conscience des risques et des
dangers en se référant à ceux vécus dans le passé ou en imaginant ceux qui pourraient exister. Pour la plupart
des jeunes avec qui nous nous sommes entretenus, il a été nécessaire, à un moment de leur vie, de parler de
leur histoire, d’essayer de la comprendre et de réussir à vivre avec. Nous sentons dans le discours de certains
que cela n’a pas été une épreuve facile. Parfois malgré soi, l’histoire de vie « colle à la peau », elle fait partie de
l’individu car il a grandi et évolué à travers elle. « Par leurs racines, les individus sont foncièrement ancrés dans
un tissu social qui leur préexiste. »5 Pouvoir en parler permet aussi de ne pas rester seul dans un certain enfer­
mement, et cela peut permettre de se rendre compte, par la suite, qu’il était important de ne pas tout garder
pour soi : « (…) j’ai pris sur moi mais je pense tout le monde peut pas le faire mais après c’est pas forcément une
bonne chose parce qu’après on garde les choses pour soi et ça sert à ça aussi un suivi éducatif ça sert à pouvoir
en parler (…) » (Mickael, 19 ans)
Comme nous le précise le sociologue Jean­François Guillaume, raconter l’histoire de sa vie traduit une intention
d’aller vers un certain ordre et une continuité, pour mieux se projeter dans l’avenir. Connaitre ses « racines »
pour mieux construire et déployer ses « ailes », pour reprendre les termes de Michel Messu, nécessite un travail
de sélection des évènements et de construction d’un parcours biographique. Le choix des évènements présentés
par l’individu dans le récit de sa vie s’effectue selon ceux qui l’ont marqué. Un parcours biographique peut être retracé sous
la forme d’une histoire, composée d’épisodes qui s’enchainent, mais il peut aussi se raconter sous la forme d’une chronique,
faisant se succéder des évènements sans lien apparent. Le temps de la vie peut quant à lui se concevoir comme lié par un
fil conducteur, fluide et sans interruptions, ou comme une succession d’étapes marquée par des ruptures.
La capacité à se raconter et à faire preuve d’une réflexivité sur sa propre histoire semble varier selon l’âge éga­
lement. Les deux personnes âgées de plus de 26 ans avec qui nous nous sommes entretenus se sont beaucoup
plus livrées que les autres à propos de leur histoire de vie et nous pouvons constater une réflexivité importante
dans leur discours, réflexivité qui se développe et qui est permise aussi tout au long de l’entretien mené. Le
temps passé aide sans doute à laisser davantage de place à de l’apaisement pour parler de sa propre évolution
par rapport à l’histoire vécue. L’âge, tout comme le degré d’avancée dans la vie autonome, font varier la projection
du jeune dans l’avenir et sa capacité à se raconter avec plus ou moins de recul. J.­F. Guillaume nous rappelle que
« comme le souligne A. Giddens (1987), tout acteur doit être capable de répondre dans le cours de l’action aux
questions « quoi », « pourquoi », « qui », « comment », « avec et/ou contre qui », tout en intégrant ces différents élé­
ments dans un savoir d’ensemble. »6 Cela sous­entend une capacité des acteurs à structurer leur récit, à lui donner un
ordre et à intégrer le tout dans une totalité temporelle. En fonction de l’âge mais surtout en fonction de leur interlocuteur,
de leur situation et de là où ils en sont dans leur parcours, tous les jeunes adultes n’arrivent pas à mettre cela en pratique.
Il est aussi intéressant de remarquer que certains jeunes expriment le besoin une fois que l’accompagnement
est terminé de revenir sur l’histoire vécue, d’en reparler, de pouvoir faire évoluer leur rapport avec ce passé,
tandis que pour d’autres la fin de l’accompagnement a permis de tourner la page. Ainsi, l’histoire connue et
vécue ne s’inscrit pas de la même manière dans le temps. Certains construisent leur avenir et se construisent en
tant qu’individus en se référant encore à leur passé et en ayant besoin d’en parler. En effet, pour la sociologue
Michèle Leclerc Olive, « c’est en se racontant, en prenant une certaine distance par rapport à son « vécu » que
l’individu devient un peu plus sujet. (…) En se racontant, la personne cherche à éclairer ce qu’elle est aujourd’hui,
5
6
Messu Michel, Des racines et des ailes, essai sur la construction du mythe identitaire, Paris, Société et pensées, 2006, p. 23
Guillaume Jean­François, Guillaume Jean­François, « Ces histoires que l’on construit et que l’on se raconte… », Cahiers Internationaux
de Sociologie, Vol. 100 [59­90], Liège­Belgique, 1996, p. 68­69
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FORUM - N°143 - POUR MÉMOIRES - JANVIER 2015
en reprenant ce qu’elle a fait ou ce qui est arrivé dans le passé (…) »7 A l’âge des individus rencontrés, pouvoir se
raconter, à leur ancien référent social ou à nous dans le cadre de ce travail de recherche, a donc une importance
considérable pour mieux savoir qui l’on est. En effet, les entretiens réalisés pour ce mémoire par exemple ont
donné la parole, une reconnaissance et une place à ces jeunes. Cela ne veut pas dire que ceux qui en parlent
moins ne repensent plus au passé, mais certains ont fait le choix de le laisser de côté pour le moment, car sans
doute il faut du temps pour se sentir prêt à évoquer certains évènements.
