Claude LEVI-STRAUSS dans son temps

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Les Lectures croisées du GREP Midi-Pyrénées
Claude LEVI-STRAUSS
dans son temps
Alain GÉRARD
Président
d'honneur du GREP, docteur en philosophie
Roland EGENSPERGER
Professeur de lettres et de philosophie, traducteur d’ethnologie
Jean-Pierre ALBERT
Directeur d’études à l'E.H.E.S.S.
Membre du laboratoire interdisciplinaire Solidarité Société Territoire à Toulouse
Nicolas JAMPY
Agrégé de philosophie, diplômé en 3ème cycle d’anthropologie
Table-Ronde tenue à la Médiathèque de Toulouse le 24 mai 2014
GREP Midi-Pyrénées
5 rue des Gestes, BP119, 31013 Toulouse cedex 6
Tél : 0561136061
Site : www.grep-mp.fr
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Les Lectures croisées du GREP Midi-Pyrénées
Claude LEVI-STRAUSS
dans son temps
Alain GÉRARD
Président
d'honneur du GREP, docteur en philosophie
Roland EGENSPERGER
Professeur de lettres et de philosophie, traducteur d’ethnologie
Jean-Pierre ALBERT
Directeur d’études à l'E.H.E.S.S.
Membre du laboratoire interdisciplinaire Solidarité Société Territoire à Toulouse
Nicolas JAMPY
Agrégé de philosophie, diplômé en 3ème cycle d’anthropologie
Table -ronde préparée, présentée et animée par Nicole GAUTHEY
vice-présidente du GREP, responsable des Lectures Croisées
Débats animés par Jean-Louis SACAZE
psychologue, animateur de l'antenne GREP-Foix
Introduction
Lévi-Strauss en son temps
Images et métaphores
dans l'oeuvre de Lévi-Strauss
Quelques apports
de Lévi-Strauss à l'anthropologie
Claude Lévi-Strauss et la philosophie
Biographie de Claude Lévi-Strauss
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Nicole Gauthey
Alain Gérard
Roland Egensperger
Jean-Pierre Albert
Nicolas Jampy
Daniel Goubier
Introduction
par Nicole Gauthey
Pourquoi le GREP a-t- il choisi de centrer son évènement de fin de saison de
Lectures Croisées sur l’anthropologue Claude Levi-Strauss ?
Sans doute parce que nous aimons la façon dont ce penseur a « touché » le
monde, comment il peut nous guider sur la question de l’Autre et des Autres, et
les plus « différents » qu’on puisse imaginer.
Cet homme, qui a vécu plus de 100 ans, a vu poindre et se développer les
mutations technologiques de son siècle, et c’est justement cette traversée d’un
siècle que son œuvre va nous proposer
Dans «Tristes tropiques » en 1955 son inquiétude écologique nous montre
l’emprise de destruction que notre civilisation mène à l’encontre de la nature et
aussi des autres cultures.
Nous avons aimé que cet homme hors du commun puisse nous expliquer que
nous avons tous le même logiciel dans notre façon de penser et qu’il n’y a pas
de différence entre un homme cultive et un homme primitif, que la pensée
« sauvage « n’est pas une forme mineure de la logique.
Catherine Clément qui l’a connu et beaucoup aimé (elle a même écrit un livret
d’opéra sur « Tristes Tropiques ») lui a consacré 100 heures de lecture au Musée
Branly, à l’occasion de son centenaire. Un grand témoin donc et une jeunesse de
pensée qui ne l’a jamais quitté
Alors bien sûr c’est vrai qu’il a connu une sorte de purgatoire médiatique et
qu’on note un certain retour de sa pensée aujourd’hui : Godelier lui a consacré
un énorme livre paru cette année.
Claude Levi-Strauss est-il une clé de compréhension de notre monde actuel ?
Pour le grand public, son nom est associé à un mouvement unitaire de pensée
appelé « structuralisme ».On le rapproche de Jacobson, Foucault, Lacan, et
même de ceux qui apparaissent comme les pères fondateurs de ce mouvement,
Marx et Freud.
A un certain moment on a pu mésinterpréter son apport, alors qu’il a voulu
sortir l’anthropologie de ses aprioris philosophiques pour fonder une discipline
rigoureuse, basée sur les études de terrain. On l’a accusé de négliger l’individu
et sa capacité de retournement contre les structures qui peuvent régir ses
comportements, alors qu’il s’agissait pour lui de dégager des régularités, d’en
déduire des structures, et, à partir des situations observées, de comprendre leur
articulation, mais sans que ce soit des éléments de pression
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Alors Levi-Strauss, philosophe ou pas ?
Levi-Strauss, de gauche ou pas ?
Levi-Strauss, juif ou pas ? (on peut s’interroger sur son rendez-vous manqué
avec Levinas…)
La table ronde que je vous invite à suivre tentera de mieux le saisir, de mieux
cerner son héritage, et de repérer les jalons qu’il a pu poser d’un nouvel
humanisme.
Nicole Gauthey
Lévi-Strauss en son temps
par Alain Gérard
Président
d'honneur du GREP, docteur en philosophie
A la mort de Claude Lévi-Strauss en 2009 le journal Libération mit sa photo en
page de couverture avec ce titre en gros caractères : « Le Siècle Lévi-Strauss ».
Quelques années plus tôt Bernard Pivot avait organisé dans sa revue Lire un
référendum pour savoir qui pouvait être considéré comme « le maître à penser »
de l’époque, et la réponse avait été à une forte majorité : Claude Lévi-Strauss.
Avant lui, Sartre avait déjà été communément qualifié de « maître à pensr » de
son époque.
Voilà donc une personnalité dont on parle peu aujourd’hui mais qui a eu une
importance considérable de son vivant et pendant sa période d’activité créatrice
qui s’est déroulée sans interruption durant toute la seconde moitié du XX e siècle.
Il nous a paru intéressant, au GREP, de voir ce qu’il pouvait encore nous
apporter et ce qu’il fallait en penser.
Claude Lévi-Strauss est né en 1908 (il est donc mort plus que centenaire).
Ethnologue, son œuvre considérable a bouleversé l’ethnologie et, pour tout dire,
l’ensemble des sciences humaines pratiquement jusqu’à aujourd’hui. A l’origine
il était pourtant philosophe et, agrégé de philosophie, il fit la classe pendant
quelques années. Mais cette discipline ne lui plaisait pas et il dit plus tard
beaucoup de mal de la philosophie qu’il jugea vaine et même inutile. Sa
vocation d’ethnologue naquit un peu par hasard en 1934 lorsqu’un de ses amis
lui fit savoir qu'une place d’enseignant de sociologie était vacante à l’Université
de Sao-Paulo au Brésil. C’est à partir de là qu’il pu découvrir et entrer en
contact avec les populations primitives de l’Amazonie dont les mythes et la
culture le fascinèrent. Sa vocation était née. Il consacrerait sa vie à l’étude des
mythes des populations primitives subsistant dans le monde et, en ce qui le
concernait plus spécialement, celles des Amériques.
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Ici il faut tout de suite ouvrir une parenthèse. L’adjectif « primitif » a une
mauvaise réputation, au point qu’on a récemment changé le nom du « Musée
des Arts Primitifs » en « Musée des Arts Premiers ». Le terme « primitif » est
accusé de véhiculer une connotation péjorative, « primitif » suggérant un état
d’infériorité et sous-entendant une classification des populations qu’on lui
faisait désigner en moins et plus évoluées, soit même carrément en inférieures et
supérieures. Lévi-Strauss a pourtant toujours continué à utiliser le terme, tout
simplement parce qu’il n’en trouvait pas d’autre. Ni aborigène, ni archaïque, ni
indigène, ni premier, ne comportaient les mêmes nuances.
Les populations dont s’occupa Lévi-Strauss sont donc les peuples peu ou pas
du tout touchés par la culture occidentale et qui se définissent par cela qu’ils
n’ont ni écriture pour conserver leur mémoire, mais uniquement l’oralité, ni
monnaie pour étayer leur économie, mais uniquement le troc et l’échange, et que
ces peuples ont en général des systèmes d’organisation de la parenté et des
rapports sociaux d’une complexité qui nous paraît incroyable. Un Africain
formé en Europe me dit un jour : « Vous les Européens, lorsque vous êtes venus
chez nous, vous avez cru que nous étions une page blanche sur laquelle n’était
écrite aucune culture, aucune Histoire, aucun savoir d’aucune sorte ; mais nous
avions pourtant une culture, une Histoire et un savoir ». C’est cette page blanche
qui intéressa Claude Lévi-Strauss.
De ses premiers séjours au Brésil il rapporta des études sur certains peuples
d’Amazonie, les Bororo et les Nambikwara, dont les noms restèrent célèbres
parce qu’ils furent utilisés par Sartre un peu ironiquement. Puis en 1941 il partit
aux États-Unis et ne revint plus jamais au Brésil sauf pour de brefs séjours
officiels. Paradoxalement pour un ethnologue, Lévi-Strauss ne fut pas un
homme de terrain, mais bien plutôt un homme de bibliothèques.
Ici il faut ouvrir une autre parenthèse encore. Toute sa vie (sauf tout-à-fait à la
fin), Lévi-Strauss a placé son œuvre sous le signe du structuralisme. Le
structuralisme est une théorie qui affirme qu’il y a dans la réalité des structures,
ou des unités d’organisation ou des schèmes, qui permettent de regrouper les
phénomènes afin de mieux et plus facilement les manier. Et ces structures
seraient transversales à toutes les branches de la science, littérature, sciences
humaines, physique, psychologie et même psychanalyse. Lévi-Strauss a dit que
le structuralisme l’avait considérablement aidé dans son étude des mythes. Les
plus grands esprits de l’époque (entre 1950 et 1970) se revendiquèrent (parfois
avec hésitation) du structuralisme : Foucault, Morin, Lacan, Piaget, Althusser,
Barthes. Mais en fait la structuralisme était davantage une mode qu’une vraie
théorie. Et une mode qui alla loin : j’avais à l’époque des enfants qui étaient au
collège et ils utilisaient en cours de français une Grammaire Structurale. Une
mode en philosophie : cas unique dans l’histoire de cette discipline.
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Et pourtant Lévi-Strauss lui-même, après avoir publié deux livres successifs
intitulés Anthropologie structurale I et Anthropologie structurale II, avoua dans
la préface d’un de ses derniers ouvrages avoir renoncé à l’appeler Anthropologie
structurale III parce qu’à cette époque « le structuralisme était passé de mode ».
Mais mes collègues ici présents vous parleront du structuralisme chez LéviStrauss mieux que moi.
Maintenant, qu’est-ce qu’un mythe ? Définition prise chez les usagers euxmêmes : « le mythe est une histoire qui vient de l’âge où les hommes parlaient
avec les animaux ». Un récit, donc, très ancien et qui porte une mémoire, un
enseignement, et qui est exprimé en un langage et avec des images le plus
souvent hors de la réalité contemporaine, précisément parce qu’ils ont une
origine extrêmement ancienne. Lévi-Strauss y voit des révélateurs de la vie, de
la société et du mode de pensée de ces peuples éloignés. Il y cherche la marque
et la trace de modes de penser autres que les nôtres. Il en collecte des centaines,
des milliers, il les compare, les analyse, les classe, les recoupe. Il va les chercher
chez les Indiens d’Amérique du Sud (surtout Amazonie) et d‘Amérique du Nord
(Indiens Kwakiutl de Colombie Britannique), plus rarement en Australie.
Dans un de ses livres, La Pensée Sauvage, on trouve ce schéma : « 1. Si
les mythes ont un sens, celui-ci ne peut tenir aux éléments isolés qui entrent
dans leur composition, mais à la manière dont ces éléments se trouvent
combinés. 2. Le mythe relève de l’ordre du langage, il en fait partie intégrante ;
néanmoins, le langage, tel qu’il est utilisé dans le mythe, manifeste des
propriétés spécifiques. 3. Ces propriétés ne peuvent être recherchées qu’au
dessus du niveau habituel de l’expression linguistique ; autrement dit, elles sont
de nature plus complexe que celles qu’on rencontre dans une expression
linguistique ».
