Sylvie Germain. Entretien avec Xavier Houssin

publicité
Sylvie Germain et Xavier Houssin
Écrire, écrire, pourquoi ? Sylvie Germain
Entretien avec Xavier Houssin
Éditions de la Bibliothèque publique d’information
Sylvie Germain. Entretien avec Xavier Houssin
Xavier Houssin
Éditeur : Éditions de la Bibliothèque
publique d’information
Année d'édition : 2010
Date de mise en ligne : 17 janvier 2014
Collection : Paroles en réseau
http://books.openedition.org
Référence électronique
HOUSSIN, Xavier. Sylvie Germain. Entretien avec Xavier Houssin In : Écrire, écrire, pourquoi ? Sylvie
Germain : Entretien avec Xavier Houssin [en ligne]. Paris : Éditions de la Bibliothèque publique
d’information, 2010 (généré le 13 septembre 2016). Disponible sur Internet : <http://
books.openedition.org/bibpompidou/1161>. ISBN : 9782842461850.
Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.
Sylvie Germain
Entretien avec Xavier Houssin
Critique littéraire au Monde et à France Culture
Sylvie Germain est née en 1954 à Châteauroux. Au cours de ses études de
philosophie, elle a pour professeur Emmanuel Levinas. Son mémoire de
maîtrise porte sur la notion d’ascèse dans la mystique chrétienne et sa thèse
de doctorat a pour thème le visage. En 1985, elle publie son premier roman,
Le Livre des nuits. De 1986 à 1993, elle vit à Prague. Durant cette période,
elle écrit Jours de colère qui obtient le prix Femina en 1989. Son œuvre forte
et singulière se compose à ce jour d’une trentaine de livres, romans et essais,
marqués par l’aspiration à un au-delà du réel et par une quête du sens métaphysique des souffrances humaines. Il y est question de la misère et du mal
qui habitent l’univers mais, chaque fois, une illumination donne sens aux
malheurs et aux humiliations. Certains livres mettent l’accent sur la dimension proprement religieuse de cette quête, comme L’Enfant Méduse ; d’autres
sont nourris de références bibliques, tel Tobie des marais. Transfigurations
et mythologie nouvelle mettent souvent l’histoire à contribution. Le thème
de l’effacement, de la disparition progressive des êtres, des choses et de la
mémoire revient dans plusieurs de ses récits, notamment dans son dernier
roman, Hors Champ.
Bibliographie sélective
Le Livre des nuits, Gallimard, 1984, Folio, 1987
Nuit-d’Ambre, Gallimard, 1986, Folio, 1989
Opéra muet, Maren Sell, 1989, Folio, 1991
Jours de colère, Gallimard, 1989, Folio, 1991
L’Enfant Méduse, Gallimard, 1990, Folio, 1993
La Pleurante des rues de Prague, Gallimard, 1992, Folio, 1994
Immensités, Gallimard, 1993, Folio, 1995
Patience et Songe de lumière : Vermeer, Flohic, 1993, 1996
Éclats de sel, Gallimard, 1996, Folio, 1997
Les Échos du silence, Desclée de Brouwer, 1996, réédition Albin Michel, 2006
Céphalophores, Gallimard, 1997
Tobie des marais, Gallimard, 1998, Folio, 2000
Etty Hillesum, Pygmalion, 1999
Cracovie à vol d’oiseau, éditions du Rocher, 2000
Grande nuit de Toussaint, Le Temps qu’il fait, 2000 (photographies de
Jean-Michel Fauquet)
Chanson des mal-aimants, Gallimard, 2002, Folio, 2004
Couleurs de l’invisible, Al Manar, 2002 (calligraphies de Rachid Koraïchi)
Les Personnages, Gallimard, 2004, Folio 2009
Ateliers de Lumière, Desclée de Brouwer, 2004
Magnus, Albin Michel, 2005, Folio, 2007
L’Inaperçu, Albin Michel, 2008, Livre de Poche, 2010
Hors Champ, Albin Michel, 2009
La Pleurante des rues de Prague, succès du dernier festival Off d’Avignon, est
installée au théâtre les Déchargeurs jusqu’au 9 octobre 2010.
http://www.lesdechargeurs.fr
© Éditions de la Bibliothèque publique d’information/Centre Pompidou, 2010
ISBN
978-2-84246-135-5
Francine Figuière : Merci à Sylvie Germain de venir nous parler de son
travail et de son écriture qui, souvent, interroge le sens de l’existence, le mal
qui est dans le monde et dans l’homme, mais qui cherche aussi à tracer des
voies de la nuit vers la lumière. Xavier Houssin nous servira de guide dans
cette écriture poétique, foisonnante, singulière, où se mêlent tour à tour
sacré et merveilleux.
Xavier Houssin : Je suis heureux d’avoir le privilège de discuter avec vous
ce soir. Quelques mots de votre biographie – bien que, selon vous, on ne
devrait presque rien savoir de la vie d’un écrivain. Vous êtes née à Châteauroux
en 1954 où votre père était sous-préfet. Vous êtes de ceux qui gardent
profondément ce que Pierre Sansot appelait des « souvenirs d’enfrance »
car, au gré des postes où était nommé votre père, vous avez déménagé un
peu partout de la Lozère aux Vosges. Jeune fille, vous suivez des études de
philosophie à la Sorbonne et à Nanterre, où vous avez comme professeur
Emmanuel Levinas dont la pensée vous a nourrie. Votre thèse, à Nanterre,
porte sur le visage : « Perspectives sur le visage, transgression, décréation,
transfiguration ». C’est à cette époque que vous commencez à écrire et à
voyager dans les pays de l’Est. Vous découvrez la Tchécoslovaquie, comme
se nomme alors ce pays, et sa capitale, Prague, qui aura pour vous une
importance essentielle. Je disais que vous commenciez à écrire : vous écrivez
notamment des nouvelles. À vingt-neuf ans, vous adressez un manuscrit
à Gallimard. Roger Grenier, qui le lit, vous encourage mais vous suggère
quand même de commencer par un roman. Ce sera Le Livre des nuits,
paru en 1984, suivi deux ans après de Nuit-d’Ambre. Ces deux romans en 4
résonance composent une longue fresque familiale où se mêlent la mémoire Sylvie Germain
blessée, les descendances étranges et les guerres. Vous partez alors vivre à Entretien avec
Prague, où vous enseignez les lettres et la philosophie au Lycée français. Xavier Houssin
Vous êtes là-bas pour des raisons personnelles très fortes, mais la ville ellemême joue pour vous un rôle capital. Vous y resterez huit ans ; c’est long.
C’est là que vous écrirez Jours de colère, récompensé en 1989 par le prix
Femina. À votre retour en France, toujours itinérante, vous vivez à Paris,
à La Rochelle, à Pau et actuellement à Angoulême. Désormais, vous vous
consacrez pleinement à l’écriture. Vous avez écrit une trentaine de livres,
romans, essais, biographies… À la rentrée littéraire de septembre, vous avez
fait paraître Hors Champ chez Albin Michel, fable ou conte philosophique
contemporain sur l’indifférence, dont nous parlerons bien sûr.
Pardon de ce préambule, mais il paraît toujours utile de donner quelques repères. Je disais toutefois que vous n’aimiez pas vraiment que l’on
parle de vie privée. Selon vous, a-t-on tort d’accorder de l’intérêt à la vie
des écrivains ?