Le processus de « l’ajustement biographique » proposé par Anselm Strauss met l’accent sur l’importance de la
continuité de l’histoire de vie, malgré la complexité des évènements qui la jalonnent. « On ne peut réconcilier
les identités passées, leur donner une cohérence vraisemblable en dépit de leur apparente diversité qu’en les
regroupant sous une interprétation homogène. Un fort sentiment d’unité repose sur « une négociation avec soi­
même » »8. Il est nécessaire de négocier avec soi­même les effets des évènements vécus, qu’ils aient été bons,
mauvais, porteurs de sens ou incohérents, afin de parvenir à un ajustement biographique. Mais les éléments ne
sont jamais figés, c’est ce que nous rappelle le sociologue Michel Messu : « il y a du jeu dans la transmission de
l’héritage identitaire et celui­ci tient, en tous cas pour une bonne part, dans les capacités des « héritiers » à com­
poser avec cet héritage. »9 Il s’agit bien là d’une capacité à revenir sur, à comprendre d’où l’on vient, ce que l’on
a vécu, tout en ne s’empêchant pas d’aller de l’avant et de construire sa propre histoire. Par exemple, grâce au
temps passé et aux discussions que Nathalie a eu avec son ancienne éducatrice, elle semble faire preuve de plus
de tolérance et de compréhension envers les comportements que sa mère a pu avoir par exemple : « (…) finale­
ment je le comprends aujourd’hui c’était pas tellement sa faute elle (sa mère) y pouvait rien. » (Nathalie)
De même lorsqu’elle évoque le décès de sa mère, Nathalie montre une réflexivité importante et intéressante,
que ce soit à propos du fait que sa mère ne soit plus en vie ou à propos d’elle­même, en se questionnant sur ce
qu’elle va devenir : « c’était un déchirement (…) c’est peut­être mieux comme ça parce qu’elle ne vivait pas heu­
reuse du tout quoi (…) c’est comme ma sœur aujourd’hui je me demande qu’est­ce que sera la finalité (…) à part
être là, à part essayer, à part la faire interner à l’hôpital et éviter qu’elle prenne la voiture, c’est compliqué quoi,
parce qu’en même temps on est fatigué de faire ça et en même temps on sait pas quoi faire, c’est vraiment très
dur, moi des fois je me dis merde est­ce que je vais finir comme ça aussi (…) » (Nathalie)
La réflexivité permet aussi à l’individu de se rendre compte des énergies qu’il a déployées pour être capable de
s’en sortir. Le guide d’entretien semi­directif utilisé amenait les jeunes rencontrés à faire part de leurs réflexions
quant à leur passé, à ce qu’ils sont devenus, grâce à quels autrui significatifs et à quelles expériences. Car en
effet, comme le dit M. Messu, la construction identitaire « engage tout un mouvement d’aller­retour entre le soi
et les autres, le propre et l’étranger, l’acquis et l’inconnu…bref, tout un mouvement de confrontation avec le non­
soi. (…) »10. Le passé est l’acquis, le connu, tandis que l’avenir est l’inconnu et il est à construire, et en ce sens, se
raconter, se souvenir, voir différemment permet de se construire en tant qu’individu à part entière et d’exister
dans une histoire. La réflexivité s’opère donc en fonction du recul que nous arrivons à avoir sur les évènements
vécus et surtout à travers nos relations construites avec autrui. Les autres, de manière générale, et les relations
que nous tissons avec eux sont ainsi une ressource essentielle sur laquelle nous pouvons nous appuyer pour
vivre. Ce sont les relations qui forment l’individu et la jeunesse. Elles fournissent l’expérience, l’exploration, la
découverte. « Les relations sont au cœur de la négociation entre les héritages familiaux, le capital accumulé à
l’école, les acquis de l’enfance et les nouvelles voies permettant la réalisation des projets personnels. Ils sont la
délimitation des possibles, de la marge de manœuvre de l’individu. »11 C’est parce que les relations ouvrent le
champ des possibles et qu’elles participent à la construction de soi que la nature des liens des jeunes adultes accompagnés
avec leur entourage est à prendre précisément en considération durant l’accompagnement social mais aussi au
moment où il vient à prendre fin.
7
Leclerc­Olive Michèle, Le dire de l’évènement, Paris, Presses universitaires du Septentrion, 1997, p. 67
Strauss Anselm, op. cit, p. 154
9
Messu Michel, op. cit., p. 27
10
Messu Michel, op. cit., p. 109
11
Goyette Martin et Royer Marie­Noële, « Interdépendance des transitions vers l’autonomie de jeunes ayant connu un placement : le rôle
des soutiens dans les trajectoires d’insertion », Sociétés et jeunesses en difficulté [En ligne], n°8 | Automne 2009, mis en ligne le 08 janvier
2010, Consulté le 16 mars 2012. http://sejed.revues.org/index6434.html, p. 6
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FORUM - N°143 - CHERCHER, LIRE, VOIR, ENTENDRE - JANVIER 2015
CHERCHER, LIRE, VOIR,
ENTENDRE
Rubrique coordonnée par Hervé Drouard
Il s'agit dans cette rubrique de signaler quelques informations
(colloques, parutions récentes, etc.) sans lien avec le thème du numéro,
ni appréciation ou conseil de lecture.