Quelles leçons retirer de ces recherches ? Quelle utilité pour nous ? Tout
simplement la découverte et la démonstration que notre mode de penser
occidental et européen, grec, judéo-chrétien et rationnel, n’est pas le seul dont
l’homme soit capable et n’est nullement spontanément inhérents à tous. La
« page blanche » n’était pas blanche : elle fourmillait au contraire d’idées, de
systèmes, d’inventions, différents des nôtres mais tout autant susceptibles
d’assurer une présence au monde qui soit acceptable.
Mircea Eliade, qui est historien et non ethnologue, a dit en substance dans un
petit livre (Religions australiennes) : « On se demande souvent si les hommes
primitifs seraient capables de comprendre et de pratiquer nos systèmes de
pensée les plus complexes, comme la physique quantique ou les mathématiques
supérieures, mais c’est oublier qu’ils ont mis au point dans leurs cosmologies,
leurs religions et leurs organisation de la parenté, des systèmes tout aussi
complexes que les nôtres. Seulement ils leur ont donné une autre orientation et
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d’autres buts. Ils ont suivi d’autres filières ». Mircea Eliade parle même de
« leur » physique qui n’est pas la « nôtre » mais qui est quand même une
« physique ».
Le champ d’investigation de Lévi-Strauss dans l’analyse des mythes est
énorme. Avec la linguistique et la taxinomie il s’arrête au phénomène très
curieux des multiples dénominations données à ce qui n’est pour nous qu’un
seul et même objet, par exemple une plante, dont le nom change en fonction de
son âge, de sa situation, de l’évolution de ses qualités, etc. De l’histoire et la
préhistoire à l’archéologie et à la magie il va jusqu’à une autre conception du
temps et fait mentir l’imprudente proclamation d’un président de la République
que les Africains ne seraient « pas encore entrés dans l’Histoire ».
Il donne une réponse à un phénomène qui a longtemps intrigué les
ethnologues : pourquoi les peuples primitifs interdisent-ils l’inceste alors qu’ils
n’ont évidemment aucune des connaissances de la physiologie et des dangers de
la consanguinité que nous avons ? La réponse est dans l’économie de ces
peuples qui est entièrement et uniquement basée sur l’échange (ce qui va
jusqu’au fameux « potlatch ») et fait de la femme une « monnaie d’échange »
entre familles, clans ou tribus, et maintient une certaine qualité dans les relations
sociales. La situation de la femme dans ce contexte n’est pas pire que dans le
nôtre : il ne s’agit pas d’une peine ou d’une brutalité, mais, de part et d’autre,
d’une forme particulière d’exogamie.
J’aurais voulu ici vous citer quelques exemples concrets de mythes étudiés par
Lévi-Strauss mais ce n’est pas possible. L’examen d’un mythe chez LéviStrauss, c’est tout de suite un volume entier de 200 pages. Cela commence bien
par une petite anecdote parfois cocasse et dont les acteurs sont presque toujours
des animaux, mais cette anecdote est tout de suite comparée à d’autres, analysée
jusque dans ses moindres détails, renvoyée à d’autres pays, d’autres peuplades,
d’autres situations, d’autres époques, d’autres animaux, et les résumer est tout
de suite trahir le travail ainsi mené.
Un caractère très important de ces peuples primitifs, sur lequel il faut insister,
c’est leur art, et il faudrait même dire leur génie, à se maintenir en parfaite
harmonie avec leur milieu, avec la nature et avec leur cadre de vie (harmonie
qui nous fait tant défaut).
Mais si l’on parle de Lévi-Strauss il faut le replacer dans son époque. Il se situe
à un moment important de l’Histoire et de la Pensée européenne. Il apparaît à la
fin de la seconde Guerre Mondiale, qui voit la libération de tous les anciens
peuples colonisés et leur accès à la souveraineté politique. Toute l’attention des
anciens colonisateurs est attirée sur leur identité et leur Histoire. Et Lévi-Strauss
n’est pas seul à s’intéresser aux mythes et aux cultures des peuples jusque là
appelés « primitifs ». Georges Dumézil révèle les littératures et les mythes des
anciens Scandinaves. Il retrouve les textes islandais des Edda et des mythologies
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des pays de l’Europe du Nord qui n’ont été christianisés qu’après l’an 1000. Il
traduit les textes d’anciens peuples indo-européens (comme les Ossètes du
Caucase dont on parle justement aujourd’hui) et surtout ceux de l’Inde. Et tout
cela lui permet d’élaborer sa théorie du caractère « trifonctionnel » commun à
toutes les sociétés des anciens Indo-Européens : prêtres-guerriers-agriculteurs.
Dans son livre Dieux d’Eau, Marcel Griaule récolte les récits d’un vieux Dogon
du Mali qui constitue une véritables cosmologie. Et puis il y a les prédécesseurs
de Lévi-Strauss : Marcel Mauss, Alfred Métraux, Margaret Mead, plus
anciennement J-G Frazer, qui réapparaissent et font parler d’eux.
Même la psychiatrie est concernée : Tobie Nathan reprend aux Américains la
formule de l’ethnopsychiatrie pour l’appliquer à ses patients immigrés en
France. L’ethnopsychiatrie consiste à soigner les patients étrangers en faisant
appel, non pas aux schémas classiques de l’inconscient freudien et européen,
mais à l’inconscient originaire, africain ou indien, vécu par ces patients-là. Non
pas : quel est ton Œdipe ? As-tu haï ton père ? Mais : si ton sorcier te persécute,
quels ont été tes rapports avec ton sorcier ? Et surtout ne pas dire à ce patient :
un sorcier cela n’existe pas, il ne faut pas croire à ça ; mais suivre le parcours
propre au milieu et à l’histoire du patient lui-même. Une vieille dame disait un
jour devant moi : « Ah oui, Tobie Nathan c’est celui qui fait danser des danses
nègres à ses patients ! » Des danses nègres oui, mais à ses patients immigrés
seulement et pas aux européens. Les différences de la pensée et de la culture
vont jusqu’à l’inconscient des individus.
Je ne dirai pas que toutes ces préoccupations et ces modes d’action sont autant
de conséquences directes de la pensée de Lévi-Strauss, mais elles indiquent au
moins un état d’esprit qui va dans le même sens et qui indique une évolution
considérable par rapport à ce qui se faisait et se pensait il n’y a pas si longtemps,
et Lévi-Strauss y a joué un rôle éminent.
Une dernière remarque. Les récits des mythes étudiés par Lévi-Strauss sont
presque toujours des histoires d’animaux. L’animal y est toujours au moins un
interlocuteur de l’homme. Et là aussi cela va dans le sens d’une évolution dans
les mentalités européennes. N’oublions pas que nous venons juste de voter une
loi sur le droit de l’animal. Elisabeth de Fontenay a écrit il y a peu un livre très
important sur Le Silence des Bêtes, avec comme sous-titre La philosophie à
l’épreuve de l’animalité. Heidegger, dans l’un de ses premiers séminaires, disait
que « la pierre est sans monde, l’animal est pauvre en monde, l’homme est
configurateur de monde ». Je préciserais que l’animal est peut-être plus
configurateur de monde et se rapproche plus de l’homme que Heidegger ne le
pensait, et surtout que Descartes ne le pensait.
Concluons. Je crois qu’on peut dire que Lévi-Strauss nous a apporté une
nouvelle conception de l’Autre, c’est-à-dire d’une autre culture, d’une autre
manière de penser de l’homme, il a montré qu’elle était possible, et que la nôtre
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ne pouvait se prévaloir d’une quelconque supériorité ou d’une quelconque
hégémonie sur elle. Accessoirement, que chacune avait quelque chose à
apprendre de l’autre (ou éventuellement des autres), de la connaissance, (ou la
reconnaissance) de l’autre, bref d’un autre homme. L’Autre est un vieux
problème de la philosophie, mais il n’avait en vérité pas été résolu, même pas
par les modernes. Sartre l’exprimait par le regard. Je connais l’autre, disait-il,
quand je le regarde. Mais l’autre en fait de même, de telle sorte que je suis un
regardant regardé par un autre regardé. Levinas l’exprime par le visage, dans
lequel je trouve un autre que moi-même dans lequel je m’identifie. Mais avec
cette philosophie-là, l’autre est toujours un même que moi. Le regardant-regardé
est toujours un homme comme lui-même qui pense comme lui-même. Pour la
première fois avec Lévi-Strauss le regardant-regardé ou le visage est un
véritable Autre, un Autre complètement différent de moi et qui pense
différemment de moi, dans lequel je ne peux pas complètement me retrouver.
Ceci est, pour la philosophie, une importante nouveauté, une nouvelle
connaissance de l’homme par lui-même.
Avant de m’arrêter je voudrais inverser un instant les rôles et avant de
répondre à vos questions, vous poser, moi, une question. Lévi-Strauss a terminé
ses Mythologiques (4 volumes de 700 pages chacun), soit donc pratiquement
toute son œuvre, par le texte suivant : « … il incombe à l’homme de vivre et
lutter, penser et croire, garder surtout courage, sans que jamais le quitte la
certitude adverse qu’il n’était pas présent autrefois sur la terre et qu’il ne le
sera pas toujours, et qu’avec sa disparition inéluctable de la surface d’une
planète elle aussi vouée à la mort, ses labeurs, ses peines, ses joies, ses espoirs
et ses œuvres deviendront comme s’il n’avait pas existé, nulle conscience
n’étant plus là pour préserver fût-ce le souvenir de ces mouvements éphémères
sauf, par quelques traits vite effacés d’un monde au visage désormais
impassible, le constat abrogé qu’ils eurent lieu c’est-à-dire rien ». Que veut dire
ce « rien » ? « Rien », comme « le néant », peut avoir de multiples sens en
philosophie. Lequel a celui-ci ? Je ne veux pas dire qu’il faudrait peut-être ici
intercaler Dieu. Je pense plutôt aux astrophysiciens qui nous ont dit pendant
longtemps que le Big Bang était le commencement absolu de l’univers et qui se
demandent maintenant ce qu’il y aurait peut-être eu avant le Big Bang. Ou aussi
à la physique quantique qui utilise des conclusions qu’elle ne peut pas expliquer.
Que veut exactement dire le « rien » de Lévi-Strauss ? Le mot « rien » a-t-il
même un sens ? Peut-il y avoir quelque chose qui se termine par rien ?
Réfléchissez-y pendant votre week-end si vous avez des insomnies.
Alain Gérard
Président d'honneur du GREP, docteur en philosophie
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Images et métaphores
dans l’œuvre de Claude Lévi-Strauss.
par Roland Egensperger
professeur de Lettres au lycée de St-Orens
Je vous propose une lecture transversale de l’œuvre de Claude Lévi-Strauss. La
notion d'image semble se situer hors du champ propre du structuralisme : les
textes ethnologiques ou anthropologiques de Lévi-Strauss sont souvent d’une
très haute technicité, la lecture est ardue, parsemée de schémas comme ceux des
règles d’échanges dans Les Structures élémentaires de la parenté. La rigueur est
de mise, l’ambition se veut résolument scientifique.
Mais, sans doute pour se démarquer de certains positionnements quant à
l’anthropologie, aux sciences humaines et à l’histoire, Lévi-Strauss a souvent
recours à des images, telles que celle du bricolage, du modèle réduit, du
voyageur dans le train, de la cristallisation, et surtout du jeu.
1. La notion de bricolage apparaît dès La Pensée sauvage (1961) ; elle
montre comment les mythes se recomposent en se servant de résidus d’ouvrages
humains, d’éléments d’autres mythes, sans que cette construction passe par une
conception globale préalable d’un projet telle qu’elle est (aux dires de LéviStrauss) pratiquée par l’ingénieur.
Le bricoleur rafistole avec des bouts de ficelle, bris-colle, l’ingénieur projette
un schéma préalable comme un architecte élabore une maquette d’un projet
d'urbanisation.
Donnons la parole à Marcel Hénaff : il parle de la pensée sauvage: «Mais
comment définir ce type d’opération qui n’a ni la forme réflexive, ni
l’expression formalisée, ni la progressivité rigoureuse des savoirs rationnels?