Sylvie Germain : Je n’ai pas d’avis tranché sur la question. Pour ma part, je
n’aime pas qu’on le fasse, et je dois avouer que lorsque mon premier roman
a été accepté chez Gallimard, si cela avait été possible, j’aurais souhaité
qu’il n’y ait ni nom ni photo mais un numéro, ou une lettre : j’aurais aimé
« écrire sous X ». Mais cela n’aurait pas été accepté. Cependant, un écrivain
est parvenu à demeurer « incognito » : Maurice Blanchot ; en dehors de mon
admiration pour son œuvre, j’en éprouve aussi pour le fait qu’il ait réussi à
© Éditions de la Bibliothèque publique d’information/Centre Pompidou, 2010
ISBN
978-2-84246-135-5
échapper toute sa vie aux photos et à toute forme de médiatisation. Mais je
pense que le phénomène Blanchot serait impossible à l’heure actuelle. J’aurais
pourtant bien aimé pouvoir écrire sous un pseudonyme qui n’indique même
pas si l’on est homme ou femme, quel âge on a, d’où l’on vient…
Juste une précision : Emmanuel Levinas n’a pas été professeur à Nanterre
mais à la Sorbonne. J’ai eu la chance de suivre ses cours les deux premières
années de mes études, puis il a pris sa retraite. Il a été remplacé par Pierre
Boutang ; j’ai trouvé un peu dur de voir remplacer Emmanuel Levinas par
un homme au passé problématique lié à l’extrême droite et j’ai décidé de
changer d’université car la thèse que je comptais proposer relevait du département dont il s’occupait à la suite de Levinas. Par ailleurs, Boutang avait
la réputation d’être un excellent professeur. Je suis donc partie à Nanterre
pour m’inscrire auprès d’un autre professeur, en l’occurrence Daniel Charles,
quelqu’un de remarquable qui enseignait l’esthétique.
Xavier Houssin : Peut-être pouvons-nous commencer par lire un extrait,
dont je dirai après d’où il est issu.
« Qui va là ? »
Et si telle était la question initiale qui abruptement se pose, – s’impose, à tout lecteur ouvrant un livre et s’apprêtant à s’aventurer
dans les méandres d’un texte ? Qui donc est dans ces pages, qui se
tient en amont de ce livre, qui va au fil des lignes, qui parle dans
ces phrases ?
Qui va là ? L’auteur et ses personnages se trouvent interpellés. Mais 5
l’interpellation a commencé bien avant déjà : dès que l’auteur a Sylvie Germain
convoqué ses personnages, ou plutôt, dès que les personnages, encore Entretien avec
informes, innomés, incertains, s’en sont venus solliciter l’auteur, quérir Xavier Houssin
son attention et provoquer en lui désir, curiosité, tourment. Car d’où
provient au juste l’initiative : de l’auteur, ou des figures qu’il met en
forme, en situation, en scène ?
L’auteur est peut-être bien le premier à lancer cette interrogation :
qui sont ceux-là, celles-là, qui rôdent aux confins de ses songes, de sa
mémoire, et qui soudain s’acheminent dans ses pensées en soulevant
sur leur passage un poudroiement de clair-obscur, de chuchotis et
de soupirs, et arpentent son imaginaire d’un pas toujours plus vif
et impérieux ? D’où viennent-ils, qui les envoie, que veulent-ils ? De
quelle étoffe sont-ils faits, de quelle encre bruissent-ils, de quels corps
sont-ils les ombres projetées ?
À défaut de trouver la réponse, qui d’ailleurs lui importe peu tant
prime en lui le désir de donner texture, voix et mouvement à ces
ombres diaphanes, l’auteur déplace la question, – en écrivant. En
se risquant dans l’inconnu, donc, en se livrant à l’imprévu. Et le
lecteur éventuellement prend le relais de la question. Et la redéplace
à sa manière.
Qui va là ?
Face à toute œuvre, qu’elle soit littéraire, plastique ou musicale, tout
comme à l’intérieur de toute œuvre en train de se créer, se lève cette
interrogation entre surprise et trouble.
© Éditions de la Bibliothèque publique d’information/Centre Pompidou, 2010
ISBN
978-2-84246-135-5
Qui va là ?
Face à toute personne rencontrée, à tout visage, qu’il soit d’un
proche ou d’un passant, d’un familier, d’un étranger, se formule
cette demande, entre étonnement et inquiétude.
Qui va là ?
Face à soi-même soudain frappé, au détour d’un instant, par la flagrance et par l’inévidence de sa propre existence, d’un même élan,
surgit en force cette question, entre stupeur et grande alarme.
Qui va là ?
Face à la mort, le questionnement monte à l’aigu et vibre à l’infini,
entre mystère et effroi.
(Écouter la lecture sur archives sonores, repère : 7 min 16 s)
Ces phrases sont tirées de Céphalophore, un livre que vous avez publié en 1997
chez Gallimard dans la collection L’un et l’autre dirigée par Jean-Bertrand
Pontalis. Les saints céphalophores sont, je le rappelle, sous votre contrôle,
ces saints qui, à l’instar de Denis, se relèvent après avoir été décapités,
prennent leur tête dans leurs mains et se mettent en chemin. Ce livre me
paraît être au mitan de votre œuvre. Vous y tissez notamment une relation
avec le poète autrichien Georg Trakl. Pouvez-vous nous parler de ce livre,
de qui l’a amené ou de ce qui vous y a conduit ?
Sylvie Germain : J’ai écrit trois livres dans la collection L’un et l’autre, une
très belle collection, à commencer par son titre. J’aime beaucoup qu’un
directeur de collection me propose d’écrire pour lui. S’il est très bon, il 6
vous donne vraiment envie de jouer le jeu en vous accordant totale liberté Sylvie Germain
dans un cadre à la fois balisé et ouvert. En l’occurrence, le cadre était effec- Entretien avec
tivement très ouvert, car on a tellement d’autres ! Mon premier ouvrage Xavier Houssin
pour cette collection a été La Pleurante des rues de Prague, Céphalophore
étant le deuxième. Il n’a pas du tout marché. Beaucoup de gens n’ont pas
compris ce qu’étaient les céphalophores : on m’a demandé pourquoi j’avais
écrit sur les escargots ! Il y avait eu confusion sur le vocabulaire… Le mot
« céphalophore » n’est pas dans le dictionnaire, mais il existe, il suffit d’aller
au Louvre pour voir de très belles représentations de saints céphalophores.
On trouve aussi dans La Légende dorée de Jacques de Voragine des descriptions délirantes de saints ayant subi de multiples martyres mais qui
résistent à tout, qui chantent au milieu des flammes et que les bourreaux,
épuisés mais non résignés, décapitent pour en finir… mais le saint se relève,
ramasse sa tête et part avec. Et parfois, fait extraordinaire, la tête chante.
J’ai repris cette idée, et me suis appuyée sur des expressions du langage
courant, souvent pleines de sens, d’ironie et de poésie ; or, il y a plein d’expressions avec la tête : « perdre la tête », « avoir la tête vide », « se mettre
martel en tête », « avoir la tête ailleurs »… Et comme des hydres, les artistes
portent plein de têtes imaginaires. Cette métaphore me plaisait. Ainsi, dans
ce texte, j’évoque aussi Orphée, l’une des plus belles figures de la mythologie,
l’image par excellence de l’artiste – et pas seulement du poète, du chanteur
ou du musicien. C’est une légende d’une grande profondeur dont la fin est
d’une beauté inouïe : Orphée est déchiqueté par les Ménades au point qu’il
ne reste que sa tête, arrachée à son corps démembré, et qui roule dans le
© Éditions de la Bibliothèque publique d’information/Centre Pompidou, 2010
ISBN
978-2-84246-135-5
fleuve où elle flotte au gré du courant. Cette tête à la dérive et qui chante
encore « Eurydice, Eurydice… » est une image douée d’une immense portée
de sens. Ce livre était une manière métaphorique de parler de la façon dont
fonctionne notre imaginaire. Car c’est toujours la fabrique de l’imaginaire
qui m’intéresse, y compris dans les personnages. C’est toujours là que j’essaie
d’aller voir. Qui va là ? On ne sait pas…
Xavier Houssin : L’expression consacrée de « vocation de l’écrivain » correspond-elle à quelque chose pour vous ? Au fond, et c’est le propos de ce
cycle d’entretiens, d’où vous vient cette envie d’écrire ? De qui ou grâce à
qui vient-elle ?
