ÉCOUTER SES VOIX INTÉRIEURES Certains voudraient qu`on

ÉCOUTER SES VOIX INTÉRIEURES
Certains voudraient qu'on écoute son corps. Mais d'abord, le corps parle-
t-il ? A-t-il une voix ? Certes, il en a une, mais ce qu'il a à nous dire est tout
à fait banal. Par exemple, j'ai chaud, j'ai faim, je suis fatigué, j'ai mal ici,
j'ai mal là, ou bien le contraire : je jouis, je suis bien, etc. En somme, ce
sont toujours des demandes qu'il nous formule, soit de modifier sa
situation, soit de ne pas la modifier et de la faire durer le plus possible.
De toute façon, tout ce qu'il dit concerne son bienêtre à lui, de la manière
la plus égoïste qui soit. Que pourrait-il dire d'autre ? Il ne faudrait tout de
même pas croire qu'il est intelligent et qu'il peut nous enseigner des
choses ! Le corps philosophe ou savant ? Cela n'a pas de sens. Comme
cela n'a pas sens de toujours répondre oui à toutes ses demandes.
Le fait est qu'il n'est pas seul à parler en nous. L'âme aussi le fait, et
l'esprit. Or justement, ceux-ci ont des choses autrement plus subtiles,
plus complexes et plus belles à nous dire que le corps. Le corps ne dit que
des platitudes, qui sont certes utiles à connaitre qui sont même
essentielles. Pourtant, il ne faut pas toujours s'y fier, car il lui arrive de se
tromper et de nous tromper lourdement. Le corps d'un fumeur, par
exemple, réclame périodiquement sa nicotine bienaimée, même s'il est
en train de se fabriquer un cancer du poumon ; et le corps d'un ivrogne
réclame à grands cris son éthyle, même s'il est déjà atteint d’une cirrhose.
Il faut être singulièrement naïf pour adopter comme principe de vie qu'il
faut écouter son corps. Ce ne serait une décision sage que si nous étions
parfaitement éduqués, c'est-à-dire si nous avions acquis ce que les
anciens appelaient des « vertus », qui sont des habitudes ou des
conditionnements à faire bien certaines choses, selon les prescriptions de
l'esprit, seul capable de déterminer la juste mesure. Mais qui peut se dire
bien éduqué et vertueux ? Par contre, le respect du corps dans ses
demandes légitimes est certainement un principe de sagesse et de
bonheur. Mais ce n'est pas au corps de déterminer ce qui est légitime et
ce qui ne l'est pas, c'est à l'esprit.
Une certaine sagesse, de type religieux, recommande toutefois de traiter
le corps avec dureté. Gandhi, par exemple, qui avait une grande affection
pour le jeûne, affirme qu'il faut « tuer » le désir en nous. Bien des saints
du christianisme ont pensé la même chose. Or, nous pouvons remarquer
au moins que de tels hommes ou femmes sont devenus
incompréhensibles à notre époque. Leur idéal n'est pas d'obéir à la
nature, mais de la transcender pour rejoindre son principe et fusionner
avec lui. Or n'est-il pas étonnant de constater que ces personnes, qu'on
pourrait qualifier de bourreaux d'elles-mêmes, parviennent souvent à
vivre longtemps, tout en accomplissant parfois, comme Gandhi, des
œuvres considérables ? Ce qui donne à penser que les relations du corps
avec l'âme et l'esprit ne sont pas simples. Le corps, tout en étant le
fondement de l'édifice humain, ne se comporte pas comme une base, une
charpente, une ossature, dont les forces ou les faiblesses se
répercuteraient automatiquement à tous les autres niveaux. Il y a des
âmes admirablement vivantes dans des corps malingres, voire malades,
et des esprits débiles dans des corps d'athlète.
Il n'y a donc pas de doute qu'il faille aussi écouter son âme. Mais d'abord,
est-il sûr que nous en ayons une ? La chose a cessé d'être évidente depuis
que la psychologie s'est constituée en science expérimentale et qu'elle
traite de toutes les questions qui la concernent munie du concept de
psychisme. Le psychisme cache l'âme, ou plutôt il la chasse, dirait-on.
