une poésie autour de la philosophie

publicité
DOMINIC FONTAINE-LASNIER
UNE POÉSIE AUTOUR DE LA PHILOSOPHIE
É T U D E DU D I A L O G U E
SARTRE-BATAILLE
Mémoire présenté
à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval
dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie
pour l'obtention du grade de Maître es Arts (M.A.)
FACULTÉ DE PHILOSOPHIE
UNIVERSITÉ LAVAL
QUÉBEC
2008
© Dominic Fontaine-Lasnier, 2008
i
RÉSUMÉ
Georges Bataille (1897-1962) publie en 1943 un essai étrange, à mi-chemin entre le
récit mystique et la philosophie : L'expérience intérieure. La même année, Jean-Paul Sartre
(1905-1980) consacre à cet ouvrage une critique particulièrement polémique intitulée « Un
nouveau mystique ». Dans les dix années qui suivront, Bataille écrira au moins six textes en
réaction à Sartre ou à l'existentialisme, dans lesquels il clarifie sa position tout en précisant
de plus en plus ce qui l'éloigné de celle Sartre. Du côté de ce dernier, cependant, on ne
trouvera plus aucun texte directement adressé à Bataille, même si la polémique engagée
avec lui se poursuivra indirectement dans plusieurs de ses écrits. C'est ce dialogue entre
Sartre et Bataille que nous analyserons dans ce mémoire ; notre but est de clarifier, à la
lumière des critiques de Sartre, la démarche philosophique de Bataille.
ii
REMERCIEMENTS
J'aimerais remercier mes évaluateurs pour la lecture à la fois généreuse et critique
qu'ils ont faite de ce mémoire. Plus particulièrement, je remercie M. Gilbert Boss pour les
discussions éclairantes que nous avons eues, ainsi que pour la liberté qu'il m'a accordée
dans la rédaction de ce travail. Je remercie également Mme Anne Staquet pour sa
correction attentive et clairvoyante, et M. Philip Knee pour ses commentaires perspicaces et
enrichissants.
Surtout, je remercie Hélène Boulé, pour tout.
Je dédie ce mémoire à ma fille, Adèle.
iii
TABLE
DES
MATIÈRES
R É S U M É
I
R E M E R C I E M E N T S
II
TABLE
DES
M A T I È R E S
I N T R O D U C T I O N
PAR LE PHILOSOPHE »
C H A P I T R E
LE RÉQUISITOIRE
I
-
-
« UNE SOUFFRANCE DE LANGAGE ÉPROUVÉE
1
« UNE POÉSIE AUTOUR DE LA PHILOSOPHIE »
DE SARTRE
C H A P I T R E
I I - « U N NOUVEAU TYPE DE DISCOURS...: QUELQUE
CHOSE COMME LE RÉCIT ET L'ESSAI DRAMATIQUES »
DE BATAILLE
11
12
13
13
16
18
18
19
19
20
20
21
24
24
25
27
30
32
32
34
36
36
40
42
42
Le principe d'insuffisance
Le primat de la vie sur la pensée
Le déchaînement de la poésie
La présence de l'absence
Une morale de la communication
Une philosophie dramatique
C O N C L U S I O N
9
9
«Un nouveau mystique »
1. Première critique : Sur la clarté de la communication
1.1 La forme
La haine du langage
Un ton dogmatique
1.2 Le contenu philosophique
Le drame d'un seul homme
1.3 L'expériepçe-intérieure
Une expérience irréalisable
Une expérience inutile
2. Deuxième critique : Sur la mauvaise foi de Bataille
La notion de mauvaise foi dans la philosophie
sartrienne
2.1 La forme
De la prose poétique
Qu 'est-ce que la prose ?
Qu 'est-ce que la poésie ?
Une littérature d'alibi
2.2 Le contenu philosophique
Entre scientisme et existentialisme
Le sens du fantastique
2.3 L'expérience intérieure
Le supplice fantastique
Conclusion de la critique de Sartre
LA DÉFENSE
III
-
B I B L I O G R A P H I E
« QU'IMPORTE LA PHILOSOPHIE ! »
43
49
54
63
66
75
82
89
INTRODUCTION
« U N E S O U F F R A N C E DE L A N G A G E É P R O U V É E
PAR LE P H I L O S O P H E 1 »
Faire œuvre de théorie, faire œuvre de poésie : les
intellectuels hésitent entre ces deux devoirs. On doit
habituellement trancher dans les livres qu'on écrit
depuis que s'est éloigné le temps heureux où Platon,
le vénérable ancêtre, pouvait jouer librement sur les
deux tableaux suivant que la chose à démontrer
exigeait l'une ou l'autre des deux preuves.
FERNAND DUMONT2
I
l peut paraître étonnant, en effet, de constater à quel point Platon, qui critiquait les
poètes jusqu'à vouloir les bannir de la Cité3, usait lui-même de poésie - au sens large
de figures de styles, de mythes, de dialogues et de fictions - dans ses œuvres
philosophiques. Il faut se rappeler toutefois que sa critique concernait avant tout le rôle des
poètes dans le domaine politique : Platon leur reprochait en effet - en les associant dans ce
contexte aux « sophistes » - de préférer renonciation à l'énoncé, autrement dit d'user de
belles paroles - et non de la logique des faits - pour convaincre ou paraître plus intelligents
qu'ils ne le sont en réalité, dans les débats publics.
En son sens platonicien, nous dit Alain Badiou, la philosophie expose ce qu'elle dit au jugement
public, suppose des règles logiques partagées, dialogue avec le premier venu. Elle destitue ainsi
l'autorité de celui qui énonce, au profit de la valeur intrinsèque de ce qui est énoncé. [...] Or, la
poésie, si généreuse qu'en soit la beauté, est indubitablement une forme autoritaire de la
déclaration. Elle ne s'autorise que d'elle-même, répugne à l'argument, énonce ce qui est dans la
forme sensible de ce qui s'impose sans avoir à partager cette imposition.4
1
J.-F. LOUETTE. « Existence, dépense : Bataille, Sartre », dans Les Temps Modernes, n° 602, décembre
1998 et janvier-février 1999, p.31.
2
F. DUMONT. La vigile du Québec. Octobre 1970 : l'impasse ?, Montréal, Hurtubise HMH, 1971, p.18.
3
Cf. Le livre X de La République, 595a-621d.
4
A. BADIOU. « Platon, notre cher Platon ! », Le Magazine littéraire, no 447, nov. 2005, p.33-34.
2
C'est de fait l'une des exigences les plus claires de la philosophie que d'avoir à
exposer ce qu'elle dit au jugement public, donnant ainsi la chance au premier venu
d'évaluer la valeur intrinsèque de ce qui est énoncé. Mais c'est aussi ce qui la distingue le
plus de la poésie, où ce qui est dit n'a pas à être justifié. Dès lors, et contrairement, peutêtre* à ce qui fut le cas pour Platon lui-même, on comprendra qu'un philosophe qui essaie
de se situer sur les deux plans à la fois - celui de la poésie et celui de la philosophie -, attire
inévitablement la suspicion sur son œuvre : c'est en tout cas ce que n'a pu éviter l'écrivain
français Georges Bataille, dont l'œuvre majeure - L'expérience intérieure, publiée en 1943
- fut condamnée par la critique dans les termes les plus durs, allant de la « mystification » à
la « psychasthénie ». De toutes les critiques contemporaines de cette œuvre, c'est toutefois
celle de Jean-Paul Sartre, intitulée « Un nouveau mystique5 », qui nous a semblé la plus
intéressante, tant par sa perspicacité que par sa virulence. Notons au passage que cette
critique condamne Bataille pour des motifs qui rappellent étrangement ceux qu'évoquait
Platon à l'endroit des poètes... Mais l'intérêt profond de la critique de Sartre vient du fait
qu'elle nous aide « à mettre l'essentiel en relief5 » dans une œuvre qui, de l'aveu même de
Bataille, apparaît parfois « incertaine et peut-être inintelligible.7 » C'est d'ailleurs le
problème que nous nous proposons d'examiner dans ce mémoire, à savoir si l'œuvre de
Bataille, étant donné ses passages obscurs et l'impression de vague qui en découle, n'est
pas seulement, malgré sa prétention philosophique, une forme de poésie - ou en d'autres
D
mots, « une poésie autour de la philosophie ».
La question est d'autant plus pertinente que le point de vue recherché par Bataille est
explicitement celui de la sensibilité : « La philosophie en général est une question de
contenu, mais je fais, pour ma part, appel davantage à la sensibilité qu'à l'intelligence et,
dès ce moment, c'est l'expression, par son caractère sensible, qui compte le plus.9 » Or, sur
5
Cette critique est d'abord parue en trois volets dans les Cahiers du Sud, en 1943, nos 260, 261 et 262. Elle a
été reprise dans J.-P. SARTRE. Situations, I, Critiques littéraires, Coll. « folio/essais », Paris, Gallimard,
1947, p.133-174. Les références renvoient à ce livre.
6
G. BATAILLE. « Réponse à Jean-Paul Sartre. (Défense de /"'expérience intérieure") », 4e appendice, dans
Sur Nietzsche (1945), OC VI, Paris, Gallimard, 1973, p.240.
7
G. BATAILLE. Le Coupable (1944), dans OC V, Paris, Gallimard, 1973, p.254.
8
G. BATAILLE. « La vie des lettres », Entretien avec Pierre Barbier, le 10 juillet 1954, reproduit dans le
recueil Une liberté souveraine. (Textes et entretiens réunis et présentés par Michel Surya). Paris, Farrago,
2000, p.l 18. (Nous soulignons.)
9
Ibid, p.l 17-118. (Nous soulignons.) - Bataille réaffirme maintes fois ce point de vue : a J'ai procédé de
cette manière dans ce livre où j'ai tenté sinon d'épuiser les aspects multiples de l'érotisme d'en réduire un
3
le plan conceptuel, cette perspective entraîne inévitablement la difficulté suivante :
F« expérience intérieure » dont il est justement question dans son œuvre « n'est pas
accessible aisément10 » ; chaque lecteur doit découvrir par lui-même, dans ce que dit
Bataille, Y au-delà de ce qui est dit : l'épreuve sensible - bel et bien sensible - de ce qu'il
nomme l'« expérience intérieure ». Autrement dit, « il faut vivre l'expérience11 » et le livre
de Bataille n'en est pas la « sèche traduction verbale, exécutable en ordre.12 » Bataille n'a
jamais caché que cette exigence représentait l'une des plus grandes insuffisances de son
œuvre ; il assure néanmoins qu'une « telle expérience n'est pas ineffable1 » et qu'il la
« désire accessible à d'autres, [auxquels elle] manque sans doute.14 » C'est d'ailleurs pour
résoudre en partie cette difficulté qu'il a eu recours à la poésie : cette dernière « introduit
l'étrange [...] par la voie du familier15 » et son pouvoir d'évocation lui permet d'indiquer
toujours plus que ce qui est dit.
Il n'est donc pas question pour Bataille de nous laisser seuls et sans guide sur le
chemin de l'« expérience intérieure », car si son livre n'est pas la stricte transcription, sous
forme de méthode ou de recette, de cette expérience, il ne nous en offre pas moins une
analogie. En effet, « l'expression de l'expérience intérieure doit de quelque façon répondre
à son mouvement16 », nous dit Bataille, ce qui veut dire - à notre avis - que la lecture de
cette œuvre est susceptible de nous plonger dans un état semblable à celui de l'« expérience
intérieure ». C'est ce que confirmera Sartre, d'une certaine manière, en parlant du
« mimétisme17 » de Bataille et du fait que son livre s'inscrit dans « le genre de l'essaimartyre18 », où l'auteur cherche à révéler de lui-même ce qui peut « choquer, déplaire, faire
rire, pour donner à [son] entreprise toute la gravité périlleuse d'un acte véritable.19 » Mais
Sartre n'admettra cependant pas la réussite de cette analogie : « Je remarque seulement [que
certain nombre à l'unité d'un point de vue qui toujours est celui de la vie sensible. » [« L'Erotisme (projet
d'une conclusion) », dans L'Arc, no 32, 1967, p.83]
10
G. BATAILLE. L'expérience intérieure (1943), dans OC V, Paris, Gallimard, 1973, p.21.
11
Ibid, p.2l.
l2
Ibid,p.lZ.
13
Ibid, p. 10.
14
G. BATAILLE. Le Coupable, p.264.
15
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 17.
,6
/èW.,p.l8.
17
J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », dans Situations, I, p. 137.
18
Ibid, p.134.
19
Ibid, p.135.
4
Bataille] échoue lorsqu'il veut nous donner la méthode qui nous permettrait de [réaliser
l'expérience intérieure] à notre tour.20 » Ainsi donc, pour Sartre, l'œuvre de Bataille n'est
pas suffisamment claire pour être du domaine de la philosophie : son autorité ne repose
jamais essentiellement sur la valeur intrinsèque de ce qui est énoncé, mais sur
« l'expérience elle-même21 », à laquelle le livre ne conduit que vaguement, par le détour
des évocations poétiques.
La problématique que nous venons d'esquisser semble indiquer d'elle-même les voies
par lesquelles nous pourrons la résoudre. Dans un premier temps, il nous apparaît
nécessaire d'analyser plus attentivement la critique de Sartre, car sa réaction au livre de
Bataille représente, en un sens, la réaction du « lecteur ordinaire » de L'expérience
intérieure, qui est en quelque sorte frappé de stupeur devant le mystère qui semble se
dérober sans fin à ses efforts de compréhension. Il va de soi, cependant, qu'avec Sartre
nous avons affaire à un « lecteur ordinaire » d'exception : c'est, bien entendu, ce qui nous
permet d'espérer de sa critique qu'elle nous révèle des aspects importants de L'expérience
intérieure. Dans un second temps, il nous faudra examiner de plus près la « méthode » de
Bataille, car la critique de sa pensée - et plus généralement l'hésitation à situer son oeuvre
dans le domaine de la philosophie, voire le refus de le faire - semble dépendre étroitement
de la légitimité que l'on accorde ou non à cette méthode, que Bataille qualifiait de
« dramatique22 ». Le but de cette méthode, fondée d'une part sur la poésie capable de
détourner le sens des mots, et d'autre part sur la mise en scène « d'expériences
paroxystiques et haletantes23 », est évidemment « de ne pas s'en tenir à l'énoncé, d'obliger
à sentir24 », pour pouvoir « déborder ce que la philosophie [a de] trop intellectualiste [et]
mettre fin à une souffrance de langage éprouvée par le philosophe25 ». Mais alors, y a-t-il
encore des raisons de nommer cela « philosophie » ? C'est ce que nous tenterons de savoir.
4c Je *
20
Ibid, p. 173.
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.19.
22
Ibid., p.26.
23
J.-M. BESNIER. « Le philosophe et le paysan », dans Lignes 01 (nouvelle série), Paris, Éditions Léo Sheer,
mars 2000, p. 141.
24
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.26.
25
J.-F. LOUETTE. op. cit., p.31.
1
5
La confrontation entre Bataille et Sartre ne s'est guère limitée à la critique de
L'expérience intérieure. Il y eut, par la suite, de nombreux échanges entre les deux
hommes. En 1944 - immédiatement, donc, après leur polémique initiale - Bataille et Sartre
se rencontrèrent souvent, dans un climat presque amical cette fois, lors d'une « série de
fiestas nocturnes, dont la plus célèbre est celle qui se passe chez Michel Leiris », leur ami
commun. Le 5 mars de la même année, Bataille prononça chez Marcel More une
conférence sur le thème du péché27, devant un public d'intellectuels28 dont Sartre faisait
partie. Pour ce dernier, il semble que l'allocution de Bataille ait été l'occasion de mieux
comprendre le point de vue général de L'expérience intérieure ; malgré cela, les deux
hommes ne sont pas pour autant tombés d'accord sur l'essentiel, comme l'explique Michel
Surya, le biographe de Bataille :
Si cette conférence [...] ne leur permit pas de trouver soudain un réel et définitif terrain
d'entente, elle présenta toutefois l'avantage de dissiper aux yeux de Sartre la confusion
intentionnellement entretenue par Bataille dans l'emploi de certaines de ses notions, sous le
couvert desquels Sartre s'aperçut enfin que Bataille parlait de « choses entièrement
différentes », et qu'il ne recourait aux notions de la morale et de la religion que pour les
29
récuser ensuite.
26
J. RISSET. « Un dialogue inaccompli », dans Lignes 01 (nouvelle série), Paris, Éditions Léo Sheer, mars
2000, p.56. - Simone de Beauvoir raconte un souvenir de ces fiestas dans La force de l'âge : « Nous étions
toute une foire, avec ses histrions, ses charlatans, ses pitres, ses parades. Dora Marr mimait une course de
taureaux ; Sartre au fond d'un placard dirigeait un orchestre ; Limbour découpait un jambon avec des airs
de cannibales ; Queneau et Bataille se battaient en duel avec des bouteilles en guise d'épée ; Camus,
Lemarchand jouaient des marches militaires sur des casseroles ; ceux qui savaient chanter chantaient et
aussi ceux qui ne savaient pas ; pantomimes, comédies, diatribes, parodies, monologues, confessions, les
improvisations ne tarissaient pas. » [cité par J. RISSET. op. cit., p.56.] - D'autres « fiestas » ont également
eu lieu dans un atelier du peintre Balthus où Bataille venait d'emménager : «Sur l'intervention de Pierre
Klossowski, [Bataille] loge tout l'hiver 1943-1944 dans l'atelier du frère de celui-ci, le peintre Balthus, 3
cour de Rohan (Vf arrondissement [de Paris]j, atelier que Jean Piel décrit comme une "espèce de grenier
meublé d'un lit gothique à baldaquin et d'un amoncellement de vieilleries ". » [M. SURYA. Georges Bataille,
la mort à l'œuvre, Paris, Gallimard, 1992, p.425.] Bataille commente d'ailleurs lui-même ces fiestas avec
Sartre dans son livre Sur Nietzsche : « Heureux de me rappeler la nuit oùj 'ai bu et dansé — dansé seul comme
un paysan, comme un faune, au milieu des couples. Seul ? A vrai dire, nous dansions face à face en un
potlatch d'absurdité, le philosophe - Sartre - et moi. [...] Le troisième personnage était un mannequin formé
d'un crâne de cheval et d'une vaste robe de chambre rayée, jaune et mauve. Un triste baldaquin de lit
gothique présidait ces ébats. » [G. BATAILLE. Sur Nietzsche, p.90.]
27
Cette conférence et la discussion qui en a suivi ont été retranscrites et publiées sous le titre de « Discussion
sur le péché » dans la revue Dieu vivant, no 4, 1945. L'ensemble de ce texte est repris dans G. BATAILLE,
« Discussion sur le péché », OC VI, Paris, Gallimard, 1973, p.315-359.
28
Étaient présents et participèrent à cet événement : Adamov, Blanchot, Burgelin, Camus, de Gandillac,
Hyppolite, Klossowski, Leiris, Lescure, Madaule, Marcel, Massignon, Merleau-Ponty, More, Paulhan,
Prévost, de Beauvoir, Sartre et les R. P. Daniélou, Dubarle, Maydieu.