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FORUM - N°143 - CHERCHER, LIRE, VOIR, ENTENDRE - JANVIER 2015
OUVRAGES
VERS UNE PROFESSIONNALISATION DU BÉNÉVOLAT ? ­ Un exemple dans le champ de l'éducation
populaire
Florence Tardif Bourgoin, L’Harmattan, Coll. Travail du social, 2014, 168 p.
Alors que les centres sociaux inscrivent leurs actions dans les valeurs de l'éducation populaire, favori­
sant la transmission des savoirs et des expériences dans un objectif de construction partagée, quelle
place occupent les pratiques de formation des bénévoles dans leurs projets institutionnels ? Quel en
est l'impact sur les parcours individuels d'engagement ? L'auteur propose ici une analyse des dispositifs
qui se développent dans les centres sociaux dans un contexte de renforcement des procédures visant
la qualité et l'évaluation des activités.
PSYCHANALYSE ET TRAVAIL SOCIAL, UN CERTAIN COUSINAGE
Louis­georges Papon, érès poche, Coll. Psychanalyse, 2015
Les travailleurs sociaux sont largement mobilisés pour faire vivre des dispositifs complexes d’aides
sociales devant lesquels ils sont souvent désemparés, sans pouvoir se représenter la place qu’ils y
occupent. Souvent aveuglés par les images que la société leur renvoie d’eux­mêmes, ils mesurent
mal leur efficacité. Leur désarroi n’est pas accidentel et ne révèle aucune défaillance chronique dans
le savoir­faire. Ils savent – mais souvent à leur insu – qu’ils sont porteurs d’une angoisse historique
que la Cité ne peut prendre en compte. Alors qu’ils sont au cœur du monde, et avant même d’y
proposer des solutions, ils pressentent un exil. Cette extra­territorialité, les travailleurs sociaux la
partagent avec les psychanalystes. Cet ouvrage tente de laisser émerger le cousinage qu’entretient
le travailleur social avec le psychanalyste. Tenir bon sur l’idée lacanienne que l’inconscient c’est la
politique suppose de prendre à bras le corps l’incommensurable embarras des travailleurs sociaux
aux prises avec la brutalité des souffrances du monde.
“ DE SECONDE MAIN “ ­ Vendeurs de rue et travailleurs sociaux face à face dans la crise
Pascale Chouatra, Yvan Grimaldi, L’Harmattan, Coll. Les écrits de Buc Ressources, 2014, 252 p.
Au cœur de cette profonde crise socio­économique, l'exercice du travail social se fait de plus en plus
hors de ses bases, dans des face­à­face inédits qui peuvent déstabiliser les professionnels. L'exemple
de l'organisation d'un marché d'objets issus de la récupération, dans la rue et visant l'insertion des
vendeurs pauvres et précaires, en est une belle illustration. Les auteurs de ce livre, eux­mêmes travailleurs
sociaux et fondateurs de cet étonnant projet, passent au crible leurs doutes et leurs réussites.
REPÈRES DÉONTOLOGIQUES POUR LES ACTEURS SOCIAUX - Une éthique au quotidien
Pierre Bonjour (ed), Francoise Corvazier (ed), érès, Coll. Connaissances de la diversité, 2014
Devenu une référence dans les secteurs de l’action sociale, médico­sociale, de la santé et de l’édu­
cation, cet ouvrage est un outil de réflexion et d’action pour tous les professionnels. Il présente et
met en perspective les questions relevant de l’éthique au quotidien soumises au comité national
des avis déontologiques (CNAD) par les acteurs sociaux : éducateurs, assistants de service social,
enseignants, médecins, etc., qu’ils soient salariés, cadres ou non­cadres, exerçant dans des institutions
loi 1901, des services publics ou des entreprises privées.
Dans cette troisième édition, de nouveaux thèmes émergent (laïcité, légitimité, informatique, approche
gestionnaire...). Les auteurs interrogent autrement les pratiques sociales et témoignent d’une posture
respectueuse des droits de chacun et de la dignité de tous, enfants, adultes ou personnes âgées et
professionnels. Ils contribuent au développement de la pensée dans le champ de l’éthique du social
en permettant au lecteur de s’approprier une démarche éprouvée et de se forger ainsi ses propres
repères déontologiques.
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FORUM - N°143 - CHERCHER, LIRE, VOIR, ENTENDRE - JANVIER 2015
PROFESSION : ASSISTANTE DE SERVICE SOCIAL
Brigitte Bouquet, Christine Garcette, Maloine, Coll. Professions de santé, 2014, 190 p.
L'action sociale est confrontée depuis plusieurs années aux évolutions économiques et culturelles de
notre société, ainsi qu'à un bouleversement de l'action publique.
Ces transformations impactent profondément le travail social, dont le service social.
Pour y faire face, celui­ci doit tout à la fois moderniser ses méthodes de travail et acquérir de nouvelles
compétences, sans pour autant renier ses valeurs et ses propres savoir­faire, mais au contraire en sachant
les communiquer et en accroissant la lisibilité de son action.