L'âme ne parle pas directement. Elle s'exprime à travers nos paroles, nos
gestes, nos œuvres, comme aussi à travers nos émotions, nos passions,
nos sentiments. Comment est-elle unie au corps ? Nul ne le saura jamais
d'une manière scientifique. Non plus qu'il ne connaitra jamais
exactement ses frontières. Notre âme est peut-être une parcelle de Dieu
lui-même : cela expliquerait que nous puissions fabriquer de la beauté,
de la vérité et du bien. Mais nous sommes alors forcés de dire que
quelque chose comme un démon peut entrer en elle à l'occasion, car
nous sommes également capables de laideur, de fausseté et de mal. Ce
qui prouve que notre âme n’appartient pas à Dieu. En fait, elle vient de
lui, sans doute, mais s’est tout de même séparée de lui (à l’occasion d’un
éventuel péché originel ?), ce qui nous donne une liberté entière.
Notre âme n'est pas une chose à l'intérieur de nous, que nous pourrions
examiner et décrire. Elle est vivante, elle est notre vie même. Il n'y a pas
d'autres moyens de la connaitre que d'agir, c'est-à-dire de s'extérioriser,
de s'exprimer. L'âme demande constamment à être. D'abord elle est
toute repliée sur elle-même, toute prisonnière dans une intériorité d'où
elle doit sortir pour ne pas s'évanouir. Il lui faut se manifester au-dehors,
et pour cela le corps doit se mettre à son service.
L'âme veut entrer dans le monde. Elle veut vivre. Elle veut imprégner la
matière, l'exhausser, l'illuminer. Elle veut connaitre des expériences
extraordinaires, des aventures, de grandes passions. Elle veut les grandes
jouissances et les extases. Elle veut aussi rencontrer d'autres âmes et
s'unir à elles, car alors elle se sent être davantage. L'amour est ce qui
l'intéresse au plus haut point, ce qui la fait souffrir, mais aussi la
perfectionne, l'affine. Et quand elle a bien exploré le monde, quand elle
lui a communiqué tout ce dont elle était capable dans les conditions qui
lui étaient faites, elle demande à retourner vers son origine, à remonter
vers sa source.
L'amour comme le rapprochement des deux mots peut le laisser
entrevoir, est une aventure de l'âme. Sa plus grande et sa plus
passionnante aventure, à condition d'être conscient que l'âme existe. Car
si nous n'y croyons pas, si nous ne savons pas qu'elle est en nous une
aspiration à naitre ou à être, si nous ne savons pas qu'en la niant,
effectivement nous l'entravons ou la refoulons la façon dont le désir
sexuel peut être refoulé), eh bien l'amour n'aura pas cette profondeur,
cette intensité ! Il ne procurera pas cette révélation dont il est capable,
laquelle ouvre une porte sur l'éternité.
L'amour est d'abord la rencontre de deux âmes, avant d'être la rencontre
de deux chairs, de deux personnes, de deux consciences et de deux
esprits. Si nous ne connaissions jamais ce phénomène, nous pourrions
toujours douter que nous ayons une âme. Aussi, parmi les paroles de
l'âme, l'une de celles qui a le plus d'importance est cette demande qu'elle
nous adresse parfois d'aller vers telle ou telle âme et de nouer avec elle
les liens de l'amour. Ensuite elle se sent capable d'affronter le monde et
d'y accomplir sa tâche ou sa vocation. Certes, l'âme possède de multiples
puissances et elle n'est pas nécessairement paralysée par l'absence
effective d'une âme sœur. À la limite, elle peut maintenir en elle le
souvenir d'une âme qu'elle a aimée jadis, ou produire le fantasme d'une
autre qu'elle attend et espère. Sa puissance d'évocation est immense,
comme sa capacité de souffrir, qui est littéralement sans limites.
L'âme veut entrer dans le monde, elle veut s'incarner, se particulariser :
elle veut habiter le temps et l'espace. L'esprit, au contraire, veut
s'arracher, s'élever au-dessus d'eux, les transcender. Celui-ci n'est en fait
qu'une des nombreuses puissances de l'âme, laquelle émane de l'Être et
a pour mission d'entrer dans le monde et de le transfigurer. L'esprit
émane de l'âme et a pour mission de lui faire retrouver l'Être et
d'universaliser le sujet. Ce dernier n'est ni le corps, ni l'âme, ni l'esprit,
mais le lieu ils se croisent et s'unissent, s'attachent et se parlent les
uns aux autres.
Revenir à l'Être est le mot d'ordre de l'esprit, se libérer du temps et de
l'espace, des apparences et des phénomènes, en découvrant leur vérité,
c'est-à-dire leur rapport avec l'âme et l'Être, telle est sa vocation à lui.
Aussi la parole que l'esprit adresse au Moi est-elle celle-ci : Libère-toi !
Arrache-toi à l'emprise des choses et de la matière. Pour y arriver, utilise
ta pensée, acquiers des connaissances, découvre la vérité.