'"9 M. SURYA. Georges Bataille, la mort à l'œuvre, p.410. - Jean Hyppolite, qui assistait également à la
conférence, semble avoir eu la même réaction : « Je ferai, moi aussi, une différence entre la perspective que
donne le livre et celle de la conversation. Je ne vous connaissais pas, vraiment je suis mieux arrivé à
6
Car il est vrai que Bataille entend « par expérience intérieure ce que d'habitude on
nomme expérience mystique : les états d'extase, de ravissement, au moins d'émotion
méditée.30 » Mais il y introduit une nuance qui change tout : son expérience est « libre
d'attaches, même d'origine
», ce qui veut dire qu'elle ne débouche pas sur la rencontre de
Dieu, comme c'est le cas dans la plupart des expériences religieuses. Autrement dit, si
l'expérience intérieure de Bataille représente bien cette rencontre de l'individu avec le
Tout, le Tout ici renvoie au Vide, à l'absence de Dieu, de telle sorte enfin que cette
expérience se vit littéralement comme une perte : l'individu, ne découvrant rien au fond de
l'épreuve, ne fait rien d'autre que l'expérience de la perte du sens de Tout, comme s'il
prenait conscience, pour la première fois, « de ce que signifie, de ce qu'implique la mort :
tout ce qu'on est se révèle fragile et périssable, ce sur quoi nous basons tous les calculs de
■j'y
notre existence est destiné à se dissoudre dans une espèce de brume inconsistante... » Ce
détournement du sens de l'expérience mystique révèle selon nous la lucidité douloureuse de
Bataille - lucidité qui avait d'abord échappé à Sartre.
Après la conférence chez Marcel More, Sartre ne réagira plus aux livres publiés par
Bataille - tout au plus mentionnera-t-il, ça et là dans ses textes, le nom de Bataille ou
quelques-unes de ses idées. On peut donc conclure qu'à partir de ce moment, la référence à
Bataille devient pour Sartre non pas inexistante, mais implicite. Jean-François Louette a
d'ailleurs démontré que Le Sursis, un roman de Sartre publié en 1945, parodie, en de
nombreux passages, le style et les thèmes de Bataille. Et contrairement à ce qu'on pourrait
croire, la parodie n'est pas un exercice purement désinvolte : « quelle que soit la part de la
moquerie, nous dit J.-F. Louette, une si éclatante parodie suppose une attention extrême.
Parodier, c'est comprendre en profondeur pour distendre en toute rigueur ; c'est incarner un
comprendre votre position ici que par votre livre — dans la mesure où vous m'accorderez que j'y suis arrivé.
[...] Écrite dans un autre langage, votre œuvre ne produirait pas la même impression, si par exemple vous
vous passiez des concepts chrétiens dont vous pourriez peut-être, logiquement, vous passer. Votre livre
m'aurait infiniment moins intéressé s'il avait été écrit autrement. [...] Il y a une profondeur dans votre
expérience qui dépasse tout système logique. » [« Discussion sur le péché », p.357.]
30
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 15.
3l
Ibid.,p. 15.
32
Cité par M. CHAPSAL. « Georges Bataille », dans Quinze écrivains. Entretiens, Paris, René Julliard, 1963,
p.20.
7
texte pour s'en écarter. J » Ainsi, malgré leur différend, il semble qu'il y eut une « vraie
proximité34 » entre Sartre et Bataille, proximité que nous explorerons dans ce travail.
Cette proximité se confirme d'ailleurs du fait que Bataille a continué de s'adresser
explicitement à Sartre. De 1945 à 1952, il a en effet publié au moins six textes portant soit
sur des parutions de Sartre, soit sur l'existentialisme. Dans ces textes, Bataille répond à la
critique d'« Un nouveau mystique » et clarifie sa position générale ; pour ses lecteurs, ces
répliques sont évidemment l'occasion de prendre la mesure de la critique de Sartre,
puisqu'elles permettent de voir sur quels points Bataille s'est senti le plus attaqué et s'est
donc défendu avec le plus d'ardeur. Dans ce mémoire, nous avons justement voulu profiter
de cet éclairage offert par le dialogue Sartre-Bataille afin de mieux comprendre
L'expérience intérieure. Notre méthode s'inspire donc de cet échange, que nous avons en
quelque sorte reconstitué : notre premier chapitre analyse la critique de Sartre, tandis que
notre deuxième chapitre examine les répliques de Bataille.
Plus précisément, notre premier chapitre répond à un double objectif : d'abord, offrir
une synthèse d'« Un nouveau mystique » qui en montre les critiques les plus importantes,
articulées autour des thèmes de la clarté et de la mauvaise foi ; ensuite, examiner de plus
près les fondements de ces critiques, qui reposent sur les thèses développées dans L'être et
le néant (1943) et dans Qu 'est-ce que la littérature ? (1948).
J.-F. LOUETTE. op. cit., p.36. - L'auteur donne de nombreux exemples, dans cet article, d'un parallèle
possible entre Le Sursis et L'expérience intérieure. — Ce parallèle est par ailleurs confirmé par Claude
Lanzmann et Michel Deguy, pour qui « les échanges, les transactions, les contaminations entre Sartre et
Bataille sont frappantes. » [C. LANZMANN et M. DEGUY. « Bataille aux TM. Dialogue d'ouverture », dans
Les Temps Modernes, n° 602, décembre 1998 et janvier-février 1999, p.7.] On remarque également que dans
« Orphée noir », Sartre endosse entièrement la conception bataillienne de la poésie : « La réaction du parleur
à l'échec de la prose c'est en effet ce que Bataille nomme l'holocauste des mots. [...] De Mallarmé aux
Surréalistes, le but profond de la poésie française me paraît avoir été cette autodestruction du langage. » [J.P. SARTRE. «Orphée noir» (1948), dans Situations, III, Paris, Gallimard, 1949, p.246-247.] Finalement,
voici une description du style de Sartre qui confirme, de manière générale, ce parallèle avec Bataille :
« Geneviève Idt invite à chercher ailleurs la singularité de Sartre et même l'explication de son succès : "dans
sa souplesse à s'emparer des langages qui l'entourent et à les brasser ", dans une virtuosité imitative qui fait
de son œuvre un immense palimpseste, une littérature tout entière au second degré, nourrie de collages et de
brassages, citations et plagiats inavoués, références tacites et réminiscences inconscientes, pastiches et
parodies. Elle en arrive à dire : "Tout énoncé sartrien, sauf en de rares exceptions où surgit le pathétique,
semble écrit entre guillemets, avec points d'ironie, ou parasité, comme l'est un message ou un hôte, par des
voix étrangères ". » [Cité par A. BOSCHETT1. Sartre et « Les Temps Modernes », Paris, Les éditions de
Minuit, 1985, p.38.]
34
C. LANZMANN et M. DEGUY. op. cit., p.7.
8
Notre second chapitre interrogera la démarche philosophique de Bataille en clarifiant
les critères qui la définissent, selon nous, de manière incontournable : le principe
d'insuffisance, le primat de la vie sur la pensée, le déchaînement de la poésie, la présence
de l'absence, la morale de la communication et la philosophie dramatique. Pour clarifier ces
critères, nous puiserons dans les six textes-répliques suivants : un appendice au livre Sur
Nietzsche intitulé « Réponse à Jean-Paul Sartre - défense de Inexpérience intérieure" »
(1945) ; un article intitulé « Le surréalisme et sa différence avec l'existentialisme » (1946) ;
une courte « Lettre à M. Merleau-Ponty » publiée dans la revue Combat (1947) ; un
substantiel article intitulé «De l'existentialisme au primat de l'économie» (1947-48) ;
deux comptes-rendus de livres de Sartre : « Baudelaire "mis à nu". L'analyse de Sartre et
l'essence de la poésie » (1948), et « Jean-Paul Sartre et l'impossible révolte de Jean
Genêt » (1952).
Au fond, l'objectif général que nous poursuivons dans ce mémoire n'est autre que
celui de comprendre un peu mieux cette œuvre tumultueuse qu'est L'expérience intérieure.
Car « le tumulte est fondamental, nous dit Bataille, c'est le sens de ce livre. Mais il est
i f
temps de parvenir à la clarté de la conscience.
» Ce mémoire se veut le résultat du temps
et des efforts consacrés pour atteindre une telle clarté.
Abordons sans plus tarder ce dialogue qui, à bien des égards, a des allures de
procès...
35
G. BATAILLE. La littérature et le mal, Coll. « folio/essais », Paris, Gallimard, 1957, p.9. - Bataille
souligne ici le caractère tumultueux d'un livre composé d'études qui ont, pour la plupart, été publiées à peu
près durant la même période (1946-1957) que celle qui nous occupera dans ce mémoire (1943-1952). C'est
pourquoi nous nous permettons d'appliquer ce caractère tumultueux à L'expérience intérieure. D'ailleurs,
mentionnons tout de suite que pour en chercher le sens, nous allons nous référer - en plus des six textes dont
nous avons parlés - à l'ensemble dont L'expérience intérieure fait partie, soit tous les livres composant ce que
Bataille a intitulé La Somme Atheologique: L'expérience intérieure (1943), Le Coupable (1944), Sur
Nietzsche (1945) et quelques autres textes.
CHAPITRE
I
« U N E P O É S I E A U T O U R DE LA P H I L O S O P H I E 1 »
L E R É Q U I S I T O I R E DE S A R T R E
Forte image, lâche penser.
SARTRE2
I
l semble que la publication de L'expérience intérieure, au début de l'année 1943, ait
été inopportune à bien des regards. Certains, en effet, se sont indignés qu'un tel livre, si
détaché des préoccupations ambiantes, paraisse durant la guerre ; pour d'autres, « si ce livre
méritait qu'on le dénonçât, ce n'était pas parce qu'il paraissait pendant la guerre, mais
parce qu'il était lui-même, maladivement, la guerre.3 » L'attitude prise par Bataille, en
effet, créa un malaise4 et fut généralement condamnée. Cette condamnation réunit, en la
circonstance, les surréalistes, les chrétiens et les existentialistes.
1
G. BATAILLE. « La vie des lettres », p. 118.
J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 159.
3
M. SURYA. Georges Bataille, la mort à l'œuvre, p.403.
4
« La France est en guerre ; Bataille pas. Agité quand le monde s'attardait dans une paix que tout menaçait
de rompre, il va inexplicablement s'apaiser comme le monde se jette dans la plus extrême des agitations : son
extase est enfin celle de tous. On ne le comprendra que mal ; et le comprendrait-on, on ne l'admettra que plus
mal encore : la guerre est l'extase. [...] Seule la guerre atteint à l'horreur, seule elle lève toutes limites, seule
elle est contagieuse comme aucune autre horreur ne l'est. La vérité du monde, la vérité de l'être, leurs vérités
tragiques, Bataille s'était appliqué à les susciter de toutes les manières dont il disposait ; du monde comme
de l'être, cette vérité est guerrière - orgiaque et sacrificielle [...]. [L]a guerre fascine Bataille. » [M.
SURYA. Georges Bataille, la mort à l'œuvre, p.346.] Cette « fascination » est sans doute à l'origine du
malaise dont nous parlons : « Bataille est le seul qui n'ait jamais regardé le monde ainsi qu'il devrait être,
mais ainsi qu 'il est. Le seul (et Breton lui reprochera de s'en délecter) qui sut quel pouvoir de conflagration
(quel pouvoir héraclitéen) est le sien. » [Ibid., p.348.] Le malaise nous semble bien exprimé par le reproche
de Breton qui, dans le Second manifeste du surréalisme, décrit Bataille comme un malade atteint de « déficit
conscient à forme généralisatrice » (p. 146), abusant dans sa « psychasthénie » (p. 148) des «adjectifs:
souillé, sénile, rance, sordide, égrillard, gâteux» (p. 147). Ces «mots, nous dit encore Breton, loin de lui
servir à décrier un état de choses insupportable, sont ceux par lesquels s'exprime le plus lyriquement sa
délectation. » (p. 147) « À la vérité, M. Bataille est seulement très fatigué ». [A. BRETON. Second manifeste
du surréalisme, Coll. « idées », Paris, Gallimard, 1969 (1930), p. 148.]
2
U)
Du côté surréaliste, l'attaque parut violente, mais ne représentait rien de sérieux, rien
d'inquiétant - une simple anecdote aux dires de Bataille : « J'ai vu un tract surréaliste qui
me met violemment en cause après la publication de mon livre : il me traite de curé, de
chanoine...! Pas d'intérêt sinon comique.5 » Laissons donc.
La deuxième attaque, plus consistante cette fois, vint du chrétien Gabriel Marcel. Sa
critique reprochait essentiellement à Bataille « son dédaigneux refus [...] du salut, sa
sombre détermination de ne s'abandonner à aucun espoir 6 ». Cette espèce de « narcissisme
du néant », comme le qualifie G. Marcel, qui ose se montrer sous les allures triomphantes
« de la lucidité pure », n'est qu'un leurre et une imposture, car l'homme en général
demeure cet « être de faiblesse et d'espérance qu'en dépit de tout et à jamais - nous
sommes.7 » Voilà le diagnostic que fait G. Marcel de la figure de Bataille - qui représente
aussi le symptôme de son époque, c'est-à-dire « l'aboutissement d'un processus d'autodestruction qui se poursuit à l'intérieur d'une société condamnée, d'une humanité qui a
o
rompu - ou croit avoir rompu - ses attaches ontologiques. » De la part d'un chrétien, cette
critique était certes justifiée : l'entreprise de Bataille, comme l'avait bien vu G. Marcel - et
comme le consentit Bataille lui-même -, passe « pour la moins chrétienne des entreprises
possibles9 ». N'allons donc pas plus loin dans cette critique qui, encore une fois, ne
provoqua aucun bouleversement dans la pensée de Bataille.
L'attaque qui, décidément, a fait le plus mal, celle qui a entraîné le plus de réactions,
par la suite, pour compenser le dommage qu'elle avait causé, fut la critique de
l'existentialiste Jean-Paul Sartre. Elle parut en trois volets dans les numéros d'octobre,
5
Lettre à Jean Bruno, datée de mai 1943 [G. BATAILLE. Choix de lettres 1917-1962, Paris, Gallimard, 1997,
p. 183.] - Le tract en question s'intitule Nom de Dieu, et vient du groupe surréaliste La Main à plume ; les
signataires en sont Noël Arnaud, Maurice Blanchard, Charles Boquet, Jacques Bureau, Jean-François
Chabrun, Paul Chancel, Christian Dotremont, Pierre Dumayet, Aline Gagnaire, Jeau Hoyaux, Laurence Iché,
René Magritte, Félix Maille, J.V. Manuel, Pierre Minne, Marc Patin, André Poujet, Jean Renaudière, Boris
Rybak, Gérard de Sède, Jean Simonpoli, André Still.
6
M. SURYA. Georges Bataille, la mort à l'œuvre, p.404.
7
G. MARCEL. « Le refus du salut et l'exaltation de l'homme absurde », dans Homo Viator. Prolégomènes à
une métaphysique de l'espérance, Coll. « Philosophie de l'esprit », Paris, Aubier (Éditions Montaigne), 1944,
p.280.
i
Ibid,p.2Z0.
9
M. SURYA. Georges Bataille, la mort à l'œuvre, p.404.
11
novembre et décembre 1943 de la revue Cahiers du Sud . Quoi qu'on en dise aujourd'hui,
cette critique a profondément tourmenté Bataille, qui lui répondit longuement. Voilà
pourquoi nous croyons nécessaire de nous y attarder, espérant par son entremise entrer plus
profondément dans l'œuvre de Bataille.
« Un nouveau mystique »
Sartre a intitulé sa critique « Un nouveau mystique », ce qui suggérait d'emblée cette
équivoque : sera-t-il question d'un nouveau mystique (« encore un, un de plus11 ») ou d'un
mystique nouveau (« d'une espèce radicalement neuve, athée ») ? Cette ambiguïté à l'égard
de Bataille ne semble jamais pouvoir se résoudre complètement dans la critique de Sartre.
On a cependant beaucoup insisté jusqu'ici sur la « banalisation » qu'elle fait du cas de
Bataille, étant donné que la condescendance de Sartre - Michel Surya a parlé d'un
« dénigrement agacé12 » - transparaît parfois de manière évidente. Mais il semble
généralement admis, à présent, de parler aussi de la « fascination » qu'avait Sartre pour
Bataille13. Quoi qu'il en soit, ne perdons pas de vue cette tension révélatrice dans la critique
Cahiers du Sud, nos 260, 261 et 262. Reprise dans Situations, I, p.133-174. Les références renvoient à ce
livre.
11
J.-F. LOUETTE. op. cit., p.25. - Pour la citation suivante également.
12
M. SURYA. Georges Bataille, la mort à l'œuvre, op. cit., p.405. - Dans un article plus récent, M. Surya
admet toutefois qu'« il y a dans l'attitude [...] de Bataille quelque chose que Sartre n'a sans doute jamais
cessé d'envier [...] : une puissance [...] ? » [M. SURYA. « Présentation », revue Lignes 01 (nouvelle série),
Paris, Éditions Léo Sheer, mars 2000, p.6.]
13
« "Un nouveau mystique", dans Situations I, sur L'expérience intérieure de G. Bataille, est l'une de ces
critiques dont l'extrême dureté nous semble révéler surtout la fascination qu 'exerce sur Sartre la démarche
attaquée. » [P. KNEE. Qui perd gagne. Essai sur Sartre. Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1993,
p.65 (note 83). (Nous soulignons.)] - Sartre disait lui-même - à quel point, toutefois, était-il sarcastique ? -,
au sujet de L'expérience intérieure, que « tout est à louer dans ce mode d'expression : il offre à l'essayiste un
exemple et une tradition ; il nous rapproche des sources, de Pascal, de Montaigne, et, en même temps, il
propose une langue, une syntaxe plus adaptées aux problèmes de notre époque. » [J.-P. SARTRE. « Un
nouveau mystique », p.141-142.] Mais allons encore un peu plus loin sur cette voie : la « fascination» de
Sartre pour le genre de Bataille s'exprime aussi indirectement à travers son admiration pour le style de Jean
Genêt. Observons, en effet, les termes avec lesquels Sartre va qualifier le genre de Bataille : « [...] comment
croire que notre auteur, après dix ans de sorcellerie surréaliste, pourrait tout uniment projeter défaire son
salut ? [...] Avec M. Bataille nous demeurons en pleine magie noire [...] » [Ibid, p.161.] Les termes que nous
avons soulignés - « sorcellerie » et « magie noire » - seront aussi utilisés par Sartre pour commenter les
œuvres de Jean Genêt : « La littérature française est principalement connue à l'étranger dans son aspect
universel, rationaliste et humaniste. Mais il ne faudrait pas oublier qu 'elle a été marquée depuis ses origines
par des œuvres qui sont secrètes et noires - dans le sens de magie noire — et qui sont peut-être les plus belles.
Depuis les poèmes de Villon jusqu 'aux œuvres de Sade, de Rimbaud et de Lautréamont, elles témoignent de
notre conscience coupable. Il n 'est pas sûr que Jean Genêt, le dernier de ces « magiciens », n 'en soit pas
aussi le plus grand. » [« Encart publicitaire » de Sartre, pour Our Lady ofthe Flowers (de Jean Genêt), dans
12
de Sartre : elle doit nous mener à une plus juste et à une plus large compréhension de
L'expérience intérieure. Voyons donc le contenu d'« Un nouveau mystique ».
