L’U
NION SOVIÉTIQUE DANS L
HISTOIRE
modifications qualitatives qui ébranlaient
le monde occidental. Comme l'indiquent
Lavallée et Nigoul, «l'organisation en
réseaux et la quasi-instantanéité des com-
munications qui lui est liée, la marchan-
disation généralisée, la transformation de
la planète en un marché unique, autori-
sent une autre organisation économique,
géographique et politique pour le capita-
lisme», «la mondialisation est une forme
moderne d'organisation du capitalisme à
l'heure de l'informatique en réseau».6
Cette nouvelle révolution industrielle,
succédant à celle qui, dès le XVIIIesiècle,
commença par l'introduction des
machines dans l'entreprise, réalise, au
profit des multinationales, le marché uni-
versel. Mis en réseaux, «l'ordinateur, l'in-
formatique démultiplient l'activité céré-
brale et donc créatrice de l'homme». Ces
outils de domination mondiale ont placé
entre les mains des dirigeants, américains
en premier lieu, des instruments qui leur
permettent de régner en maîtres.
En même temps, la circulation du capital
prend des formes quasiment patholo-
giques: la spéculation devient une fin en
soi, déconnectée de la production, créant
des «bulles» financières menaçant à la
longue le capitalisme d'implosion
Naturellement, on ne saurait reprocher
aux dirigeants soviétiques de n'avoir pas
rejoint ce marché mondial! Une écono-
mie dont le but est l'accroissement du
niveau de vie de la population ne peut ni
ne doit s'intégrer à un système dont l'ho-
rizon unique est le profit. Ainsi, «la crois-
sance s'est poursuivie, mais le décollage
vers la modernisation ne s'est pas pro-
duit».7
Le retard pris par l'URSS à développer
des réseaux informatiques, dont l'effica-
cité aurait particulièrement convenu à
son économie planifiée,a eu pour consé-
quence de freiner son évolution.
Les erreurs économiques
Ici se pose une question centrale: pour-
quoi ce retard, alors que le pays disposait
d'une élite scientifique parmi les plus
compétentes du monde?
La guerre avait constitué une terrible
épreuve pour toute la population. Les
dirigeants soviétiques, qui représentaient
le monde du travail dont ils étaient eux-
mêmes issus, ont favorisé l'amélioration
de la situation des classes populaires.
L'une des premières mesures qui fut
adoptée, dès qu'elle fut possible, c'est la
diminution de la journée de travail, rame-
née à sept heures (et même à six dans les
professions difficiles).
Des investissements essentiels, néces-
saires pour renouveler et non seulement
étendre les infrastructures, ne furent par
contre pas réalisés. On avait surtout
répondu à la volonté des gens de disposer
de davantage de biens de consommation;
ou encore de continuer à payer des loyers
très bon marché, ce qui avait toujours été
le cas.
On a reproché, non sans raison, à l'orga-
nisation planifiée de la production de
donner lieu à une bureaucratie beaucoup
trop lourde. C'était un handicap certain,
néanmoins, pour les simples gens, la com-
paraison n'était pas en faveur du capita-
lisme, dans lequel dominait le chômage,
la hausse constante du coût de la vie, l'in-
certitude du lendemain.
Cependant, la centralisation opérée par le
plan, qui avait été indispensable à
l'époque de l'industrialisation à marche
forcée, devint plus tard un frein.
Le problème principal semble avoir été la
difficulté à estimer les besoins (soit la
demande) pour pouvoir y adapter la pro-
duction (soit l'offre). La coordination
entre les producteurs de matières pre-
mières et les usines qui les utilisaient, par
exemple, laissait à désirer. La pénurie
endémique de certaines marchandises
provenait de cet état de fait. Bien
entendu, les partisans du libéralisme
crient victoire: «Nous vous l'avions bien
dit: le marché est indispensable!» C'est le
point de vue de ceux qui ne pensent
qu'aux profits.Malgré ses défauts, l'éco-
nomie soviétique a toujours conservé le
cap sur la satisfaction des intérêts popu-
laires.
En outre, dès 1965, conscients des
manques, les dirigeants soviétiques ont
engagé de nombreuses réformes par-
tielles, qui ont souvent amélioré la situa-
tion. Pourtant, le problème central restait
entier: comment enlever au plan sa rigi-
dité, sans mettre en cause la propriété col-
lective des fondements du pouvoir écono-
mique? Autrement dit comment sou-
mettre le marché au plan?
L'une des voies aurait peut-être été une
certaine extension de la petite propriété
privée artisanale, permettant un marché
des biens de consommation dont les indi-
cateurs auraient servi, dans ce domaine, à
une planification plus souple.
Quoi qu'il en soit, cette première expé-
rience socialiste devait se frayer un che-
min sans qu'aucun modèle ne lui serve de
guide. Ce qui est certain, c'est que les
conditions dans lesquelles elle s'est dérou-
lée sont très loin de celles que rencon-
trent, par exemple, les communistes
cubains. Et très loin aussi de celles qui
nous attendent.