La sixième édition de cet ouvrage (première publication en 1998), entièrement réactualisée, tient
compte des évolutions récentes qui impactent le métier d'assistante de service social. Le nouveau
titre souligne le fait que pour ses auteurs, il s'agit bien d'un métier mais aussi d'une profession porteuse
de convictions.
Cet ouvrage s'adresse à la fois aux étudiants qui souhaitent se former à ce métier, aux professionnels
désireux de trouver les références et réflexions nécessaires à l'exercice de leur métier, et de façon plus
large à ceux qui s'intéressent à la mise en oeuvre de l'action sociale.
Ses deux auteurs, impliquées tant dans la pratique que dans la formation ou la recherche, entendent à travers
cette nouvelle édition contribuer aux nombreux débats qui animent l'évolution du travail social en France.
UN CURRICULUM POUR UN ACCUEIL DE QUALITÉ DE LA PETITE ENFANCE
Catherine Bouve (ed), Pierre Moisset (ed), Sylvie Rayna (ed), érès, Coll. Enfance & parentalité, 2014
Le terme « curriculum » figure en bonne place dans les textes internationaux, il mérite d’être ainsi
reconnu et utilisé par les acteurs français qui souhaitent participer à la réflexion collective sur l’ensemble
des objectifs, valeurs, normes qui sous­tendent et encadrent les pratiques d’accueil et d’éducation.
La qualité de l’accueil des jeunes enfants ne se réduit pas à la définition de normes quantifiables
(espaces, encadrement, notamment). La qualité est une notion pluridimensionnelle ; sa définition
relève d’un processus participatif de construction d'un socle commun de valeurs et de principes pé­
dagogiques. C’est dans le sens de la définition − jamais définitive, toujours contextualisée − de ce
socle commun, qui ne peut être dénué d’éthique, que souhaite avancer cet ouvrage constitué d'une
diversité de voix.
À travers le curriculum se joue peut­être une utopie en marche, celle qui consiste à renouveler le
rapport social à l’enfant, aux parents, mais aussi au sein même des équipes, entre les équipes et
leurs gestionnaires : revisiter les paradigmes qui fondent l’acte pédagogique ; écrire autrement le
sens des pratiques ; redéfinir les objectifs politiques de la fonction sociale des lieux d’accueil de la
petite enfance ; ouvrir l’espace des contenus éducatifs et pédagogiques ; positionner cet espace
comme un véritable enjeu politique.
LA SCIENTIFISATION DU TRAVAIL SOCIAL
Stéphane Rullac, Presses de l’EHESP, Coll. Politiques et interventions sociales, 2014, 160 p.
Le travail social ne fait pas l'objet d'une discipline en France. En effet, l'enseignement de ce secteur d'inter­
vention, qui regroupe plus d'un million de professionnels, est principalement dispensé dans des établisse­
ments professionnels qui ne sont pas intégrés aux cadres académiques (universités ou grandes écoles).
Exception à l'échelle mondiale, cette spécificité française a généré, entre 2012 et 2014, une conférence
de consensus co­organisée par le Conservatoire national des arts et métiers de Paris (CNAM) et l'Union
nationale des associations de formation et de recherche en intervention sociale (UNAFORIS). Ce processus
de scientifisation, d'une intensité inédite, a suscité une importante activité de recherche dans les écoles
professionnelles, qui pose à terme la question de la reconnaissance scientifique du travail social.
Prenant appui sur le rapport du jury de cette conférence, qui plaide notamment pour un effacement de
la référence ancienne à la recherche en travail social et pour l'inscription de ce corpus dans un cadre dis­
ciplinaire, cet ouvrage adopte une démarche à la fois historique et projective, mais aussi institutionnelle
et épistémologique, qui vise à soumettre les piliers potentiels d'une « scientifisation » du travail social à la
rigueur d'un questionnement scientifique.
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FORUM - N°143 - CHERCHER, LIRE, VOIR, ENTENDRE - JANVIER 2015
OSONS LA PETITE ENFANCE !
Boris Cyrulnik (dir.), Editions Philippe Duval, 2014, 96 p.
Osez mener une politique d’accueil éducatif de la petite enfance nécessite de créer une vraie filière
de formation des métiers de la petite enfance, à la fois orientée vers l’éducation des jeunes enfants et
proposant de meilleurs niveaux de qualification. C’est ce que viennent exposer ici les auteurs de ce
manifeste. En dix propositions, ils enjoignent les responsables des politiques familiales, sociales et
éducatives à statuer en faveur d’un engagement fort envers la petite enfance, période où les actions
éducatives, lorsqu’elles sont sensées, cohérentes et bien menées, ont les plus grandes chances d’être
favorables à tous les enfants.
L'ANNÉE DE L'ACTION SOCIALE 2015 : OBJECTIF AUTONOMIE
Jean­Yves Guéguen (dir.), Dunod, 2014, 320 p.