La critique de Sartre questionne un très large éventail d'éléments de L'expérience
intérieure. Malgré tout, une vue synthétique en est possible ; nous l'avons constituée en
regroupant la multitude de critiques qu'elle propose en deux volets : dans un premier
temps, nous avons constaté que de nombreux développements d'« Un nouveau mystique »
reprochaient à Bataille d'avoir composé une œuvre obscure, autrement dit de ne pas
engager de communication claire avec le lecteur ; dans un second temps, il est beaucoup
question de la mauvaise foi dont Bataille ferait preuve dans L'expérience intérieure - cet
aspect de l'œuvre minerait, encore une fois, la communication de Bataille, la fondant sur un
tissus de renversements masqués, de mystifications et de tricheries confuses. En somme,
tout le réquisitoire de Sartre se fonde sur l'idée que L'expérience intérieure n'est qu'une
« poésie autour de la philosophie14 ». Le livre de Bataille, nous dit Sartre qui en reconnaît
néanmoins l'« éloquence souvent magnifique15 », ne répondrait pas aux critères du discours
philosophique. Examinons en détail les deux principales critiques sur lesquelles repose ce
verdict.
1. Première critique : Sur la clarté de la communication
Chacun des trois articles critiques de Sartre se réserve l'examen d'une des facettes de
L'expérience intérieure de Bataille : le premier article commente sa forme ; le second
évalue son contenu philosophique ; et le troisième questionne la possibilité même d'une
telle expérience. Mais la division de Sartre ne change rien au verdict : ni la forme, ni le
contenu, ni même cette « expérience intérieure » ne contribuent à la clarté de la
communication ; en fait, il n'y a rien de L'expérience intérieure qui, aux dires de Sartre, ne
confirme l'espoir que Bataille peut légitimement entretenir, comme auteur, d'être compris
par ses lecteurs.
M. CONTAT et M. RYBALKA. Les écrits de Sartre, Paris, Gallimard, 1970, p. 146.] Bien entendu, cette
publicité faite à Genêt, grand représentant de la « magie noire » selon Sartre, n'est pas forcément un aveu
d'admiration pour cet autre « sorcier » qu'était Georges Bataille. Cependant, elle nous porte à admettre chez
Sartre une certaine considération pour le genre « magie noire ».
14
G. BATAILLE. « La vie des lettres », p.l 18.
15
J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 174.
13
1.1 La forme
La haine du langage
Sartre constate pour commencer - et non sans ironie - que c'est « à regret [...] que M.
Bataille use du discours.16 » Plus précisément, il remarque chez Bataille ce qu'il nomme
une « haine du langage », haine qu'il partagerait, d'ailleurs, avec beaucoup d'écrivains de
son époque17 et qui viendrait de l'idée que le langage ne serait que pauvre approximation du
réel, et que par conséquent, tout exposé de la réalité ne serait jamais que trahison et
déformation de la réalité. Il y aurait, pour ces écrivains, un écart infranchissable entre le
mot et la chose désignée ; jamais les mots ne cerneraient tout à fait ce qu'ils désignent ; la
réalité échapperait immanquablement au langage, de sorte enfin que tout effort de
communication, si brillant fût-il, laisserait une part d'incommunicable. Voilà ce qui
rendrait le langage si détestable, et qui expliquerait, notamment, l'attitude de ces écrivains
de n'user du langage qu'avec « haine » ou « à regret » : reconnaissant d'une part
l'impossibilité de rendre avec justesse l'opacité du vécu, mais cherchant, d'autre part, à y
parvenir malgré tout - désirant l'impossible, avec l'insatisfaction, la tristesse, le
déchirement et la haine que cela suppose.
Dans le cas de Bataille, la « haine du langage » se rapporte plus précisément à la
difficulté - voire l'impossibilité - de communiquer l'« expérience intérieure» dans ce
qu'elle a de plus essentiel : son intensité vécue. Car pour que cette communication ait lieu,
il faudrait que Y énoncé nous conduise à V expérience, que le discours, par delà les mots,
nous plonge dans le silence du vécu. Or, l'expérience intérieure n'est pas réductible au récit
qu'on en donne ; « l'énoncé n'est rien », « il faut vivre l'expérience18 ». Mais comment
alors assurer ce passage de l'énoncé à l'expérience ? C'est le problème qui, sur le plan
formel, préoccupa le plus Bataille durant la création de son œuvre. Sartre résume cette
difficulté en insistant sur la contradiction : « M. Bataille se demande comment exprimer le
silence avec des mots.19 »
16
Ibid, p.136.
Parmi ces écrivains, Sartre compte entre autres : Blanchot, Ponge, Parain, Renard. Voir les critiques
littéraires de Sartre, dans Situations, I.
18
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.21 et p.25 pour la citation précédente.
19
J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p.137.
17
14
Si Bataille reconnaît que cette communication est difficile, il n'admet toutefois pas
son impossibilité : « Une telle expérience n'est pas ineffable, mais je la communique à qui
l'ignore : sa tradition est difficile (écrite n'est guère que l'introduction de l'orale) ; exige
d'autrui angoisse et désirs préalables.
» La solution envisagée par Bataille - elle n'est à
vrai dire qu'un pari - est complexe et nécessitera un plus minutieux examen lors de notre
deuxième chapitre21. Mais nous dirons pour l'instant que Bataille se propose d'adopter un
style qui, pour résoudre cette difficulté, soit suffisamment évocateur pour troubler
l'attention du lecteur, pour lui faire quitter, peu à peu, le « bruit des mots », où son attention
est retenue, et lui donner, par les suggestions que le style engendre, l'occasion de méditer
dans le «silence de l'épreuve». Bataille appelle ce procédé la dramatisation : cette
« volonté, s'ajoutant au discours, de ne pas s'en tenir à l'énoncé, d'obliger à sentir22 ». Or,
l'efficacité réelle de ce procédé, maintenant, n'est pas attestée - elle ne l'est pas, du moins,
par Sartre. Ce dernier croit plutôt qu'il s'agit d'une source d'imprécision supplémentaire
qui nuit à la communication. Le style de Bataille, en cherchant désespérément à rejoindre le
silence, en voulant s'extraire du délai de la parole, est pour Sartre un « mimétisme de
l'instant. Le silence et l'instant n'étant qu'une seule et même chose, c'est la configuration
de l'instant qu'il doit donner à sa pensée. » Mais cette configuration obscurcit
passablement la pensée de Bataille, lui donnant, la plupart du temps, la forme d'aphorismes
denses et mystérieux, plutôt que de raisonnements clairs et développés.
De plus, le style de Bataille, selon Sartre - mais ce n'est qu'une autre façon
d'exprimer la même idée - se veut l'exécution d'« un « holocauste des mots », cet
holocauste que la poésie accomplît déjà 4 ». Précisons tout de suite ce dont il s'agit par un
exemple typique d'« holocauste des mots », exemple auquel Sartre se réfère à plusieurs
reprises : disons deux mots dont le sens nous est parfaitement connu : « cheval » et
« beurre » ; chacun de ces deux mots exprime une signification bien délimitée ; mais
20
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 10.
Voir notre section intitulée Une philosophie dramatique, chapitre II, p.76-81.
22
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.26.
23
J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 137. - « Parler, c'est se déchirer, remettre d'exister à plus
tard, au bout du discours, s'écarteler entre un sujet, un verbe, un attribut. M. Bataille veut exister tout entier
et tout de suite : dans l'instant. » [Ibid., p.136] Bataille accepte en partie le diagnostic de Sartre : il s'agit
effectivement pour lui de faire de la philosophie « l'éclair dans la nuit, le langage d'un court instant» [G.
BATAILLE. « Réponse à Jean-Paul Sartre... », dans Sur Nietzsche, p.202.]
24
J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 136.
21
15
considérons à présent cet étrange accouplement poétique : « cheval de beurre », et nous
voilà soudain devant l'inconnu, c'est-à-dire que les mots ainsi liés n'indiquent plus aussi
clairement le sens connu de tout à l'heure ; nous venons d'effectuer, par cet accouplement
bizarre, un « holocauste des mots », où l'acception usuelle des mots a été sacrifiée. Bataille
utilisera de nombreux procédés semblables pour évoquer le silence, pour dépasser le sens
connu des mots et se retrouver devant Yinconnu, faisant l'épreuve sensible de la perte du
sens :
Il tentera donc d'user de « phrases glissantes », [...] de mots glissants, aussi, comme ce mot
même de « silence », « abolition du bruit qu'est le mot ; entre tous les mots... le plus pervers et
le plus poétique... » II insérera dans le discours, à côté de mots qui signifient - indispensables
malgré tout à l'intellection -, des mots qui suggèrent, comme ceux de rire, de supplice,
d'agonie, de déchirure, de poésie, etc., qu'il détourne de leur sens originel pour leur conférer
petit à petit un pouvoir magique d'évocation.25
Mais cette attitude envers le langage, tous ces procédés stylistiques pour arriver à
« exprimer le silence avec des mots », ne sont pour Sartre - qui se méfie des
« incommunicables27 » - que des obstacles à la communication claire ; la « haine du
langage », à la fin, ne représente qu'une « difficulté supplémentaire que l'auteur s'impose
de son plein gré28 », avec ceci de malheureux, précise Sartre, que cette « difficulté
consentie » ne peut que nuire à la communication.
Un dernier mot sur cette « haine du langage ». Sartre s'est beaucoup intéressé, comme
nous l'avons évoqué plus haut, à des écrivains qui avaient en commun, selon lui, cette
attitude envers le langage. Il en a d'ailleurs parlé de différentes façons : goût de
l'impossible, littérature du silence, insatisfaction baudelairienne, littérature d'alibi, etc.
Tous ces termes sont à peu près équivalents dans la pensée sartrienne : ce sont des facettes
de la même conduite morale qu'il baptisera enfin, dans Qu'est-ce que la littérature ? :
attitude poétique envers le langage. Sartre oppose cette attitude à une autre, qu'il appelle
prosaïque. Cette distinction - que nous expliquerons un peu plus loin - permettra à Sartre
J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 138.
Ibid, p.137.
11
« Après tout nous pensons avec des mots. Il faudrait que nous fussions bien fats pour croire que nous
recelons des beautés ineffables que la parole n'est pas digne d'exprimer. Et puis, je me méfie des
incommunicables, c 'est la source de toute violence. » [J.-P. SARTRE. Qu 'est-ce que la littérature ?, Coll.
« idées », Paris, Gallimard, 1948, p.341-342.]
28
J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 137.
26
16
de mieux définir son parti pris philosophico-littéraire tout en justifiant philosophiquement et moralement - toutes ses critiques littéraires. Nous verrons, à la fin de ce chapitre, que la
critique que Sartre adresse ici à Bataille fait partie d'une dénonciation beaucoup plus large
qui, justement, s'appuie sur cette distinction entre l'attitude prosaïque et poétique. Mais
revenons pour l'instant à notre tour d'horizon d'« un nouveau mystique ».
Passons à un autre trait du style de Bataille, que Sartre met en lumière et qui dégrade,
selon lui, la clarté de la communication dans L'expérience intérieure : son dogmatisme.
Un ton
dogmatique
Sartre ne dit pas explicitement, au sujet de Bataille, ce mot de « dogmatisme ». Mais
il y a tout de même dans sa critique quelques éléments - au moins trois - qui nous
permettent de le formuler. Notamment l'une des premières observations de Sartre à propos
du livre de Bataille : « nous allons nous trouver en présence d'un appareil de démonstration
chargé d'un puissant potentiel affectif.29 » Le dogmatisme en vue ici se manifeste dans
l'attitude argumentative de Bataille : le fait qu'il ait parfois recours, pour défendre ses
idées, à des sophismes, à des appels aux sentiments, au lieu de n'employer que des
arguments « logiques ». Bataille impose son point de vue, même lorsqu'il ne trouve plus de
raisons pour l'étayer. L'expérience intérieure fait d'ailleurs partie de ces livres que Sartre
appelle des « géométries passionnées
», c'est-à-dire des livres où la faiblesse des
raisonnements se veut compensée par les passions de son auteur - des preuves « d'orateur,
de jaloux, d'avocat, de fou. Non de mathématicien.31 » Bataille, nous dit Sartre, lorsqu'il
n'arrive plus à convaincre rationnellement son lecteur, se dénude devant lui, se racontant
« jusque dans les plus puérils détails de sa vie ». Par conséquent, cela ne fait aucun doute :
« cet exhibitionnisme » de Bataille relève bien du dogmatisme, car « s'il se montre, c'est
pour prouver. » La nudité de Bataille se voit érigée en dogme, vérité incontestable pour le
lecteur qui se voit contraint d'acquiescer même lorsqu'il ne comprend plus les
29
IbicL, p.135.
« Dans ces géométries passionnées, quand la géométrie ne convainc plus, la passion émeut encore. Ou
plutôt la représentation de la passion. » [J.-P. SARTRE. Qu 'est-ce que la littérature ?, p.39. (Le souligné est
de nous.)]
31
J.-P. SARTRE. «Un nouveau mystique», p.135. - Pour les citations qui suivent, dans le même
paragraphe : p.134, p.135 et p.134.
17
raisonnements qu'on lui expose. Le lecteur de Bataille, en ce sens, ne disposerait pas de son
entière liberté ; on ne lui donnerait pas tous les moyens d'exercer son jugement : certains
éléments restant dans l'ombre, la communication est embrouillée, elle manque de
réciprocité.
Cette observation fait aussi dire à Sartre, un peu plus loin, que « le ton [de Bataille]
est constamment méprisant.32 » Cette deuxième facette du dogmatisme de Bataille
emprunte à ce que nous avons déjà exposé, plus haut, à propos de sa « haine du langage » :
Bataille, parlant « à regret », serait « un homme antipathique33 » ; le ton qu'il emploie
manquerait de générosité : « Désir de communication, mais ton de rupture, et nulle
connivence.34 » D'autant qu'il ne s'adresse avant tout qu'à son « semblable », nous dit
Sartre : « C'est pour l'apprenti mystique que M. Bataille écrit, pour celui qui, dans la
ne
solitude, s'achemine au supplice par le rire et le dégoût. » Mais a-t-on envie de le suivre,
se demande Sartre ? N'est-elle pas ironique cette invitation de Bataille à « le rejoindre
fièrement dans sa honte et dans sa nuit36 » ? Ne cherche-t-il pas seulement à « rebrousser le
poil de son lecteur.37 » On pourrait le penser. Quoi qu'il en soit, parce qu'il se montre, aux
dires de Sartre, sans aucune générosité envers le lecteur, lui imposant tout ce qu'il pense au
gré d'une pénible antipathie, Bataille est une fois de plus jugé dogmatique.
Finalement, ce qui révèle le plus ce que nous appelons son « dogmatisme » - et qui
semble irriter Sartre au plus haut point - est l'interdiction posée par Bataille de le critiquer :
« Voilà qui met le critique à l'aise38 ». En effet, le lecteur de Bataille doit, avant de juger,
expérimenter vraiment ce dont il est question dans L'expérience intérieure. Un jugement
fait simplement à partir du texte n'aurait aux yeux de Bataille que peu de valeur. « M.
Bataille se livre, se dénude sous nos yeux, mais, en même temps, d'un mot sec, il récuse
notre jugement : il ne relève que de lui-même et la communication qu'il veut établir est
sans réciprocité.39 » Cette attitude de Bataille, telle que la décrit Sartre, peut être encore
32
Ibid, p. 140.
Ibid, p.\40.
34
J.-F. LOUETTE, op. cit., p.22.
35
J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 141.
36
Ibid, p. 141.
37
/6W.,p.l40-141.
3S
Ibid, p.141.
39
Ibid, p.141.
33
18
jugée dogmatique, dans la mesure cette fois où Bataille maintiendrait le lecteur dans une
position d'inégalité : « Il est en haut, nous sommes en bas. Il nous délivre un message : le
reçoive qui peut.40 » Bataille imposerait donc son point de vue au lieu de le proposer,
d'autant plus maintenant qu'il enlève au lecteur inexpérimenté la possibilité de juger son
œuvre, brisant du coup la réciprocité de la communication.
C'est donc dire, en somme, que le dogmatisme de Bataille - tel que nous l'avons
extrait des critiques de Sartre - desservirait sérieusement la communication claire avec le
lecteur, dans la mesure, premièrement, où Bataille se sert d'arguments indéchiffrables - de
ses états affectifs - pour défendre ses idées ; dans la mesure ensuite où il est sans générosité
avec le lecteur ; et troisièmement dans la mesure où V expérimentation du lecteur est
constamment requise, comme un sous-entendu obscur et difficile, pour la juste et claire
compréhension de L'expérience intérieure.
Nous venons de voir que, selon Sartre, tout l'aspect formel de L'expérience intérieure
entache lourdement la clarté de la communication. Bataille serait cet « homme plus qu'à
demi engagé dans le silence, qui parle à regret une langue fiévreuse, amère, souvent
incorrecte, pour aller au plus vite41 ».
Voyons maintenant ce qui fait dire à Sartre que la clarté de la communication, chez
Bataille, est également troublée par le contenu philosophique de L'expérience intérieure.
1.2 Le contenu philosophique
Le drame d'un seul
homme
Personne ne se reconnaît tout à fait, selon Sartre, dans le portrait philosophique que
Bataille nous propose de la condition humaine : cette sorte de mysticisme de l'abjection,
d'épreuve sensible et grandiose de la mort et de l'inconnu - de la nuit, comme il se plaît à
l'écrire - correspond mal à la condition d'homme que nous expérimentons tous.
w
Ibid,p.m.
u
Ibid, p.m.
19
Autrement dit, le problème vient de ce que Bataille s'est enfermé dans la relativité de
son expérience et qu'il est incapable d'en sortir ; il n'arrive pas à rejoindre le lecteur, parce
qu'il n'a pas su donner à Yhistoire (subjective) de son expérience une portée métaphysique
(objective). Il s'agit ici d'une autre facette du dogmatisme de Bataille : il tenterait de nous
imposer une condition impartageable. Refusant à'objectiver tout à fait son « expérience
intérieure », Bataille demeure selon Sartre incapable d'« embrasser du dedans la condition
humaine dans sa totalité.42 » En fin de compte, l'expérience intérieure du non-savoir, de
l'absurde et de l'abject ne serait que le drame d'un seul homme : celui de Georges Bataille
lui-même. Tout lecteur de L'expérience intérieure serait confronté à ce repliement solitaire
et obscur de Bataille sur son expérience de la condition humaine - repliement qui entache
la clarté de la communication : le lecteur, ne pouvant se reconnaître dans le portrait qu'on
lui montre, n'en suivrait qu'abstraitement les contours.
1.3 L'expérience intérieure
Une expérience
irréalisable
Il y a finalement un dernier aspect de cette oeuvre qui, aux yeux de Sartre, obscurcit la
communication que Bataille souhaiterait avoir avec son lecteur : l'« expérience intérieure »
elle-même n'est pas claire. Sartre admet certes que Bataille « connaisse certains états
ineffables d'angoisse et de joie suppliciante43 », mais il constate cependant qu'il « échoue
lorsqu'il veut nous donner la méthode qui nous permettrait de les obtenir à notre tour.44 »
De sorte que la réalisation de cette expérience, même après avoir lu son œuvre, demeure un
mystère pour le lecteur. Aucune méthode n'est clairement indiquée pour arriver à vivre ce
que Bataille nous dit éprouver lui-même. « En outre, pressé de témoigner, M. Bataille nous
livre sans ordre des pensées [...]. Mais il ne nous dit pas s'il faut les considérer comme les
voies qui l'ont conduit à son sentiment [...].45 » Les descriptions de Bataille demeurent
vagues, obscures ; son sentiment nous échappe. En fin de compte, Bataille « confesse à
J.-P. SARTRE. Qu 'est-ce que la littérature ?, p.268.