Sylvie Germain : C’est difficile à préciser. La réponse varie en fonction des
écrivains. Je sais que certains ont parfois eu très tôt la révélation de leur
vocation en lisant certains auteurs qui les ont éblouis et le désir d’écrire à
leur tour les a alors saisis. Mais pour moi, c’est venu assez tardivement. Je
me croyais plutôt – j’ai souvent eu l’occasion de le raconter – une vocation du côté des arts plastiques. Bien que ne faisant rien de sérieux en ce
domaine, je rêvais de devenir peintre ou sculpteur, je fantasmais beaucoup
à ce sujet. Je dessinais, mais sans plus. M’en est au moins resté une passion
pour la peinture… Jusqu’en terminale, j’étais persuadée que je m’inscrirais
aux beaux-arts après le bac. Mais, en cours de route, il y a eu la découverte
de la philosophie. Je n’étais pas spécialement brillante dans cette matière,
mais un jour, un sujet de dissertation m’a « mise à l’arrêt » ; il s’agissait
d’une phrase célèbre tirée des Frères Karamazov de Dostoïevski: « Si Dieu est 7
mort, tout est-il permis ? », à traiter en quatre heures. Je n’ai pas dû rendre Sylvie Germain
une copie très flambante, mais ce n’est pas la question. Je me suis dit que Entretien avec
si la philosophie consistait à tâcher de répondre à des questions auxquelles Xavier Houssin
il n’y a aucune réponse satisfaisante ou suffisante possible, alors c’était une
aventure formidable, sans fin ! C’est cette ténacité du questionnement qui
m’a séduite dans la philosophie. L’année suivante, je me suis donc inscrite
à la Sorbonne, sans mesurer ce qui m’attendait. Je suis revenue au b.a.-ba
de la philosophie dont parlent très bien Aristote et Platon : la philosophie
commence par l’art de s’étonner. Cet étonnement, c’est déjà se demander :
Qui va là ? Qu’est-ce qui se passe là ? Quel sens passe par là ? Sens même y
a-t-il ?… Donc, je suis allée vers la philo. À l’université, on nous demande
d’écrire beaucoup, de formuler notre pensée « noir sur blanc » avec le plus
de rigueur possible, et je crois que cela comblait mon besoin d’exploration
de ce « Qui va là ? », et mon besoin de pister du sens. J’étais très loin de la
fiction, mais cela me procurait une grande jubilation d’écriture. Après la
soutenance de ma thèse, c’était fini, je n’avais plus de prétexte pour écrire
– je me les suis donc donnés ; après avoir écrit en marge de mes études des
contes pour enfants, un peu de (très mauvaise) poésie, et quelques petits
textes, je suis passée à des nouvelles, puis au roman. Et l’univers romanesque
m’a été d’emblée un formidable territoire où poursuivre, autrement, le questionnement mené jusque là par les chemins de la philosophie.
La fabrique de l’imaginaire brasse tout, les images, les souvenirs, les sensations, les expériences les plus diverses, les résidus des connaissances acquises,
les rêves, les peurs et les désirs, les idées… Mais dans la fabrique de l’écriture,
© Éditions de la Bibliothèque publique d’information/Centre Pompidou, 2010
ISBN
978-2-84246-135-5
il arrive souvent que des questions restent en suspens et j’éprouve alors le
besoin de revenir les interroger, de fouiller, de creuser par un livre qui ne soit
pas de la fiction et que, faute de mot, on peut appeler un essai.
Xavier Houssin : Vous parliez tout à l’heure de peinture : vous avez une très
large « palette » d’écriture. En termes de genres, vous êtes à la fois romancière,
essayiste, vous écrivez pour la jeunesse…
Sylvie Germain : Oh ! non !
Xavier Houssin : Si ! Vous avez écrit au moins un texte pour la jeunesse.
Sylvie Germain : Oui, mais ce n’est pas beaucoup…
Xavier Houssin : Mais enfin, il est écrit !
Sylvie Germain : Oui, oui, il est écrit.
Xavier Houssin : Vous avez aussi été biographe.
Sylvie Germain : Justement, je ne présentais pas ces livres comme des
biographies. La démarche d’un biographe demande un minimum de
formation d’historien. Je ne peux pas me dire biographe et je n’aimerais
pas l’être. Dans une collection, on peut parfois vous demander d’écrire
une biographie, mais je n’ai jamais voulu le faire parce que je n’ai pas la 8
compétence pour cela. Je l’ai fait pour Etty Hillesum mais j’ai parlé alors Sylvie Germain
de « bio-résonance ». Sa vie fut très brève – une vie volée, assassinée à Entretien avec
Auschwitz à l’âge de vingt-neuf ans. Je me suis appuyée essentiellement sur Xavier Houssin
ses écrits. Ce qui m’intéresse, c’est le cheminement intellectuel et spirituel
de cette femme.
Un autre ouvrage auquel, je crois, vous faites allusion – et cela me fait
plaisir parce que je n’ai jamais l’occasion d’en parler, comme d’autres qui, tel
Céphalophores, sont tombés aux oubliettes – est un petit livre que j’ai écrit
sur un poète et graveur tchèque, Bohuslav Reynek. Il est malheureusement
très méconnu en France, voire inconnu, ce qui est regrettable. Il y a quelques
gravures de Reynek au musée des Beaux-Arts de Grenoble, ville à laquelle il
était lié par son mariage avec une Grenobloise, Suzanne Renaud, qui était
poète, et dont il avait découvert un recueil chez un bouquiniste à Prague.
Séduit par la poésie de cette femme, il lui a écrit pour lui proposer de traduire
ses poèmes – il était traducteur du français et de l’allemand – , et il a fini
par aller à sa rencontre, et par l’épouser. Après une dizaine d’années passées
entre Grenoble et Petrkov, le village de Reynek en Moravie, le couple s’est
installé définitivement en Moravie. Mais la guerre est arrivée, puis, dans la
foulée, le communisme. Revenir en France a été dès lors impossible pour
le couple, et leur vie à Petrkov a été très dure, tant sur le plan matériel
qu’intellectuel, et, pour Suzanne Renaud, privée de son pays, de sa famille
française, ce fut très éprouvant. Elle est morte dans les années soixante, lui
en 1971, à l’âge de quatre-vingts ans, laissant une œuvre empreinte d’une
profonde spiritualité.
© Éditions de la Bibliothèque publique d’information/Centre Pompidou, 2010
ISBN
978-2-84246-135-5
Xavier Houssin : Je voudrais justement lire un texte de Bohuslav Reynek. Le
livre dont vous parliez a été édité en 1998 aux éditions Christian Pirot, il est
toujours disponible. C’est un poème en prose tiré de son recueil Le Serpent
sur la neige dont vous avez écrit la préface, traduit par Xavier Galmiche et
paru aux éditions Romarin à Grenoble en 1997. Ce poème s’appelle « Chant
de Noël ». Je lis ce passage et vous laisse le soin d’établir ses correspondances
avec l’œuvre de Sylvie Germain.
Neige, neige, neige. Soir, le soleil se couche. Grands fûts branches
nues – les petits épicéas en file sous la neige, simples cônes clairs
comme des seins. L’hiver est une louve blanche et hirsute aux pattes
noires, couchée – Déesse de lascive fécondité. Elle dresse les pattes
(les branches des arbres sont aiguisées comme des griffes) et le soleil
pourpre, c’est la langue dans sa gueule ouverte, luisante de sang. Les
nuages chiots gris, se baissent et sucent les mamelles, innombrables
et gonflées, de la bête sauvage. La louve – yeux de braise et dents de
glace transparente. Sa beauté dépasse l’entendement, elle est couchée
à l’entrée de la Crèche de Noël et fait hurler la terrible et parfaite flûte
de la faim pour accompagner le psaume des Anges sur la vallée…
Fait hurler la musique de la chute et du péché pour accompagner le
chant souverain de la paix.
(Écouter la lecture sur archives sonores, repère : 24 min 23 s)
Vous nous avez parlé de la biographie de Bohuslav Reynek, mais pas de 9
votre rencontre avec ce poète. Il y a une véritable proximité de vos terrains Sylvie Germain
littéraires.
Entretien avec
Xavier Houssin
Sylvie Germain : Sa poésie, comme toute poésie me direz vous, est
extrêmement difficile à traduire tant il joue sur les sonorités. Par ailleurs,
la langue tchèque, comme beaucoup de langues slaves, permet une
concision qui ne passe pas en français, si bien qu’il faut reconstruire des
phrases entières. Même si je ne sais pas bien situer ce poème, je dirais
qu’il s’agit d’un poème de jeunesse car, à ses débuts, il était assez influencé
par l’expressionnisme. Je trouve que sa poésie devient plus intéressante,
plus dépouillée, plus allusive par la suite. J’ai découvert cet auteur par
hasard – enfin, pas complètement.