Comment définir une forme de pensée qui, en recourant principalement au
raisonnement analogique, construit des ensembles ordonnés en mobilisant toutes
les homologies repérables entre les divers champs de l’expérience?»
C’est au premier chapitre de La Pensée sauvage que Lévi-Strauss répond à ces
questions. Il y expose une notion qui peut sembler curieuse et qui a souvent
séduit les lecteurs (non sans malentendu): c’est celle de «bricolage intellectuel».
Il faut donc relire de près les pages où la présentation en est faite. On la trouvera
peut-être discutable, mais du moins on aura établi clairement les éléments de sa
définition et le champ de son exercice possible. Et d’abord pourquoi le recours à
cette notion dont la valeur analogique semble quelque peu folklorique ? La
raison en est donnée dans ces lignes de Lévi-Strauss : «Or, le propre de la
pensée mythique est de s’exprimer à l’aide d’un répertoire dont la composition
est hétéroclite et qui, bien qu’étendu, reste tout de même très limité; pourtant, il
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faut qu’elle s’en serve, quelle que soit la tâche qu’elle s’assigne, car elle n’a rien
d’autre sous la main. Elle apparaît ainsi comme une sorte de bricolage
intellectuel, ce qui explique les relations qu’on observe entre les deux.» (La
Pensée sauvage p. 26).
Marcel Hénaff : «Notons qu’il est question spécifiquement ici de la pensée
mythique en tant qu’aspect déterminé de la pensée sauvage, laquelle en
comporte bien d‘autres (comme le système de classification, de nomination, de
computation, etc.). [...] Or, même si le monde naturel offre une diversité
quasiment illimitée d’éléments comme supports à ces narrations, il n’empêche
que, pour tel ou tel motif mythique, le choix en est restreint. Il y a alors
effectivement reprise et retraitement d’éléments déjà utilisés, ce qui autorise
l’analogie du bricolage, sauf à se poser la question: quelle version du mythe
venait avant le retraitement?...»
En regard de quoi le bricolage ne procède ni d’un projet cohérent (pour le
bricoleur il s‘agit toujours d’une intervention ponctuelle et occasionnelle), ni
d’un savoir spécifique (le bricoleur est un amateur), ni d'éléments propres (le
bricoleur réutilise et détourne des matériaux qu’il trouve et qui étaient destinés à
d’autres ensembles); enfin les résultats sont incertains et jamais identiques, donc
difficilement reproductibles.
Ces précisions données, il reste à établir l‘analogie : la pensée mythique est à la
science ce que l’activité de l’ingénieur est à celle du bricoleur. Ce qui donne les
oppositions suivantes : là où la science procède par concepts, la pensée
mythique procède par signes ; là où la science n’envisage aucune limite à son
interrogation renouvelée des phénomènes, la pensée mythique est contrainte de
reprendre ou de réutiliser des éléments déjà connus et marqués.» (Hénaff
Marcel, Claude Lévi-Strauss et l'anthropologie structurale, Belfond, 1991,
Pocket Agora, 6. La logique des qualités sensibles, 196, le «bricolage
intellectuel», 200)
2. C’est dans Race et Histoire, opuscule écrit à la demande de l’Unesco, que
Lévi-Strauss, sans doute dans un souci pédagogique, utilise la métaphore du
voyageur assis dans le train près de la fenêtre afin d’expliquer la position relative- de l’observateur, en général occidental. Ce dernier perçoit l’évolution
des autres cultures non selon une position «neutre» ou absolue, mais en tant que
voyageur dans un train en mouvement. Si, dans une gare, un train (il s’agit
évidemment ici de cultures) circule à l’opposé de celui de l’observateur, ce
convoi donnera le sentiment d’une régression; si, par contre, il circule en
parallèle avec celui de l’observateur, ce dernier aura le sentiment que les
chemins d’évolution des deux cultures vont dans le même sens, d’autant qu’il a
le loisir de l’étudier tant que dure cette position quasi-simultanée. Lévi-Strauss
en profite pour renoncer à la notion très occidentale de progrès, dans la mesure
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où tout dépend de la situation de l’observateur. Il n’y a pas de situation
d’observation privilégiée. S’inspirant -de manière certes lointaine- des
explications d’Einstein sur la relativité, lequel utilisait alors l’image de
l’ascenseur, Lévi-Strauss revendique aussi une position relativiste quant à
l’évolution des cultures et récuse la causalité historique évolutive. On ne peut
donc opposer des cultures primitives à des cultures avancées, puisque le regard
sur ces cultures dites primitives est porté à partir de notre propre civilisation.
C’est ce que les anthropologues nomment l’ethnocentrisme: tous les hommes
portent au plus profond d’eux-mêmes une tendance narcissique consistant à ne
tenir en haute estime qu’eux-mêmes et leur propre façon d‘être, et, inversement,
à mésestimer l’étranger. Cet ethnocentrisme a déjà été dénoncé en son temps par
Montaigne. Il n’est plus possible de situer les cultures dites primitives sur une
ligne orientée figurant l’avancée du progrès où ces peuples seraient dans une
position quasi infantile par rapport à la maturité de la civilisation occidentale.
3. Cette remise en cause de la notion de progrès est également soulignée par
l’image du jeu. La métaphore du jeu apparaît dans de nombreux ouvrages de
Lévi-Strauss. Il s’agit bien souvent de l'image du jeu de hasard, du jeu de la
roulette par exemple, parfois du jeu d’échecs. Pour l'auteur, l’histoire des
cultures n’est pas cumulative, les éléments ne se sédimentent pas comme des
couches géologiques successives, chaque culture, à des moments clés de son
histoire, fait des "mises" (comme au casino), établit un pari sur la suite de son
aventure culturelle. En pratiquant ainsi, elle remet en jeu tout son avenir, sa
solidité, sa pérennité. De ce jeu de hasard naît ensuite une nécessité, (pour
parodier le titre d’un livre du biologiste Jacques Monod), et la culture pendant
un certain temps se conforme à cette dernière nécessité tout en cherchant à
maintenir l’adaptation au milieu naturel. Ni progrès, ni régression, mais à
chaque fois, à chaque carrefour, des paris pris sur la pérennité. La culture joue,
mais le joueur est-il conscient de la mise en jeu? Sans doute non, il s’agit, dans
le cas d'une culture, d’une démarche inconsciente. Jacques Henriot pose
d’ailleurs le problème du bienfondé de cette métaphore: un jeu est-il vraiment
un jeu si les joueurs n’ont pas conscience de jouer?
Ainsi, comme dans un cristal en formation, (nous reviendrons sur cette
métaphore par la suite), la structure d’une société se recompose pour s’adapter ou non- à une situation nouvelle. C’est pourquoi la métaphore de l’échiquier
vient conforter celle du jeu de la roulette.
Il s’agit là d’un emprunt à la linguistique. Selon Ferdinand de Saussure, la
langue fonctionne comme un tout, dans lequel chaque unité (phonétique,
morphologique, sémantique) ne trouve sa valeur que par la place qu'elle occupe
dans l'ensemble, de même que, dans le jeu d'échecs, la valeur respective des
pièces dépend de leur position sur l'échiquier. Ainsi, la stratégie du cavalier
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n’est pas linéaire. A chaque coup d’un des joueurs, la situation sur l’échiquier
est entièrement nouvelle, une structure culturelle -ou sociale- se met en place.
Là non plus, la conception d’une histoire évolutive et causale d’une culture
devient caduque. Le coup d’avant ne permet pas d’expliquer le coup d’après.
Voici ce que dit Lévi-Strauss à ce propos : «Encore une fois, tout cela ne vise
pas à nier la réalité d’un progrès de l’humanité, mais nous invite à le concevoir
avec plus de prudence. Le développement des connaissances préhistoriques et
archéologiques tend à étaler dans l’espace des formes de civilisation que nous
étions portés à imaginer comme échelonnées dans le temps. Cela signifie deux
choses: d’abord que le «progrès» (si ce terme convient encore pour désigner une
réalité très différente de celle à laquelle on l’avait d’abord appliqué) n’est ni
nécessaire, ni continu; il procède par sauts, par bonds, ou, comme diraient les
biologistes, par mutations. Ces sauts et ces bonds ne consistent pas à aller
toujours plus loin dans la même direction; ils s’accompagnent de changements
d’orientation, un peu à la manière du cavalier des échecs qui a toujours à sa
disposition plusieurs progressions mais jamais dans le même sens. L’humanité
en progrès ne ressemble guère à un personnage gravissant un escalier, ajoutant
par chacun de ses mouvements une marche nouvelle à toutes celles dont la
conquête lui est acquise ; elle évoque plutôt le joueur dont la chance est répartie
sur plusieurs dés et qui, chaque fois qu’il les jette, les voit s’éparpiller sur le
tapis, amenant autant de comptes différents. Ce que l’on (p. 39) gagne sur l'un,
on est toujours exposé à le perdre sur l’autre, et c’est seulement de temps à autre
que l’histoire est cumulative, c’est-à-dire que les comptes s’additionnent pour
former une combinaison favorable.» (Lévi-Strauss, Race et histoire, Gonthier
Médiations, 1961, 5. L'idée de progrès, 35).
Italo Calvino dans Le Château des destins croisés, proposera, de manière
similaire, une construction de roman, où chaque chapitre correspond à un
«tirage» de cartes de tarots. Le récit se forme ainsi sur cette succession de
cartes…
4. Cette métaphore du jeu a suscité certaines réactions indignées. Ainsi
Roger Caillois, dans un article acerbe, «Illusions à rebours», (auquel LéviStrauss répondra, dans «Diogène couché», sur un mode tout aussi agressif), à
l’idée que l’histoire est réductible à l’échéance d’une bille sur une roulette,
oppose l’image du puzzle, où «il est long et malaisé de placer les premiers
éléments mais où, à mesure qu’on avance dans la reconnaissance de l’image, la
pose des pièces devient plus rapide et plus facile, jusqu'à se révéler les dernières
immédiates et inéluctables» (R Caillois, art. cité. La Nouvelle Revue Française
n°4, 1954, et n°5, 1955). Caillois reprend à son compte l’idée d’un progrès
continu et nécessaire de l'histoire.
14
Lévi-Strauss lui retourne sa métaphore pour en révéler l’ethnocentrisme
implicite : «On ne saurait se découvrir avec plus de candeur; Il existe en effet
une différence majeure entre la roulette et le puzzle : les parties jouées à la
première restent toujours inachevées, tandis que, comme M. Caillois le souligne,
toute partie de puzzle a une fin. La civilisation occidentale est à ses yeux trop
belle pour qu’on hésite sur le degré d’avancement qu’il lui reconnaît. Peut-être
quelques petites pièces manquent encore. Après quoi l’image sera parfaite et
l’humanité pourra passer le reste de son âge à la contempler» (art. cité, p. 1189).
Ainsi, selon Caillois, au début de l’assemblage d’un puzzle, le joueur a bien du
mal à placer les premières pièces, puis, dans la mesure où le nombre des pièces
placées augmente et celui des pièces restantes diminue, le joueur a plus de
facilité pour placer les dernières pièces et parvenir ensuite à la figure terminale
du puzzle. Mais pour Lévi-Strauss, cette conception appliquée à une culture est
erronée : dans le cas du puzzle, la figure finale est déjà constituée, tout se passe
comme si la société possédait déjà en elle un plan préétabli, une idée de la figure
achevée, ou terminale, de sa culture. Or, rien n’est plus étranger au
fonctionnement et à l’évolution d’une société que cette vision qui rejoint
d’ailleurs celle de l’ingénieur évoqué plus haut. Il faut, selon Lévi-Strauss, en
revenir au jeu de la roulette. Une société peut perdre sa mise et se décomposer
(mauvais choix) ou gagner et assurer sa pérennité jusqu’à la prochaine mise en
jeu. Seul le hasard a permis à notre civilisation de réaliser une série de
combinaisons qui lui donne cette allure de culture «cumulative». Lévi-Strauss
confiait à Georges Charbonnier qu’elle «aurait très bien pu le faire beaucoup
plus tard, elle l’a fait à ce moment, il n’y a pas de raison, c’est ainsi».