Le projet de loi relatif à l’adaptation de la société au vieillissement a — enfin ! — été présenté au
Conseil des ministres du 3 juin 2014. Son examen au Parlement a débuté en septembre 2014 et le
texte devrait entrer en vigueur mi­2015. Parallèlement, le gouvernement a annoncé, fin mars 2014, le
lancement d’un Plan pour les métiers de l’autonomie. Ce plan triennal sera déployé sur la période
2014­2016. Sauf revirement de dernière minute, l’année 2015 sera donc bien l’année de l’autonomie.
Même si la réforme préparée par le gouvernement ne répond pas, loin s’en faut, aux attentes des organisations
du secteur des personnes âgées, qui réclament un projet plus ambitieux, avec des financements à la
hauteur de cet enjeu de société. Cette thématique est donc au coeur de L’Année 2015 de l’Action sociale.
Autre sujet phare de 2015 : la réforme territoriale. Engagée par le gouvernement, à travers deux projets
de loi soumis au Conseil des ministres du 18 juin 2014, cette réforme doit se traduire par une nouvelle
carte de France des régions et… la suppression — totale ou partielle ? — des conseils généraux. Quel
avenir pour les compétences sociales jusqu’alors exercées par les départements ?
Comme chaque année, l’édition 2015 s’attachera, par ailleurs, à aborder des thèmes plus profession­
nels, intéressant l’ensemble des acteurs du champ social et médico­social. Au sommaire : l’évaluation
externe, les indicateurs et autres tableaux de bord de pilotage des établissements et services, l’évolu­
tion du travail social, la mixité dans le travail social.
ÉLOGE DE L'INSUFFISANCE - Les configurations sociales de la vulnérabilité
Jean­Yves Barreyre , érès, Coll. Pratiques du champ social, 2014
S’appuyant sur dix ans de recherches, dans le cadre du CEDIAS­CREAHI, Jean­Yves Barreyre analyse les
configurations sociales de vulnérabilité des « perdus de vue » de la République sociale : jeunes dits
« incasables », familles avec un enfant autiste ou polyhandicapé, avec un parent atteint de la maladie
d’Alzheimer, adultes handicapés mis à l’écart dans les milieux « ordinaires » de vie, personnes vivant
après un traumatisme crânien. Il montre que l’insuffisance constitutive de l’être humain, en se revendi­
quant comme telle, fonde le lien social comme une nécessité réciproque de vivre et de travailler ensemble.
PAROLES D'UNE ASSISTANTE DE VIE
Zouhour Ben Salah, L’Harmattan, Coll. Défis, 2015, 60 p.
« Tout âge porte ses fruits, il faut savoir les cueillir », nous disait Raymond Radiguet. C'est précisément
ce travail de cueillette émue et émouvante que nous propose ici Zouhour Ben Salah, « assistante de
vie » comme elle se plaît à l'écrire, messagère de l'âge comme nous aimerons à le découvrir à travers
les mots Amour, Bonheur, Compassion, Dignité et autres termes de cet abécédaire feignant la naïveté
de l'a, b, c, d de l'enfant pour nous plonger dans la profondeur d'une réflexion mûrie par 15 années
d'expérience auprès de nos aînés.
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FORUM - N°143 - CHERCHER, LIRE, VOIR, ENTENDRE - JANVIER 2015
TRAVAILLER EN RÉSEAU - Méthodes et pratiques en intervention sociale
Philippe Dumoulin, Régis Dumont, Nicole Bross, Georges Masclet, Dunod, Coll. Santé Social, 2015, 272 p.
La crise de sens qui touche la société se traduit à l'échelon du territoire par l'émergence de phéno­
mènes sociaux et de situations problèmes de plus en plus massives et complexes. En confrontation
directe avec les publics ciblés, les professionnels tentent d'exercer des missions aussi diverses que les
institutions ou services qu'ils représentent.
Parce qu'il reconnaît les potentiels des professionnels et des usagers, le réseau s'impose en force dans
les esprits comme une sorte de panacée universelle susceptible de régler les difficultés liées aux pro­
blématiques nouvelles et à la nécessité de coordonner les actions entre partenaires. Sans succomber
à ce mirage, les auteurs, à travers leurs expériences respectives, décrivent le réseau comme un outil
d'intervention qui laisse une place importante à l'humain.
« L'intervention de réseau », « le travail social de réseau », « les réseaux d'échanges de savoirs », « les
réseaux professionnels » dans leur utilisation optimum sont des outils, certes différents, mais qui placent
l'usager ou le professionnel en position d'acteur capable de développer et de mobiliser des ressources
pour trouver des solutions adaptées aux situations auxquelles il est confronté.
Après une approche contextuelle autour de l'émergence des réseaux, les auteurs apportent des définitions de
ces différentes formes organisationnelles illustrées par des exemples tirés de leurs expériences.
Les conseils qu'ils apportent à la fin de chaque exposé font de cet ouvrage un véritable manuel pratique
destinés à ceux qui veulent se familiariser et utiliser l'outil que constitue le réseau.
DÉCOUVRIR LES DÉFICIENCES INTELLECTUELLES
Denis Vaginay, érès, Coll. Trames, 2014, 192 p.