Quand j’habitais à Prague, je vivais dans un milieu de dissidents, chez
lesquels circulaient de nombreux samizdats ; Reynek avait été mis à l’index par
le régime en tant que poète chrétien, il n’existait plus du tout d’édition de ses
œuvres, il était totalement au rebut, aussi relevait-il d’éditions clandestines.
Un jour, chez des amis, j’ai trouvé un livre qui a attiré mon attention, c’était
le premier tome de l’œuvre poétique de Reynek, dont j’ignorais tout alors. Le
livre avait été fabriqué à Toronto, où l’écrivain en exil Josef Škvorecký avait
créé une petite maison d’édition. En feuilletant ce livre, j’ai pressenti, malgré
mon niveau de tchèque très rudimentaire, qu’il y avait des affinités entre ce
poète et Georg Trakl. Reynek a en effet traduit des poèmes de Trakl. Puis
j’ai découvert qu’il avait été graveur, j’ai vu certaines de ses œuvres, et après
1989 je suis allée en Moravie voir ses fils, des messieurs déjà assez âgés, qui
© Éditions de la Bibliothèque publique d’information/Centre Pompidou, 2010
ISBN
978-2-84246-135-5
vivaient, et vivent toujours, dans la maison familiale, en compagnie d’une
vingtaine de chats. Deux personnages merveilleux que les fils de Suzanne
et Bohuslav Reynek !
J’ai été très touchée par l’œuvre et par la vie de cet homme, et très intéressée
par le monde des années vingt et trente jusqu’à la guerre, par les milieux
culturels qu’il y avait alors en Bohème et en Moravie, avec des intellectuels
très francophiles et francophones, souvent aussi germanophones. Reynek
avait traduit dès les années trente des gens comme Bloy, Claudel, Giono,
Valéry ; il était en contact avec Rouault…
Xavier Houssin : Revenons au roman. J’évoquais tout à l’heure les deux
premiers titres que vous avez publiés, Le Livre des nuits et Nuit-d’Ambre. À
la lecture de vos livres, on est saisi par la puissance de l’histoire, que vous
déroulez comme une histoire qui s’impose. Mais écrire un roman ne se limite
pas à écrire une histoire. Vous définiriez-vous comme romancière ?
Sylvie Germain : Le mot « écrivain » est plus global, il désigne diverses
formes d’écriture. J’écris surtout des romans, et suis donc romancière, mais
je préfère le terme « écrivain» car ce mot renvoie au verbe « écrire ». J’aimerais
même pouvoir me dire « écrivante » parce que le mouvement d’écriture est
toujours « en train de » passer à l’acte, c’est un processus.
Il est vrai que j’aime profondément l’art du roman même si, de manière
un peu paradoxale, je lis davantage des essais. Je trouve l’espace du roman
prodigieux, incomparable, parce qu’il offre des possibilités illimitées.
Heureusement, le temps des « écoles » et « chapelles » est fini. Il y a bien sûr 10
des modes, des courants dominants – actuellement, l’autofiction –, mais rien Sylvie Germain
d’exclusif. Il y a tant de manières d’écrire, certaines en marge, voire très « au Entretien avec
large » du roman. Le roman est une fiction qui essaie de coller au plus proche Xavier Houssin
du réel, il l’ausculte et l’explore inlassablement. « Réalité » et « réel » ne sont
pas tout à fait synonymes. Pour les distinguer, on peut dire que le roman
prend la réalité comme une pâte, il la palpe, la triture, la travaille comme on
travaille n’importe quelle pâte – et l’imaginaire fait office de levure – pour
faire se lever quelque chose qui n’est pas forcément perceptible au premier
coup d’œil : la densité, la complexité du réel. Sur ce sujet, Milan Kundera
a offert une réflexion très pertinente, dans L’Art du roman. Il y dit, entre
autres, qu’un personnage « est un ego expérimental. » Les personnages nous
parlent parfois plus intimement, plus finement de l’humain qu’une personne
concrète ne saurait le faire. Un personnage, même de pure fiction, n’est jamais
inventé à partir de rien, il n’y a pas de deus ex machina. Le romancier invente
ses personnages à partir d’un ensemble d’autres personnages issus de romans
ou de films, de gens qu’il a connus, proches ou dont il a entendu parler, de
figures historiques… les personnages naissent de brassages, de métissages.
Ce qui importe, ce n’est pas de savoir d’où ils viennent, mais qu’ils aient un
« accent » qui leur soit propre.
Xavier Houssin : Je parlais de puissance de l’histoire. Parler de puissance, c’est
aussi parler de lutte. Quelle est la part du combat dans vos textes ? Francine
Figuière parlait tout à l’heure de l’omniprésence du mal, et il semble bien
que le combat contre le mal hante votre écriture.
© Éditions de la Bibliothèque publique d’information/Centre Pompidou, 2010
ISBN
978-2-84246-135-5
Sylvie Germain : Il y a d’innombrables livres écrits sur le thème de « la
littérature et le mal », mais sur « la littérature et le bien » il n’y a pas presque
rien. Le bien n’inspire pas, il ne fait ni bruit ni remous, il ne fait pas spectacle, pas scandale.
Comme vous parliez de lutte, je reviens à mes deux premiers romans.
Cela aurait dû n’en être qu’un, mais il m’a échappé, il a proliféré, et il m’a
fallu deux livres pour arriver à l’image qui m’avait mise en désir et en mouvement d’écriture. Cette image – ça aussi, j’ai eu l’occasion de le raconter
souvent – était une image que l’on peut se représenter facilement (à Paris,
il suffit d’aller à Saint-Sulpice voir la fresque de Delacroix) : celle de la lutte
avec l’Ange. La lutte de Jacob avec l’ange est un épisode majeur (très bref
en tant que récit) de la Bible. Mais il n’est pas précisé que c’est un ange ; il
est juste dit que Jacob a lutté « avec un inconnu ». Est-ce Dieu ? Est-ce un
homme ? Est-ce un démon ? Est-ce un messager divin ?
Tout être humain, quel qu’il soit, où qu’il soit, et quelle que soit l’époque
où il vit, est un jour convié à mener cette lutte qui consiste à devenir adulte.
Je pense que s’ouvrir vraiment au monde, c’est se poser des questions, ces
éternelles questions : D’où vient-on ? Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt
que rien ? Qu’y a-t-il après la mort ?… C’est un peu cela, la lutte avec l’Ange,
avec l’inconnu, avec la nuit… D’ailleurs, il n’est même pas indiqué qu’il
faisait nuit, au fameux gué du Yabboq, mais c’était bien dans une nuit des
sens, une nuit de l’intelligence, et du cœur et de l’esprit, dans laquelle Jacob
a été précipité.
Sur un plan intellectuel, sur un plan spirituel, mais aussi sur un plan 11
esthétique puisqu’elle a inspiré beaucoup de peintres, je trouve cette image pro- Sylvie Germain
digieuse, douée d’un impact immense. On parlait de la fresque de Delacroix, Entretien avec
qui est magnifique ; on a l’impression que cette lutte est aussi une danse, un Xavier Houssin
tango, un élancement/enlacement érotique. On peut représenter cette lutte
de manières très différentes, plus ou moins brutales, charnelles, tragiques,
tendres… Cette image, qui m’avait donné envie d’écrire, m’a en fait échappé
et il m’a fallu deux livres pour vaguement l’esquisser. Je crois qu’elle court de
livre en livre, clandestinement. D’ailleurs, l’aventure d’un nouveau roman
est déjà une forme de lutte avec l’inconnu puisque, personnellement, je ne
sais jamais où je vais quand j’en commence un, où cela va me mener.
Xavier Houssin : Et sur ce côté sombre des choses, je voudrais que nous
lisions quelques lignes de L’Enfant Méduse, que vous avez publié en 1990.
On parle ici de la petite Lucie.
Elle avait renié tous les astres. Elle avait troqué la splendeur du
firmament contre celle de la terre, – de la terre à boue, à broussaille
et à vase ; elle avait troqué l’or radiant des étoiles contre le bronze
étincelant des couleuvres, des crapauds, des insectes et des yeux des
hiboux. Elle avait troqué l’amitié enjouée de Lou-Fé pour celle, terrible, de deux fillettes mortes. Elle avait basculé si brutalement contre
la terre, qu’elle ne voulait même plus se relever. Elle ne désirait plus
que s’enfoncer dans la terre, creuser dessous la terre.