Bien que le structuralisme donne l’image d’une science fondée sur des
ensembles d’autant plus stables qu’ils sont structurés, au contraire l’évolution
des sociétés ou des mythes est liée aux jeux de hasard, aux probabilités. Ainsi,
dans La Voie des masques, Lévi-Strauss montre que, parfois, certaines cultures
fort éloignées les unes des autres, à la fois par l’espace et le temps, par la
géographie et l’histoire, se rapprochent l’une de l’autre, -par exemple, dans la
façon de concevoir les masques- parce qu’elles ont établi leurs mises en jeu de
la même façon : «Il serait donc illusoire de s’imaginer, comme tant
d’ethnologues et d'historiens de l’art le font encore aujourd'hui, qu’un masque
et, de façon plus générale, une sculpture ou un tableau, puissent être interprétés
chacun pour son compte, par ce qu’ils représentent ou par l’usage esthétique ou
rituel auquel on les destine. Nous avons vu qu’au contraire un masque n’existe
pas en soi ; il suppose, toujours présents à ses côtés, d’autres masques réels ou
possibles qu’on aurait pu choisir pour les lui substituer. En discutant un
problème particulier, nous espérons avoir montré qu’un masque n’est pas
d’abord ce qu’il représente, mais ce qu’il transforme, c’est-à-dire choisit de ne
pas représenter. Comme un mythe, un masque nie autant qu’il affirme; il n’est
15
pas fait seulement de ce qu’il dit ou croit dire, mais de ce qu’il exclut.» (LéviStrauss, Œuvres, Gallimard La Pléiade, 2008, La Voie des masques, 875,
chapitre XI, p. 978 )
L’usage de ces images correspond à une nécessité chez Claude Lévi-Strauss.
Pour échapper aux liens de causalité inadaptés à la connaissance des mythes,
Lévi-Strauss use d’autres types de relations pour reconstituer des structures :
ainsi le bricolage, la cristallisation (thème non développé ici), le kaléidoscope.
Pour ce qui concerne l’évolution des cultures, il s‘en remet au jeu, soit au jeu
d’échecs pour montrer que, à chaque coup joué, la structure se renouvelle, mais
non pas d’une manière historique, soit au jeu de la roulette pour souligner que le
parcours d’une culture -y compris la nôtre- ne relève pas d’une causalité
historique linéaire (ou cumulative). L'image du jeu d'échecs montre aussi
comment les structures se modifient. A chaque position nouvelle, à chaque pièce
perdue, la structure se modifie, comme une nouvelle cristallisation.
Roland Egensperger
Roland Egensperger
a fait ses études de philosophie et de lettres modernes à
l’Université de Strasbourg. Il a enseigné ces deux disciplines à Nha-Trang (SudVietnam, 1970-1972), en Alsace, à Tanger (Formation des cadres de l'enseignement du
Maroc), à Lisbonne, à Sarrebruck, à Aberdeen (Ecosse). Enfin il a enseigné les lettres au
Lycée Pierre-Paul Riquet à St-Orens.
Son intérêt pour l'ethnologie et l’anthropologie trouve son origine dans les séjours qu'il
a effectués dans des villages des Montagnards de la chaîne annamitique du SudVietnam entre 1971 et 1972.
Roland Egensperger est le traducteur de l’ouvrage de Michaël Landmann:
Anthropologie philosophique, 1982 (non publié).
Bibliographie sommaire:
Lévi-Strauss (Claude), La Pensée sauvage, Plon, 1961
Lévi-Strauss (Claude), Race et histoire, Gonthier-Médiations, 1961
Lévi-Strauss (Claude), Œuvres, Gallimard La Pléiade, 2008, La Voie des masques, p.
875,
Caillois (Roger), Les Jeux et les hommes, Idées Gallimard, 1958
Derrida (Jacques), L'Ecriture et la différence, Seuil, 1967, X. La structure, le signe et le
jeu dans le discours des sciences humaines (Claude Lévi-Strauss), 409
Delruelle (Edouard), Lévi-Strauss et la philosophie, Belfond, 1991, De Boeck
Université,
Hénaff (Marcel), Claude Lévi-Strauss et l'anthropologie structurale, Belfond, 1991,
Pocket Agora,
16
Quelques apports de Lévi-Strauss à l’anthropologie
par Jean-Pierre Albert,
directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales
Membre du laboratoire interdisciplinaire Solidarité Société Territoire à Toulouse
Je présenterai ici un Lévi-Strauss que l’on pourrait paradoxalement oublier en
voyant d’abord en lui une grande figure de la vie intellectuelle du XXe siècle
français sans prendre suffisamment en compte ce qui lui a valu cette notoriété :
le rôle qu’il a joué dans l’histoire de l’anthropologie sociale. Je veux parler de sa
contribution théorique et méthodologique à une discipline scientifique et non,
comme pourrait le suggérer la notion très large d’anthropologie, de ce qu’ont pu
être ses points de vue généraux sur l’humanité et son destin. Certes, même si
Lévi-Strauss n’a pas souhaité devenir un « grand intellectuel » à la française
ayant son mot à dire sur tous les grands problèmes du moment, il lui est arrivé
de se prêter au jeu du penseur surplombant acceptant de répondre à des
questions bien éloignées de ses compétences de chercheur. Mais cela (comme
certaines considérations désabusées de Tristes Tropiques) ne relève pas de sa
contribution à la science ou de ce que la profession des anthropologues a retenu
de lui. C’est donc à des aspects plus techniques de son œuvre que je
m’intéresserai ici, tout en présentant quelques usages de sa méthode chez
d’autres anthropologues de la fin du XXe siècle (dont moi-même…).
Pour entrer en matière, il est possible d’évoquer l’étiquette sous laquelle la
pensée de Lévi-Strauss est généralement présentée, celle du structuralisme. Ce
terme souvent utilisé à tort et à travers désigne en gros deux choses : d’une part
(et c’est l’usage le plus connu) une école de pensée qui s’est développée en
France au cours des années 1960-70, et à laquelle on rattache, outre LéviStrauss, des auteurs aussi différents que Roland Barthe, Jacques Lacan, Louis
Althusser, Michel Foucault ; d’autre part, et c’est à vrai dire son sens initial, le
terme désigne une manière particulière de traiter du langage qui est déjà celle
que met en place Ferdinand de Saussure dans son Cours de linguistique
générale (inédit de son vivant) et qui est aussi, dans les années 20 du XXe siècle,
celle du Cercle linguistique de Prague dont nous allons bientôt reparler.
C’est cette perspective que Lévi-Strauss étendra à l’étude de certains faits
culturels, principalement la parenté et la pensée mythique. Je vais évoquer
brièvement cette filiation1.
1
Ce qui concerne la phonologie reprend Albert & Durand, 2011.
17
Tout commence, pourrait-on dire, par la rencontre, aux USA, de Lévi-Strauss
et du théoricien de la linguistique Roman Jakobson au début des années 1940.
C’est de leur collaboration et de leur amitié qu’est née, véritablement,
l’inspiration centrale qui va animer la démarche de celui qui n’est encore qu’un
ethnologue débutant après les séjours de terrain accomplis entre 1936 et 1938 en
Amazonie. Lévi-Strauss lui-même a toujours mis en avant sa dette à l’égard de
la linguistique, qu’il souligne dès son article de 1945 « L’analyse structurale en
linguistique et en anthropologie », repris dans le recueil Anthropologie
structurale.
A travers Jakobson, Lévi-Strauss découvre ce qui est alors la pointe la plus
avancée du structuralisme linguistique, la phonologie de Nikolaï Troubetzkoy.
Comme il le dit dans son livre d’entretiens avec Didier Éribon De près et de loin
(1988), « J'étais à l'époque une sorte de structuraliste naïf. Je faisais du
structuralisme sans le savoir. Jakobson m'a révélé l'existence d'un corps de
doctrine déjà constitué dans une discipline : la linguistique, que je n'avais jamais
pratiquée. Pour moi, ce fut une illumination. » Dans l’article cité plus haut,
Lévi-Strauss parlait même d’une révélation. D’où vient cet enthousiasme ?
Selon lui, le programme de Troubetzkoy peut être ramené à quatre principes
fondamentaux :
(1) La phonologie passe de l’analyse de phénomènes conscients à celle de leur
infrastructure inconsciente.
(2) Elle se refuse à traiter les termes comme des entités indépendantes car elle
prend pour base les relations entre les termes.
(3) Elle est fondée sur la notion de système. Elle ne se borne pas à déclarer que
les phonèmes sont organisés en systèmes mais « elle montre des systèmes
phonologiques concrets et met en évidence leur structure ».
(4) Elle vise à découvrir des lois générales soit inductivement, soit par
déduction logique, ce qui, écrit Troubetzkoy, leur donne un caractère absolu.
Concernant le premier point, on peut penser que ce qui séduit Lévi-Strauss est
ce que Bourdieu appellera dans les années 1970 le « principe de la non
conscience », comme condition d’accès à des données objectives sur les
déterminations de l’ordre humain2. Les principes (2) et (3) sont intimement liés
et je les commenterai en parlant des phonèmes et de la théorie des traits
distinctifs. Le point 4, enfin, pose la question de l’universalité des lois qui
régissent les systèmes phonologiques, idée que Lévi-Strauss reprendra en
adossant ses résultats à l’idée d’un fonctionnement universel de ce qu’il nomme
« l’esprit humain ».
2
Voir Le métier de sociologue, p. 31. Cité dans la bibliographie.
18
Essayons d’expliquer brièvement ce qu’est la phonologie.
On fait souvent remonter les débuts de la phonologie moderne à la mise en
place du concept de phonème entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle.
L’idée intuitive de « son distinctif » n’est guère nouvelle puisqu’elle sous-tend
les systèmes d’écriture alphabétique. En schématisant, un son est distinctif dans
une langue lors que, en dépit de prononciations plus ou moins variables, il suffit
à distinguer des paires de mots différents. Ainsi, en français, les différentes
réalisations du «r » (telles qu’elles existent dans les prononciations individuelles
ou régionales) sont sans incidence sémantique. Ce n’est pas le cas en espagnol,
qui en compte deux présentes dans la graphie par l’opposition entre « rr » et
« r » - par ex. perro (« chien ») et pero (« mais »). Autre exemple : le français
comporte les sons distinctifs r et l, comme on le voit dans le couple mare / malle
alors qu’en japonais il ne s’agit que de réalisations différentes d’un même
phonème : un Japonais peut dire indifféremment ce qu’on écrirait en français
« Jacques Chirac » ou « Jacques Chilac » sans avoir conscience que la seconde
prononciation n’est pas correcte dans notre langue.
La phonologie, avec Troubetzkoy et ses Grundzüge der Phonologie de 1939
(Principes de phonologie), consiste en la recherche des lois relatives à la nature
des phonèmes et à leurs rapports mutuels dans les langues. Il faut pour cela les
analyser de façon à dégager ce qu’il appelle des traits distinctifs. Avant lui, les
sons étaient déjà décrits en termes de propriétés phonétiques (par exemple les
consonnes peuvent être dentales, bilabiales, sourdes, etc., cela renvoyant à la
manière dont le son est produit). Ce qui apparaît avec Troubetzkoy est l'idée que
les phonèmes se composent de réseaux de traits distinctifs simultanés qui les
opposent les uns aux autres au sein de structures relationnelles. Par exemple en
français l’opposition entre sons sourds et sonores concerne une bonne partie des
consonnes : p:b = t:d = k:g = f:v = s:z… Cela permet une économie de moyens
d’élocution – le p et le b ne s’opposant que selon l’alternative sourde/sonore
alors qu’ils s’articulent par ailleurs de façon identique. Plus largement, les
langues « sélectionnent » en quelque sorte, et de façon non aléatoire, un nombre
limité de types de sons (en général une trentaine) parmi tous ceux qui se
rencontrent dans les langues du monde et dont la phonétique a constitué
l’inventaire. Les contraintes relatives à la coprésence ou l’exclusion mutuelle de
certains phonèmes jouent un rôle dans l’organisation d’une langue à un moment
donné du temps et permettent aussi de comprendre certaines de ses évolutions.