J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 173.
44
Ibid, p. 173.
45
IbieL, p. 145.
43
20
plusieurs reprises que ces états viennent quand ils veulent et disparaissent de même. »
Autant dire, pour Sartre, qu'il n'y a aucun moyen de « communiquer » cette expérience de
façon claire, c'est-à-dire de manière à ce qu'on puisse enfin réaliser ce qu'elle est.
Une expérience
inutile
Mais Sartre va encore plus loin dans cette critique, en affirmant que même si Bataille
mettait « à notre disposition une méthode rigoureuse pour obtenir à volonté ces
ravissements, nous serions fondés à lui demander : et puis après ?47 » C'est que
l'expérience intérieure « est le contraire du projet48 », ce qui signifie pour Sartre - pour qui
«nous sommes projet [...] non par lâcheté ni pour fuir une angoisse, mais projet
d'abord49 » -, qu'il n'y a aucune utilité à rechercher cet état : « les joies auxquelles nous
convie M. Bataille, si elles ne doivent renvoyer qu'à elles-mêmes, si elles ne doivent pas
s'insérer dans la trame de nouvelles entreprises, contribuer à former une humanité neuve
qui se dépassera vers de nouveaux buts, ne valent pas plus que le plaisir de boire un verre
d'alcool ou de se chauffer au soleil sur une plage.50 » Expérience inutile donc, qui ne
propose aucun dessein clair au lecteur, si ce n'est, en un sens, de renoncer à la recherche
d'un but51.
2. Deuxième critique : Sur la mauvaise foi de Bataille
Dans « Un nouveau mystique », la plus « sartrienne » des critiques adressées à
Bataille est certainement celle qui lui reproche d'adopter un point de vue de mauvaise foi.
Ce terme a, comme on le sait, un statut privilégié dans la pensée sartrienne. De fait, c'est
l'une des notions-clés de L'être et le néant, l'œuvre majeure de Sartre, publiée également
46
Ibid, p. 173.
Ibid, p.173.
48
Ibid., p. 173-174.
49
Ibid., p. 174. - D'ailleurs, Sartre vient de publier, un peu plus tôt la même année, toute une philosophie du
projet : L'être et le néant.
so
Ibid., p.174.
« [...] toute ma philosophie consiste à dire que le principal but que l'on puisse avoir est de détruire en soi
l'habitude d'avoir un but. » [« Qui êtes-vous, Georges Bataille ? », émission radiophonique d'André Gillois,
diffusée le 20 mai 1951, et retranscrite dans le recueil : Une liberté souveraine. (Textes et entretiens réunis et
présentés par Michel Surya), Paris, Farrago, 2000, p.39.]
47
21
en 1943. Mais c'est aussi une notion qui permettra à Sartre de critiquer bon nombre
d'écrivains - qu'on pense à ses « biographies existentielles » de Baudelaire, de Mallarmé,
de Genêt et de Flaubert ; qu'on pense également à ses critiques littéraires sur Mauriac,
Ponge, Camus, etc., et sur Bataille, bien entendu, où cette notion s'applique sans détours.
Mais qu'est-ce donc que la «' mauvaise foi » ?
La notion de mauvaise foi dans la philosophie
sartrienne
Sartre consacre le deuxième chapitre de L'être et le néant à l'analyse de cette attitude
de l'homme qu'on nomme la « mauvaise foi », et qui n'est pas exactement le fait de se
« mentir à soi-même », mais cette possibilité que nous avons d'adhérer à certains
jugements tout en refusant simultanément d'en considérer certains aspects importants - que
nous laissons volontairement dans l'ombre. Il s'agit donc pour Sartre d'étudier un
phénomène relativement bien voilé : en effet, comment un homme peut-il se dissimuler
quelque chose ? On sait d'emblée que Sartre refuse d'admettre l'hypothèse psychanalytique
de « l'inconscient » et de ses mécanismes de défense pour expliquer ce phénomène. À vrai
dire, il ne fait aucun doute pour lui que « l'essence même de l'idée réflexive de "se
dissimuler" quelque chose implique l'unité d'un même psychisme et par conséquent une
double activité au sein de l'unité, tendant d'une part à maintenir et à repérer la chose à
cacher et d'autre part à la repousser et à la voiler [...]. » Le psychisme, selon Sartre, est
fondamentalement uni ; il y a donc une transparence de la conscience à elle-même, qui fait
qu'on sait toujours, au fond, ce que l'on se cache. Sans entrer dans les détails de sa pensée,
notons que Sartre développe sur ce point une « philosophie de la conscience » - largement
inspirée des analyses phénoménologiques de Husserl - qui nous présente cette dernière
comme un « être » bien à part, un être qui ne peut être, justement, qu'en se rapportant aux
divers objets du monde. La conscience se caractérise donc essentiellement « par
l'intentionnalité, la "visée de quelque chose". La conscience se transcende tout entière vers
ce dont elle est la saisie. Vis-à-vis d'elle "tout est dehors, tout jusqu'à nous-mêmes" et ellemême "n'a pas de "dedans" ; elle n'est rien que le dehors d'elle-même [et le] refus d'être
J.-P. SARTRE. L'être et le néant. Essai d'ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1943, p.87.
22
substance" » La conscience est donc un néant, dira Sartre, un néant qui se rapporte à
Y être. Et toute conscience reste à jamais néant ; tout ce qui « entre » dans la conscience,
pourrait-on dire, conserve la distance que ce néant de conscience lui donne. Ainsi donc, la
mauvaise foi est cette attitude essentielle à la réalité humaine « telle que la conscience au
lieu de diriger sa négation vers le dehors la tourne vers elle-même.54 » Nous nous
retrouvons alors face à un néant qui, en tant que « néant », se nie. Qu'est-ce à dire
exactement ? Étant donné que la conscience n'est rien, comment peut-elle se nier ? Il s'agit
en fait pour la conscience de se dissimuler sa propre intentionnalité. Une conscience de
mauvaise foi nie qu'elle se rapporte à ses perceptions ; elle croit plutôt qu'elle les subit,
comme une « chose » subit passivement tout ce qui lui arrive. Mais la conscience, nous dit
Sartre, est action en son principe même, elle est transcendance - c'est-à-dire mouvement
d'extériorisation du néant vers Y être. Or, la conscience de mauvaise foi nie cette
transcendance et cherche à se montrer comme si elle avait le mode d'être passif des choses
auxquelles elle se rapporte, soit celui de la. facticité.
Ces deux aspects de la réalité humaine [facticité et transcendance] sont, à vrai dire, et doivent
être susceptibles d'une coordination valable. Mais la mauvaise foi ne veut ni les coordonner ni
les surmonter dans une synthèse. Il s'agit pour elle d'affirmer leur identité tout en conservant
leurs différences. Il faut affirmer la facticité comme étant la transcendance et la transcendance
comme étant la facticité, de façon qu'on puisse, dans l'instant où on saisit l'une, se trouver
brusquement en face de l'autre.55
Une conscience de mauvaise foi parvient donc à se dissimuler quelque chose dans la
mesure où elle se joue des deux modes d'être qui lui sont accessibles : celui de Y être
(facticité) et du néant (transcendance). Cette permutation des modes d'être demeure
toutefois instable, nous dit Sartre, car on ne se maintient pas dans ce rapport sans en être
conscient (la conscience étant fondamentalement transparente à elle-même), et donc la
dissimulation ne peut être qu'évanescente, métastable. Dit autrement, quelqu'un de
mauvaise foi doit se reprendre sans cesse pour s'y maintenir. Un exemple célèbre de L'être
et le néant permet de mieux comprendre cette notion que nous venons de présenter de
manière plus théorique :
53
J.-M. MOUILLIE. Sartre. Conscience, ego et psyché, Coll. « Philosophies », Paris, PUF, 2000, p.27. - Les
passages de Sartre cités par J.-M. Mouillie proviennent de J.-P. SARTRE. « Une idée fondamentale de la
phénoménologie », Situations I, Paris, Gallimard, 1947, p.31-32.
54
J.-P. SARTRE. L'être et le néant, p.82.
" Ibid, p.91.
23
Voici, par exemple, une femme qui s'est rendue à un premier rendez-vous. Elle sait fort bien les
intentions que l'homme qui lui parle nourrit à son égard. Elle sait aussi qu'il lui faudra prendre
tôt ou tard une décision. Mais elle n'en veut pas sentir l'urgence : elle s'attache seulement à ce
qu'offre de respectueux et de discret l'attitude de son partenaire. Elle ne saisit pas cette conduite
comme une tentative pour réaliser ce qu'on nomme « les premières approches », c'est-à-dire
qu'elle ne veut pas voir les possibilités de développement temporel que présente cette conduite :
elle borne ce comportement à ce qu'il est dans le présent, elle ne veut pas lire dans les phrases
qu'on lui adresse autre chose que leur sens explicite ; si on lui dit : « Je vous admire tant », elle
désarme cette phrase de son arrière-fond sexuel, elle attache aux discours et à la conduite de son
interlocuteur des significations immédiates qu'elle envisage comme des qualités objectives. [...]
C'est qu'elle n'est pas au fait de ce qu'elle souhaite : elle est profondément sensible au désir
qu'elle inspire, mais le désir cru et nu l'humilierait et lui ferait horreur. Pourtant, elle ne
trouverait aucun charme à un respect qui serait uniquement du respect. [...] Cette fois donc, elle
refuse de saisir le désir pour ce qu'il est, elle ne lui donne même pas de nom, elle ne le reconnaît
que dans la mesure où il se transcende vers l'admiration, l'estime, le respect et où il s'absorbe
tout entier dans les formes plus élevées qu'il produit, au point de n'y figurer plus que comme
une sorte de chaleur et de densité.56
La mauvaise foi de cette femme se voit dans la façon qu'elle a de se maintenir dans
son irrésolution. Cet exemple illustre bien, selon nous, ce qu'il y a de commun à toutes les
conduites de mauvaise foi : il s'agit d'intervertir, par des efforts soutenus et renouvelés, les
deux modes d'être (facticité et transcendance) de la réalité humaine, afin de nous rendre
indéterminable, c'est-à-dire pour fuir des situations déterminées où le sens des choses nous
semble insupportable. La mauvaise foi est une conduite d'évasion : son but est de nous
« mettre hors d'atteinte57 ». Cette possibilité remarquable pour la réalité humaine constitue
d'ailleurs pour la philosophie sartrienne l'un des points de départ privilégié dans
l'ensemble des analyses phénoménologiques de L'être et le néant.
Mais revenons maintenant à Bataille et examinons ce qui fait dire à Sartre qu'il est de
mauvaise foi. Nous avons distingué, dans « Un nouveau mystique », essentiellement deux
traits caractéristiques de la mauvaise foi de Bataille ; mais il y en a un troisième, à vrai dire,
qui n'est cependant que très discrètement évoqué dans la critique de Sartre. Il en sera
malgré tout question dans notre présentation, car à partir de 1945, de nombreux textes de
Sartre mettront en lumière ce trait particulier de mauvaise foi chez plusieurs écrivains, ce
56
/6W.,p.89-90.
Ibid, p. 100.
Entre autres : « Présentation des Temps Modernes », « La responsabilité de l'écrivain » et « Qu 'est-ce que
la littérature ? ». Le fait que ce soit à partir de 1945 n'est évidemment pas sans importance : à la fin de la 2e
Guerre mondiale, Sartre se situe dans l'urgence de l'action politique, et il lance un appel aux autres écrivains,
celui de « l'engagement de la littérature » : une littérature qui prend enfin toute la mesure des circonstances du
temps présent. Nous reviendrons plus loin sur sa conception de l'engagement de la littérature.
57
24
qui nous montre a posteriori son importance et nous le fait soupçonner déjà en filigrane
dans la critique de L'expérience intérieure. Commençons donc par l'examen de ce
« troisième » trait de mauvaise foi, puisqu'il concerne avant tout l'aspect formel de
l'œuvre.
2.1 La forme
De la prose
poétique
« [R]ien n'est plus néfaste, dira Sartre, que l'exercice littéraire, appelé, je crois, prose
poétique, qui consiste à user des mots pour les harmoniques obscures qui résonnent autour
d'eux et qui sont faites de sens vagues en contradiction avec la signification claire.59 » Ces
mots de Sartre, écrits en 1948 dans Qu'est-ce que la littérature ?, décrivent bien ce qu'il
devait penser du genre littéraire de Bataille. Il se peut même qu'en écrivant ces mots Sartre
ait songé à Bataille en particulier, car l'exemple auquel il se réfère, quelques lignes avant,
est tiré de L'expérience intérieure^. Mais si nous admettons que L'expérience intérieure
appartienne au genre de la « prose poétique », en quoi cette appartenance est-elle
problématique ? Bataille, après tout, ne s'en cache pas tout à fait : « La philosophie en
général est une question de contenu, mais je fais, pour ma part, appel davantage à la
sensibilité qu'à l'intelligence et, dès ce moment, c'est l'expression, par son caractère
sensible, qui compte le plus.61 » Soit, mais la condamnation de Sartre pour ce genre
littéraire le met tout de même en demeure de se justifier davantage, et longtemps après,
Bataille dira à Pierre Barbier - qui lui fait remarquer à quel point sa « philosophie [...]
s'exprime d'une façon littéraire » et à quel point il est, « autant qu'un philosophe, [...] un
C'y
poète. » - qu'il lui « paraît nécessaire [...] de rendre clair le fait que l'on est en présence
non pas seulement d'une poésie autour de la philosophie mais, malgré tout, d'une
philosophie aussi complète, encore qu'elle se veuille une anti-philosophie.63 » Bataille est
5
J.-P. SARTRE. Qu 'est-ce que la littérature ?, p.341. (Le souligné est de nous.)
II s'agit de l'exemple du « cheval de beurre » ; Sartre s'y réfère à deux reprises dans Qu'est-ce que la
littérature ?
61
G. BATAILLE. « La vie des lettres », p.l 17-118.
60
62
/Z>W., p . l 17.
63
Ibid, p.l 18. (Nous soulignons.) - « La pensée de Bataille, nous dit Robert Sasso, n'est pas antiphilosophie,
mais plutôt mise à l'envers de la philosophie, [...] c'est-à-dire [...] philosophie du non-savoir de la
philosophie, mise en jeu de l'impensé philosophique. » [R. SASSO. Georges Bataille : Le système du non-
25
donc réellement sensible à la critique de Sartre : L'expérience intérieure n'est pas qu'une
« poésie », cela lui enlèverait, semble-t-il, quelque chose d'important. Il s'agit de voir
maintenant ce que lui enlève le fait de n'être, aux yeux de Sartre, qu'une « prose
poétique ».
Le problème majeur pour Sartre avec le genre de la prose poétique, c'est qu'il n'est ni
tout à fait « prose » ni seulement « poésie » : c'est une chimère mal assumée. En fait, ce
genre essaie de se situer sur deux plans contradictoires à la fois, car il prétend, d'une part,
rejoindre le « monde réel » et parler vraiment de la « réalité » (ce qui est, pour Sartre, le
sens de la « prose »), mais il consiste, d'autre part, en un emploi détourné du langage,
saturé « de sens vagues », parce qu'il se veut aussi la manifestation de « l'inadéquation du
langage à la réalité64 » (ce qui est le propre de la « poésie »). En principe, la pensée de
Sartre est claire à ce sujet : il existe fondamentalement « deux attitudes » opposées envers
le langage : « la prose et la poésie65 », qui sont des attitudes « impures mais bien
délimitées66 ». Tenter d'endosser simultanément ces deux attitudes - ce qui semble être
l'ambition de la prose poétique - est une imposture de l'ordre de la mauvaise foi.
Considérons de plus près et séparément ces deux attitudes : la prose et la poésie. Nous
serons alors plus en mesure de comprendre la critique sartrienne de la prose poétique et, par
le fait même, en quoi ce genre littéraire - dont Sartre nous dit qu'il est celui de
L'expérience intérieure - est synonyme de mauvaise foi.
Qu'est-ce
que la prose ?
« La. prose est une attitude d'esprit et le regard, dans la prose, traverse le mot et s'en
va vers la chose signifiée. Le mot est donc un véhicule d'idées. Quand il a accompli sa
savoir. Une ontologie du jeu, Coll. «Arguments», Paris, Les Éditions de Minuit, 1978, p.36. (Nous
soulignons.)] C'est bien cela qu'il faut entendre, à notre avis, quand Bataille qualifie sa démarche
d'antiphilosophie.
64
J.-P. SARTRE. Qu'est-ce que la littérature ?, p.341.
65
J.-P. SARTRE. La responsabilité de l'écrivain, Paris, Éditions Verdier, (1946) 1998, p.l.
66
J.-P. SARTRE. Qu 'est-ce que la littérature ?, p.48.
26
fonction nous l'oublions.
» Cette définition de la prose nous renvoie à une conception
instrumentale du langage ; le prosateur est celui qui se sert du langage pour atteindre le
monde réel, les mots n'étant pour lui qu'une forme d'instruments : « les prolongements de
ses sens68 ». De plus le prosateur sait « que les mots, comme dit Brice-Parain, sont des
"pistolets chargés". S'il parle, il tire. Il peut se taire, mais puisqu'il a choisi de tirer, il faut
que ce soit comme un homme, en visant des cibles et non comme un enfant, au hasard, en
fermant les yeux et pour le seul plaisir d'entendre les détonations.69 » Le prosateur assume
par conséquent une large part de responsabilité, car pour lui « [p]arler c'est agir : toute
chose qu'on nomme n'est déjà plus tout à fait la même, elle a perdu son innocence. Si vous
nommez la conduite d'un individu vous la lui révélez : il se voit. Et comme vous la
nommez, en même temps, à tous les autres, il se sait vu dans le moment qu'il se voit ; son
geste furtif, qu'il oubliait en le faisant, se met à exister énormément, à exister pour tous
[...].70 » Ainsi donc le prosateur est un homme « qui a pris la mesure de cette évidence bien
connue, non seulement des écrivains, mais des observateurs du cœur humain : les mots ont
un pouvoir [...]
». Lorsqu'on les emploie au dévoilement d'une réalité, il se brise autour
d'elle une part d'indifférence, engageant ainsi tous ceux qui la contemplent à la plus
« entière responsabilité72 » : « Écrire, c'est donc à la fois dévoiler le monde et le proposer
comme une tâche à la générosité du lecteur.73 » On ne saurait, dans ce contexte, considérer
avec trop de légèreté le geste d'écrire, et tous ceux qui le font sont pour Sartre des gens qui
tentent de se masquer la responsabilité première de tout prosateur, qui est de « prendre la
conscience la plus lucide et la plus entière d'être embarqué74 », sachant que les mots ont
« l'inévitable pouvoir d'agir sur le monde et de le transformer75 ». Nous sommes ici au
cœur même de la notion d'« engagement de la littérature » chez Sartre :
J.-P. SARTRE. La responsabilité de l'écrivain, p.l. (Le souligné est de nous) ; « La prose est d'abord une
attitude d'esprit : il y a prose quand, pour parler comme Valéry, le mot passe à travers notre regard comme
le verre au travers du soleil. » [J.-P. SARTRE. Qu'est-ce que la littérature ?, p.26-27.]
