Ceux qui ne croient pas à l'âme n'aiment guère les sentiments, ce sont
pour eux des réalités mystérieuses, irrationnelles, dangereuses. Leur
matérialisme ne peut subsister que s'ils se contentent d'idées toutes
claires, toutes simples, mais en réalité simplistes. Pour conserver cette
philosophie, qui n'en est pas une, il faut se garder des sentiments qui
tous, même les mauvais, nous font en quelque sorte sentir l'âme.
Évidemment, les « preuves » du sentiment n'ont rien à voir avec celles de
la pensée, et l'esprit peut toujours douter de leur validité. Par contre, s'il
rejette à priori toute preuve du sentiment ou par le sentiment, il se prive
d'une source de connaissance très précieuse et il fait perdre au sujet, avec
le sens de la poésie, la possibilité d'aimer et d'être heureux. Ce que Pascal
a appelé l'esprit de finesse, en l'opposant à l'esprit de géométrie,
disparaitra également de cet individu. Spirituellement, ce « géomètre »
sera devenu une sorte de pied-plat.
Il est plus difficile de nier l'esprit que l'âme, puisque vouloir le nier oblige
à tenir un discours qui le manifeste, le fait même rayonner. Ce que le
sceptique se contente de faire alors, quand il a l'âme faiblarde et qu'il
incline à une vie sur le modèle des animaux, c'est-à-dire au ras des
instincts et dans une indolente paresse, c'est de nier qu'il soit libre et
autonome. Or, cette négation n'est pas stupide du tout, elle fait même
aussitôt la preuve de sa valeur en privant l'esprit de toute créativité.
L'esprit n'est vraiment libre qu'à la condition de pouvoir abdiquer devant
lui-même, ce qui revient à se voir comme déterminé de l'extérieur par
des lois naturelles, sociales, historiques, cosmiques ou astrologiques.
Celui qui refuse d'être libre est aussitôt capable de démontrer que la
liberté n'existe pas. Le seul scrupule qu'il lui faut alors réprimer, c'est celui
de s'être posé la question. Curieux tout de même qu'il ait eu cette idée
de s'imaginer que peut-être il était libre !
Le corps n'a pas besoin qu'on le fasse être, il y parvient tout seul et il fait
entendre clairement ses revendications au sujet. Il n'en va pas de même
pour l'âme, qu'il faut constamment « sauver », dans notre.monde déjà,
et indépendamment du problème de savoir s'il faut ou non la sauver dans
un autre. Il se pourrait bien d'ailleurs que de la sauver dans celui-ci soit la
meilleure façon de lui permettre d'entrer dans un autre, s'il existe.
L'âme est ce qui perçoit les valeurs, principalement les valeurs morales.
C'est avec l'âme qu'une personne apprécie un beau geste. La bonté des
individus et de leurs actions, pour l'âme devient beauté. L'âme « voit »