Leur étude permet de dépasser une vision « atomiste » des sons, de concevoir
une langue comme un système. Elle mène à la découverte de lois qui structurent
les langues particulières et parfois même toutes les langues. Par exemple, on sait
que si une langue possède des nasales sourdes au niveau phonémique, elle
possède les nasales sonores correspondantes.
19
Je ne développerai pas ici les aménagements que Roman Jakobson apporte à la
phonologie de Troubetzkoy. L’important est qu’il en conserve la conception de
la langue comme « système de différences », pour reprendre la formule de
Saussure, qui reste le cœur de la linguistique structurale. Ou, en d’autres termes,
le primat des relations sur les éléments. Et c’est bien cette idée fondamentale qui
est reprise et développée par Lévi-Strauss.
C’est d’abord dans le domaine de la parenté que Lévi-Strauss met en
application les leçons de la phonologie3. Certes, comme il l’a toujours
souligné, il ne s’agit pas pour l’anthropologie d’importer les concepts des
linguistes, il faut forger ses propres outils d’analyse. Mais, dans ce cas, la
transposition lui paraît fondée sur une proximité à la fois formelle et
fonctionnelle. Il écrit :
« Dans l’étude des problèmes de parenté […], le sociologue se voit dans une
situation formellement semblable à celle du linguiste phonologue : comme les
phonèmes, les termes de parenté sont des éléments de signification ; comme
eux, ils n’acquièrent cette signification qu’à condition de s’intégrer en systèmes
; les « systèmes de parenté », comme les systèmes phonologiques, sont élaborés
par l’esprit à l’étage de la pensée inconsciente ; enfin la récurrence, en des
régions éloignées du monde et dans des sociétés profondément différentes, de
formes de parenté, règles de mariage, attitudes pareillement prescrites entre
certains de type de parents, etc., donne à croire, que, dans un cas comme dans
l’autre, les phénomènes observables résultent du jeu de lois générales, mais
cachées. » (1958[1974 : 56-57])
Ces « lois générales » sont pour lui, comme celles qui régissent la distribution
des phonèmes, l’expression de contraintes formelles au sein d’une combinatoire,
et ce sont elles qui conditionnent les structures de parenté empiriquement
observables tout en assurant leur fonctionnalité sociale. Ce ne sont pas les
fonctions sociales de la parenté qui déterminent ces structures, comme le
voulaient les fonctionnalistes. Elles ont d’abord leur propre nécessité logique,
tout en ayant bien sûr en même temps un effet structurant sur la société. Ce
primat donné au point de vue formel montre bien que c’est la phonologie qui
inspire la théorie qu’il propose : la considération des relations entre les termes
passe avant celle des termes pris séparément. Par exemple, la position dans la
parenté conditionne la tonalité affective des relations entre les personnes – c’est
là un fait d’observation assez général. Où les choses deviennent plus
intéressantes, c’est lorsqu’on s’aperçoit que les types de lien (proximité, chaleur,
égalité vs distance, froideur, autorité) s’organisent de façon systématique.
Prenons un exemple simple. Le principe de l’exogamie fait que, dans les cas les
plus simples de sociétés divisées en deux moitiés, chacun doit trouver un
conjoint dans la moitié alterne. Comme toute personne doit appartenir à une
3
L’œuvre majeure sur ces questions est Les structures élémentaires de la parenté, Paris, 1949.
20
moitié et une seule pour que le système se reproduise, la question se pose donc
de l’appartenance des enfants issus des couples exogamiques. Soit deux
possibilités : ils appartiennent à la moitié du père et on parle alors de système
patrilinéaire, ou à celle de la mère, et l’on a affaire à un système matrilinéaire.
On constate que, dans les situations matrilinéaires, le père d’un enfant a avec lui
des relations affectueuses et dépourvues de marques d’autorité, alors que les
traits opposés concernent l’oncle maternel. Les choses s’inversent en régime
patrilinéaire. Pour comprendre ce qu’il en est des liens de parenté et de leurs
effets sur les relations entre génération, l’éducation des enfants, etc., il faut donc
considérer les choses dans leur ensemble, et non chaque lien individuellement.
Il en va de même pour l’autre grand domaine des études lévistraussiennes, l’analyse des mythes. On en retient généralement – et c’est déjà
une rupture essentielle avec les anciennes théories du symbolisme – l’idée qu’il
convient toujours de retrouver, dans un contexte ethnographique particulier, les
ressources sémantiques de chaque récit, c’est-à-dire les oppositions de traits
perceptifs qui caractérisent ses actants selon ce que Lévi-Strauss appelle la
« logique du sensible4 » : ce que nous dit un mythe dépend de la valeur (au sens
saussurien5) des signes qu’il manipule dans un contexte narratif donné. Selon les
termes auxquels il est corrélé, un même objet n’aura pas la même signification.
Par exemple, dans un couple d’opposition oiseau/serpent, le serpent connotera le
bas, le monde chtonien, par opposition au monde céleste ; dans une série
analogique du type serpent//aigle//cerf (telle qu’on peut en trouver dans la
symbolique médiévale), il y a de bonnes chances pour qu’il soit associé à l’idée
d’immortalité, les trois animaux considérés étant sujets à des « mues » conçues
comme autant de rajeunissements.
C’est pour l’essentiel à ce premier niveau que se situent les « analyses
structurales » réalisées par les anthropologues qui ont prolongé l’œuvre de LéviStrauss – je pense en particulier aux ethnologues de l’Europe contemporaine
comme Yvonne Verdier, Claudine Vassas et aux historiens/anthropologues de
l’Antiquité grecque Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet et Marcel
Detienne. Mais il est certain que son projet était à la fois plus abstrait et plus
ambitieux. Dès ses textes de 1952, il entend dépasser ce premier niveau
d’interprétation sémantique des mythes pour découvrir la syntaxe, ou si l’on
préfère les lois de composition de la « langue » du mythe en mettant au jour des
propriétés formelles universelles, dont la fameuse « formule canonique6 » qu’il a
en fait assez peu utilisée, mais qu’il semble considérer comme une de ses
découvertes les plus essentielles. On retrouve ainsi dans sa démarche le
programme de la phonologie : non seulement décrire la structure phonémique
d’une langue, mais aussi l’expliquer par des lois sous-jacentes. Et c’est cette
4
L’ouvrage où Lévi-Strauss met en place cette notion est La pensée sauvage (1962).
C’est-à-dire du champ sémantique des mots tel qu’il est déterminé horizontalement par leurs relations avec d’autres termes.
6
Il s’agit d’un mode de transformation des mythes assez proche de l’analogie mais intégrant des figures du contraste.
5
21
forte dépendance de sa théorie à ce modèle, jointe sans doute à une
interprétation discutable de sa capacité à rendre compte du langage dans son
entier déjà présente chez Jakobson, qui explique aujourd’hui en partie les
critiques faites au structuralisme, tant en linguistique qu’en anthropologie. J’en
dirai quelques mots pour conclure.
La puissance heuristique de l’analyse structurale.
Ce que je voudrais surtout souligner, à présent, c’est la puissance heuristique
de l’analyse structurale telle qu’elle a été pratiquée par les anthropologues qui se
sont réclamés de Lévi-Strauss comme du reste par Lévi-Strauss lui-même, à
savoir au niveau sémantique des matériaux mythiques. Je l’illustrerai d’abord
par la présentation très simplifiée d’un exemple emprunté à un ouvrage de LéviStrauss, La voie des masques (1979), qui permettra, je pense, de comprendre
immédiatement comment il travaille. Ici, au lieu de s’en tenir à l’étude d’un
corpus de mythes et de pratiques rituelles comme il l’a fait dans ses
Mythologiques, il les met en relation avec les masques rituels d’entités
surnaturelles utilisés dans les sociétés concernées – en l’occurrence des groupes
amérindiens de la côte nord-ouest des Etats-Unis, à la frontière du Canada.
L’étude concerne la distribution, entre populations voisines, de deux types de
masques très singuliers qui se trouvent à la fois dans chacune des populations.
Or ce que remarque Lévi-Strauss, c’est que ces deux masques sont en quelque
façon l’inverse l’un de l’autre.
Tandis que l’un est de teintes plutôt claires (et porté par un personnage vêtu de
22
clair), l’autre est dans des tonalités sombres. Le premier est entouré de plumes
(naturelles ou dessinées), il a des yeux protubérants et tire la langue. Le second a
des implantations de poils d’animaux, les yeux enfoncés et sa bouche dessine
une moue qui exclut l’exhibition de la langue. Je souligne que cette description
paraît évidente une fois qu’on l’a lue, mais qu’il fallait sans doute toute la
pratique du structuralisme de son auteur pour, tout simplement, imaginer qu’un
masque puisse être le contraire d’un autre ! La suite de l’analyse consiste à
montrer, dans le cadre de chaque société prise en particulier, la complémentarité
et l’opposition des deux figures mythologiques représentées, puis à étudier les
variations de leurs attributions d’une société à l’autre. Lévi-Strauss met ainsi en
lumière un système de transformations dans lequel les emprunts entre les
groupes, facteurs d’homogénéisation, sont compensés par les réappropriations
locales qui réintroduisent de façon réglée des différences et permettent donc à
chaque population d’affirmer son identité.
S’agissant des mythes amérindiens, qui font l’objet des quatre volumes des
Mythologiques et de plusieurs enquêtes de moindre ampleur publiées par la
suite7, la force de l’analyse structurale se donne à voir d’abord dans le contraste
saisissant entre l’opacité des matériaux étudiés et la signification qui leur est
reconnue au terme de l’étude. On sait depuis les Grecs que les récits mythiques
sont souvent obscurs, l’idée qu’ils requièrent une interprétation étant une
constante de l’intérêt qu’ils ont suscité au fil du temps auprès des lettrés. Mais il
faut bien dire que le corpus amérindien atteint un niveau d’étrangeté et
d’arbitraire apparent bien à même de décourager l’exégèse. En voici un exemple
représentatif, puisé dans le premier volume des Mythologiques, Le cru et le
cuit :
Une jeune indienne rencontra un serpent dans la forêt, qui devint son amant et
dont elle eut un fils, déjà adolescent dès l’instant qu’il fut né. Chaque jour, ce
fils allait dans la forêt faire des flèches pour sa mère dont, chaque soir, il
regagnait le giron. Le frère de la femme surprit son secret et la convainquit de
se cacher, sitôt que son fils la quitterait. Quand celui-ci revint le soir et voulut,
comme à l’habitude, pénétrer dans la matrice de sa mère, celle-ci avait disparu.
L’adolescent consulta sa grand-mère serpent, qui lui conseilla d’aller à la
recherche de son père. Mais il n’en avait nulle envie ; aussi, la nuit venue, il se
changea en rayon de lumière, et monta au ciel, emportant son arc et ses flèches.
Dès qu’il fut arrivé, il brisa ses armes en menus fragments qui devinrent les
étoiles. Comme tout le monde dormait à l’exception de l’araignée, seule celle-ci
fut témoin du spectacle. Pour cette raison, les araignées (à la différence des
hommes) ne meurent pas avec l’âge, mais changent de peau. Autrefois les
hommes et les autres animaux changeaient aussi de peau quand ils devenaient
vieux, mais dorénavant, ils meurent. (1964, p. 164).
7
La potière jalouse, Paris, Plon, 1985, et Histoire de Lynx, Plon, 1991.