Parce que le déficient intellectuel a longtemps été désigné comme un simple d’esprit, on pourrait
croire que le monde dans lequel il évolue est celui de l’innocence et de la clarté. C’est faux : dès qu’il
apparaît, le trouble l’accompagne. Monstrueux pour les uns, angélique pour les autres, il sollicite les
frontières de l’humanité en rappelant que l’altérité dérange là où elle permet à l’identité de se
construire. C’est pour cette raison que toutes les sociétés ont créé des représentations et des stratégies
pour le neutraliser en le condamnant, en le marginalisant ou en l’intégrant.
Ce livre offre un panorama des déficiences intellectuelles en s’appuyant sur des données historiques
et pluriculturelles comme sur les réalités actuelles. Il apporte un ensemble d’informations pratiques.
Ses analyses précises refusent de nier ou de réduire la déficience et proposent une réflexion anthro­
pologique et psychologique sur ce sujet dérangeant, y compris sous certains aspects peu abordés tels
que la lecture ou la sexualité.
En affirmant une position résolument éthique, l’auteur propose ici une rencontre précise, directe et
réaliste avec les déficiences. Il donne ainsi au lecteur des repères utiles pour comprendre et agir avec
et auprès des personnes souffrant de ce handicap.
PÉDAGOGIE SOCIALE
Serge Dalla Piazza, Marc Garcet, Luc Vandormael, L’Harmattan, Coll. Au carrefour du social, 2014,
222 p.
De crise en crise, une partie toujours plus grande de la population se retrouve au ban de la société,
en situation de dépendance des services sociaux, mettant à mal les tentatives de cohésion sociale
des états. C'est contre tout cela que la pédagogie sociale lutte. "Vivre ensemble" illustre un modèle
de pensée sociale qui érige le projet social en incluant les talents d'invention du citoyen dans la dy­
namique collective où priment la cohésion sociale, l'égalité des chances et la qualité de vie.
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FORUM - N°143 - CHERCHER, LIRE, VOIR, ENTENDRE - JANVIER 2015
REVUES
REVUE TUNISIENNE DE COMMUNICATION - Maghreb et territoires en communication
Sous la direction de Vincent Meyer et Nozha Smati, Numéro spécial 61/62 ­ Juillet 2013 /Juin 2014
Ce numéro spécial est le fruit de travaux pluridisciplinaires de jeunes chercheurs dont les textes s’at­
tachent à analyser et mettre en perspective des formes émergentes de communication couplées à
des logiques de développement territorial dans des zones fragiles et menacées au Maghreb. Ainsi
cette publication propose­t­elle une comparaison intermaghrébine permettant de caractériser ces ter­
ritoires et de qualifier les tensions, les défis et les enjeux qui les traversent en l’absence d’une com­
munication adaptée pour soutenir diverses actions de valorisation et servir leur développement. Ces
contributions viennent consolider des travaux et des échanges déjà amorcés lors du colloque international
Développement territorial, patrimoine et tourisme en zones fragiles et menacées : entre dynamiques
économiques, démocratie participative et communication (Djerba 14­16 novembre 2012). Trois notes
de recherche complètent ce numéro permettant des ouvertures qui caractérisent chacune et diffé­
remment les liens entre développement territorial, patrimoine et communication.
EMPAN - Psychothérapie et institutions
Coordination : Patrice Hortoneda, Blandine Ponet, n°96, novembre 2014
La psychothérapie institutionnelle a contribué à refonder la psychiatrie en France après la Seconde
Guerre mondiale, en sortant de l’asile, en investissant la cité. Ce mouvement s’est nourri de la psy­
chanalyse, du surréalisme, de l’art, de politique et ainsi, a dépassé ses frontières. Qu’en reste­t­il
aujourd’hui ? Alors que le chômage et les autres formes de relégation, la planification bureaucratique
envahissante exilent l’homme de son monde, de son tissu, de ses ouvertures, de tout ce qui permet
le fragile processus de son humanisation, il semble résister (même isolé) dans ses savoir­faire. Il
s’indigne, trouve à renouer des alliances, regagne plaisir, responsabilité et efficacité socialisante.
Au cœur du soin et du social, du plus singulier au plus collectif, ce savoir­faire est encore et encore
à réinterroger afin d’y puiser l’enseignement dont il est la mesure.
INFORMATIONS SOCIALES ­ La Chine des questions sociales
CNAF, n°85, septembre­octobre 2014
Les conditions de vie de la population chinoise ont connu des évolutions sans précédent depuis
trente ans. Le volontarisme politique et la mobilisation collective des acteurs privés ont fait de
la Chine l’une des premières puissances économiques et politiques dans le monde. Mais les dis­
parités restent importantes, que ce soit sous l’angle de la répartition des richesses ou de l’accès
aux services publics. Comme d’autres pays avant elle, la Chine est désormais confrontée à la « ques­
tion sociale », c’est­à­dire aux conséquences parfois négatives qu’impose une mutation écono­
mique de cette ampleur à la société. Les transformations de la société chinoise s’apprécient tant
du point de vue démographique, que géographique ou encore urbain (première partie).