68
J.-P. SARTRE. Qu 'est-ce que la littérature ?, p. 19.
69
Ibid, p.3\.
70
Ibid, p.29.
71
B.-H. LÉVY. Le siècle de Sartre, Paris, Grasset, 2000, p.84-85.
72
J.-P. SARTRE. Qu'est-ce que la littérature ?, p.31.
73
Ibid., p.76.
n
Ibid.,p.9S.
75
B.-H. LÉVY. op. cit., p.&5.
27
Le concept d'engagement, nous dit Bernard-Henri Lévy, n'est pas un concept politique
insistant sur les devoirs sociaux de l'écrivain ; c'est un concept philosophique désignant les
pouvoirs métaphysiques du langage. Parler d'engagement ce n'est pas « réquisitionner » les
hommes de plume ; c'est leur rappeler ce que chacun sait ou devrait savoir : que chaque acte
de nomination "s'intègre dans l'esprit objectif ; que, ce faisant, il donne au mot et à la chose
une "dimension nouvelle" ; que chaque mot prononcé contribue à "dévoiler" le monde et que
dévoiler c'est toujours, et déjà, le "changer"...76
Le prosateur assume donc son « engagement » dans la mesure où il se sait
« embarqué » en pleine réalité, pris au milieu d'elle et du langage : cette situation se traduit
simplement, nous dit Sartre, par le fait que les mots sont avant tout pour lui les signes des
aspects du monde, et comme c'est le monde qu'il vise en tant qu'écrivain, son attention
n'est retenue sur les mots qu'il choisit que pour s'assurer d'atteindre le monde.
« La fonction d'un écrivain est d'appeler un chat un chat. Si les mots sont malades, c'est à
nous de les guérir.77 » Ce qui veut dire que le prosateur s'efforce d'abord et avant tout de
clarifier son langage, de le rendre transparent à la réalité, afin que ce qu'il nomme éclaire le
monde au lieu de l'obscurcir - en ajoutant aux réalités parfois équivoques les ambiguïtés du
langage. Le « premier devoir de l'écrivain, conclut donc Sartre sur ce point, est [...] de
rétablir le langage dans sa dignité » : soit un langage qui désigne le monde, un langagesigne, un instrument capable d'atteindre la réalité, voilà ce que devrait être aux yeux de
Sartre une « prose » digne de ce nom. On peut comprendre, dès lors, qu'il ait voulu ranger
la philosophie du côté de la prose, du côté d'un langage qui se rapporte au monde. Mais
que reste-t-il alors à la poésie ?
Qu'est-ce
que la poésie ?
Lapoésie est pour Sartre l'attitude qui consiste à envisager le langage « à l'envers79 »,
donnant préséance aux mots plutôt qu'aux choses du monde auxquelles ils se rapportent
normalement en tant que signes :
B.-H. LÉVY. op. cit., p.85. - «En d'autres termes, nous dit M. Surya, [...] l'engagement est moins un
choix laissé à chacun au 'un état de choses auquel nul n 'échappe. L'écrivain dispose du droit de s'engager
dans telle situation plutôt que dans telle autre, mais il ne dispose certes pas de celui de ne s'engager dans
aucune. [...] Sartre appelle moins l'écrivain à s'engager qu'il ne rappelle qu'il l'est. » [M. SURYA. « Le
saut de Gribouille de l'engagement (Sartre, Bataille, via Breton) », p.9.]
77
J.-P. SARTRE. Qu'est-ce que la littérature ?, p.341.
78
Ibid.,p34l.
79
Ibid.,p.l9.
28
Les poètes sont des hommes qui refusent d'utiliser le langage. Or, comme c'est dans et par le
langage conçu comme une certaine espèce d'instrument que s'opère la recherche de la vérité, il
ne faut pas s'imaginer qu'ils visent à discerner le vrai ni à l'exposer. [...] Ils ne parlent pas ; ils
ne se taisent pas non plus : c'est autre chose. On a dit qu'ils voulaient détruire le verbe par des
accouplements monstrueux, mais c'est faux ; car il faudrait alors qu'ils fussent déjà jetés au
milieu du langage utilitaire et qu'ils cherchassent à en retirer les mots par petits groupes
singuliers, comme par exemple « cheval » et « beurre » en écrivant « cheval de beurre ». [...] En
fait, le poète s'est retiré d'un seul coup du langage-instrument ; il a choisi une fois pour toutes
l'attitude poétique qui considère les mots comme des choses et non comme des signes 80
Il est frappant de constater, dans le passage qui précède - tiré de Qu 'est-ce que la
littérature ? - que c'est à Bataille explicitement (par son exemple du « cheval de beurre »)
que Sartre se réfère pour illustrer cette « attitude poétique » envers le langage. Mais là
réside aussi tout le problème, car « la poésie ne se propose pas de communiquer une
01
expérience précise. M. Bataille, lui, doit repérer, décrire, persuader.
» Adopter Y attitude
poétique quand ce qu'on écrit renvoie à une réalité du monde bien précise ne fait
qu'alourdir d'ambiguïtés la communication (ce qui était déjà l'objet de la première critique
de Sartre) en installant simultanément l'écrivain dans une position d'irresponsabilité face à
ce qu'il écrit, puisqu'on ne sait jamais précisément de quelle réalité il parle (cette volonté
de se rendre indéterminable est l'objet de la deuxième critique - comme quoi les deux
critiques dont nous avons parlé semblent deux facettes du seul et même problème qui a
préoccupé Sartre à la lecture de L'expérience intérieure). Le livre de Bataille, s'il veut
s'inscrire dans le domaine de la « philosophie » (ce qui semble être le cas), doit montrer
clairement, nous dit Sartre, qu'il assume les responsabilités auxquelles l'engage la prose :
ce qui n'est malheureusement pas le cas. En pratiquant le genre de la prose poétique,
Bataille se trouve à contaminer lui-même son propre langage philosophique. Car le poète en Bataille - ne cherche pas vraiment à atteindre la réalité concrète : il ne clarifie rien car il
n'envisage pas l'écriture comme un moyen « d'agir sur le monde » ; ce qu'il souhaite c'est,
aux dires de Sartre, expérimenter le langage pour lui-même, jouant de chaque mot « pour
certaines résonances obscures, je dirai presque : pour sa physionomie.82 » Bataille n'est
donc pas « engagé » comme le prosateur l'est : son attitude poétique condamne, pervertit
sa prose.
"
1
ibid.,p.n-n.
J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p.137.
2
J.-P. SARTRE. Qu 'est-ce que la littérature ?, p.48.
29
Mais le sens de la poésie prise en elle-même ne réside pas du tout dans l'obligation de
se rapporter à la réalité concrète. En effet, le poète peut très bien, selon Sartre, se
désolidariser de ce qu'il exprime en prétextant « l'inadéquation du langage à la réalité » ;
cette part d'incommunicable demeure pour lui un mur d'opacité que les mots ne sauraient
franchir : à jamais le monde nous échappe, crie le poète, et bien sûr nous échouons lorsque
nous voulons le porter complètement au langage, « puisque personne, jamais, ne peut
donner l'exacte mesure de ses besoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la
parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les
ours, quand on voudrait attendrir les étoiles.84 » Le poète n'a donc aucun espoir de révéler
le réel de manière exacte, puisqu'il connaît la faiblesse de la parole humaine ; certes, il veut
tout de même en parler, mais il entrevoit déjà l'échec de toute communication ; c'est
précisément là l'attitude qui le caractérise, le sens même de l&poésie selon Sartre :
le langage poétique surgit sur les ruines de la prose. S'il est vrai que la parole soit une trahison et
que la communication soit impossible, alors chaque mot, par lui-même, recouvre son
individualité, devient instrument de notre défaite et receleur de l'incommunicable. [...] Ainsi
l'échec de la communication devient suggestion de l'incommunicable ; et le projet d'utiliser ces
mots, contrarié, fait place à une pure intuition désintéressée de la parole.85
L'attitude poétique est cette pure intuition désintéressée de la parole. Sur le plan de
l'action, cela implique qu'il ne saurait être question pour Sartre d'« engager » la poésie ;
seules les prétentions à la prose, qui misent sur la « réussite » de la communication, doivent
se responsabiliser de ce qu'elles dévoilent. Tandis que le prosateur est « entouré d'un corps
verbal dont il prend à peine conscience86 », le poète, quant à lui, prend ses distances par
rapport au langage :
il voit les mots à l'envers, comme s'il n'appartenait pas à la condition humaine et que, venant
vers les hommes, il rencontrât d'abord la parole comme une barrière. Au lieu de connaître
d'abord les choses par leur nom, il semble qu'il ait d'abord un contact silencieux avec elles puis
que, se retournant vers cette autre espèce de choses que sont pour lui les mots, les touchant, les
tâtant, les palpant, il découvre en eux une petite luminosité propre et des affinités particulières
avec la terre, le ciel et l'eau et toutes les choses créées.87
SJ
Ibid.,p34\.
G. FLAUBERT. Madame Bovary, Coll. « Livre de poche », Paris, Gallimard, 1961, p.230-231. - Flaubert
est justement pour Sartre l'une des figures emblématiques du poète, c'est-à-dire de l'écrivain plus occupé du
langage que du monde auquel il se rattache.
85
J.-P. SARTRE. Qu 'est-ce que la littérature ?, p.47.
86
Ibid, p.19.
Ibid, p.19. - « L'homme qui parle [le prosateur] est au-delà des mots, près de l'objet ; le poète est en deçà.
Pour le premier, ils sont domestiques ; pour le second, ils restent à l'état sauvage. Pour celui-là, ce sont des
84
30
Le poète se comporte donc avec les mots comme le peintre avec ses couleurs : il
manie des choses - non plus des signes - qu'il associe à d'autres choses - d'autres aspects
de la réalité - , transfigurant alors la signification première de la réalité qu'il dévoile ; ainsi,
dans chaque poème « l'émotion est devenue chose, elle a maintenant l'opacité des choses ;
elle est brouillée par les propriétés ambiguës des vocables où on l'a enfermée. Et surtout il
y a toujours beaucoup plus, dans chaque phrase, dans chaque vers [...]
», comme si le
langage pouvait déborder ses limites en voulant nous montrer, comme le peintre, « une
émotion méconnaissable, perdue, étrangère à elle-même, écartelée aux quatre coins de
l'espace et pourtant présente. »
Une littérature
d'alibi
La prose poétique, en définitive, est « une littérature d'alibi90 ». C'est une manière de
communiquer sans avoir à porter jusqu'au bout les implications de la prose, cet appel à la
« générosité du lecteur ' ». La. prose poétique est un genre de mauvaise foi, nous dit Sartre,
car tout en prétendant faire une approche de la réalité, les écrivains de ce genre se rendent
indéterminables, presque inattaquables, dans la mesure où « l'inadéquation du langage à la
réalité92 » demeure pour eux un voile impénétrable, une sorte de barrière de protection qui
leur donne, en tant qu'hommes de parole, l'aura d'insouciance des poètes. Il n'y a plus à
assumer tout ce qui est dit : la prose poétique fournit l'alibi tant espéré des prosateurs
« insatisfaits », des écrivains au « goût amer et décevant de l'impossible93 ». Les mots de
Sartre, décidément, semblent une fois de plus dirigés contre Bataille : « En cette époque
mystique sans la foi ou plutôt mystique de mauvaise foi, un courant majeur de la littérature
entraîne l'écrivain à se démettre devant son œuvre94 ». Et cette démission de l'écrivain,
conventions utiles, des outils qui s'usent peu à peu et qu'on jette quand ils ne peuvent plus servir ; pour le
second, ce sont des choses naturelles qui croissent naturellement sur la terre comme l'herbe et les arbres. »
[Ibid.,p.U.]
88
Ibid, p. 16.
m
Ibid,p.16.
90
Ibid, p.218.
91
Ibid., p.76.
92
Ibid.,p34l.
93
Ibid, p.254. - Pour la citation qui précède également.
94
Ibid, p.254.
31
poursuit Sartre, fait de ce dernier « un révolté, non pas un révolutionnaire. » Car il n'y a
manifestement pas chez lui de volonté ferme de se rapporter au monde réel - ce qu'exige
pourtant la révolution. L'unique souci de cet écrivain révolté, précise Sartre, est de
« justifier son esthétique d'opposition et de ressentiment96 », mais sans avoir à répondre des
actions auxquelles pourraient engager ses paroles, son opposition et son ressentiment. Ce
« désintéressement » n'est pas digne du prosateur engagé et on le voit, finalement,
dénigrant l'action et néanmoins toujours préoccupé de justifier son œuvre : cette
justification qu'il n'ose pas chercher dans Y action, c'est dans la passion qu'il la trouvera,
dans les passions qu'il saura susciter chez son lecteur, en insistant toujours davantage sur la
dimension poétique de ses écrits, dimension que Sartre associe au merveilleux91 des
surréalistes. Or, pour Sartre il ne fait aucun doute que :
Le merveilleux était un alibi : toute une lignée de féeries bourgeoises est sortie de lui ; en chaque
cas il s'agissait de conduire par approximations chaque lecteur jusqu'à ce point obscur de l'âme
la plus bourgeoise, où tous les rêves se rejoignent et se fondent en un désir désespéré
d'impossible, où tous les événements de l'existence la plus quotidienne sont vécus comme des
symboles, où le réel est dévoré par l'imaginaire, où l'homme entier n'est plus qu'une divine
absence.98
Ce « merveilleux » littéraire, grande justification de la prose poétique - que Sartre
appelle ici féeries bourgeoises- est un alibi dans la mesure où il renvoie à l'idée que
l'homme n'est qu'« une nostalgie que rien ne peut assouvir parce qu'elle n'est, au fond
désir de rien" ». Si cette idée de l'homme avait le moindre sens, il n'y aurait plus rien à
faire, plus rien à espérer, et la littérature serait aussi vaine que l'aventure humaine, elle ne
contribuerait à rien, sauf peut-être à nous faire éprouver plus intensément ce désir de rien
(jusqu'à l'expérience de la divine absence ?). Cette perspective, qui semble à première vue
endossée par Bataille, est ce qu'il y a de plus néfaste en littérature, selon Sartre, car au lieu
de miser sur le « possible » en parlant et contestant des réalités bien identifiables, ces
écrivains rêveurs - ou créateurs de merveilleux au goût amer et décevant de l'impossible ne cultivent justement que le rêve, que la fainéantise. Certes, en tant qu'ils se veulent aussi
prosateurs, ils parlent et contestent des réalités, mais comme ils sont surtout poètes, et que
95
96
Ibid, p. 168.
/èW.,p.l67-168.
97
Cf. A. BRETON. Manifeste du surréalisme (1924).
98
J.-P. SARTRE. Qu'est-ce que la littérature ?, p.218.
99
Ibid, p.2lS.
32
l'échec de la communication les captive avant tout, ils se trouvent justifiés dans leur
inaction et refusent généralement de se salir les mains.
La prose poétique de Bataille est donc un élément important de sa mauvaise foi, car
avec ce genre littéraire il demeure dans l'ambiguïté : il peut prétendre à la prose - à la
pensée qui se rapporte au monde, à la philosophie donc - sans se préoccuper clairement de
se rapporter au monde - s'enfuyant quand il veut dans les évocations obscures du langage
poétique.
2.2 Le contenu philosophique
Entre scientisme
et
existentialisme
La pensée de l'absurde100, chez Bataille, et jusqu'à un certain point, la démarche qu'il
entreprend pour se saisir et penser la condition humaine, sont des traits qui le rapprochent
considérablement des « penseurs existentialistes101 ». Mais Sartre distingue aussi une autre
tendance à l'œuvre chez lui, une attitude hautement nuisible qui révèle en fait sa mauvaise
foi : « M. Bataille, qui n'est ni savant ni philosophe, a malheureusement des teintures de
science et de philosophie. Nous allons nous heurter tout de suite à deux attitudes d'esprit
distinctes qui coexistent chez lui sans qu'il s'en doute et qui se nuisent l'une à l'autre :
l'attitude existentialiste et ce que je nommerai, faute de mieux, l'attitude scientiste. [...]
C'est [...] le scientisme qui va fausser toute la pensée de M. Bataille.102 » Ce que Sartre
entend ici par « scientisme » est un point de vue prétendument « objectif» sur la condition
humaine ; c'est en somme le point de vue du dehors. Mais ce point de l'espace, fait
observer Sartre, est hors de portée ; le seul auquel nous avons réellement accès est celui du
dedans, qui se révèle par « l'attitude intérieure de l'existentialisme103 ». Penser qu'on peut
s'atteindre comme le savant atteint l'objet, c'est précisément pour Sartre la tentation de
Après la mort de Dieu, nous dit Sartre, « la pensée moderne a rencontré deux espèces d'absurde. Pour les
uns, l'absurdité fondamentale, c'est la "facticité", c'est-à-dire la contingence irréductible de notre "être-là",
de notre existence sans but et sans raison. Pour d'autres, disciples infidèles de Hegel, elle réside en ceci que
l'homme est une contradiction insoluble. C'est cette absurdité-là que M. Bataille ressent le plus vivement. »
[J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 143.]
101
J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 144.
102
/£/</., p. 146.
103
AW., p. 148.
33
l'impossible. Or c'est pourtant bien la tentative de Bataille, et Sartre nous montre alors tout
ce que cela implique de mauvaise foi : « c'est que M. Bataille prend sur lui-même deux
points de vue contradictoires simultanément. D'une part il se cherche et s'atteint par une
démarche analogue à celle du cogito, qui lui découvre son individualité irremplaçable ;
d'autre part il sort soudain de soi pour considérer cette individualité avec les yeux et les
instruments du savant, comme si elle était une chose dans le monde.104 »
Observons plus lentement cette analyse de Sartre. Nous sommes dans le domaine de
l'« expérience intérieure » - en termes sartriens, il s'agit de la découverte de la
« conscience de soi » : « ce retour vers soi qui fait naître le soi.105 » Sartre note que cette
expérience a été analysée plusieurs fois, déjà, chez des penseurs existentialistes, notamment
chez Jaspers et Heidegger. Dans chaque cas, il s'agissait essentiellement de penser « le sens
de la réalité humaine éclairée par son "être-pour-mourir"106 » - le sort absurde de l'homme
après la mort de Dieu. Or, il ne fait aucun doute pour Sartre, qui reprend ici les paroles
mêmes de Bataille, que le « Moi-qui-meurt [...] aperçoit ce qui l'entoure comme un vide et
lui-même comme un défi à ce vide.107 » Autrement dit la découverte que je fais du dedans
est celle de mon « irremplaçabilité
» : car en effet, je dois pouvoir porter seul la
responsabilité de mon « existence sans but et sans raison109 ». Mais voici, selon Sartre, où
est le glissement de mauvaise foi dans la pensée de Bataille : « nous allons assister à un [...]
tour de passe-passe : M. Bataille va identifier [...] improbabilité et irremplaçabilité1^ ».