(Écouter la lecture sur archives sonores, repère : 36 min 47 s)
© Éditions de la Bibliothèque publique d’information/Centre Pompidou, 2010
ISBN
978-2-84246-135-5
Lucie, pour les gens qui n’ont pas lu le livre, a été abusée par son demi-frère
Ferdinand, et cette souillure la fait passer de l’autre côté du conte. Perles et
diamants, crapauds et serpents… Cette espèce d’arrachement entre la lumière
et le profond obscur, c’est une vision du monde !
Sylvie Germain : Quand j’ai écrit ce livre, j’avais entendu de nombreuses
histoires, toutes aussi lamentables et révoltantes, d’enfants abusés par des
adultes. Un jour, une énième histoire – que m’a racontée une femme qui
avait été victime d’un inceste, et dont le fils avait été à son tour victime du
même prédateur –, a été le déclencheur, comme « la goutte d’eau qui fait
déborder le vase ». Le vase du dégoût, de la colère. J’ai écrit pour exorciser
un effroi et une rage, peut-être.
Quand on violente des enfants, qu’il y a viol, souillure, c’est vraiment
l’innocence, l’insouciance, la candeur de l’enfant qui sont abîmées, détruites,
et l’adulte à venir se trouve par avance handicapé. C’est une forme de crime
contre l’humanité, puisque c’est un crime contre l’enfance. On m’a demandé
si c’était autobiographique, non ! Si j’avais subi cela, je n’aurais peut-être pas
pu écrire ce livre, ou bien j’imagine que je ne l’aurais pas écrit de cette façon.
La seule part autobiographique de ce livre, ou du moins que je dois à un
souvenir, c’est l’évocation de l’éclipse qui ouvre le roman. J’ai eu la chance,
enfant, d’assister à une éclipse totale de soleil. Déjà avant l’apparition du
phénomène, l’atmosphère était inhabituelle : les adultes se montraient à la fois
excités et anxieux ; on nous avait mis en garde contre le danger de regarder
directement l’éclipse, et fait noircir une plaque de verre avec une bougie en
guise de lunettes protectrices. On nous avait aussi précisé que c’était une 12
chance unique car cela ne se reproduirait pas en ce lieu avant cent ans. Il y Sylvie Germain
avait donc à la fois désir de voir et crainte de se blesser les yeux, et une vague Entretien avec
appréhension du temps, de la mort. Et puis survient le moment très bref où Xavier Houssin
cela se passe – quelques secondes, une minute ou deux au maximum, alors
qu’on aimerait tellement que cela dure des heures ! Et le refroidissement très
soudain et le silence total de la terre, et cette lumière si particulière… C’est
extraordinaire. J’avais été émerveillée.
Certaines peintures peuvent happer d’un coup votre attention, éveiller
d’emblée votre curiosité, d’autres ne vous touchent qu’à retardement, comme
si l’image négligée venait vous taper discrètement sur l’épaule pour vous faire
sentir que vous avez raté quelque chose. J’ai ressenti cela avec des peintures
évoquant des clartés d’éclipse, comme avec la fresque de Taddeo Gaddi,
l’Annonce aux bergers, que je mentionne à la fin de mon roman. Ce peintre
était passionné par l’étude du ciel, et il s’est abîmé la vue en observant des
éclipses – dont il a su si magnifiquement rendre la troublante lumière.
Xavier Houssin : La lumière d’éclipse rejoint d’une certaine manière l’étrangeté et le fantastique de vos livres. Mais ce n’est pas le fantastique du deus
ex machina dont vous parliez ; c’est un fantastique qui envahit le réel (ou la
réalité) presque par porosité, simplement, naturellement.
Sylvie Germain : Parce que cela se produit naturellement dans l’existence !
Il suffit de regarder le monde d’une certaine manière ; c’est une question de
regard. Il est toujours intéressant de se promener avec des peintres ou des
© Éditions de la Bibliothèque publique d’information/Centre Pompidou, 2010
ISBN
978-2-84246-135-5
photographes. Ils voient les choses autrement, vont être mis en arrêt par des
détails qui m’échappent. Ils ont le regard à l’affût – les jeux de la lumière et
des ombres sont si fugaces.
Xavier Houssin : La lumière, l’ombre, la peinture, la photo… Y a-t-il une
manière en tant qu’écrivain de faire apparaître une idée comme une ombre
portée ?
Sylvie Germain : Les idées ne fonctionnent souvent que comme ça. J’ai
étudié la philosophie pendant plusieurs années, et avec passion, mais je me
suis vite rendu compte que je n’étais pas destinée à devenir philosophe, que
ma démarche était un peu bancale, qu’il me convenait mieux de funambuler
en marge. Les premiers mots de ma thèse étaient : « Ceci est une fable »,
et chaque chapitre de cette thèse était intitulé « Nuit de… » Mon premier
roman se tramait dans l’ombre !
Dans toute pratique artistique, on peut poursuivre un questionnement
philosophique ; ce sont alors des chemins buissonniers, parfois détournés,
obscurs, sans prétention d’élaborer une doctrine, mais qui peuvent conduire
loin. La magnifique exposition Soulages que je viens juste de voir mais sans
pouvoir malheureusement y consacrer suffisamment de temps, en est un
exemple ; on sent qu’il se joue une dramaturgie dans ces grands tableaux
noirs, et on sort de l’exposition comme irradié de noir. Il en va de même avec
Rothko, et tant d’autres. Je pense que si l’on ne sort pas un peu assommé,
ébranlé, d’une exposition, c’est qu’aucune rencontre avec l’œuvre n’a eu lieu.
Il en va pareillement avec le cinéma, certains films, certains plans produi- 13
sent de tels effets, de tels chocs. Si je cite mes cinéastes préférés, Tarkovski, Sylvie Germain
Bergman, on va se dire « normal » ; c’est très connoté. Mais je mets aussi Entretien avec
très haut Ken Loach ou encore les frères Dardenne, dont les films disent ou Xavier Houssin
font passer des choses d’une puissance formidable sur l’être humain, sur ses
folies, ses abîmes, ses douves.
Xavier Houssin : J’avais envie de lire un extrait de la Chanson des mal-aimants
qui répond, je crois, à ce que vous venez de dire.
J’entendais la pluie cliqueter sur le toit, couler en gargouillant le
long de la gouttière. Une faible clarté lunaire filtrait par les fentes
des persiennes. Je me suis levée et j’ai ouvert la fenêtre, poussé les
volets…
(Écouter la suite sur archives sonores, repère : 49 min 26 s)
Il y a une part importante de rêve et de narration du rêve dans votre
œuvre.
Sylvie Germain : Ah ! oui ? Je suis un peu gênée, parce que j’avais oublié
que j’avais écrit ce passage et que je me rends compte qu’en ce moment je
suis en train d’écrire des choses assez semblables… C’est ennuyeux, cette
tendance à la répétition, mais en même temps, c’est normal, je crois que
c’est un résumé du travail de l’écrivain : le ressassement. On prend des mots,
on les pèse, on les sonde… C’est comme cela qu’on procède. On les goûte,
© Éditions de la Bibliothèque publique d’information/Centre Pompidou, 2010
ISBN
978-2-84246-135-5
aussi. Cela passe presque par les cinq sens, alors que le langage est immatériel, qu’il échappe aux sens, contrairement aux autres domaines artistiques
où il y a un matériau. L’écrivain a le langage ; mais il y a tout de même dans
le langage quelque chose… non pas de concret, mais de charnel. Quelque
chose qui résiste.
Xavier Houssin : Ne sont-ce pas justement les mots qui résistent le mieux ?
Sylvie Germain : Oui ! S’il y a lutte, c’est avec les mots. Enfin, avec les mots,
la grammaire, la syntaxe… bref, avec la langue.
Xavier Houssin : Le rêve… Vous écrivez dans Magnus : « Les mots sont
faits pour entrer dans la réalité, en s’engouffrant avec brutalité si besoin. »
Comme une incursion de la part rêvée dans le réel pour le transformer, pour
le transcender ?