L’abandon progressif de la politique de l’enfant unique témoigne du risque que fait peser le vieil­
lissement rapide de la population aux yeux des pouvoirs publics. Malgré l’émergence d’une classe
moyenne dans les villes de l’est de la Chine, de larges pans des zones rurales ne ressentent pas
les effets de la croissance économique. Pour remédier à ces disparités, un système de protection
sociale est en plein essor (deuxième partie). Prenant en compte les différents risques classiques
(santé, vieillesse, famille…), sous des formes parfois originales, ce système a vocation à être géné­
ralisé, y compris dans les zones rurales. Ces transformations économiques et sociales ne sont
pas sans conséquences politiques (troisième partie). Le système politique chinois a connu une
évolution progressive depuis trente ans. Malgré des restrictions notables en matière de droits
humains, la liberté d’expression et la possibilité de recours par le droit progressent, en particulier
du fait de l’essor des nouvelles technologies.
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FORUM - N°143 - CHERCHER, LIRE, VOIR, ENTENDRE - JANVIER 2015
MANIFESTATIONS
6ème Congrès de l’AIFRIS, Association Internationale pour la Formation, la Recherche et l'Intervention Sociale, du 7 au
10 juillet 2015 à Porto (Portugal)
« Multiplication des précarités : quelles interventions sociales? » tel est le thème retenu pour le VIème Congrès
de l’AIFRIS qui aura lieu à Porto (Portugal).
L’objectif fondamental de ce Congrès est d’analyser et de débattre le sens, les enjeux et les modalités de l’inter­
vention sociale dans des contextes économiques, politiques et sociaux qui, malgré des différences appréciables,
ont comme dénominateur commun de gérer de multiples précarités et d’accroître les contraintes qui pèsent sur
l’intervention sociale.
Son ambition est de contribuer au renouvellement des pratiques d’intervention sociale grâce à une variété d’apports
qui iront de l’analyse des conditions sociétales et institutionnelles dans lesquelles se développent la formation,
la recherche et l’intervention sociale, aux modes d’investir la connaissance des problèmes sociaux dans la pro­
grammation des actions à entreprendre pour contrarier leurs effets néfastes pour les individus et la citoyenneté,
aux initiatives susceptibles de consolider et enrichir l’identité et la culture professionnelles, en passant par les
instruments et stratégies qui permettent aux professionnels de ne pas transiger sur les fondements démocra­
tiques de l’intervention sociale et d’échapper au risque de faire retomber sur les individus ou sur certains groupes
la responsabilité des vulnérabilités qui les affectent. (...)
> Information & inscription : aifris.eu
Séminaire Cnam DISST Chaire de travail social et d’intervention sociale / Laboratoire LISE, UMR du Cnam Axe
Politique et action sociale ­ GRIF, Groupement de recherches d’Ile­de­France, les 31 mars et 19 mai 2015, au
Cnam (92 rue Saint Martin, 75003 Paris, amphi A)
La notion de service
Ce séminaire associe, depuis novembre 2004, des travailleurs sociaux et des chercheurs. Il a été conçu par la
Chaire de Travail social du Cnam, le Groupement de coopération de Recherches en action sociale et médico­sociale
d’Ile­de­France (GRIF), qui rassemble plusieurs instituts de formation en travail social, et le Laboratoire interdis­
ciplinaire de sociologie économique (LISE­CNRS), Unité mixte de recherche du Cnam.
* 3ème séance : mardi 31 mars 2015, 9 h 30 ­ 12 h
Le service public et les services marchands, la nouvelle gestion publique et la relation de service
Intervenants : Jean­Louis Laville, titulaire de la chaire Relations de service (Cnam­Lise), auteur notamment de
Sociologie des services, Erès, 2005, et Maryse Bresson, professeure de sociologie à l’université de Versailles­
Saint­Quentin­en­Yvelines, laboratoire Printemps
Animatrice : Brigitte Berrat (GRIF)
* 4ème séance : mardi 19 mai 2015, 9 h 30 ­ 12 h
La dimension sociétale, du point de vue des acteurs de la société civile : le care, la question de la (nouvelle)
domesticité, la servilité…
Intervenantes : Pascale Molinier, professeure des universités, auteure notamment de Le travail du care, La Dispute,
2013 : « Attention, le care : critique de la notion de service » Corinne Gaudart, chargée de recherche au CNRS,
ergonome (Cnam­Lise)
Animatrice : Barbara Rist (Cnam­Lise)
> entrée libre, mais inscription obligatoire pour chaque séance auprès de : zaia.rehiel @cnam.fr
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FORUM - NUMÉRO 143 - LISTE DES NUMÉROS - JANVIER 2015
LISTE DES NUMÉROS
NUMÉROS À PARAÎTRE
2015
n°144 | Empowerment » et / ou « pouvoir d’agir » : des concepts mobilisateurs pour le travail social ?
NUMÉROS PARUS
2015
n°143 | janvier • La SANTÉ, le SOCIAL : débats anciens et enjeux actuels…
2014
Hors­série | juin • Le nouveau FORUM arrive...
n°142 | octobre • Actualisation de la recherche­action et pertinence de la praxéologie
2013
n°138 | mars • Usagers et professionnels en question ?
n°139­140 | octobre • Les métiers de la formation ­ Le bénévolat, le volontariat
n°141 | décembre • Des références épistémologiques pour la recherche en travail social
2012
n°135 | mars • Des travaux préparatoires à la conférence de consensus sur la recherche dans le champ du travail social
n°136 | juillet • L’engagement : un acte professionnel ?
n°137 | décembre • Innovation et les pratiques innovantes ?