Pour arriver à concevoir mon improbabilité - et non plus mon irremplaçabilité - il faut que
j'envisage mon individualité comme une sorte de « combinaison fort improbable »
d'« élément naturels111 » ; mais pour cela je dois, comme le savant qui observe une chose
dans l'environnement qui l'a créé, me percevoir du dehors, ce qui trahit dès lors le point de
vue du dedans annoncé par l'expérience intérieure. « Comment [M. Bataille] ne voit-il pas,
104
Ibid, p. 151. (Nous soulignons.)
Ibid, p. 148. - Ce soi réflexif - ou conscience de soi - a nom d'« ipséité » dans L'expérience intérieure :
« [L]e mot cTipséité est un néologisme [que Bataille] a emprunté à Corbin, le traducteur de Heidegger. M.
Corbin l'utilise pour rendre le terme allemand de « Selbstheit », qui signifie retour existentiel vers soi à
partir du projet. » [Ibid., p. 148.]
106
Ibid, p. 149.
m
Ibid.,pA49.
108
Ibid, p. 147. (Nous soulignions.)
109
Ibid, p.143.
110
Ibid, p. 147. (Le souligné est de nous.)
111
Ibid, p.146. - Pour la citation qui précède également.
105
34
demande Sartre, que l'improbabilité n'est pas une donnée immédiate mais précisément une
construction de la raison ? C'est VAutre qui est improbable, parce que je le saisis du dehors.
Mais, par un premier glissement, notre auteur identifie la facticité, objet concret d'une
expérience authentique, et l'improbabilité, pur concept scientifique."2 » Conclusion de
Sartre : « Le point de départ de notre auteur est déduit, il n'est aucunement rencontré par le
sentiment.113 »
Sartre trouve une autre confirmation de ce scientisme inavoué dans la pensée de
Bataille : sa pensée du temps. Chez lui le soi est soumis « à l'action dissolvante du
temps.114 » Le soi s'éparpille, se répand dans la durée, et finit rongé par le temps - car enfin
le temps manque : « M. Bataille reprend à son compte les remarques de Proust sur le temps
séparateur. Il ne voit pas la contrepartie, c'est-à-dire que la durée remplit aussi et surtout un
office de liaison.115 » Pour Sartre, en effet, si l'on pense réellement le temps du dedans, on
s'aperçoit qu'il constitue d'abord et avant tout pour la réalité humaine le lien entre les
différentes phases, les différents projets de l'existence : le temps lie notre vie. « Qu'est-ce
donc que ce temps qui ronge et qui sépare, sinon le temps scientifique, le temps dont
chaque instant correspond à une position d'un mobile sur une trajectoire?116 »
La mauvaise foi de Bataille, à la fin, tient une fois de plus à l'ambiguïté de sa
position : il oscille sans cesse entre un point de vue du dedans (attitude existentialiste) et un
point de vue du dehors (attitude scientiste), assurant cependant le lecteur qu'il a affaire
uniquement au premier point de vue, composé des données immédiates de l'expérience
intérieure - mais ce n'est qu'un leurre selon Sartre.
Le sens du
fantastique
Cette oscillation entre le dehors et le dedans, « ce papillotement d'intériorité et
d'extériorité que je notais tout à l'heure a une fonction précise : faute d'une fusion réelle de
la conscience et de la chose, [il] nous fait osciller de l'une à l'autre avec une très grande
112
Ibid,
Ibid,
114
Ibid,
115
Ibid,
116
Ibid,
113
p. 147.
p. 147.
p.150.
p. 150.
p.150.
35
vitesse, espérant réaliser la fusion à la limite supérieure de cette vitesse.117 » Cette idée que
Sartre notait en 1944 à propos de Francis Ponge118 s'applique sans difficulté à Bataille luimême : « Cet effort pour se voir, affirme Sartre, par les yeux d'une espèce étrangère [...],
[car c'est bien de cela qu'il s'agit : essayer de dépasser la position de sujet,] nous l'avons
déjà rencontré cent fois, sous des formes différentes, chez Bataille, chez Blanchot, chez les
surréalistes. Il représente le sens du fantastique moderne119 ». Ce fantastique moderne, que
Sartre n'aime pas beaucoup d'ailleurs120, a été l'objet d'une analyse plus approfondie de sa
part dans un article consacré à Maurice Blanchot. La caractéristique principale de ce genre
est d'envisager « la nature hors de l'homme et en l'homme, saisie comme un homme à
l'envers121 » ; le but du fantastique étant d'arriver à « sortir de l'humain pour se juger122 »,
il s'agit en somme d'inventer toutes sortes de « ruses pour parvenir à se regarder avec des
yeux inhumains.123 » Naturellement, nous dit alors Sartre, pour « penser cette image nous
ne pouvons user d'idées claires et distinctes ; il nous faut recourir à des pensées brouillées,
elles-mêmes fantastiques, en un mot nous laisser aller en pleine veille, en pleine maturité,
en pleine civilisation, à la "mentalité" magique du rêveur, du primitif, de l'enfant.124 »
C'est dire à quel point, finalement, Bataille n'est guère un « philosophe » sérieux aux yeux
de Sartre : le sens du fantastique envahit son œuvre de toute part et sa pensée, dès lors, ne
peut se rapporter à la réalité humaine qu'avec de grandes distorsions.
17
J.-P. SARTRE. « L'homme et les choses », dans Situations, I, Critiques littéraires, p.266.
Ibid, p.226-270. - Bataille dit quelque chose de très semblable, dans L'expérience intérieure:
« L'expérience atteint pour finir la fusion de l'objet et du sujet, étant comme sujet non-savoir, comme objet
l'inconnu. » [G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.2L]
119
J.-P. SARTRE. « L'homme et les choses », p.266.
1
° Il s'en confie à Simone Jolivet, dans une lettre datée du 17 juillet 1943 : «.je pense [...] que je ne t'ai pas
assez dit que je n'aime pas le « genre » des histoires démoniaques (le fantastique). Cela [...] peut expliquer
que je me sois montré un peu rechigné. » [J.-P. SARTRE. Lettres au Castor et à quelques autres (Tome 2),
Paris, Gallimard, 1983, p.316.]
121
J.-P. SARTRE. « "AMINADAB" ou du fantastique considéré comme un langage », dans Situations, I,
p.115.
122
J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p.172.
m
Ibid.,p.\72.
124
J.-P. SARTRE. « "AMINADAB" ou du fantastique considéré comme un langage », p. 115.
118
36
2.3 L'expérience intérieure
Le supplice
fantastique
L'expérience intérieure, nous dit Bataille, « est la mise en question (à l'épreuve), dans
la fièvre et l'angoisse, de ce qu'un homme sait du fait d'être.
» Ce que Bataille découvre
au fond de cette expérience tient au fait que « la seule vérité de l'homme, enfin entrevue,
est d'être une supplication sans réponse.126» C'est l'expérience du «non-savoir»,
l'épreuve du « vide ». Sartre endosse, jusqu'à un certain point, cette expérience humaine :
« Le ciel est vide, l'homme ne sait rien. Telle est la situation que M. Bataille nomme ajuste
titre "supplice" et qui est, sinon le supplice des hommes en général, du moins son supplice
particulier, sa situation de départ.127 » Le problème ici, selon Sartre, vient de ce que Bataille
se maintient dans son supplice, demeure captif quand il pourrait se libérer par des projets
qui lui feraient dépasser son dégoût - faut-il dire son goût ? - du supplice. La sombre voie
qu'emprunte Bataille, décidément, « n'apporte jamais rien d'apaisant », car c'est une voie
« où rien [...] ne se révèle, sinon l'inconnu128 » Cependant Sartre ne croit pas Bataille
capable d'assumer jusqu'au bout le cul-de-sac dans lequel il se jette :
le supplice qu'il ne peut éluder, il ne peut pas non plus le supporter. Mais il n'y a rien d'autre
que ce supplice. Alors, c'est ce supplice même qu'on va truquer. L'auteur l'avoue lui-même :
"J'enseigne l'art de tourner l'angoisse en délice." Et voici le glissement : Je ne sais rien. Bon.
Cela signifie que mes connaissances s'arrêtent, qu'elles ne vont pas plus loin. Au-delà rien
n'existe, puisque rien n'est pour moi que ce que je connais. Mais si je substantifie mon
ignorance ? Si je la transforme en "nuit de non-savoir" ? La voilà devenue positive : je puis la
toucher, je puis m'y fondre. [...] Mieux : je puis m'y installer. Il y avait une lumière qui éclairait
faiblement la nuit. À présent je me suis retiré dans la nuit et c'est du point de vue de la nuit que
je considère la lumière. [...] Il n'en reste pas moins que le tour est joué : à tout coup le nonsavoir, qui n'était préalablement rien, devient l'au-delà du savoir. En s'y jetant, M. Bataille se
trouve soudain du côté du transcendant. Il s'est échappé : le dégoût, la honte, la nausée sont
restés du côté du savoir.129
Sartre conclut cette analyse sans hésiter : « Dans la distance qui sépare ces deux
passages [du non-savoir à Yau-delà du savoir] tient toute la mauvaise foi de M.
125
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 16.
Ibid, p.25. - Bataille reformule ce constat plusieurs fois : « L'homme interroge et ne peut fermer la plaie
qu'une interrogation sans espoir ouvre en lui : "Qui suis-je ? que suis-je ? "» [G. BATAILLE. Le Coupable,
p.333.]
121
J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p.168.
128
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 10. Pour la citation qui précède également.
129
J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p.169-170.
126
37
Bataille.
» Car en fait Bataille dit expérimenter le « non-savoir » comme s'il s'agissait
pour lui d'un objet de connaissance, objet consistant vers lequel il s'élancerait en tant que
sujet connaissant. « Mais précisément M. Bataille ne veut pas voir que le non-savoir est
immanent à la pensée. Une pensée qui pense qu'elle ne sait pas, c'est encore une pensée.
Elle découvre de l'intérieur ses limites, elle ne se survole pas pour autant. Autant faire de
rien quelque chose, sous prétexte qu'on lui donne un nom.131 » C'est bien ce que veut dire
1 39
Sartre lorsqu'il affirme que Bataille « substantifie [son] ignorance
» : il en fait un objet
qu'il appelle la « nuit » ou l'« inconnu », et qui devient par le fait même saisissable. Mais
le propre de l'ignorance, objecte Sartre, est qu'elle n'est justement pas saisissable, elle
n'est à vrai dire rien de consistant :
Vous et moi, nous écrivons : "Je ne sais rien", à la bonne franquette. Mais supposons que
j'entoure ce rien de guillemets. [...] Voilà un rien qui prend une étrange tournure ; il se détache
et s'isole, il n'est pas loin d'exister par soi. Il suffira de l'appeler, à présent, Yinconnu et le
résultat est atteint. Le rien, c'est ce qui n'existe pas du tout ; l'inconnu, c'est ce qui n'existe
aucunement pour moi. En nommant le rien l'inconnu, j'en fais l'être qui a pour essence
d'échapper à ma connaissance.133
Il y échappe, certes, mais il n'est pas moins l'objet de mon expérience, de mon
supplice. Le livre de Bataille, qui semble vouloir aborder cette expérience comme « le récit
d'un désespoir134 », se présente néanmoins aux dires de Sartre comme la « saisie
objective » de ce supplice. Mais pour effectuer cette saisie du supplice, il faudrait que d'une
manière ou d'une autre nous puissions en parler du dehors : ce serait envisager le supplice
sans le subir, et cela précisément est impossible. Le supplice est la condition même de
l'expérience humaine, c'est au fond de nous l'épreuve de l'ignorance et l'ignorance n'est
pas un objet - elle n'est rien - dont on peut se distancier : « s'il est un "supplice" de
l'homme, nous dit Sartre, c'est de ne pouvoir sortir de l'humain pour se juger, de ne
pouvoir contempler le dessous des cartes. Non parce qu'on les lui dérobe, mais parce que,
les vît-il même, c'est à sa lumière qu'il les verrait.135 » Les descriptions que nous donne
Bataille de l'expérience intérieure - du « supplice des hommes en général136 » - sont donc
130
Ibid, p. 168.
Ibid, p. 170.
132
Ibid, p.169.
133
Ibid, p. 170.
134
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, OC V, p.l 1.
135
J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 172.
136
ftW.,p.l68.
131
38
de l'ordre du fantastique, encore une fois - ce qui nous renvoie inévitablement à la
mauvaise foi de Bataille en tant que philosophe : prétendant à la lucidité réelle (c'est-àdire : tenant compte de sa situation indépassable de sujet), mais s'échappant quand même
dans les inventions de sa fantaisie (s'imaginant un objet auquel nous n'avons pas
réellement accès).
C'est justement par cette « fantaisie », ajoute Sartre, que Bataille peut éviter, à la fin,
l'impasse dans laquelle il s'était jeté : tout se passe en fait comme si la démarche de
Bataille, au lieu de le laisser, comme il prétend, « dans un grand malaise137 », lui permettait
au contraire de s'en délivrer. C'est en effet le sens des propos de Sartre, un peu plus haut,
lorsqu'il affirme qu'en se retirant « dans la nuit138 » (ce rien saisi comme un au-delà du
savoir), « M. Bataille se trouve soudain du côté du transcendant.
» Car s'il est bel et bien
parvenu de ce côté - du côté du non-savoir -, c'est dire qu'il « s'est échappé : le dégoût, la
honte, la nausée sont restés du côté du savoir.140 » Bataille semble donc avoir dépassé le
supplice des hommes en s'y fondant complètement, en intensifiant le supplice jusqu'à
l'extase - ce moment de « transcendance », où il s'échappe dans la nuit du non-savoir.
Autant dire, finalement - et cet élément rebutera Sartre au plut haut point - que Bataille
aura su se délivrer de la « condition humaine », c'est-à-dire du « supplice des hommes en
général141 ». Il aura su, et aura donc obtenu son « salut », sa délivrance : ce que Bataille nie,
dans un premier temps : « J'ai renoncé à ce dont l'homme a soif.142 » Mais Sartre insiste, la
recherche de salut est partout à l'œuvre chez lui, et elle s'exprime essentiellement par son
« désir d'être tout143 » : « M. Bataille n'a-t-il pas écrit [...] : "L'homme (au bout de sa
quête) est... agonie de tout ce qui est " [...] ? [...] Il faut donc qu'il reconnaisse sa mauvaise
foi : Si je souffre pour tout, je suis tout, au moins à titre de souffrance. Si mon agonie est
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 19.
J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 169.
m
Ibid.,pA69.
140
Ibid., p.169-170. (Nous soulignons.)
m
Ibid.,p.l6S.
142
G. BATAILLE. Le Coupable, p.261. - Par ailleurs, Bataille précisera que « l'expérience intérieure ne
pouvant avoir de principe [...] dans une recherche d'états enrichissants [...], ne peut avoir d'autre souci ni
d'autrefin au 'elle-même. » [G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 18.]
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 10. - «N'importe qui, sournoisement, voulant éviter de
souffrir se confond avec le tout de l'univers, juge de chaque chose comme s'il l'était, de la même façon qu 'il
imagine, au fond, ne jamais mourir. » [Ibid, p. 10.]
138
39
agonie du monde, je suis le monde agonisant. Ainsi aurai-je tout gagné en me perdant.144 »
Le supplice que Bataille cherche à intensifier145 et dans lequel il se perd, le mène, à
l'entendre, à « l'illimité de la pensée146 », « à tout le possible147 ». C'est en effet le sommet
de l'expérience intérieure, cet instant où l'épreuve du supplice - devenu si vif et
envahissant qu'il est même suggéré de nous le représenter comme le drame de la Passion « ouvre la sphère où s'enfermait (se limitait) ma particularité personnelle148 » ; c'est le
« point d'extase149 » : le moi agonisant s'abandonne, il s'ouvre alors au non-moi, à tout ce
qui est « hors de moi150 » tellement « cela rend triste et lourd de ne pas mourir151 », nous dit
Bataille, qui ajoute alors : «je deviens fuite immense hors de moi, comme si ma vie
s'écoulait en fleuves lents à travers l'encre du ciel
*
» ; et plus loin : « Ma mort et moi,
1S^
nous nous glissons dans le vent du dehors, où je m'ouvre à / 'absence de moi.
•
» Or voilà :
« cette Passion est [pour Sartre] une véritable tricherie, une manière plus subtile de
s'identifier à "tout".154 » Car enfin, en disant qu'il s'ouvre « à l'absence de moi », Bataille
ne prétend-t-il pas, justement, mais de manière déguisée, atteindre l'immensité du non-moi,
le tout englobant155 ? Sartre en tout cas le pense. Ainsi donc, Bataille réussirait à satisfaire
« par la bande son désir "d'être tout"15 », il se dérobe[rait] au supplice des hommes en « se
pren[ant] pour la nuit157 ». - Parce que « la Nuit, c'est bien connu, toutes les vaches sont
noires158 » ; ainsi, Bataille a beau dire, il joue de cette « obscurité » pour « s'identifier à
144
J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 165.
« [...] plus que la vérité, c'est la peur que je veux et que je cherche : celle qu'ouvre un glissement
vertigineux, celle qu 'atteint l'illimité possible de la pensée. » [G. BATAILLE. Le Coupable, p.240.]
146
G. BATAILLE. Le Coupable, p.240.
147
Ibid, p.365. (Nous soulignons.)
l4
* Ibid., p.272.
149
Ibid, p.264.
150
Ibid, y 212.
151
Ibid, p.269.
152
/Wd,p.253.
153
Ibid, p.365.
154
J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p.165.
155
Nous suggérons, par ce terme d'« englobant », un lien avec la pensée de Karl Jaspers, dont Sartre semble
croire qu'elle inspire de nombreux développements du livre de Bataille: «L'expression se trouve chez
Jaspers et chez M. Bataille. Y a-t-il eu influence ? M. Bataille ne cite pas Jaspers, mais il semble l'avoir lu. »
[Ibid., p. 144, note L] ; « M. Bataille a-t-il lu les trois volumes de Philosophie ? On m'assure que non. Mais il
a sans doute eu connaissance du commentaire que Wahl en a donné dans les Études kierkegaardiennes. Les
similitudes dépensée et de vocabulaire sont troublantes. » [Ibid, p.167.]
156
J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 171.
157
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.85.
158
J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 171.
145
40
"tout" », la preuve en est, nous dit Sartre, qu'il semble en sortir ravi159 : en effet, après
avoir relevé quelques citations où Bataille dit avoir « "du divin une expérience si folle
qu'on rira de moi si j'en parle" », Sartre conclut que c'est « vraiment un mystique qui parle,
un mystique qui a vu Dieu et qui rejette le langage trop humain de ceux qui ne l'ont pas
vu. » Témoin de mauvaise foi qui refuse « de nommer Dieu160 », Bataille n'aura donc été
aux yeux de Sartre, pour finir, qu'un « chrétien honteux.1 l »
Conclusion de la critique de Sartre
Il y a à la fin de la critique de Sartre une sorte d'aveu d'impuissance et comme une
forme de résignation : « À présent je sais que je ne puis rien pour lui et qu'il ne pourra rien
pour moi ; il est à mes yeux comme un fou et je sais aussi qu'il me tient pour un fou.