23
Comment trouver du sens à ce récit ? Sans entrer dans un détail qui aurait vite
fait de nous égarer, je soulignerai simplement la méthodologie globale. LéviStrauss le rattache en premier lieu à une série de mythes provenant de
différentes populations indiennes d’Amérique du sud qui donnent l’étiologie de
« la vie brève ». Plusieurs de ces récits associent l’immortalité de certains
animaux à leurs mues. Mais il faut encore situer ce récit dans la longue dérive
dans les mythologies indiennes qui fait la substance des quatre livres des
Mythologiques – sans oublier donc que cette thématique s’inscrit dans celle de
l’origine du feu de cuisine et d’autres éléments tout aussi constitutifs de
l’existence humaine que sa caducité. On peut retenir de ce long exercice l’idée
synthétique que les mythes, en dépit du caractère décousu de la narration, visent
à mettre de l’ordre dans la vision du monde qu’ont les hommes qui se les
récitent. Ils sont en apparence décousus précisément parce qu’ils mettent en
relation des éléments relevant de différentes sphères de la réalité – physiologie
du corps humain et astronomie, organisation sociale et taxinomie zoologique,
etc. Là où l’on n’avait voulu voir que les balbutiements d’une pensée
« primitive », « prélogique », Lévi-Strauss parvient à révéler une organisation
très élaborée, un véritable programme de connaissance mobilisant l’activité
logique de l’esprit. Et ce point est tout à fait décisif sur le plan purement
théorique aussi bien que par ses incidences éthiques.
Les traditions orales européennes
Cela dit, les mythologies lointaines n’ont pas le monopole de l’étrangeté. Les
traditions orales européennes, telles qu’elles ont été massivement recueillies par
les folkloristes entre le début du XIXe siècle et les années 1950, ont aussi leur
part de bizarrerie. Et le fait qu’elles aient intégré des éléments de l’histoire
sainte et de la liturgie des Eglises n’a en rien limité une inventivité parfois
déroutante. Témoin cette croyance recueillie en Catalogne par le grand
folkloriste Joan Amades dans les années 19308 :
On croit que les serpents qui atteignent l'âge de sept ans ne peuvent pas mourir
de mort naturelle, et qu'ils ne succombent qu'accidentellement. Ils gagnent alors
la terre de Babylone, et là ils conspirent et trament mille maléfices contre
l'humanité. Chaque année, le dimanche des Rameaux, le Pape y va pour
chercher les saintes huiles, qui sont faites avec les œufs de certains reptiles. Le
Pape conjure la grande troupe des serpents qui s'y trouve réunie, et il leur
interdit de faire le mal. Alors, en rampant, ils montent jusqu'au sommet de la
tour de Babel où, comme ils sont si nombreux à monter, se produit une grande
8
Pour une analyse complète de cet exemple, voir Albert 1990.
24
confusion. Et comme les serpents n'ont aucun moyen de redescendre, ils se
jettent en bas et meurent. Heureusement qu'il y a la conjuration que fait le Pape,
car sans elle ils empoisonneraient et renverseraient le monde entier (J. Amades,
1982, II, p.716. Ma traduction).
Un habitué des traditions populaires européennes reconnaîtra dans ce texte une
sorte de patchwork de croyances attestées par ailleurs de façon séparée :
-celle, très répandue, des métamorphoses ascendantes des serpents, auxquels il
pousse des pattes et des ailes lorsqu’ils vieillissent – thème parfois mis en
rapport avec leur envol vers la tour de Babel.
-celle des prodiges de la date des Rameaux, qui marque un moment de danger
extrême avant un rétablissement de l’ordre normal des choses.
-celle, beaucoup plus rare, de l’origine des saintes huiles, et plus
particulièrement du saint chrême, avec l’idée d’une localisation en Orient et
celle de sécrétions ou œufs de serpents (ou dragons) comme matière première.
Mais pourquoi veut-on croire que les serpents ont tendance à devenir des sortes
de dragons ? On peut penser que, en récupérant des moyens de locomotion et
d’ascension, ils annulent la malédiction divine contre le serpent tentateur du ch.
III de la Genèse : « L'Éternel Dieu dit au serpent : Puisque tu as fait cela, tu
seras maudit entre tout le bétail et entre tous les animaux des champs, tu
marcheras sur ton ventre, et tu mangeras de la poussière tous les jours de ta
vie. » (Gn 3, 14) Les serpents redevenus dragons vont contre l’ordre institué par
Dieu, et leur rencontre avec la tour de Babel ne fait que confirmer le caractère
transgressif de leur ascension. En somme, en termes lévi-straussiens, on pourrait
dire que le thème des métamorphoses ascendantes du serpent est le symétrique
et l’inverse de celui de leur malédiction biblique.
Beaucoup plus énigmatique est l’association des serpents/dragons et du saintchrême. Concernant ce sacramental, il faut noter qu’il est le seul des trois huiles
saintes à intégrer dans sa composition le baume de Judée, réputé depuis
l’Antiquité pour son parfum délicieux et ses vertus médicinales. L’idée que le
baume vient d’Orient est bien connue, d’autant plus qu’elle entre en consonance
avec l’origine orientale de la plupart des épices et aromates les plus prisés en
Europe. D’autre part, alors que l’eau bénite, par exemple, est produite dans
chaque paroisse, le chrême est consacré par les évêques, et eux seuls, le jeudi
saint, puis diffusé dans leur diocèse : une réalité que l’on retrouve sous une
forme hyperbolique avec l’idée que c’est le pape qui le consacre et le distribue.
Enfin, quant à ses usages liturgiques, le baume (ou plus exactement le chrême
qui le contient) est, par excellence, la matière des consécrations : celle des
pierres d’autel lors de la fondation d’une église, celle des prêtres dans
l’ordination, celle de tous les chrétiens à travers l’onction baptismale sur le
front. Il est en somme l’instrument de la sacralisation, le trait d’union entre la
terre et le Ciel.
25
Or, dans le monde chrétien, le médiateur par excellence entre ciel et terre,
divinité et humanité, n’est autre que le Christ. Rien d’étonnant donc si un
groupe important de traditions (colportées en particulier par les pèlerins de Terre
sainte), rattachent le baume au corps du Christ. Ainsi, selon la rédaction arabe
de l’Evangile apocryphe de l’Enfance, voici comment il serait né dans le cadre
de la fuite en Egypte de la Sainte Famille : « De là ils se rendirent au sycomore
qui s'appelle aujourd'hui Matarieh9. Et à Matarieh le Seigneur fit jaillir une
source où Sainte Marie lui lava sa tunique. Et la sueur du Seigneur Jésus, qu'elle
égoutta en cet endroit, y fit naître le baume. »
Comment, maintenant, concilier cette étiologie avec celle par laquelle nous
avons ouvert ce dossier, le chrême issu des œufs des serpents ? La chose paraît
aberrante si l’on retient seulement le côté diabolique de ces reptiles transgressifs
dans leur conquête d’une hauteur à laquelle ils n’ont plus droit. Mais on peut
aussi penser dans ce code spatial les « bonnes » conjonctions entre ciel et terre,
divin et humain. A cet égard, le serpent-dragon comme le Christ ont en commun
d’occuper cette position de médiateur. Un serpent en particulier est porteur d’un
rôle positif dans la tradition biblique, c’est l’effigie que Moïse fait dresser sur un
mât pour protéger les Hébreux de la morsure des serpents (Nb 21, 6-9) au cours
de leur longue errance dans le désert. Une analogie qui n’a pas échappée à
l’auteur du quatrième Evangile : « Comme Moïse éleva le serpent au désert,
ainsi faut-il que soit élevé le Fils de l’homme afin que tout homme qui croit ait
par lui la vie éternelle (Jn 3, 14). » « Elevé » sur la croix, le Christ occupe ainsi
la même position que le serpent d’airain et partage avec lui des vertus
salvatrices.
Fallait-il passer par l’analyse structurale et le patronage de Lévi-Strauss pour
résoudre cette petite énigme mythologique ? Ce cheminement me semble
rétrospectivement avoir été nécessaire pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il
fallait en quelque sorte réhabiliter le domaine de ce qu’on a longtemps appelé de
façon condescendante « superstitions populaires ». Cette réhabilitation était déjà
à l’œuvre dans les conceptions romantiques de « l’esprit des peuples » que les
nationalismes ont souvent cherché dans le folklore, mais il s’agissait alors d’une
position éthique ou affective plus que d’une démonstration. Un même souci de
reconnaissance et d’égalité animait le propos de Marcel Griaule dans son vaste
programme de collecte et de reconstitution ordonnée de la cosmologie dogon.
Mais c’est seulement avec les notions de « pensée sauvage » et de « logique du
sensible » avancées par Lévi-Strauss que l’on a pu vraiment faire in concreto la
preuve de la richesse et de la subtilité de la pensée mythique. Celle-ci
concernant moins, du reste, la profondeur des significations que la
reconnaissance des nombreux savoirs mis en œuvre dans les mythes et la
complexité des montages dont ils font l’objet. A la différence des mythologues
9
Le site de Matarieh existe toujours et a été aujourd’hui rejoint par le développement urbain du Caire.
26
qui attendent des mythes de vastes révélations métaphysiques, comme Mircea
Eliade, Lévi-Strauss nous présente des Amérindiens avertis des réalités les plus
infimes de leur environnement et simplement capables – ce qui est l’essentiel –
de les constituer en un monde ordonné où la vie est possible.
Les critiques dont les propositions théoriques de Lévi-Strauss ou celles de
la linguistique structurale ont fait l’objet
Il faut enfin se demander si, lorsque nous suivons Lévi-Strauss aujourd’hui
dans nos travaux, nous prenons suffisamment en compte les critiques dont ses
propositions théoriques ou, en amont, celles de la linguistique structurale, ont
fait l’objet. De fait, celles-ci, qu’elles viennent de Noam Chomsky ou des
sciences cognitives, ont en commun de remettre en cause le présupposé que la
compréhension des structures de la langue serait la clé de la compréhension du
langage humain. Selon Chomsky, les structures mises au jour par les
phonologues restent largement contingentes et ne sont pas à proprement parler
formalisables. Elles ne sont pas actives dans le processus essentiel de genèse du
langage humain que Chomsky vise à travers la notion de « grammaire
générative ». D’où cette conclusion diamétralement opposée à celle du LéviStrauss des années 1940 : « On ne peut attendre de la phonologie structuraliste,
en elle-même, qu’elle procure un modèle utile pour l’analyse d’autres systèmes
culturels et sociaux.»
La critique de Dan Sperber et Deidre Wilson dans leur livre commun La
pertinence touche elle aussi à la place à accorder au code linguistique dans la
compréhension de la communication. Les auteurs critiquent ce qu’ils nomment
« théorie du code » -typiquement le point de vue de Jakobson – qui tend à
réduire la communication linguistique au schéma encodage - décodage. Ils
insistent au contraire, dans une perspective proche de la pragmatique, sur la
découverte du sens d’un message en fonction de la situation et d’autres indices
de ce qu’il a le plus de chances de vouloir transmettre (sa pertinence dans un
contexte). Dans cette perspective, le décodage n’est qu’une opération certes
nécessaire mais latérale : il faut bien entendu connaître la langue dans laquelle il
est exprimé pour saisir sens littéral d’un message, mais ce n’est là qu’un indice à
exploiter (avec tous ceux qui tiennent au contexte) pour accéder à sa pleine
compréhension.
Les propositions théoriques ou, si l’on veut, l’anthropologie de Lévi-Strauss,
sont sans nul doute affectées par ces critiques (et d’autres que je ne cite pas
concernant, par exemple, l’intellectualisme de sa conception des savoirs). Il
reste que l’analyse structurale est un instrument précieux d’intelligibilité, même
si elle n’est pas le dernier mot de la compréhension d’un phénomène culturel.
Jean-Pierre Albert
27
est directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences
Sociales. Agrégé de philosophie, Jean-Pierre Albert a été professeur de lycée jusqu’en
1991. Il a entrepris dès 1980 des recherches en anthropologie de l’Europe qui ont débouché
sur un doctorat de 3ème cycle en Histoire et Civilisations. Entré à l’EHESS, où il est
directeur d’études depuis 1997, il a obtenu en 1993 une HDR en Anthropologie sociale et
historique. Ses recherches consistent principalement en des approches anthropologiques du
christianisme, de l’écriture, de la construction des identités collectives, des pratiques et
représentations du corps. Il mène également une réflexion théorique et épistémologique sur
les sciences sociales du religieux (voir la page le concernant sur le site ethno-info.com).
Jean-Pierre Albert
Principales publications
Odeurs de sainteté. La mythologie chrétienne des aromates, Paris, Eds. de l’EHESS, 1990
(réed : 1996, 2004).