Sylvie Germain : Je suis persuadée que c’est ainsi que nous fonctionnons
tous. On ne s’en rend pas forcément compte, car il n’y a parfois absolument
rien d’artistique dans nos métiers ou dans nos vies… Mais souvent, en amont
des idées qu’on a dans la journée ou des décisions qu’on prend, des rêves
nocturnes ou des rêveries diurnes, des choses à la limite de notre conscience
viennent nous nourrir, nourrir notre pensée et ce qui va en émerger de conscient, de volontaire, de décidé. Quand on est vraiment dépourvu de toute
imagination, de toute capacité de rêve, de toute capacité de fantasmer le réel
pour aller plus loin et essayer de le comprendre, je pense qu’on s’autolimite 14
de manière considérable !
Sylvie Germain
L’incursion de parts de rêve dans la réalité, on en fait l’expérience au Entretien avec
moindre coup de foudre, et pas seulement amoureux mais aussi d’amitié, ou Xavier Houssin
pour un lieu, une œuvre … Bref, dès qu’on a un rapport où l’affectif nous
ouvre et attise cette porosité, cette sensibilité. Et quand je parle de porosité,
je veux vraiment parler de ce qui permet un passage, un échange constant
entre ce qu’on appelle la réalité et le rêve, qui ne s’opposent pas – à condition
de ne pas confondre le « rêve » avec un fantasme ou un délire… Il s’agit
par le rêve d’essayer de toucher, de tester, de palper de façon plus attentive
l’épaisseur du réel. Le philosophe Merleau-Ponty a très bien parlé de cette
épaisseur, qui est une chair du réel. Et – Merleau-Ponty le disait aussi – notre
sensibilité n’est pas « pure ». On n’a jamais une relation totalement pure à ce
qu’on appelle la réalité. Même nos sens : demandez à plusieurs personnes de
toucher un objet : pour certaines, il sera glacé, pour d’autres un peu froid,
quelqu’un le trouvera rugueux, l’autre pas tant que ça… Et c’est valable pour
tout. Devant un spectacle, devant un tableau, dix observateurs ne feront pas
le même compte-rendu car, chaque fois, toute une part de notre manière de
percevoir le monde est déjà très informée, quasiment prédéterminée par tout
un ensemble de données. J’enfonce des portes ouvertes, mais c’est bien avec
cela qu’on travaille : le quotidien, le tout-venant, le « banal ». Le romancier
est quelqu’un qui ne prend rien pour une évidence, et qui devine du singulier
jusque dans ce qui peut paraître tout à fait ordinaire. Mais souvent les gens
vous racontent un fait divers terrible ou des événements spectaculaires de
leur vie, pensant que c’est un bon sujet pour le romancier…
© Éditions de la Bibliothèque publique d’information/Centre Pompidou, 2010
ISBN
978-2-84246-135-5
Xavier Houssin : Vous aviez présenté votre thèse comme une fable, expliquiez-vous. Le dernier de vos romans, Hors Champ, en est une. Peut-on
parler de fable philosophique, à la manière du XVIIIe siècle ?
Sylvie Germain : Je n’ai pas tant de prétention… Disons que c’est une sorte
de parabole.
Xavier Houssin : Ce livre raconte l’histoire d’Aurélien, jeune amoureux
attaché à sa maman et amical avec ses collègues de travail, qu’un mal étrange
ronge peu à peu. Car Aurélien va disparaître en s’effaçant du regard des autres.
Personne ne sent plus son parfum, sa voix ne porte plus et ses contours, à
terme, deviennent flous. Le livre est le journal de sa disparition, du dimanche
au samedi, comme une décréation en sept jours. J’ai sélectionné un extrait
du mardi, aux prémisses de cette disparition. Vous voulez bien le lire ?
Sylvie Germain : Tout ça ?
Xavier Houssin : Vous vous arrêtez quand vous voulez.
Lecture de Hors Champ par Sylvie Germain :
Aurélien ne bouge pas, il ferme les yeux. C’est en lui qu’il ranime
l’image, et peu à peu, celle-ci se transforme…
(Écouter la suite sur archives sonores, repère : 59 min 12 s)
Xavier Houssin : Ce passage entre en résonance avec la neige du poème expres- 15
sionniste de Bohuslav Reynek que l’on a entendu tout à l’heure. L’histoire Sylvie Germain
d’Aurélien est l’histoire d’une ombre claire, d’une ombre blanche. Un peu Entretien avec
comme ces silhouettes blanches peintes par Jérôme Mesnager sur les murs Xavier Houssin
de Paris. Au fond, ne sommes-nous pas des représentations très fragiles ?
Sylvie Germain : Oui, très fragiles. L’histoire d’Aurélien n’a pas toujours
été très bien perçue – c’est vrai qu’il est un peu déroutant, ce livre. Elle est
moins partie d’une image que d’une idée qui m’est venue devant tout un
ensemble de phénomènes qu’on peut constater dans la société actuelle – et
dans la manière qu’ont les médias de nous présenter l’actualité du monde, en
sélectionnant toujours ce qui est dramatique. Finalement, sur presque tous
les plans, on a l’impression qu’on part en marche arrière par rapport à un
mythe riche d’un sens très profond : le récit de la Genèse. Dans la Genèse,
le monde est créé par un travail de distinction et de séparation progressif.
Séparation, d’abord, des ténèbres et de la lumière, puis des éléments solides
et liquides, des masses… Et il y a insistance sur le fait que chaque plante,
arbre, animal est créé « selon son espèce »… C’est très significatif. On voit
ainsi l’émergence graduelle de la vie conformément à ce qui s’est passé (sauf
que cela a duré des milliards d’années) jusqu’à l’humain : « Homme et femme,
il les créa. » Puis Dieu se retire pour laisser un espace de déploiement et de
liberté à tout ce qu’il a créé. En tant que mythe, en tant que parabole, c’est
vraiment extraordinaire ! Cela donne à penser à l’infini.
À force d’entendre parler du réchauffement climatique, de la fonte des
glaciers, etc., j’ai l’impression que nous sommes entrés dans un temps de
© Éditions de la Bibliothèque publique d’information/Centre Pompidou, 2010
ISBN
978-2-84246-135-5
confusion : la terre et les éléments liquides se confondent, les limites se
brouillent. Le corps humain lui-même est de plus en plus manipulé, transformé, transformable, la procréation pourra un jour certainement s’opérer
en-dehors du corps de la femme… Je suis aussi très choquée, révoltée par
tous les massacres d’animaux perpétrés depuis des dizaines d’années : la vache
qu’on a dite folle, les moutons, les volailles, les cochons… Au sens propre, ce
sont des hécatombes ! On a massacré des animaux par millions et de manière
insensée, tout cela parce que les humains les avaient empoisonnés avec une
nourriture dont ils n’avaient pas le contrôle. Et avec les OGM, au sujet desquels
on entend tout et son contraire, ce sont les plantes qui sont en jeu. Le temps
de « chacun selon son espèce » semble révolu… Enfin, petite cerise sur le
gâteau de la confusion généralisée : les débats sur le travail le dimanche qui
autrefois était dans le monde chrétien l’équivalent du shabbat. Un jour de
repos, consacré à autre chose qu’au travail, à la rentabilité, à l’affairisme. Si on
le supprime, les jours s’uniformisent. Bref, j’ai parfois l’impression que l’on
fonctionne à rebours du processus de différenciation décrit dans la Genèse.
Indifférenciation à tous les niveaux. Confusion et banalisation.
Cela a certainement un sens, mais je laisse à des philosophes et à des
sociologues le soin d’analyser et décrypter ce phénomène. À ma façon, je l’ai
traduit dans une sorte de parabole, par la fiction. Cela a déconcerté beaucoup
de gens, et même déplu, d’autant que le personnage à la fin n’est pas sauvé.
Mais moi, je ne trouve pas du tout que la fin soit sinistre ! Mais je suis la seule
à m’en rendre compte… Le personnage, devenu invisible, impalpable, est
emporté par un courant d’air et se dissout dans la pluie, le vent – mais c’est
une belle fin que de revenir sur la terre sous forme de pluie et de vent !
16
Xavier Houssin : Ou de spores…
Sylvie Germain : De spores et de pluie, oui ! Donc il n’est pas du tout
perdu !