Le principe fondamental sur lequel il est
exclu de transiger si l'on veut construire
une société plus juste, c'est la création
d'un pouvoir représentant les classes
exploitées et dont l'essence est le service
public généralisé des grands moyens de
production, de financement et d'échange.
Le déficit démocratique
La participation des forces populaires à la
construction d'une société nouvelle avait
été, malgré des difficultés majeures, un
élément clé qui avait permis la victoire de
la Révolution en 1917, la réalisation du 1er
et du 2eplan quinquennal, l'écrasement
de l'agression hitlérienne, la reconstruc-
tion.
Après le traumatisme de la guerre
(presque toutes les familles avaient été
atteintes d'une manière ou d'une autre)
et les énormes charges causées par la
réhabilitation des vastes territoires dévas-
tés,l'aspiration à l'élévation du niveau
social était générale. Le gouvernement,
dont c'était aussi l'objectif, s'y attela. La
politique de Khrouchtchev,puis de Brej-
nev fut en grande partie dictée par cette
priorité.
Il s'agissait d'abord de continuer sur
l'élan qui, avant la guerre, avait abouti à
des avancées spectaculaires, notamment
dans les domaines de l'enseignement,de
la culture et de la santé. Cela fut fait:
entre 1945 et 1975, de nouveaux millions
d'hommes et de femmes accédèrent à
une vie plus aisée.
S'établit ainsi, notamment sous Brejnev,
un «rythme de croisière» qui favorisait
incontestablement les travailleurs.
Mais, parallèlement, l'esprit critique s'ai-
guisait: les exigences des gens augmen-
taient - par exemple, le désir de voir les
magasins mieux approvisionnés, la possi-
bilité de pouvoir voyager à l'étranger. Il se
forma une importante catégorie de
citoyens et de citoyennes, en général d'un
niveau culturel élevé, qui, sans remettre
en cause les fondements du système, se
posaient la question de l'amélioration de
son fonctionnement.
La seule solution possible aurait été d'as-
socier les gens beaucoup plus étroitement
aux discussions et aux prises de décisions,
de promouvoir systématiquement des
débats nationaux sur les grandes orienta-
tions à prendre. Autrement dit, de recou-
rir à une véritable pratique démocratique
et de mieux soumettre au peuple les
questions centrales dont dépendait l'ave-
nir du pays.
Occupé en priorité à faire face aux visées
agressives américaines, le Parti, lui, ne
prit que tardivement conscience de ces
modifications de la société. La désigna-
tion de Gorbatchev, en 1985, comme
secrétaire général succédait à une longue
période pendant laquelle les anciennes
habitudes de direction perduraient, alors
qu'elles avaient perdu de leur efficacité.
Gorbatchev lui-
même ne sut pas
détecter quelles
étaient les mesures
fondamentales indis-
pensables.Il aurait
fallu, sans doute, s'at-
taquer en premier
lieu aux faiblesses
dans le domaine économique, en mainte-
nant bien sûr le service public des
grandes entreprises et une planification
rénovée, protégeant d'un retour du capi-
talisme.
Gorbatchev, qui souhaitait le maintien de
l'Union soviétique, soumit la question à
l'ensemble du peuple et un référendum,
parfaitement démocratique, eut lieu le 17
mars 1991: 70% des votants se prononcè-
rent pour le maintien de l'URSS.
Mais Gorbatchev s'était lancé, sans prépa-
ration suffisante, dans des réformes poli-
tiques qui libérèrent les forces, restreintes
au demeurant, souhaitant le démantèle-
ment du pays.
La restauration du capitalisme
Ces forces soutinrent Eltsine. Quelques
anciens dirigeants,qui craignaient le
retour au capitalisme, prirent la responsa-
bilité d'organiser un coup d'Etat qui
échoua rapidement,mais alla à fin
contraire: il permit à Eltsine de s'emparer
du pouvoir. Celui-ci abolit rapidement les
lois qui empêchaient la restauration de la
propriété privée des grands moyens de
production et d'échange. Les privatisa-
tions permirent la création de sociétés
anonymes qui, dans une atmosphère de
corruption généralisée, confisquèrent la
propriété publique,c'est-à-dire la presque
totalité du pouvoir économique.
Des résistances se manifestèrent, notam-
ment dans le Parlement de Russie libre-
ment élu. Tentant d'imposer son pro-
gramme de liquidation, Eltsine prit des
décrets en vue d'imposer une «adminis-
tration spéciale» que condamna la Cour
constitutionnelle. Des manifestations de
soutien aux parlementaires eurent lieu.
Comme un vulgaire Pinochet, Eltsine
organisa alors un coup d'Etat: le 4 octobre
1993, il fit arrêter les dirigeants du
Congrès des députés de Russie et bom-
barda le Parlement. Il y eut des centaines
de morts.