2011
n°131 | mars • La formation continue
n°132 | juillet • L’évaluation interne et externe
n°133 | octobre • Politique et formation en travail social
n°134 | décembre • L’ « encadrement » des personnes âgées
2010
n°127 | mars • Pour la formalisation de savoirs professionnels ­ Des questions, des propositions
Hors­série n°1 | juin • Points de vue sur quelques pôles ressources de recherche en travail social
n°128 | juillet • Le fait religieux
n°129 | octobre • Héritage et transmission, message d’hier et d’aujourd’hui
n°130 | décembre • L’analyse de la pratique dans les centres de formation et les établissements
2009
n°123 | mars • Prévention et contrôle social : principes de précaution
n°124 | juillet • Les figures du partenariat dans les politiques publiques et les dynamiques territoriales
n°125 | octobre • Les associations d’action sociale au défi d’entreprendre
n°126 | décembre • La question des enseignements disciplinaires dans les nouveaux référentiels de formation
2008
n°119 | mars • Aujourd’hui, quelles politiques de formation dans le secteur social et médico­social ?
n°120 | juillet • Les incidences des nouvelles technologies sur le rapport aux métiers du social
n°121 | octobre • L’accompagnement à l’insertion sociale et professionnelle
n°122 | décembre • Parité et différenciation : la question du genre ?
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FORUM - NUMÉRO 143 - LISTE DES NUMÉROS - JANVIER 2015
2007
n°115 | mars • La loi 2002­2 : application d’un modèle ou production de nouvelles pratiques cliniques ?
n°116 | juillet • Travail social et diversité
n°117 | octobre • La formation tout au long de la vie
n°118 | décembre • De la recherche à la production de connaissances : quelles évolutions ?
2006
n°111 | mars • Les effets du voyage en formation
n°112 | juillet • Le corps dans les pratiques éducatives
n°113 | octobre • Construction et usages des catégories dans les politiques sociales
n°114 | décembre • L’enfermement ou l’enrôlement dans les mots, une volonté de maîtrise efface­t­elle le sujet, l’objet ?
2005
n°108 | mars • Savoirs, pratiques et figures du métier de formateur ­ Volume 1
n°109 | juin • Savoirs, pratiques et figures du métier de formateur ­ Volume 2
n°110 | décembre • Encadrement, management, commandement dans les institutions sociales et médico­sociales
2004
n°104 | mars • Travail social et territoire
n°105 | juin • La profession d’éducateurs de jeunes enfants ­ Volume 1
n°106 | octobre • Laïcité et travail social
n°107 | décembre • La profession d’éducateurs de jeunes enfants ­ Volume 2
2003
n°101 | janvier • Travail social et interculturalité ­ Volume 1
n°102 | juin • Travail social et interculturalité ­ Volume 2
n°103 | décembre • L'équipe en travail social : valeurs et pratiques
2002
n°99 | mars • L'accès au logement pour les usagers de la psychiatrie ­ Un nouveau modèle d'intégration ou le ré­
vélateur d'un changement de paradigme ?
n°100 | juin­septembre • Construire les savoirs professionnels du travail social
2001
n°95 | mars • La transaction ou les processus d'ajustement à autrui ­ Une clé de lecture pour le travail social
n°96 | juin • L'enquête sociale à la protection judiciaire de la jeunesse et sa trace écrite : le rapport adressé au
juge des enfants ­ Une activité langagière
n°97 | septembre • Professionnalisation et analyse des pratiques en service social ­ Caractérisation d'un pro­
cessus formatif dans un dispositif informel d'analyse des pratiques professionnelles
n°98 | décembre • Le savoir professionnel au risque des dialectiques du savoir ­ Les obstacles à la profession­
nalisation des éducateurs spécialisés au moment de leur formation initiale
2000
n°91 | mars • L'alphabétisation des enfants " infirmes " avant la Révolution Française
n°92 | juin • Problèmes de sélection et d'insertion pour les Conseillères en Economie Sociale Familiale
n°93 | septembre • Etude des interactions dynamiques entre organisation du travail et subjectivité
n°94 | décembre • L'institution : entre le pire et le meilleur ­ Approche compréhensive d'un " espace potentiel
institutionnel " dans un foyer pour personnes handicapées mentales
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N°48/ décembre 2014
nouvelle
gestion sociale
des sdf
comparaisons
internationales
de politiques
pour les sans abri
Le SDF : un sigle fourre-tout ?
une classe sociale ? une
catégorie administrative ? des
gens ? Les SDF, les sans-abri,
constituent-ils aujourd’hui un
groupe homogène, au seul titre de
leur prise en charge commune ?
Les dispositifs dédiés aux sans-abri
en France ont connu d’importantes
modifications ces dernières années,
avec notamment la mise en place
de services centralisés de gestion
des demandes et de l’offre
d’hébergement ou encore une
politique de l’habitat social, qui
expérimente la logique de la
stabilisation et du logement
d’abord.
L’histoire de ce nouveau secteur
reste à faire, notamment par ceux
qui le mettent en œuvre au
quotidien. Regards croisés sur ces
nouvelles politiques en France et
ailleurs.
Revue de recherches en travail social
4n°+1HS/an
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