Xavier Houssin : Dans cette évolution vers la disparition, les seuls qui, un
temps, continuent à voir Aurélien sont Joël, son frère handicapé et incapable
de parler, et un SDF abandonné à sa crasse et à sa solitude. Il y a ici une
fraternité des laissés-pour-compte. Ce livre est aussi un plaidoyer contre
l’indifférence, non ? On vous sent habitée par le souci des autres.
Sylvie Germain : Du moins dans les livres. (Rires) Parfois, on souligne cela
et j’en éprouve de la gêne, car je sais bien que mon souci reste trop passif.
Comment ne pas remarquer la grande misère qui frappe tant de personnes,
il suffit de se promener dans n’importe quelle ville – à Paris, c’est plus
flagrant parce que c’est partout – pour croiser des gens dans des états de
déréliction totale. À force de misère, de solitude, c’est tout qui se délite,
l’aspect physique, le corps en son entier, la santé mentale… À cet égard, le
livre Les Naufragés de Patrick Declerck, aux éditions Plon « Terre humaine »
était très fort, même si l’auteur a parfois des prises de position détestables.
C’est vraiment un livre remarquable.
© Éditions de la Bibliothèque publique d’information/Centre Pompidou, 2010
ISBN
978-2-84246-135-5
Sylvie Germain
Entretien avec
Xavier Houssin
Public : Bonsoir. Il me semble que
depuis Le Livre des nuits, les personnages de Sylvie Germain sont
toujours à la fois hors champ et en
plein champ. Hors Champ m’a posé
une énigme. Il y a deux personnages
essentiels aussi hors champ l’un que
l’autre : Aurélien et Joël. Je vous
propose mon interprétation : Joël me
semble être le personnage principal.
Même s’il n’apparaît qu’à la fin du
roman, Aurélien l’a présenté dès
le début comme un futur écrivain
qui avait de grands dons. De plus,
Aurélien disparaît au fur et à mesure
que Joël apparaît. Ainsi, Aurélien
disparaît dans les photos, la bellemère de Joël commence à dire qu’elle
n’a jamais eu d’enfant et, si j’ai bien
compris, à la fin, c’est la première
fois depuis très longtemps que Joël
émet des sons, chante et prononce de
manière déformée le nom d’Aurélien.
Je vois donc en Aurélien un personnage-relais créé par Joël. Je voulais
savoir si je n’avais pas complètement
divagué.
Sylvie Germain : Je n’ai pas choisi
le prénom Joël pour rien. C’est un
prénom très intéressant : Yo-El, ce
sont deux noms désignant Dieu
accolés l’un à l’autre, Dieu-Dieu. Je
ne donne pas le sens de ce prénom
dans le roman puisque, au moment
où Aurélien veut l’expliquer, personne
ne l’écoute. Donc, cela reste allusif.
Aurélien est aussi un beau prénom,
qui renvoie à l’aura, à la luminosité.
Vous avez mis le doigt sur quelque
chose d’important qui s’est joué
entre moi et moi – il y a donc des
lecteurs qui sont très attentifs. Au
départ, je pensais que le personnage
qui est devenu Aurélien s’appellerait
Joël. Mais comme toujours, il y a eu
glissement en chemin, les personnages ont pris leur indépendance. Il
se trouve que le personnage de Joël
s’est accaparé ce nom et s’est présenté
comme ombre portée, comme doublure bienveillante d’Aurélien. Ils sont
d’ailleurs des demi-frères.
Chassez le naturel, il revient au
galop – même si ce qu’on appelle ici
le naturel est culturel) : en écrivant,
j’ai bien vu ce qui me venait à l’esprit :
le récit d’une genèse à rebours, d’une
décréation – incarnée ici dans une
seule personne. Et si le prénom de
Joël s’est imposé à moi, j’ai vite senti
qu’il ne pouvait pas convenir à celui
qui s’effaçait, mais plutôt au frère
fracassé par un acte de malveillance
gratuite, et qui était resté entre la vie
et la mort. Je ne sais pas si ce Joël a
gardé ou non en lui intactes ses capacités intellectuelles, il ne dispose plus
de moyens physiques pour exprimer
quoi que ce soit. On ne sait jamais ce
qui se passe chez les gens gravement
accidentés qui donnent l’impression
d’être réduits à un état végétatif. On
pense que leur corps est déserté par 17
la conscience, la pensée, la sensibi- Sylvie Germain
lité. Mais on a entendu récemment Entretien avec
l’histoire de ce jeune homme tombé Xavier Houssin
dans le coma à l’âge de vingt ans, et
qui s’est réveillé vingt-trois ans plus
tard : il peut à nouveau communiquer ; depuis vingt-trois ans, alors
que tout le monde le prenait pour
un légume, tout fonctionnait dans
sa tête ! Simplement, il n’avait plus
les moyens physiques de l’exprimer.
Quelle force intérieure ! Joël sent les
choses, les devine, en souffre. Et je
me suis rendu compte que c’était
encore plus symbolique que je ne
l’avais pensé. Yo-El… Dieu est mort,
brisé, mais il est présent comme un
Dieu mendiant. Mes vieux démons
– ou de beaux anges ? – sont venus
se glisser dans ce roman. Ce sont
peut-être ces intrusions qui ont
troublé le jeu romanesque et l’ont
rendu au mieux énigmatique, au
pire peu lisible.
© Éditions de la Bibliothèque publique d’information/Centre Pompidou, 2010
ISBN
978-2-84246-135-5
Xavier Houssin : Y a-t-il d’autres
questions ?
Public : Vous avez un style époustouflant. J’ai prêté la semaine dernière La
Pleurante de Prague à une amie, qui
m’a dit le lire à voix haute tant votre
écriture est musicale. Je voudrais vous
poser une question sur votre rapport
au corps féminin et à la gravidité.
Pratiquement dans tous vos romans,
la gestation et le corps féminin, même
évanescent, sont très importants. Je
me souviens de l’expression « gravide
de mort »… Vous avez des expressions
flash d’une justesse inouïe.
Sylvie Germain : Dans mes premiers romans surtout, il y avait des
grossesses traitées sur un mode dit
« fantastique ». Le mot « gravide » est
très beau. D’ailleurs, on peut l’utiliser
de façon métaphorique à la fois pour
les hommes ou les femmes. Je suis
toujours intéressée par le fait qu’il
y ait une part de masculin chez la
femme et de féminin chez l’homme.
Je trouve très triste un homme ou
une femme sans aucune part de cette
différence – après, c’est un problème
d’alchimie et de dosage.
Pour en revenir à votre question :
bien sûr, mais pas seulement le
corps féminin. Le corps féminin est
tellement beau, émouvant. Le corps
d’une belle femme est une merveille !
Moi-même, en tant que femme et
sans éprouver la moindre attirance
sexuelle pour les femmes, je peux
admirer un corps féminin comme une
œuvre d’art. N’éprouvant aucun désir
de « consommation » de cette beauté,
l’admiration suscitée reste flottante,
rêveuse, très « rêvante ». Forcément,
un beau corps d’homme est pour
moi beaucoup plus érotique. Je crois
que l’une des figurations les plus sensuelles du corps masculin est L’Esclave
mourant de Michel-Ange. Un corps
abîmé, un corps blessé, malade,
fragilisé, est aussi émouvant – mais
ce qui alors est « ému » n’est plus de
l’ordre du désir, de l’attrait, n’est pas
du côté de la force, de la jouissance.
C’est autre chose, difficile à définir,
quelque chose à la fois diffus et profond, vague et cependant aigu ; un
sentiment de solidarité fondamentale
avec tout corps de vivant, un émoi
face à la vulnérabilité des vivants, des
mortels. Tout est lecture, et un corps
marqué par l’âge, abîmé, fragilisé,
voire souffrant, donne tellement
à lire, à deviner, à songer… Alors,
le corps devient visage au sens de
Levinas – et quand il parle du visage,
c’est de l’être entier qu’il parle.
À l’opposé, il y a cette tendance,
très exploitée par la publicité et
une certaine presse dite « people »,
à érotiser le corps à outrance, à
« sexualiser » le visage. Un exemple
récent : vous avez certainement vu la
couverture de ce magazine affichant 18
la photo de l’actrice Sharon Stone. Sylvie Germain
Une femme assurément splendide, Entretien avec
somptueuse…. mais j’ai trouvé la Xavier Houssin
photo grotesque et assez affligeante,
tant la mise en scène de ses « appâts »
était caricaturale, faussement provocatrice : la photo la montre accoutrée
en pute fouetteuse haut de gamme,
et est légendée par cette déclaration
fracassante : « J’ai cinquante ans, et
alors ? » Oui, et alors quoi, au juste ?