Le régime «libéral» instauré par Eltsine a
abouti à la restauration du capitalisme,
personnifié particulièrement par les «oli-
garques» qui, à la faveur des privatisa-
tions,prirent en main les leviers de com-
mande économiques et politiques,
comme c'est le cas dans tous les pays où
règne le capital.
Le bilan constitue une véritable preuve
de la supériorité d'un système basé sur la
prééminence du service public, qui, seule,
peut assurer à long terme les fondements
d'une société de justice sociale.A l'in-
verse, la propriété privée des grands
moyens de production conduit inexora-
blement à la misère du plus grand
nombre, tandis que s'enrichit une mino-
rité de plus en plus étroite.
Depuis 1991, en une vingtaine d'années,
en Russie, le niveau de vie s'est effondré:
les salaires ont considérablement baissé
(et restent souvent impayés), les prix ont
augmenté, notamment ceux des loyers. La
suppression de la quasi-gratuité des trans-
ports et des médicaments a provoqué des
manifestations dans plusieurs villes du
pays. Contre l'avis des communistes et
d'autres députés de gauche, un vaste pro-
gramme de «réformes» fut adopté par la
Douma. Il s'agissait de «remplacer les
nombreux avantages sociaux datant de
l'URSS par des compensations finan-
cières. [Des] manifestants, retraités,
anciens combattants, handicapés et
diverses autres personnes considérées
comme "vulnérables", seront les premiers
à ressentir les effets de cette réforme: ils
ne pourront plus recevoir des bénéfices
matériels (prix réduit pour les visites
médicales, les transports en commun ou
les maisons de repos). […] L'opposition
au projet semble forte au sein de la popu-
lation.»8
Les conséquences à long terme de la mon-
tée de la pauvreté, et même de la misère
pour beaucoup, apparaissent aux yeux
des plus favorables au régime actuel.
Joseph S. Nye, profes-
seur à Harvard et
ancien secrétaire
adjoint américain à la
Défense, écrit: « La
crise démographique
perdure, en raison de
soins de santé
publique déficients et
d'investissements insuffisants dans une
sécurité sociale digne de ce nom. La plu-
part des démographes tablent sur une
baisse notable de la population au cours
des prochaines décennies9
Les Russes vivent maintenant moins long-
temps: en 1970, l'espérance de vie était de
68,7 ans,aujourd'hui 66,6. L'âge de la
retraite va passer de 60 à 65 ans pour les
hommes, et, pour les femmes, de 55 à 65.
Le nombre des suicides est en augmenta-
tion: 73 hommes et 14 femmes par
100’000 habitants. 30% à 40% des gens,
victimes des bouleversements sociaux
depuis la chute de l'URSS, souffrent de
troubles psychiques.
Selon les Nations Unies, alors qu'elle
avait été une grande puissance indus-
trielle, la Russie est aujourd'hui au 71e
rang sur 174 Etats.
Sur le plan culturel, la catastrophe n'est
pas moins évidente: «La fréquentation
des théâtres, des salles de concert, des
cirques et des bibliothèques,de même
que la lecture d'ouvrages littéraires et les
abonnements à des journaux sont en
forte régression. L'alourdissement de la
charge de travail a contribué à rendre les
loisirs plus passifs,alors que ceux-ci
étaient bien davantage consacrés à la cul-
ture, quand, dans les derniers temps de
l'ère soviétique, le temps libre allait en
s'élevant.Et, pour accroître leurs revenus,
voire simplement pour survivre, de nom-
breux Russes ont augmenté leurs activités
agricoles et d'élevage sur leurs propres
parcelles, quitte à réduire leur temps de
sommeil et de loisirs. […] En dehors de
Moscou, la plupart des gens ont vu leurs
possibilités d'accès à la culture se réduire
considérablement. Les sociologues déplo-
rent d'autant plus la piètre qualité des
programmes de télévision que le petit
écran est devenu le loisir dominant. Sans
parler du déclin de la recherche scienti-
fique,de la fréquentation des établisse-
ments d'enseignement, des services médi-
caux et sociaux, sans parler non plus de la
chute des indicateurs de la vitalité démo-
graphique - autant de signe que la survie
même de la nation est désormais en
jeu.»10
En même temps, les nouveaux privilégiés
s'enrichissent scandaleusement.Touristes,
ils viennent,par exemple, en Suisse où ils
disposent de fonds considérables. A leur
tête, les «oligarques» ont pillé le pays; ils
en possèdent les principales ressources.
L'homme le plus riche de Russie est le
patron du géant de l'aluminium, privatisé
sous Eltsine: il est à la tête d'une fortune
de plus de 21 milliards de dollars, ce qui
était impensable sous le régime sovié-
ût 2009
III
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prise persistante de la promesse communiste, de l’absence de programme de rechange crédible et de la solidarité face aux dangers extérieurs. (photo DR)
«La croissance s’est pour-
suivie, mais le décollage
vers la modernisation ne
s’est pas produit.»
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