»
Or entre deux fous, on le sait, il n'y a pas de véritable rencontre : ils sont prisonniers de leur
solitude et leur communication n'est en somme qu'un dialogue de sourds.
Ce serait cependant passer un peu vite sur l'essentiel... Car pour nous l'essentiel est
que la communication entre Bataille et Sartre a bel et bien eu lieu, qu'elle a même ébranlé
des éléments qui étaient absolument indispensables à la pensée de Bataille. « La
communication, nous dit Bataille, demande un défaut, une « faille » ; elle entre, comme la
mort, par un défaut de la cuirasse. Elle demande une coïncidence de deux déchirures, en
moi-même, en autrui.
» Ainsi la rencontre avec Sartre n'aura pas été vaine, et la
communication qui s'est établie entre eux aura ouvert, dans le choc des déchirures, une
brèche considérable164.
Voici l'une de ces images qui suggèrent un lien entre l'obscurité et la plénitude: «de l'impossible
araignée, pas encore écrasée, que je suis, si mal dissimulée dans ses réseaux de toile. Malgré elle l'araignée,
tapie dans un fond, est l'horreur devenue un être, à ce point qu'étant la nuit, elle rayonne cependant comme
un soleil... » [G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.149.]
160
J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 168. Pour les deux citations précédentes également.
m
Ibid.,pA66.
162
Ibid, p. 169.
163
G. BATAILLE. Le Coupable, p.266.
164
En ce qui concerne Sartre, le sens de son opposition à Bataille nous semble à la fois philosophique et
stratégique. D'abord philosophique, car en 1943, après avoir découvert la nécessité de l'engagement social et
politique de l'intellectuel, Sartre prend une distance par rapport au style et aux idées qu'il a développés
quelques années plus tôt dans La Nausée : « L'un des buts de ce roman, nous dit J.-F. Louette, est
d"'exprimer le silence avec des mots", de faire accéder, par et par-delà le langage, à "l'absolu ou
41
Sartre, du reste, ne désavoue aucunement ses deux critiques : pour lui, l'œuvre de
Bataille n'est philosophiquement pas claire, elle est « sans réciprocité », vouée à l'échec. Et
cependant, Sartre, bien qu'il dénonce sans cesse la « mauvaise foi passionnelle » de
Bataille, demeure fasciné par « l'homme qui se livre dans ces pages165 », car « à travers lui
[il] entrevoi[t] l'homme et sa solitude166 » : plein d'« orgueil maladif», de « dégoût de soi »
et d'« érotisme », dignes de faire « l'affaire de la psychanalyse167 ». Car enfin il semble que
ce ne fut pas tant L'expérience intérieure qui attira Sartre, mais son auteur : « Aussi, plus
qu'à cette expérience [...], s'intéressera-t-on à l'homme qui se livre dans ces pages, à son
âme "somptueuse et amère"168 ». Et pourtant, Sartre, comme nous l'avons déjà dit, jamais
plus ne se penchera sur le cas de Bataille, le « laissant vide169 » avec son expérience
intérieure, ce « livre [qui] est aussi la somme des malentendus dont il est l'occasion.170 »
/ 'absurde " {La Nausée) » [J.-F. LOUETTE, op. cit., p.24.]. Or, ce but poursuivi par Sartre dans La Nausée est
précisément l'un des buts poursuivis par Bataille dans L'expérience intérieure... Sartre aurait donc profité
d'« Un nouveau mystique » pour faire le point sur ses propres idées et se livrer à une autocritique «par
Bataille interposé » ; « et il se montre d'autant plus sévère, nous dit encore J.-F. Louette, qu 'il se sait en train
de battre sa propre âme. » [Ibid., p.24.] Ainsi, l'ardeur avec laquelle Sartre critique L'expérience intérieure
s'expliquerait par la projection^ sur le livre de Bataille, d'un combat intellectuel qu'il livre en lui-même. Par
ailleurs, l'opposition à Bataille est également stratégique, car dans le champ intellectuel français qui se
développe à partir de la fin de la Deuxième guerre, « la suprématie de Sartre » [A. BOSCHETTI. op. cit.,
p. 13.] implique en un certain sens l'« élimination » de «ses rivaux du même âge: Camus, Bataille,
Blanchot. » [Ibid, p. 18.] Voir à ce sujet l'excellent livre d'Anna Boschetti: Sartre et «Les Temps
Modernes ».
165
J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 174. Pour la citation précédente également.
166
Ibid, p. 168-169.
167
Ibid., p. 174. Pour les trois dernières citations également. - « Mais la critique littéraire trouve ici ses
limites. Le reste est l'affaire de la psychanalyse. Qu 'on ne se récrie pas : je ne pense pas ici aux méthodes
grossières et suspectes de Freud, d'Adler ou de Jung ; il est d'autres psychanalyses. » [Ibid, p.174.]
m
Ibid.,p.\74.
169
G. BATAILLE. « Réponse à Jean-Paul Sartre... », p.199.
170
Ibid, p.200.
CHAPITRE
II
« U N N O U V E A U T Y P E DE D I S C O U R S . . . :
Q U E L Q U E C H O S E C O M M E LE R É C I T
ET L ' E S S A I D R A M A T I Q U E S 1 »
L A DÉFENSE DE B A T A I L L E
N'y a-t-il pas un avantage à faire de la philosophie
ce que je fais : l'éclair dans la nuit, le langage d'un
court instant ?... Peut-être à ce sujet, le moment
dernier contient-il une vérité simple.
BATAILLE2
N
ous allons maintenant examiner la défense de Bataille, ce qui nous mènera au cœur
de sa pensée qui, faut-il le préciser, « n'a pas de sens privilégié. En chacun de ses
points, et quel que soit l'angle sous lequel on l'aborde, elle se donne en totalité.3 »
Néanmoins, par souci de clarté, il nous faut procéder par ordre. C'est pourquoi nous avons
choisi de suivre, un à un, les principaux textes de Bataille où il est explicitement question
de Sartre, laissant de côté ceux qui ne sont pas en lien avec notre sujet4. Notre tâche ici
n'est pas de résumer tous ces textes, mais seulement d'en soutirer ce qui nous semble
contribuer à la défense de Bataille. En tout, il s'agit de six textes5, dont la publication
s'étend de 1945 à 1952. La chronologie des répliques sera donc un facteur déterminant pour
' E. TIBLOUX. « Le tournant du théâtre. Numance 1937 ou "Les symboles qui commandent les émotions" »,
dans Les Temps Modernes, n° 602, décembre 1998 et janvier-février 1999, p.122.
2
G. BATAILLE. « Réponse à Jean-Paul Sartre... », p.202.
3
R. SASSO. op. cit., p. 13.
4
Notamment un compte-rendu d'un livre de Sartre- Réflexion sur la question juive -, court texte intitulé
simplement « Sartre », paru dans la revue Critique en 1947.
Revoici la liste de ces textes : 1) « Réponse à Jean-Paul Sartre - défense de l'"expérience intérieure" »
(1945), 2) « Le surréalisme et sa différence avec l'existentialisme » (1946), 3) « Lettre à M. Merleau-Ponty »
(1947), 4) « De l'existentialisme au primat de l'économie » (1947-48), 5) « Baudelaire "mis à nu". L'analyse
de Sartre et l'essence de la poésie » (1948), 6) « Jean-Paul Sartre et l'impossible révolte de Jean Genêt »
(1952). Six textes, donc, auxquels s'ajouteront tout de même quelques autres textes de Bataille, qui précisent
sa pensée sans qu'il n'y soit nommément question de Sartre.
43
l'ordre de ce chapitre. Mais nous devons aussi tenir compte de l'importance inégale de ces
répliques. C'est ce qui explique que nous nous permettions - une fois n 'est pas coutume ! de transgresser cet ordre chronologique, rassemblant dès le début les principaux argumentsrépliques de Bataille. Commençons sans plus tarder.
Le principe d'insuffisance
La première réplique de Bataille à la critique de Sartre vient en appendice à son livre
Sur Nietzsche (1945). Il s'agit d'un court texte de dix pages qui a cependant l'intérêt de
répondre directement aux critiques de Sartre. Le titre de l'appendice ne laisse d'ailleurs
aucune ambiguïté sur ce point : « Réponse à Jean-Paul Sartre {Défense de /"'expérience
intérieure") ». Dans ce texte, donc, Bataille invoque les raisons philosophiques qui
justifient à la fois le manque de clarté de son œuvre et la mauvaise foi dont l'accuse Sartre.
Son argument principal revient sur ce qu'il appelle déjà, dans L'expérience intérieure, le
« principe d'insuffisance6 ». Voyons de quoi il s'agit.
Toute vie humaine serait à la base marquée par l'insuffisance, insuffisance qui se
révèle aussi bien dans l'angoisse que nous ressentons que dans la fatigue ou
l'insatisfaction ; le sentiment d'un vide que rien ne suffit à combler, l'inconfort, l'oubli, le
manque de confiance, l'incohérence, le principe « selon lequel les êtres ne sont eux-mêmes
qu'en ayant recours aux autres7 » : voilà les traits qui « donnent généralement l'allure
humaine8 », nous dit Bataille. Cette insuffisance est d'abord manifeste dans le « caractère
de satellite » de l'enfant qui, ne pouvant subvenir lui-même à ses besoins, « regarde ses
parents comme des dieux », c'est-à-dire comme des êtres parfaitement suffisants qui
règlent son monde comme une horloge. Et ce « caractère [...] ne disparaît nullement par la
suite : nous retirons aux parents notre confiance, nous la déléguons à d'autres hommes.10 »
Ainsi, nous prêtons au monde un caractère de suffisance que nous n'avons pas, que nous ne
6
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.97. Ce principe est développé dans une des sections de la
troisième partie de ce livre, qui s'intitule « Le labyrinthe (ou la composition des êtres) » ; il s'agit d'un texte
remanié qui avait déjà été publié dans la revue Documents.
7
C. LÉVESQUE. « Le principe d'insuffisance selon Bataille. Entretien avec Jean Larose », dans Le proche et
le lointain, Montréal, vlb éditeur, 1994, p. 191.
8
G. BATAILLE. « Réponse à Jean-Paul Sartre... », p.200.
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.103. - Pour la citation précédente également.
10
/ta/., p. 103.
44
ressentons pas ; sans doute espérons-nous au moins recevoir, en retour, l'illusion de la
suffisance. Mais rien n'y fait : ce fond d'insuffisance demeure en nous comme un trou noir,
plus dense que tout, pour la raison ultime que « la seule vérité de l'homme, enfin entrevue,
est d'être une supplication sans réponse.11 » En effet, malgré toutes les avancées de la
science, tout le savoir accumulé dont nous sommes fiers, « l'existence du monde ne peut,
d'aucune façon, cesser d'être inintelligible.12 » L'interrogation suppliante que nous sommes
n'est donc jamais fondamentalement apaisée ; c'est précisément ce qui fait dire à Bataille
que « l'humain se lie en nous à l'insatisfaction subie, jamais acceptée cependant13 », de
l'être qui « ne peut, par aucun recours, échapper à l'insuffisance ni renoncer à
l'ambition.1 »
Ce « principe d'insuffisance » est important, car il fonde l'une des objections
majeures de Bataille contre la philosophie : les philosophes, pour la plupart, interrogent
apaisés, leurs questions semblent posées dans une « atmosphère de sérénité15 » - du moins
éliminent-ils à l'écrit ce qui, dans leur expérience de philosophe, les a le plus troublés,
tourmenté, épuisé. Ce calme plein de suffisance est le grand subterfuge des philosophes,
qui trahissent par cette « assurance profonde16 » le doute qui normalement les ronge alors
qu'ils se questionnent. Ainsi,
Bataille suspecte l'interrogation philosophique d'être une clause de style ou, du moins, une
ellipse de ce qu'implique toute mise en question radicale. [...] À l'opposé, la forme de la
question posée par celui qui ne sait pas ne peut être que la supplication. Pour Bataille, la
supplication est liée au « doute qui angoisse » et l'angoisse ne peut se fonder sur un savoir, car
« l'angoisse, évidemment, ne s'apprend pas ». La supplication est la question qui ne donne
jamais « le pas à la réponse... au savoir », c'est « l'interrogation sans espoir, « la question sans
limite ».17
Le philosophe - celui qui ne sait pas - se retrouve donc tôt ou tard en état de
« supplication », état qui est lié à l'insuffisance de sa condition d'« homme de savoir ». Par
conséquent, Bataille refuse d'atténuer - même à l'écrit - le « doute qui angoisse »,
« L'Interrogation désespérée" que connaît celui qui "veut qu'il soit répondu sans finir à
n
/èW.,p.25.
Ibid, p. 124.
13
G. BATAILLE. « Réponse à Jean-Paul Sartre... », p.200.
14
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 108.
15
R. SASSO. op. cit., p.30.
16
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 125.
17
R. SASSO. op. cit., p.30.
12
45
chaque question qui se pose en lui". » Autrement dit, Bataille veut inclure, dans le
langage même de la philosophie, le désespoir caractéristique de celui qui, parvenu au
sommet du savoir accessible, fait l'épreuve de l'insuffisance acide, ne sait plus - rien - et
succombe devant le vide - qu'il se représente également comme la « tache aveugle » du
savoir. Ce langage, le langage même de l'insuffisance humaine, que le lecteur de Bataille
connaît bien, ressemble à ceci :
Oubli de tout. Profonde descente dans la nuit de l'existence. Supplication infinie de l'ignorance,
se noyer d'angoisse. Se glisser au-dessus de l'abîme et dans l'obscurité achevée en éprouver
l'horreur. Trembler, désespérer, dans le froid de la solitude, dans le silence éternel de l'homme
(sottise de toute phrase, illusoires réponses des phrases, seul le silence insensé de la nuit
répond). Le mot Dieu, s'en être servi pour atteindre le fond de la solitude, mais ne plus savoir,
entendre sa voix. L'ignorer. Dieu dernier mot voulant dire que tout mot, un peu plus loin
manquera : apercevoir sa propre éloquence (elle n'est pas évitable), en rire jusqu'à l'hébétude
ignorante (le rire n'a plus besoin de rire, le sanglot de sangloter). Plus loin la tête éclate :
l'homme n'est pas contemplation (il n'a la paix qu'en fuyant), il est supplication, guerre,
angoisse, folie.19
Ce passage illustre bien l'un des reproches que Sartre faisait à Bataille : une prose
philosophique envahie par la poésie, d'où le sens flou, le manque de clarté des propos.
Mais nous devinons maintenant la réponse de Bataille, qui pourra toutefois sembler
commode à bien des égards : la poésie, le flou conceptuel, sont les traces de l'insuffisance
caractéristique de tout ce qui est. Ainsi donc, Bataille veut intégrer dans sa pensée aussi
bien que dans son écriture le principe même de l'insuffisance : « la pensée, dit-il, se produit
en moi par éclairs incoordonnés et s'éloigne sans fin du terme dont la rapprochait son
mouvement.21 » Et il en irait de même pour l'écriture, comme en témoigne cette confession
littéraire :
À peu près chaque fois, si je tentais d'écrire un livre, la fatigue venait avant la fin. Je devenais
étranger lentement au projet que j'avais formé. J'oublie ce qui m'enflammait la veille,
changeant d'une heure à l'autre avec une lenteur somnolente. Je m'échappe à moi-même et mon
livre m'échappe ; il devient presque entier comme un nom oublié : j'ai la paresse de le chercher,
mais l'obscur sentiment de l'oubli m'angoisse.
Et si ce livre me ressemble ? si la suite échappe au début, l'ignore ou le tient dans
l'indifférence ? étrange rhétorique !22
1
*Ibid.,p3l.
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.49.
20
Voir nos sections La haine du langage et De la prose poétique, Chapitre I, p. 13-16 et p.24-35.
21
G. BATAILLE. « Réponse à Jean-Paul Sartre... », p.201.
22
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.71.
19
46
Le livre de Bataille lui ressemble peut-être, aurait admis Sartre, mais il ne ressemble
qu'à lui - c'est ce que Sartre affirmait dans l'une de ses critiques . Et Bataille, en effet,
revenant sur ce point, se demande : « Je ne sais si j'énonce de cette façon l'impuissance
humaine - ou la mienne...24 » Mais la réflexion n'hésite pas longtemps sur ce point, et
bientôt Bataille se voit contraint de réaffirmer : « mon propos, je pense, est ici celui de
l'homme tout entier.25 » Après tout, fait-il encore observer, « ce qui est vraiment, [...] n'est
pas plus l'essor d'une pensée lucide que sa dissolution dans l'opacité commune.
L'apparente immobilité d'un livre nous leurre : chaque livre est aussi la somme des
malentendus dont il est l'occasion.26 » Rien n'échappe donc à l'insuffisance, aux
malentendus, alors aussi bien en témoigner honnêtement, ce qui ne veut pas dire pour
Bataille de faire exprès pour engendrer le désordre : « Il va de soi : j'apporte à la tâche le
plus de rigueur que je puis. Mais le sentiment qu'une pensée elle-même a d'être friable [...]
me prive de la détente favorable à l'ordonnance rigoureuse.
» Ainsi le désordre n'est pas
évitable : « En fait, je ne pourrais pas arriver à maintenir l'ordre, [...] mais quelquefois on
peut retrouver ce qu'il y a de riche dans le désordre. Ce n'est pas facile, mais je suis devenu
très calé sur ces petits problèmes : faire tourner le désordre, le désordre fondamental, initial,
en quelque chose qui participe de l'art, cela me paraît un très bon principe.28 » Le mode de
penser de Bataille n'est donc pas, malgré les apparences, réductible à une paresse
intellectuelle ou à un laisser-aller philosophique ; le voici même décrit avec sagacité par
Jean-Luc Nancy :
Il s'agit de ce qui ne renonce ni à la critique, ni même à la recherche de propositions
« positives » (comme on dit), mais qui ne peut pas non plus se satisfaire de ses propositions sans
indiquer l'excès qui doit déborder et les consumer, au-delà de leur sens pour qu'elles aient le
sens de l'effort exigeant et de l'audace de la pensée elle-même. Pour autant, cette pensée ne
s'enfonce pas dans le pathos du scepticisme, ni dans celui de l'héroïsme, mais elle envisage sans
détour, autant qu'il est possible, ce fait primitif et dernier d'une pensée que rien n'assure, hors sa
liberté (ni « Dieu », ni « homme total », voilà tout, si l'on peut dire...) : il n'y a pas de pensée,
c'est-à-dire pas d'articulation de sens, qui n'ait l'inachevable en elle, excédant le sens, comme
une intimation, comme une obligation serrée, implacable, logique autant qu'éthique, d'avoir à se
dérober comme pensée dans l'acte même qui est le sien, et si j'ose dire «pour» être pensée
2j
Voir notre section Le drame d'un seul homme, Chapitre I, p.18-19.
G. BATAILLE. « Réponse à Jean-Paul Sartre... », p.201.
25
Ibid, p.200.
26
Ibid., p. 199-200.
27
Ibid., p.200. - Bataille dit aussi, parlant de son œuvre : «je ne trouve à ma construction rigoureuse [...],
qu'une expression désordonnée, non voulue telle, mais telle. » [G. BATAILLE. L'expérience intérieure,
p.136.]
28
Cité par M. CHAPSAL. op. cit., p. 15.