La sottise s’y dispute avec la vanité.
Cette photo qui prétend narguer le
temps, où une femme se complaît à
se présenter comme une inaltérable
bombe sexuelle, à s’offrir comme
objet de désir en pâture au plus grand
nombre de regards possible, est symptomatique de nos obsessions, de nos
délires et de nos peurs aussi – peur et
refus du vieillissement, peur et refus
de quitter le devant de la scène. D’un
côté, dans nos sociétés occidentales,
il y a cette frénésie de vouloir tout
© Éditions de la Bibliothèque publique d’information/Centre Pompidou, 2010
ISBN
978-2-84246-135-5
montrer, tout exhiber, tout érotiser,
et à l’opposé, se durcit un excès
inverse comme avec le débat autour
du port du niqab. Dans les deux cas,
le rapport au corps n’est pas sain, il est
idolâtré. Je montre tout ou je cache
tout, je suis corps-objet de désir offert
à tous ou je suis corps-propriété d’un
seul possesseur, interdit au moindre
regard. Mais je me suis éloignée de
votre question.
Xavier Houssin : En parlant de
question…
Public : Je trouve que vous avez
vraiment un imaginaire complet.
Pouvez-vous revenir sur le rapport
du réel et de l’imaginaire ?
Sylvie Germain : Le temps de l’écriture peut paraître très déroutant pour
quelqu’un qui rentre dans la pièce où
l’on est en train de travailler : on peut
sembler très absent, très distrait, ne
même plus prêter attention à ce qui
se passe à côté de nous… parce que
notre attention est requise ailleurs.
C’est un état paradoxal, et c’est
valable pour toute autre activité
artistique. On pourrait dire qu’on a
« quitté » la réalité, tant on est dans
la distraction. Au contraire, on est en
train de l’ausculter en aiguisant cette
capacité de perception extraordinaire
qu’est l’imagination, la rêverie diurne,
éveillée – qui n’a rien à voir avec
l’imagination délirante, hallucinée,
sous drogue ou sous fièvre. La rêverie
romanesque se double d’une conscience, d’une vigilance assidue. C’est
un mélange. On a souvent tendance à
fonctionner par à-coups dans nos vies,
à séparer nos facultés de perception.
On n’accorde pas assez d’attention
aux sensations et impressions reçues,
aux images, aux idées, aux fragments
de souvenirs qui nous traversent. Pour
que se posent et se forment les idées,
que du sens émerge, que les phrases
trouvent leur rythme, leur musicalité,
que les personnages prennent consistance, il faut beaucoup de temps ;
on peut rester des heures à attendre
le « déclic ». Et pour que quelque
chose advienne, il est nécessaire que
cette attente soit à la fois une totale
disponibilité et une extrême vigilance.
Il faut être en quelque sorte dans un
état de dédoublement : disponibilité
et vigilance, vacance et présence. Sur
ce sujet, je ne peux que renvoyer à
Gaston Bachelard, à sa Poétique de
la rêverie, entre autre.
Public : Je suis entrée dans vos livres
comme, à quinze ans, je suis entrée
au théâtre du Châtelet écouter mon
premier concert. J’ai été submergée,
roulée dans la mousse, dans les
arbres, les fleuves… Et je voulais
particulièrement vous remercier
pour L’Enfant méduse, car je me suis
occupée d’enfants et de jeunes vio- 19
lentés. Vous parlez de cette brisure Sylvie Germain
avec force et vérité. Pour ma part, Entretien avec
je parlais toujours de béance, une Xavier Houssin
béance toujours très difficile à suturer.
J’ignore comment vous avez pu en
parler aussi joliment. C’est fabuleux.
Je continuerai à me rouler dans la
mousse avec vos livres.
Sylvie Germain : Et le crapaud
Melchior !
Francine Figuière : Une dernière
question.
Public : Pourriez-vous nous parler de
l’écriture de Magnus ?
Sylvie Germain : Le livre est construit
de manière un peu particulière ; sur le
coup, j’ai été déroutée par la structure
en fragments qui s’est imposée à
moi dès les premières pages. Le
temps d’une phrase ou deux, il y
© Éditions de la Bibliothèque publique d’information/Centre Pompidou, 2010
ISBN
978-2-84246-135-5
a ambiguïté autour du nom de
Magnus : était-ce celui de l’enfant
ou celui de sa peluche ? C’est alors
que l’idée de décaler la réponse en
la présentant sur une page séparée
m’est venue. Tout en éprouvant
un peu de réticence à le faire, j’ai
essayé, et continué mon histoire.
De nouveau, l’idée de décaler le
récit s’est présentée. Ces pauses et
ruptures dans le cours de la narration
m’ont inquiétée un moment, mais
progressivement cela m’a séduite. Ce
rythme me convenait finalement très
bien pour ce livre.
La plupart des romanciers font
cette expérience d’une sorte de dessaisie en cours de route, il y a toujours un moment où un personnage,
parfois plusieurs, vont ailleurs que là
où on envisageait de les conduire, un
moment où l’histoire nous échappe.
Même si je n’ai jamais de plan précis
au départ, au bout d’un moment
les choses se mettent en place,
s’emboîtent, les idées engendrent
des idées, les images appellent des
images, et une direction se dessine.
Mais souvent, ce que je finis par
décider est battu en brèche, ça ne
fonctionne pas. Les personnages font
autre chose, ils surprennent l’auteur,
ils lui résistent. On parlait de lutte,
tout à l’heure : il y a bien une relation conflictuelle avec sa propre
imagination. Et là, dans le roman
Magnus, cela ne jouait pas seulement
à propos de la trame de l’histoire et
des personnages, mais dans la mise
en place et le déroulement de l’écriture elle-même. En l’occurrence, ces
décrochements qui me sont venus,
qui m’ont perturbée un peu au
début puis vite séduite, et que j’ai
travaillées comme des modulations.
J’aurais voulu recommencer de la
sorte, mais comme c’était devenu
conscient, cela aurait été factice.
Je me le suis interdit pour les deux
livres qui ont suivi ; mais si cela me
revient très spontanément, si cela
s’impose, je le referai. Peut-être que
le procédé en fragments correspondait tout particulièrement à ce livre
racontant l’histoire de quelqu’un
dont la petite enfance a été volée, a
disparu, quelqu’un dont les souvenirs
sont fracassés et en désordre, ce qui
explique aussi que le « fragment 1 »
ne prenne sa place que tardivement.
C’est la preuve, en apparence biscornue, que tout se tient, quand on
écrit un livre !
Avec Magnus, il s’est aussi passé
quelque chose qui ne m’était jamais
arrivé et ne s’est pas reproduit depuis,
c’est qu’un personnage fasse un bond
dans le texte depuis un autre livre. Et
le plus surprenant, c’est que ce bond
intégrait le décompte du temps qui
séparait les époques des deux livres
(même s’il s’agit d’un temps imaginaire) : un personnage que je laissais
vers l’âge de 18 ans aux portes d’une
abbaye dans les années vingt, vingtcinq, revenait dans Magnus dans les
années quatre-vingt, devenu presque
nonagénaire ! Il a vraiment sauté de
ce livre (Jours de colère) comme une
puce !, et s’est imposé. Ainsi font
les personnages qui s’invitent sans
qu’on les ait appelés, qu’on repousse
vers la porte mais qui rentrent par
la fenêtre, la cheminée, le videordure… Et d’autres qu’on voudrait
garder vous glissent entre les mains,
il n’y a rien à faire. Et avec la langue,
avec la structure, c’est pareil – pas
de maîtrise totale. C’est fatigant,
cela pose problème, c’est parfois
exaspérant et désespérant, mais cette
surprise constante de l’imaginaire et
le réajustement auquel il nous contraint est également jubilatoire…
© Éditions de la Bibliothèque publique d’information/Centre Pompidou, 2010
ISBN 978-2-84246-135-5
Téléchargement