Le Tasse et La Jérusalem délivrée en quelques mots
Né le 11 mars 1544 à Sorrente, au cœur d’un royaume de Naples contrôlé par l’Espagne,
Torquato Tasso inaugure une destinée placée d’emblée sous l’étoile de la poésie puisque son
propre père, Bernardo, exerce le métier de poète parallèlement à ses fonctions de diplomate et de
secrétaire du prince de Salerne. Marquée par le Concile de Trente, qui élabore de 1545 à 1563 la
doctrine de la Contre-Réforme de l’Église Catholique, son enfance voit les guerres d’Italie s’apaiser
au terme de longues décennies de rivalités sans répit. Cette accalmie politique contraste alors avec
les premiers remous de la vie personnelle du jeune Torquato : conduit dès l’âge de dix ans loin de
sa sœur Cornelia, que ses oncles travaillent à enfermer dans un couvent pour de sombres histoires
de dot, il est confronté au décès de sa mère en 1557. Mais sous l’œil paternel, la formation
littéraire du Tasse n’en continue pas moins de s’étoffer. Entamée à Naples, puis poursuivie à
Rome, Venise et Padoue, elle croise le chemin d’écrivains et de critiques particulièrement en vue.
Le Tasse ne tarde pas à s’intéresser à de grands sujets épiques : alors que la publication du Roland
Furieux de l’Arioste est encore dans tous les esprits (l’édition définitive paraît en 1532) et que son
père achève un vaste Amadigi, il jette sur le papier les vers d’un poème intitulé Rinaldo, qui paraît
à Venise en 1562. Rompue à l’art de la rhétorique et de l’éloquence, nourrie d’Aristote et de
Pétrarque, sa plume commence à se faire remarquer.
Malmené par les étudiants et les professeurs de l’Université de Bologne, qu’il fréquente
passagèrement et contre lesquels il aurait rédigé des pages satiriques, il arrive à Ferrare, dont il
découvre avec éblouissement et la Cour et l’académie. Il ne tarde pas à entrer au service du Duc
d’Este, sous l’aile duquel il écrit des poèmes amoureux, des œuvres de circonstances, des sonnets
et une pastorale en cinq actes : l’Aminta. Mais c’est avec sa Jérusalem délivrée, achevée au
printemps 1575, qu’il accouche de son œuvre majeure. Composée de vingt chants, cette épopée
relate la façon dont Godefroy, chef de guerre aussi pieux que charismatique, conduit les Croisades
en terres saintes pour reprendre Jérusalem aux « infidèles ». Jalonné de descriptions de duels et de
batailles entre chevaliers chrétiens et forces de l’Orient, ce récit monumental multiplie les
séquences surnaturelles de surgissements de démons et d’interventions divines. Jérusalem finit par
être reprise par les Croisés, mais au terme d’une lutte acharnée, également rendue mouvementée
par des combats amoureux entre guerriers valeureux – Renaud, Tancrède -, princesses étrangères –
Herminie, Clorinde - et sorciers redoutables – Armide ou son oncle Ismen. Si Argant ou le roi
Soliman constituent des ennemis redoutables, c’est aussi aux femmes qu’il revient de jeter les
chrétiens dans le trouble. D’une beauté et d’une sensualité irrésistibles, la magicienne Armide
séduit ainsi plusieurs Croisés, qu’elle réduit à la captivité dans son château enchanté. Il s’en faut
de peu pour que l’issue de la guerre ne tourne à l’avantage des forces orientales : sous la plume du
Tasse, le désir charnel menace le sort du monde ! Mais il est toujours sublimé sous la forme d’une
conversion et d’un abandon à l’autre, comme le montrent l’issue du combat de Tancrède et
Clorinde ou l’union finale de Renaud et Armide.
Moment charnière dans son œuvre poétique, l’année de la Jérusalem délivrée est entachée par
l’apparition de ses premiers troubles psychiques et physiques. Probablement affaibli par l’intense
rédaction de sa Jérusalem délivrée et meurtri par les accusations d’hérésie qui accueillent son
épopée, il commence à développer un sentiment de persécution qui ne va cesser de s’amplifier.
Un pas est franchi lorsqu’en juin 1577, il jette un couteau contre un serviteur de la cour de
Ferrare. Enfermé sur ordre du Duc, il réussit à s’échapper – avec l’aide, dit-on, de la princesse
Eleanor d’Este – et vagabonde jusqu’à Turin, en passant par Mantoue et Vercelli. Lorsqu’il revient
à Ferrare en 1579, son angoisse prend un tour encore plus violent qu’auparavant : le duc le fait
enchaîner le 11 mars à l’hôpital Sainte-Anne après que son poète a osé l’injurier. C’est le début
d’une réclusion où le délire de persécution, combiné à une santé physique chancelante,
développe en lui une série de visions cauchemardesques qui tiennent de la folie. Comble de
l’injustice : son œuvre est publiée partout sans sa permission et connaît de multiples traductions à
travers toute l’Europe. La fortune de la Jérusalem délivrée est ainsi inversement proportionnelle à
l’infortune du poète : c’est cet écart qui va faire entrer le Tasse dans la mythologie des écrivains
maudits qui fascineront des artistes comme Goethe ou Leopardi…