Le sang et le Ciel. Les saintes mystiques dans le monde chrétien. Paris, Aubier, 1997.Avec
Béatrix Midant-Reynes, dir.,
Le sacrifice humain en Egypte ancienne et ailleurs, Paris, Soleb, 2005.
Avec B. Andrieu, P. Blanchard, G. Boëtsch, D. Chevé (dir), Coloris Corpus, Paris, CNRS
Editions, 2008, 472 p.
Autres Références bibliographiques
Albert, Jean-Pierre & Durand, Jacques (2011), « Roman Jakobson et Claude LéviStrauss : linguistique et anthropologie structurales » dans Caravelle. Cahiers du monde
hispanique et luso-brésilien, n° 96, p. 151-163.
Amades, Joan (1982) Costumari català, T. II, Barcelone, Salvat Editores.
Bourdieu, Pierre ; Chamboredon Jean-Claude & Passeron, Jean-Claude, Le métier de
sociologue, Paris-La Haye, Mouton Editeur, 1973 (deuxième édition).
Chomsky, Noam (1968) Language and Mind. New York: Harcourt, Brace & World.
Lévi-Strauss, Claude (1945) « L'analyse structurale en linguistique et en anthropologie ».
Word 1(2) : 1-21. (Repris comme ch. 2 in Lévi-Strauss, 1958).
Lévi-Strauss, Claude (1958) Anthropologie structurale. Paris, Plon.
Lévi-Strauss, Claude (1962) La pensée sauvage. Paris, Plon.
Lévi-Strauss, Claude (1964-1971) Mythologiques, Paris, Plon ; t. I : Le Cru et le cuit ; t.
II : Du miel aux cendres ; t. III : L'Origine des manières de table ; t. IV : L'Homme nu.
Lévi-Strauss, Claude (1988) De près et de loin. Entretiens avec Claude Lévi-Strauss par
Didier Eribon. Paris : Odile Jacob.
Saussure, F. de (1916), Cours de linguistique générale, Édition critique préparée par Tulio
de Mauro, 1972, Paris : Payot.
Sperber, Dan (1982) Le savoir des anthropologues. Trois essais. Paris : Hermann.
Sperber, Dan & Wilson Deidre (1989) La pertinence. Communication et cognition.
Traduit de l’anglais par Abel Gerschenfeld et Dan Sperber. Paris, Editions de Minuit.
Troubetzkoy, Nikolaï Sergueïevitch (1939) Grundzüge der Phonologie. Travaux du
Cercle linguistique de Prague, 7. Traduction française de J. Cantineau, Principes de
phonologie, Paris, Klincksieck, 1970.
28
Claude Lévi-Strauss et la philosophie
par Nicolas JAMPY
Agrégé de philosophie, diplômé en 3ème cycle d’anthropologie
Si l'on veut s'intéresser au problème des rapports de Lévi-Strauss et de la
philosophie, il faut au mois envisager trois choses :
-d'une part, le rapport que Lévi-Strauss a entretenu avec l'institution
philosophique, la formation qu'il en reçu, l'expérience qu'il en a eu, le rejet qui
s'en est suivi, donnant lieu à condamnation sans appel, assez cruelle et ironique
même. Ceci est somme toute assez anecdotique et partial ou arbitraire – même
si, quand on appartient à cette institution, on ne relit jamais Tristes Tropiques
sans quelques grincements de dents puisque la critique est par bien des aspects
hélas, justifiée. Elle permet de comprendre comment certaines convictions se
sont forgées.
-d'autre part, et au-delà de l'anecdote et de l'expérience de l'institution, il y a la
dimension philosophique propre de l’œuvre, qui tient surtout aux influences
reçues, revendiquées (rares, si l'on excepte Rousseau et Marx) ; le débat de
l'anthropologie structurale avec quelques philosophies de son temps et surtout
celle de Jean-Paul Sartre, avec laquelle, malgré un dédain complaisant pour la
chose philosophique, Lévi-Strauss juge utile de débattre, en particulier dans le
dernier chapitre de la Pensée sauvage ; les conclusions de ce débat que LéviStrauss tire à la fin de l'Homme nu qui scelle une sorte de divorce entre la
philosophie et les sciences humain puisque la philosophie n'y même plus
prétendre à une quelconque autorité épistémologique
-enfin, les problèmes philosophiques soulevés par l’œuvre. Lévi-Strauss a
affirmé et répété que son intelligence « néolithique » se plaisait à embraser des
terrains puis à les abandonner, sans toujours les exploiter systématiquement d'un
point de vue philosophique. Ce plaidoyer pour une philosophie spontanée (de
savant), est peut-être une occasion pour la philosophie moins spontanée,
davantage nourrie de la tradition, de se nourrir de l’œuvre de Lévi-Strauss on n
pour prononcer telle ou telle interdiction tel ou tel anathème mais plutôt dans
l'idée de voir ce qui pourrait être sa productivité propre.
29
1- De Tristes Tropiques au final de L'homme nu : de quelques griefs
majeurs adressés à la philosophie
Dans Tristes Tropiques, lorsque Lévi-Strauss évoque sa formation
philosophique scolaire et universitaire, il développe une critique acerbe de la
rhétorique alors en vigueur, fondée sur une dialectique d'inspiration hégélienne
et un art « du calembour» qui prend la place de la réflexion.
Surtout, il y dénonce « confusion entre le progrès de la connaissance avec la
complexité croissantes des constructions de l'esprit » : au fond, il s'agissait
moins de découvrir le vrai et le faux que de comprendre comment des esprits
philosophiques avaient peu à peu surmonté des contradictions factices.
L'enseignement philosophique devenait comparable à celui d'une histoire de l'art
qui « proclamerait le gothique nécessairement supérieur au roman et, dans
l'ordre du premier, le flamboyant plus parfait que le primitif, mais où personne
ne se demanderait ce qui est beau ou pas »
Plus grave : dans cette néo-scolastique, Lévi-Strauss voit surtout un mépris de
la vérité au profit d' une mise en scène factice des progrès de l'esprit, dont le
ressort serait « la contemplation esthétique de la conscience par elle-même », ce
qui aurait pour principal effet de détourner la philosophie de son rôle d' « ancilla
scientiarum », servante et auxiliaire de l'exploration scientifique. De ces années,
il ne reste rien sinon quelques « convictions rustiques »
Quinze ans plus tard, dans le Finale de L’homme nu, les termes sont très
semblables et encore plus cinglants : LS rappelle la rusticité de ses convictions
philosophiques, peu importantes à ses yeux. Il insiste en disant que son travail
ne contribuera guère qu'à une abjuration de la philosophie telle qu'on la pratique.
Il déplore les critiques véhémentes du structuralisme au nom de la personne
humaine ; en outre, il explique que, si les sciences humaines étudient leurs
objets à plusieurs niveaux distincts, le philosophe s'en tient à un seul niveau.
Philosophie et sciences n'ayant pas le même objet, la philosophie ne peut même
pas revendiquer d'être une auxiliaire de la science si bien que l'appel à une
philosophie auxiliaire de la science n'est même plus un vœu pieu mais une tâche
vouée à l'échec ; la philosophie ne peut donc pas « se bercer de l'illusion qu'il
suffit d'accepter le dialogue avec les sciences humaines, souvent d'ailleurs dans
une intention de rapine, pour parvenir à le relever » D'où également un destin
funeste prévu pour la philosophie destinée à devenir soit, à la suite de
l'existentialisme, une philosophie« auto-admirative », « jobarde », sorte de têteà-tête avec soi coupé du savoir scientifique et de l'humanité réelle ou bien un
« philosoph'art », prostituant esthétiquement les problèmes méthodes et
vocabulaires de ses devancières et jouant le faste contre le vrai...
30
2- de Rousseau à Freud. De quelques références majeures
Lorsqu'on l'interroge sur ses influences majeures, Lévi-Strauss donne des
références qui sont toujours sensiblement les mêmes : la géologie, Marx et
Freud, Rousseau
-La géologie, à cause de son aspect panchronique, déterminant un niveau de
sens qui précède et commande tous les autres (les spéculations agricoles, les
accidents géographiques, les avatars de l'histoire et de la préhistoire)
-C'est pour des raisons semblables qu'il énonce son admiration pour la
psychanalyse : une géologie à l'échelle individuelle qui découvre une rationalité
nouvelle se situant en-deçà de la conscience et qui amène à penser qu'il existe
pour la connaissance quelque chose de plus profond que les antinomies statiques
du rationnel et de l'irrationnel, de l'intellectuel et de l'affectif :« la catégorie du
signifiant qui est la plus haute manière d'être du rationnel » Ceci va le conduire
à une nouvelle théorisation de la notion d'inconscient, assez différente de celle
de Freud (un inconscient cognitif et catégoriel plutôt que pulsionnel)
-Enfin Marx, influence durable, majeure et complète puisqu'elle est à la fois
théorique et méthodologique, philosophique et scientifique : c'est Marx qui lui a
révélé que « la science sociale ne se bâtit pas plus sur le plan des événements
que la physique à partir des données de la sensibilité : le but est de construire
un modèle, d'étudier ses propriétés et les différentes manières dont il réagit au
laboratoire, pour appliquer ensuite ces observations à l'interprétation de ce qui
se passe empiriquement » (Tristes Tropiques, p.62) Plus généralement, il déclare
avoir emprunté la notion de structure à Marx et présente ses recherches comme
une contribution à la « théorie des superstructure s, à peine esquissée par
Marx » laissant à l’histoire – assistée par la démographie, la technologie, la
géographie historique et l'ethnologie – le soin de développer l'étude des
infrastructures proprement dites » De Marx il partage les convictions
matérialistes et l' « incontestable primat des infrastructures » (La Pensée
Sauvage, p.173) dialectiques (il faut donner tous ses droits à la praxis – activité
de transformation du monde qui est en même temps l'activité de transformation
de l' homme - ce qui ne va pas sans poser de problèmes, pointés par Lévi Strauss
lui-même, quand il s'efforce de distinguer Praxis et pratiques pour montrer
qu'entre les deux s'intercalent des schèmes (ibid.), schèmes dont on se sait plus
s'ils relèvent d'une praxis ou de contraintes indépendantes de l’initiative
humaine
Enfin, enfin, last but not least, il faut mentionner le nom et l'influence de JJ
Rousseau, la plus strictement philosophique de CLS. « Rousseau, fondateur des
sciences de l'homme » (deuxième chapitre d'Anthropologie structurale II) titre
est un programme et le propos développé e clair et puissant : JJ Rousseau fonde
l'ethnologie on seulement parce qu'il plaide et manifeste pour la création d'une
31
science positive du genre humain, à travers la très grande diversité de ses
manifestations mais encore parce que par un travail philosophique qui lui est
propre, il abolit un grand nombre de distinctions qui pourraient fonctionner
comme autant d'obstacles épistémologiques : la distinction du soi et de l'autre,
de l'intellectuel et de l'affectif, de la nature et de la culture, en particulier via la
notion de pitié. Par la pitié on pense l'identité et la différence (du soi et de
l'autre), la profonde liaison de l'intellectuel et de l'affectif, le passage du naturel
au culturel.
Plus généralement et même si un lecture rapide des Confessions pourrait faire
croire l'inverse, l'autobiographie de Rousseau est moins un exercice
d'introspection que de détachement de soi ou d'objectivation, nécessaire pour
l'ethnologue. La philosophie de Rousseau est un anti-cartésianisme au moins en
ce qu'elle détruit le principe du cogito, et l’humanisme replié sur lui-même et
stérile qui en résulte. LS voit même dans ce passage des Confessions ou
Rousseau reprend conscience après une chute et un évanouissement sont
intuition fondamentale, une sorte d'expérience mystique, en tout cas pleine et
entière ou la conscience se fond avec l'univers entier habitant les choses de sa
légère existence, expérience assez proche au moins sur le principe de celle que
le mythologue décrit lorsqu'il s'assimile la matière des mythes. Une expérience
de la connaissance où s'abolit la distinction du sujet et de l'objet.
