Mauvaise Nouvelle - Michel Serres se prend pour un révolutionnaire
Michel Serres se prend pour un
révolutionnaire
Par C. Auzies
Il est des petits livres qui marquent plus que certains pavés, tel est celui de Michel Serres, « Petite Poucette »1
bestseller depuis plusieurs mois se classant dans les 100 premières ventes d’Amazon depuis 290 jours. Que se
cache derrière ce titre un peu ridicule ? Tout simplement une tentative de réponse à une question qui doit tous
nous préoccuper et, en premier lieu, une interpellation destinée au corps enseignant : quelle est cette génération
montante ? Que lui transmettre ? Ne cherchez pas une analyse approfondie. Pas de référence, pas de note,
aucune bibliographie n’agrémente ce livre. Michel Serres, tel un vieux sage, cherche uniquement à décrire le mieux
possible ce « qui est », démarche finalement très philosophique à la portée du vulgus pecum. Tout d’abord,
revenons sur ce titre qui fait beaucoup pour la carrière de ce best-seller, c’est l’accroche marketing. Une Poucette
est une étudiante, une écolière qui, de nos jours, utilise davantage ses doigts pour pianoter sur son téléphone ou
sur son iPad ou autre notebook que de se servir de son cerveau. La très bonne comparaison avec le martyr de
Saint Denis, portant sa tête à bout de bras sert de fil conducteur à cette analogie qui, ma foi, est percutante
puisque imagée. Premier bon point de ce livre.
Le ton est sympathique, celui du vieux grand-père, que l’on peut entendre toutes les semaines sur la célèbre radio
étatique, France Info. L’auteur part du constat qu’il y a une vraie rupture dans notre société avec l’apparition d’un
« homme nouveau », la petite Poucette, engendrée par le développement du numérique et les bouleversements
sociétaux : le divorce, le tout-image, l’éloignement au réel. Jusque-là notre sage radiophonique ne s’est pas foulé !
Le portrait de cette génération est de prime abord assez gentillet et de bon sens mais, avec le recul, il se révèle
lapidaire et pas très élogieux. Jugez vous-même : Poucette est a-cervelée, distraite, incapable de se concentrer,
incapable de maitriser l’abstraction, sans Dieu ni maître, horriblement bavarde. En un mot, je dirai revenue à l’état
de nature ou autrement dit « sauvage ». Et pourtant, il souligne bien que cette génération possède des avantages
conséquents qu’aucune autre n’a eu avant elle : une bibliothèque universelle des savoirs disponible à tout moment,
que l’on nomme internet, le rêve de l’homme depuis l’Antiquité. Mais le problème, c’est que nous sommes dans le
virtuel et que cette génération à avoir trop d’information ne sait plus rien car elle a remplacé l’agir et le connaitre
par le néant et la « possibilité de ». L’auteur trouve cela proprement génial car il oppose « savoir » à
« innovation ». Selon son avis, « je pense, j’invente si je me distancie de ce savoir et de cette connaissance, si je
m’en écarte »2. Mieux vaut ne pas encombrer sa tête d’inutiles concepts mais rendre libre son cerveau pour
innover. Là, pas de développement, il s’inscrit dans la droite ligne de ces pédagogues pour qui le savoir ne doit
être qu’un moyen, jugé à l’aune de l’utilité qu’il dégage.
Plus problématique dans son livre, en ligne droite avec la dégradation du statut du savoir, est l’attaque directe du
métier de professeur. En gros, il n’a plus de raison d’être car il n’est qu’un répétiteur d’un savoir spécifique
accessible maintenant directement sur Wikipédia. D’où le renversement de présomption de compétence, car la
petite Poucette ayant accès à tout peut juger de tout et mettre en doute tout le monde. Le doute est généralisé, le
rêve de Descartes réalisé. La charge de la preuve est renversée du côté du professeur, ce qu’il dit est vérifié ou
contesté constamment. Poucette possède le savoir total, le professeur est inutile ! Même constat cinglant :
l’université, le lieu même, est morte, l’expertise et les spécialités terminées aussi. Fin du monde de l’enseignement,
adieu veaux vaches cochons. L’auteur, rappelons-le aussi professeur de son état, sonne le glas du monde
enseignant : « la diffusion du savoir ne peut plus avoir lieu dans aucun des campus du monde »3 fini kaput !!
Michel Serres poursuit son exposé en étrillant les générations précédentes composées de « petits transits », sans
personnalité qui écoutaient bêtement et sagement leur professeur. En voilà pour nous, exclus, éliminés de la
problématique. Il ne reste plus que petite Poucette et son grand vide à la place de la tête, sans professeur, sans
parent, tous les deux inadaptés. Que reste-t-il ? L’appartenance à une société ? Non, Michel nous informe que
notre étudiante préfère la virtualité des échanges, exit toutes les structures, l’Eglise, la famille, l’histoire, la société,
poubelle. Au final, il ne reste plus que les réseaux virtuels et l’individualité nue de petite Poucette. Chouette !!
s’écrie Michel Serres, il n’y a plus rien, rien qu’un collectif connecté et de là de conclure : « volatile vive et douce, la
société d’aujourd’hui tire mille langues de feu au monstre d’hier et d’antan, dur, pyramidal et gelé. Mort. »4 Du
passé faisons table rase…
Michel Serres pose un regard lucide sur cette génération montante. Tous ses constats sont vrais, vérifiables tous
les jours auprès de vos enfants, de vos étudiants ou des stagiaires. Pour autant, son livre est cynique voire
pernicieux car, au-delà du regard perçant qu’il pose, il ne conseille que la démission. Il ne veut pas transmettre
alors même qu’il en soulève la question. Il voit les réels avantages des nouvelles technologies mais pense que sa
génération n’a pas de place. Il colporte des idées fausses sur le savoir. Pourquoi n’a-t-il plus la volonté de rendre
vertueuse cette génération ? Pourquoi la laisser à l’abandon, esseulée au nom d’une rupture, d’un homme
nouveau ? N’est-ce pas encore une nouvelle utopie ? Cela a déjà eu lieu autrefois, par étape, en 1945, en 1968.
Les résultats sont mauvais, il suffit de regarder le niveau du bac ! Les têtes ne sont plus formées. Le retour d’une
société barbare est en cours. Par cet ouvrage, Michel Serres se range non plus aux côtés des philosophes mais à
ceux des pédagogues modernes qui ne cessent de glorifier la déconstruction avec un mépris à peine déguisé des
étudiants.