L'âme a ceci de commun avec la liberté de l'esprit qu'elle n'existe pas si
nous nous refusons à y croire. Rien ne nous contraint absolument de
poser que nous sommes libres ou que nous avons une âme. Aussi voit-on
qu'à l'adolescence, époque pendant laquelle nous sommes capables de
tous les courages comme de toutes les lâchetés, nous sommes fortement
tentés par les doctrines matérialistes qui nient la liberté et l'âme. Il
semble alors que le monde est bien plus clair ainsi, bien plus facile à
comprendre. Voilà que par la grâce de cette doctrine nous venons de faire
disparaitre de redoutables problèmes, et surtout nous venons de nous
enlever des épaules ce lourd poids de la responsabilité de nos décisions,
de nos actes, donc de notre destin. Le jeune devrait flairer qu'une
doctrine philosophique qui épouse si bien notre tendance à la veulerie
est suspecte. Tellement suspecte que, pour une âme bien née et un esprit
qui se tient debout, il n'y a pas besoin d'autre preuve de sa fausseté.
Chaque fois qu'une pensée est facile à porter, il faut s'en méfier. Elle fait
l'affaire de nos instincts et de nos passions, qui ne tendent pas
naturellement vers la vérité, mais vers notre bienêtre.
Toutes nos passions ne sont pas bonnes, mais celles qui ne le sont pas
nous plaisent grandement, puisqu'elles témoignent de notre vitalité.
Dans leur cas, il n'est pas nécessaire d'y croire pour les faire naitre.
Cependant, une passion ne peut vivre longtemps que si nous nous
mettons à y croire, si notre esprit lui donne son consentement, s'il la veut
et l'entérine. Dans ce cas, ce qui s'appelait passion mérite maintenant le
nom de sentiment, qui évoque celui d'âme.
Ceux qui ne croient pas à l'âme n'aiment guère les sentiments, ce sont
pour eux des réalités mystérieuses, irrationnelles, dangereuses. Leur
matérialisme ne peut subsister que s'ils se contentent d'idées toutes
claires, toutes simples, mais en réalité simplistes. Pour conserver cette
philosophie, qui n'en est pas une, il faut se garder des sentiments qui
tous, même les mauvais, nous font en quelque sorte sentir l'âme.
Évidemment, les « preuves » du sentiment n'ont rien à voir avec celles de
la pensée, et l'esprit peut toujours douter de leur validité. Par contre, s'il
rejette à priori toute preuve du sentiment ou par le sentiment, il se prive
d'une source de connaissance très précieuse et il fait perdre au sujet, avec
le sens de la poésie, la possibilité d'aimer et d'être heureux. Ce que Pascal
a appelé l'esprit de finesse, en l'opposant à l'esprit de géométrie,
disparaitra également de cet individu. Spirituellement, ce « géomètre »
sera devenu une sorte de pied-plat.
Il est plus difficile de nier l'esprit que l'âme, puisque vouloir le nier oblige
à tenir un discours qui le manifeste, le fait même rayonner. Ce que le
sceptique se contente de faire alors, quand il a l'âme faiblarde et qu'il
incline à une vie sur le modèle des animaux, c'est-à-dire au ras des
instincts et dans une indolente paresse, c'est de nier qu'il soit libre et
autonome. Or, cette négation n'est pas stupide du tout, elle fait même
aussitôt la preuve de sa valeur en privant l'esprit de toute créativité.
L'esprit n'est vraiment libre qu'à la condition de pouvoir abdiquer devant
lui-même, ce qui revient à se voir comme déterminé de l'extérieur par
des lois naturelles, sociales, historiques, cosmiques ou astrologiques.
Celui qui refuse d'être libre est aussitôt capable de démontrer que la
liberté n'existe pas. Le seul scrupule qu'il lui faut alors réprimer, c'est celui
de s'être posé la question. Curieux tout de même qu'il ait eu cette idée
de s'imaginer que peut-être il était libre !
Le corps n'a pas besoin qu'on le fasse être, il y parvient tout seul et il fait
entendre clairement ses revendications au sujet. Il n'en va pas de même
pour l'âme, qu'il faut constamment « sauver », dans notre.monde déjà,
et indépendamment du problème de savoir s'il faut ou non la sauver dans
un autre. Il se pourrait bien d'ailleurs que de la sauver dans celui-ci soit la
meilleure façon de lui permettre d'entrer dans un autre, s'il existe.
L'âme est ce qui perçoit les valeurs, principalement les valeurs morales.
C'est avec l'âme qu'une personne apprécie un beau geste. La bonté des
individus et de leurs actions, pour l'âme devient beauté. L'âme « voit »
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