3- De quelques philosophes contemporains
La philosophie a très vite pris acte du caractère majeur de l’œuvre de LéviStrauss. Peu de grands noms dans la philosophie française qui n'aient eu leur
mot à dire : Sartre, Merleau-Ponty, Derrida, Ricœur, Deleuze... (il faudrait peutêtre excepter Foucault qui parle peu de Lévi-Strauss, qui a réfuté l'étiquette
structuraliste et qui évoque plutôt l'autorité de Dumézil) toujours avec
admiration, souvent avec crainte, rarement dans un esprit productif (il faut
rendre à ce titre hommage à Deleuze (article « Le Structuralisme » dans
l’Histoire de la philosophie de François Châtelet)). Crainte parce que la citadelle
est menacée, parce que chacun a conscience de la rivalité entre anthropologie
structurale et philosophie que nous avons vu en première partie et qu'annonce
Lévi-Strauss. Les réactions ont cherché à prendre l'ethnologue au flou
conceptuel de sa pensée (voir, par exemple, V. Descombes, Le même et l'autre,
qui exécute Lévi-Strauss en quelque pages, sinon en quelques mots « la notion
d'un esprit humain qui élabore des structures si vague qu'il vaut mieux sans
doute sans doute renoncer à en chercher le sens » ce qui est faire peu de cas de
l’œuvre, ramené à une « philosophie d'ingénieurs »), au piège de sa propre
critique (on peut penser au Derrida de La Grammatologie, qui voit dans les
leçons tirées de la leçon d'écriture chez les Nambikwara de Tristes Tropiques
une sorte d'ethnocentrisme à l'envers, valorisant la naïvement la parole contre
32
l'écriture pour sa spontanéité et sa sincérité, LS redonnant ainsi crédit au mythe
du bon sauvage), à préciser les conditions de possibilité d'une analyse structurale
du mythe et donc à en tracer les limites afin d'en conjurer le réductionnisme (P.
Ricœur oppose les traditions ethnologiques européennes et américaines et
défend l'idée d'une richesse du mythe au delà du réductionnisme structuraliste,
richesse qui s'enrichit au fil du commentaire)
Le contemporain capital c'est néanmoins Sartre auquel LS a rendu des
hommages jamais dépourvus de nuances ou de modalisations ; cela se mesure à
la place que LS lui accorde, en particulier dans la Pensée Sauvage, mais aussi a
une certaine conceptualité (raison analytique, raison dialectique, histoire, praxis,
sujet). Le rapport est finalement assez simple et magistralement décrit par Jean
Pouillon sous la forme d'une sorte de joute « cannibalo-intellectuelle », chacun
essayant de « manger » l'autre. Pour Sartre l'anthropologie, fût-elle structurale
n'est qu'un des moyens et des moments par lesquels le pour-soi se comprend luimême, pour-soi qui dans la Critique de la Raison Dialectique se confond avec la
praxis, activité de transformation-compréhension de soi, qui passe par la
transformation du monde. Si l'on veut et pour schématiser, l'anthropologie peut
bien expliquer elle ne suffit pas à comprendre, parce que pour comprendre il
faut prendre en compte les projets de sujets engagés individuellement et
collectivement dans le monde et dans la réalité culturelle que d'autres leur ont
légué ( le fameux « pratico-inerte »). La raison dialectique seule permettant de
totaliser, les sciences humaines ne sont donc que des moyens pour la
philosophie. A cela Lévi-Strauss répond que les sciences humaines n'ont pas
besoin de la philosophie pour penser la totalité : elles le font très bien sans elle
et même deux fois : sur le plan des phénomènes ( de l'étude des données à leur
mise en système, de l'ethnographie à l'ethnologie), sur un autre plan, plus
profond, celui des structures (compréhension de la structuration des systèmes,
passage de l'ethnographie à l'anthropologie structurale).
Certes, comme le dit Jean Pouillon, au bout du compte, les problèmes que
rencontrent Sartre et Lévi-Strauss, l'anthropologie structurale et la raison
dialectique sont les mêmes, celui des totalisations sans totalisateurs (la langue
par exemple, conditionnant la parole). Qui est le mieux placé pour répondre à
cette question ? Pour Lévi-Strauss c'est l'anthropologie structurale qui est allée
le plus loin parce qu'elle tire ses leçons de la linguistique qui traite la langue
comme un système, qui réduit donc le sens à une combinatoire et qui devrait
finalement pouvoir ramener la fonction symbolique à des lois de système dont
l'étude incomberait au bout du compte aux neurosciences (même si cela ne dit
pas comment il est possible de passer de l'activité du cerveau à l'apparition de
systèmes collectifs dont les lois s'imposent à tous) Sartre développant une idée
plus complexe : les totalités ne sont jamais s et elles ne sauraient se penser que
par un mouvement de totalisation-détotalisation dont le langage est sans doute
33
l'exemple le plus éloquent, je pense aux pages de l'Idiot de la famille consacrées
à l'écriture et à la parole, celle-ci contribuant par leur pouvoir d'invention à
réaménager constamment la structure de la langue)
Il en résulte pour Lévi-Strauss une refonte des concepts de la philosophie
sartrienne : celui de sujet, celui d’histoire celui de praxis, refonte problématique,
nous en parlerons dans un dernier temps.
Refonte de la notion d’histoire, par le haut et par le bas :
Idéalement l'histoire pourrait être que le procès de déploiement de structures de
l'esprit humain, je devrais plutôt dire lorsqu'elle est histoire des systèmes de
représentations (mythes, par exemple) ou d'institutions. La pensée structurale
pourrait parvenir à penser l'histoire comme un processus réglé de
transformations, à la manière dont Marx pense les transformations des modes de
production à partir de la lutte des classes et de l'exploitation du travail. Il n'en
reste pas moins qu'elle représente aussi « la part de contingence irréductible
sans la quelle on ne pourrait concevoir la nécessité ».
Refonte de l'idée de praxis :
Il faut concevoir les pratiques humaines comme réglées par des catégories et
des schèmes qui sont le programme de pensée et d'action de tout être humain,
non comme une capacité d'initiative et de création quasiment bergsonienne...
Mais alors comment rendre compte de la créativité artistique, de la créativité en
général, à commencer par celle de Claude Lévi-Strauss, fondateur d'une
nouvelle méthode d'analyse des mythes ?
Refonte de l'idée de sujet:
Les critiques de LS furent très virulentes contre ce qu'il nomme « l'enfant
chéri » (et donc gâté) de la pensée occidentale. Le sujet est écarté à la fois
comme objet d'observation, comme alpha et oméga de la praxis, mais aussi
comme alpha et oméga de la connaissance. Les mythes « se pensant entre eux »
répète LS, le mythologue n'étant que le lieu, la case vide ou les mythes viennent
se penser – mais cette façon métaphorique des désigner l'activité du mythologue
ne nous renseigne guère sur les conditions de possibilité de son discours, de sa
méthode.
On peut dès lors s'interroger sur la pertinence de l'utilisation de ces concepts et
d'abord se demander s'ils ne sont pas davantage un fardeau que des outils
commodes - même si l'on sait que LS est assez habile pour se débarrasser de ce
fardeau, considérant que l'interrogation philosophique n'est qu'un aspect
anecdotique de son travail... Bref, pas de considérations philosophiques sans un
travail sur les faits. On peut bien forger des hypothèses mais après... Peut-être
restent-il des façons de penser inévitables, comme la distinction de l'âme et du
corps chez Spinoza
34
On doit bien constater que Lévi-Strauss y revient, sous une forme ou une autre
(interrogation sur la création artistique, la liberté dans le Regard éloigné) on
peut donc continuer de penser que la mise au clair de certains concepts reste une
exigence fondamentale pour qui prétend avoir quelque chose à dire à l'humanité,
sur les fondements de son savoir et qui, par ailleurs, légitime certaines prises de
positions éthiques, politiques ou esthétiques.
C'est un peu comme si Lévi-Strauss pensait qu'il était au fond le mieux placé
pour accomplir cette tâche, ce qui paraît un argument solide, même décisif. Il
nous semble pourtant que d'autres, confrontés aux même problèmes sont allés
un peu plus loin …
Une référence pour finir : je pense au dernier texte de Pierre Bourdieu,
l'Esquisse d'une auto-analyse qui comme son nom ne l'indique pas tout à fait est
à sa manière une forme de sociologie du sociologue.
Lévi-Strauss n'a rien donné de ce genre, utilisant soit une forme allégorique
(une pièce de théâtre composée entre deux expéditions dans le Mato Grosso, et
inspirée du Cinna de Corneille, décrivant les déchirements de l'ethnologue entre
sa société et celles qu'il étudie), soit le biais d'un hommage à Rousseau pour
lancer quelques pistes. Est-ce à dire qu'une ethnologie de l'ethnologue est chose
impossible, non-souhaitable, vaine ? Au fond, peut-on tenir autre chose qu'une
discours philosophique pour exposer quelques convictions, rustiques ou
élaborées qui sous-tendent ou concluent le discours scientifique ?
Le matérialisme, le réductionnisme, le positivisme revendiqués par
l'anthropologie structurale et même cette forme de nihilisme par laquelle
s'achève L'Homme Nu ne sont-ils pas quand même des options philosophiques ?
Nicolas Jampy
est Agrégé de philosophie, diplômé en 3ème cycle
d’anthropologie, et professeur en classes préparatoires
Nicolas JAMPY
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Claude Lévi-Strauss : repères biographiques
1908 Naissance à Bruxelles de parents juifs alsaciens.(Père artiste peintre, grand père
maternel rabbin.) Fait à Paris ses études secondaires et supérieures. Licence de droit,
agrégation de philosophie (1931). Plus tard, doctorat es lettres (1948).Il est d’abord
tenté par une carrière politique, jusqu’à devenir secrétaire parlementaire du socialiste
Georges Monet.
1932 Mariage avec Dina Dreyfus, ethnologue, qui va le convertir à l’ethnologie
1935 Part au Brésil comme professeur de sociologie (univ. de Sao Paulo). En même
temps dirige plusieurs missions ethnographiques dans le Mato Grosso et en
Amazonie. Il réunit les premiers matériaux à la base de sa thèse sur « les structures
élémentaires de la parenté » soutenue en 1949.
1939 Mobilisé comme agent de liaison, quitte la France pour les États-Unis en raison
des lois raciales et rallie la France libre en 1942. Rencontre à New-York Roman
Jacobson qui l’introduit à la linguistique structurale.
Affecté à la mission scientifique française il fonde avec Jacques Maritain et Jean
Perrin l’École libre des Hautes Etudes de N.Y.
1945 Conseiller culturel auprès de l’Ambassade de France. Se consacre à son travail
scientifique et publie « les structures élémentaires de la parenté » (1949). Cette
même année devient sous-directeur du Musée de l’Homme et occupe une chaire à
l’Ecole Pratique des Hautes Études sur « les religions comparées des peuples sans
écriture. »
1955 Parution de « Tristes Tropiques », son œuvre la plus connue et accessible
1958 Publication de « l’Anthropologie structurale » qui développe son décryptage des
peuples premiers et de leurs mythes.
1959 Est élu au Collège de France où il crée la chaire d’anthropologie sociale
1960 Fonde avec Emile Benveniste et Pierre Gourou la revue d’ethnologie
« L’Homme »
1961 Pendant une dizaine d’années se consacre en particulier à l’étude des sociétés
amérindiennes. Ses recherches donneront lieu à la série des « Mythologiques » qui
essuieront de nombreuses oppositions notamment des « Temps Modernes » de Sartre.
Dès cette décennie, son œuvre acquiert une notoriété internationale. Notamment avant
les idéologies et les partis, il dresse un constat sévère et radical du comportement de
l’homme face à la nature et réhabilite entre autres la « pensée sauvage »
1973 Est élu à l’Académie française (il en sera le premier centenaire)
1982 Il prend sa retraite (73ans) en constatant que sa pensée est souvent au cœur des
travaux contemporains en sciences sociales, tout en avouant, devant la déprédation
généralisée de la nature et le visage du modernisme, que décidément « il n’aime pas
son époque »
2008 Son œuvre, sélectionnée par lui-même, parait dans la Pléiade
2009 Nombreux hommages pour son centenaire et création d’un prix à son nom
2009 Claude Lévi-Strauss décède à Paris. Il a 101ans.
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