24
47
(« pour faire sens » et « pour se libérer » - et je dis bien « si j'ose dire », car comment introduire
ici sans réserve l'indication d'une finalité ?).2
Nous venons de voir, en somme, comment le principe d'insuffisance justifie, « si l'on
peut dire... », l'approche de Bataille. À partir de là, il nous faut maintenant répondre plus
précisément à certaines critiques de Sartre que nous n'avons pas encore évoquées. Allons-y
sans détour.
Sur la difficulté de le critiquer30, Bataille concède à Sartre que les descriptions de
l'expérience intérieure « peuvent n'être pas saisies par qui n'en fait pas l'épreuve en luimême31 ». Le problème, souligne Bataille, c'est qu'en disant cela, Sartre ne se rend pas
compte qu'il met en question la pertinence de sa propre critique, car comment peut-il juger
l'expérience intérieure s'il ne l'a pas faite ? C'est pourtant ce qu'il fait : « Sartre que
n'affole ni ne grise aucun mouvement, jugeant sans les éprouver de ma souffrance et de ma
griserie du dehors, conclut son article en s'appesantissant sur le vide ». Ainsi, Sartre
n'aurait saisi L'expérience intérieure que du dehors , « par une lucidité indifférente
» qui
en accuse évidemment le « caractère pénible », mais qui se trompe sur le sens profond des
« mouvements d'esprit » qui y sont décrits. Vue sous cet angle, l'opposition de Sartre n'a
donc pas réellement menacé le mouvement de la pensée de Bataille ; bien au contraire :
parce que Bataille pense en intégrant l'insuffisance, une critique de sa pensée, soulignant
l'insuffisance, ne peut qu'alimenter sa démarche... « Sartre me permettant d'y revenir...
C'est sans fin.35 »
Sur le scientisme inavoué de Bataille36 - comme quoi il aurait pensé l'être humain en
cherchant à se retirer lui-même de la condition humaine -, ce dernier répond :
29
J.-L. NANCY. « La pensée dérobée », dans Lignes 01 (nouvelle série), Paris, Éditions Léo Sheer, mars
2000, p.91.
30
Voir notre section Un ton dogmatique, Chapitre I, p. 16-18.
31
G. BATAILLE. « Réponse à Jean-Paul Sartre... », p.199.
32
#>/£?., p.198-199.
33
Notons ici que Bataille se trouve à inverser - comme dans un miroir - l'une des critiques que Sartre lui
avait faites, l'accusant de « scientisme », c'est-à-dire d'avoir adopté un point de vue qui s'éloigne des
« données immédiates de la conscience » pour imaginer, « du dehors », la condition humaine.
34
G. BATAILLE. « Réponse à Jean-Paul Sartre... », p.196. -Pour les deux citations suivantes également.
35
/to/., p. 199.
36
Voir nos sections Entre scientisme et existentialisme et Le sens du fantastique, Chapitre I, p.32-35.
48
J'ai parlé d'expérience intérieure : c'était l'énoncé d'un objet, je n'entendais pas m'en tenir en
avançant ce titre vague aux données intérieures de cette expérience. Nous ne pouvons réduire
qu'arbitrairement la connaissance à ce que nous tirons d'une intuition du sujet. Seul pourrait le
faire un être naissant. Mais précisément nous (qui écrivons) ne savons rien de l'être naissant que
l'observant du dehors [...] ; nous n'atteignons le noyau de l'être que nous sommes qu'à travers
des opérations objectives.37
La réponse indique ici un désaccord fondamental : pour Bataille, contrairement à
Sartre, « l'humanité n'est pas faite d'êtres isolés, mais d'une communication entre eux ;
jamais nous ne sommes donnés, fût-ce à nous-mêmes, sinon dans un réseau de
communication avec les autres38 ». C'est pourquoi nous ne pouvons saisir Y individuel
qu'en recourant à des opérations objectives. Il n'y a pas d'autres langages, en un sens, que
le langage commun, ce qui ne veut pas dire qu'il soit en lui-même « suffisant » et qu'il
nous permette aisément de traduire toutes les nuances de la réalité. Mais la réalité humaine
est tellement intimement constituée par la communauté qu'il serait de toute façon insensé,
nous dit Bataille, de penser que nous ne pouvons accéder au noyau de l'être que nous
sommes que par un langage que nous aurions inventé nous-mêmes. Bataille va d'ailleurs
jusqu'à dire, en toute simplicité : «je joue, quand j'avance un mot, la pensée des autres, ce
qu'au hasard j'ai glané de substance humaine autour de moi. »
Finalement, à propos de l'inutilité et de l'ambiguïté de l'expérience intérieure40,
Bataille en appelle une fois de plus, quoique implicitement, au principe d'insuffisance.
D'abord, l'inutilité de l'expérience intérieure n'est rien d'autre que l'inutilité
-
l'insuffisance même ! - de l'existence en général, ce qui n'implique pas forcément le
renoncement, mais l'inévitable confrontation à l'absurde : « Sartre a raison de rappeler à
mon propos le mythe de Sisyphe41 ». Le non-sens de l'expérience intérieure - le fait qu'elle
n'aboutisse à rien, « laissant vide42 » - n'est peut-être pas très satisfaisant, mais n'est-ce pas
là, se demande Bataille, l'épreuve authentique « du fin fond de l'être43 » ? Et sur
l'ambiguïté de l'expérience intérieure, que Sartre associait à la « mauvaise foi » de Bataille,
voilà comment ce dernier règle le malentendu : « on peut, comme Sartre l'a fait,
37
G. BATAILLE. « Réponse à Jean-Paul Sartre... », p.201.
G. BATAILLE. « Genêt », dans La littérature et le mal, p. 148.
39
G. BATAILLE. Le Coupable, p.353.
Voir nos sections Une expérience inutile et Le supplice fantastique, Chapitre I, p.20 et p.36-40.
41
G. BATAILLE. « Réponse à Jean-Paul Sartre... », p.200.
42
Ibid., p. 199.
43
Ibid, p. 198.
38
49
successivement me reprocher d'aboutir à Dieu, d'aboutir au vide ! ces reproches
contradictoires appuient mon affirmation : je n'aboutis jamais.** » Ainsi donc, on l'aura
compris, l'ambiguïté de l'expérience intérieure n'est pas étrangère aux mouvements
d'esprit vertigineux dont elle est faite, et il est bien possible, ironise Bataille, qu'une
« mobilité trop grande des concepts et des sentiments (des états d'esprit) ne laisse pas au
lecteur plus lent la possibilité de saisir (de fixer).45 »
Le primat de la vie sur la pensée
Les textes sur lesquels nous allons nous pencher à présent n'ont déjà plus le statut de
« réplique officielle » aux critiques de Sartre. Il y est néanmoins toujours question de
Sartre, qui devient peu à peu la cible des critiques de Bataille. Le premier texte que nous
examinerons est un long article intitulé « De l'existentialisme au primat de l'économie »,
qui s'échelonne sur deux numéros de la revue Critique, ceux de décembre 1947 et de
février 1948. Cet article expose ce qui, à notre avis, constitue le deuxième principal
argument-réplique de Bataille aux critiques de Sartre, soit le primat de la vie sur la pensée.
Examinons-le de plus près.
Le but de cet article, si nous le résumons, était de montrer, dans un premier temps,
que l'existentialisme moderne, surtout représenté par des philosophes tels Jaspers,
Heidegger, Sartre et Levinas, trahit le présupposé même sur lequel il se fonde à l'origine
(donné dans la position de Kierkegaard) ; dans un second temps, il s'agissait pour Bataille
de révéler un aperçu de sa « théorie générale de l'économie46 », théorie qui, selon lui, a le
double mérite d'éviter le « porte-à-faux » de l'existentialisme et l'erreur de jugement que
cette ambiguïté entraîne chez la plupart de ses représentants. Sans entrer dans les détails de
cette théorie - parachevée un peu plus tard dans La part maudite (1949) -, nous tenons à
préciser que la nouvelle terminologie économique de Bataille ne change rien au fond de sa
pensée : il s'agit toujours d'exprimer « ce caractère intime - individuel et douloureux -
44
/Z>/J.,p.l99.
/èW.,p.l95.
46
G. BATAILLE. « De l'existentialisme au primat de l'économie », Critique, nos 19 et 21, déc. 1947 (p.515526) et fév. 1948 (p.127-141), repris dans OC XI, Articles, I, Paris, Gallimard, 1988, p.279-306. (Nous nous
référerons à cette édition.)
45
50
d'une expérience
» de la vie humaine, sans négliger la difficulté « d'insérer dans la sphère
des objets de pensée ce qui n'a de place qu'au dehors.48 » Nous pouvons donc considérer
que l'esprit de cet article n'est pas étranger aux vues de Bataille dans L'expérience
intérieure et que, par conséquent, il étaye sa défense contre Sartre.
Bataille
s'appuie
tout
d'abord
sur trois ouvrages retraçant l'histoire
de
l'existentialisme49 pour mettre en évidence le présupposé à l'origine de ce mouvement
philosophique : le primat de la vie sur la pensée. Ce point de départ auquel, selon Bataille,
les « existentialistes ne sont guère fidèles50 », serait également celui des marxistes : « Le
primat de la vie sur la pensée prend ces deux formes : Marx affirme le primat des besoins ;
le primat d'un désir portant plus loin que la satisfaction du besoin est donné dans la
position de Kierkegaard.51 » Ces deux formes se seraient constituées, par ailleurs, en
réaction à l'idéalisme de Hegel, car le manque de vie, l'étouffement, qui est l'effet de la
banalisation de la vie subjective dans le système hégélien, aurait donné des allures
inhumaines à cette philosophie et entraîné, de ce fait, la réaction de Kierkegaard et de ceux
qui l'ont suivi52.
Mais alors, comment élaborer une philosophie de l'existence qui exprime l'intensité
du sentiment individuel et à laquelle se sentent appartenir généralement tous les individus,
47
Ibid, p.294.
Ibid, p.293.
49
JEAN WAHL. Petite histoire de « l'existentialisme », suivi de Kafka et Kierkegaard. Commentaires, Éd.
Club Maintenant, 1947, in-16, 132p. - GUIDO DA RUGGIERI. Existentialism, Edited and introduced by
Rainer Heppenstall, translated by E.M. Cocks, Londres, Secker and Warburg, 1946, in-8, 52p. - JULIEN
BENDA. Tradition de l'existentialisme, ou les Philosophies de la vie, Grasset, 1947, in-16, 125p.
50
G. BATAILLE. « De l'existentialisme au primat de l'économie », p.280.
51
Ibid, p.282.
« La connaissance fut pour les philosophes en général et pour Hegel une recherche de l'objet : ceci
impliquait d'ailleurs une adéquation du sujet (de l'homme, du philosophe) à l'objet (ce qui est, le monde,
Dieu, ou l'Idée absolue). Cet objet était essence immuable, éternelle et « vérité universelle valable pour tous
les temps » : le sujet, fortuit, ses besoins et ses désirs, étaient forcément soumis à cette vérité, écrasés par
elle. Hegel, il est vrai, posait l'objet comme une totalité dont chaque sujet était une partie [...]. Mais le sujet
se savait à la fin réduit à n 'être qu 'un « paragraphe » de l'ensemble - du système. [...] Le désir de Hegel se
résout ainsi dans un savoir, qui est absolu, qui est une suppression du sujet, relatif, qui sait. [...] Jamais, si
l'ony pense, on n'a rien conçu déplus mort [...]. Vers la fin de sa vie, Hegel ne se posa plus le problème : il
répétait ses cours et jouait aux cartes.
Contre une philosophie inhumaine, Kierkegaard a élevé la protestation, le cri d'une existence suffoquée. Il
a opposé à la satisfaction de l'idée éternelle l'intensité du sentiment individuel, et cet aléa du possible qui
peut être ou n 'êtrepas et nous laisse suspendus dans l'angoisse. Il était, lui, un existant [...]. [Ibid., p.282.]
48
51
sans retomber dans la « recherche d'une essence immuable
» ? La réponse de
Kierkegaard, ou plutôt celle que Jean Wahl a formulée à partir de Kierkegaard, se trouve
dans l'affirmation d'une nouvelle forme de philosophie qui refuserait « de donner la pensée
elle-même pour fin de la pensée54 ». Bataille, toujours en se référant au commentaire de
Wahl, parle ici du rôle des « philosophes-poètes : ce seraient, si je l'entends, des
philosophes par l'origine mais pour liquider un héritage : ils résoudraient sans fin la tension
de la recherche philosophique dans celle de l'effusion poétique.55 » Parce que le but est
d'exprimer plus de vie, et que la vie est par-dessus tout la vie sensible de l'individu56,
essentiellement liée aux désirs portant plus loin que la satisfaction du besoin, on peut
comprendre, à partir de là, pourquoi la philosophie a pu chercher dans la poésie les moyens
de réaliser sa visée. Ramener le sensible au cœur même de la philosophie : voilà ce que
peut idéalement la poésie et qui traduit, dans le sillage de Kierkegaard, le primat de la vie
sur la pensée. Mais n'était-ce pas précisément ce que Bataille sous-entendait, dans
L'expérience intérieure, quand il parlait de « la volonté, s'ajoutant au discours, de ne pas
en
<
s'en tenir à l'énoncé, d'obliger à sentir » ? Il commentait alors sa propre méthode, puisant
dans « l'art dramatique58 » les moyens de « briser le discours en [lui]59 », car le « discours,
les mots qui nous permettent d'atteindre aisément des objets, atteignent mal les états
intérieurs ». Bataille serait donc fidèle, en ce sens, au présupposé de l'existentialisme61.
C'est également ce qui ressort quand il évoque l'avantage, pour la philosophie, « de
retrouver l'attitude d'une religion, pour laquelle les mythes et les rites ont plus d'intérêt que
la connaissance philosophique
». Ce qui, décidément, importa le plus à Bataille comme
philosophe, fut toujours d'accorder une plus large part, dans sa pensée, au plan non
discursif : c'est en tout cas ce qu'impliquait pour lui le primat de la vie sur la pensée.
5J
Ibid, p.2S3.
Ibid., p.281.
55
iW.,p.283.
«Je vis d'expérience sensible et non d'explication logique. » [G. BATAILLE. L'expérience intérieure,
p.45.]
7
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.26.
58
Ibid., p.26.
59
Ibid, p.73.
60
Ibid, p. 162.
« En un certain sens toute mon œuvre se rattache, d'une façon que je dirais presque privilégiée, au courant
que l'on a nommé, peut-être à tort, existentialiste. » [G. BATAILLE. « La Vie des lettres », p.l 17.]
2
G. BATAILLE. « De l'existentialisme au primat de l'économie », p.283.
54
52
Bataille, on le voit dans ce texte, essaie de justifier son approche à partir de l'esprit
même de la philosophie qui le critique - Sartre étant précisément le seul, semble-t-il, qui se
réclame de l'existentialisme63. Cet esprit, celui de Kierkegaard à l'origine, pour qui la vie
des désirs, l'intensité du sentiment individuel et l'aléa du possible, qui nous suspend dans
l'angoisse, décrivent le moins mal l'existence, aurait été trahi par l'existentialisme
moderne, que Bataille associe à « une hypertrophie de la démarche intellectuelle. Il s'agit
bien encore d'éprouver l'existence, de vivre avant de connaître [...]. Mais la connaissance,
l'exercice professoral, déborde (surtout chez Sartre).64 » Le primat de la vie sur la pensée
ne serait plus assumé jusqu'au bout par l'ensemble des existentialistes ; jamais leur pensée,
nous dit Bataille, ne céderait le pas à la vie : « La pensée existentialiste est toujours fuyante
mais n'achève jamais en elle-même l'anéantissement de la pensée.65 » C'est donc ce qui lui
fait dire de cette pensée qu'elle est « malade d'une virtuosité morose.66 »
Mais pourquoi la pensée devrait-elle s'effacer à ce point devant la vie sensible ?
Pourquoi la philosophie, donc, qui se situe sur le plan de la connaissance discursive,
devrait-elle se préoccuper autant d'intégrer ce qui par définition échappe « aux opérations
de l'intelligence67 » (tout le plan non-discursif) ? Bataille répond que c'est parce que le
philosophe ne peut être ni savant, ni poète, ou plutôt qu'il est également les deux et que, par
conséquent, la négligence de l'un de ces rôles entraîne inévitablement la défaillance du
philosophe. Examinons cette réponse, qui devrait nous éclairer un peu plus sur le sens de la
poésie chez Bataille.
« Et des existentialistes, Sartre est justement le seul qui assume le mot, qui lui a fait un sort et donné une
notoriété ! » [G. BATAILLE. « De l'existentialisme au primat de l'économie », p.289.]
64
Jbid, p.2S4.
63
Ibid, p.284. - Une confidence de Sartre, dans ses Carnets de la drôle de guerre, semble confirmer le
jugement de Bataille : « Tout ce que je sens, avant même que de le sentir je sais que je le sens. Et je ne le sens
plus qu 'à moitié, alors, tout occupé à le définir et à le penser. Mes plus grandes passions ne sont que des
mouvements de nerfs. Le reste du temps, je sens à la hâte et puis je développe en mots, je presse un peu par
ici, je force un peu par là et voilà construite une sensation exemplaire, bonne à insérer dans un livre relié. »
[J.-P. SARTRE. Carnets de la drôle de guerre, Paris, Gallimard, 1995, p.254.]
66
G. BATAILLE. « De l'existentialisme au primat de l'économie », p.284. - Se référant d'ailleurs au livre de
Guido da Ruggieri sur l'existentialisme (voir la note 50 ci-dessus), Bataille affirme ceci : « Je regrette pour
ma part d'y être personnellement mis au nombre des existentialistes français. À mon sens, toute l'affaire est
malheureuse, une confusion généralisée, entretenue par une excitation journalistique. » [Ibid., p.281 (note
!*)■]
61
Ibid, p.294.
53
D'abord, le philosophe n'est ni savant, ni poète, c'est-à-dire qu'il ne peut,
contrairement au premier, « envisager le monde comme si l'intimité en lui avait le sens des
phénomènes extérieurs dont elle serait l'effet
» ; mais il ne peut pas non plus, puisqu'il est
philosophe et qu'il a choisi « le discours commun et cohérent69 », se contenter des seules
évocations du poète, et ce même si « l'intimité [...] ne peut être communiquée à titre de
connaissance claire70 ». Ni savant ni poète, le philosophe ne saurait non plus être un
amalgame des deux rôles: il doit éviter la «stérilité des glissements [...], [car] la
connaissance poétique et la poésie intellectuelle ne sont ni l'une ni l'autre à la mesure de
l'homme.71 » Comment peut-il résoudre, alors, cette tension constitutive de sa position de
philosophe ? En un sens, il ne la résout pas, car entre la connaissance discursive et la
poésie, il y a une rupture, un saut qualitatif ; il passe de la première à la seconde par une
sorte de chute. En effet, partant de l'idée qu'il « n'est pas de science lucide qui n'éprouve,
dès l'état de connaissance ébauchée où nous sommes, Vignorance suprême de qui étendrait
les opérations de science à la totalité des éléments », Bataille nous livre le sens de ce qu'il
entend par poésie : elle est la promesse que quelque chose - inévitablement V intimité manquera à la connaissance « commune et communicable73 » ; c'est l'aveu d'ignorance du
philosophe, la reconnaissance de son inintelligible présence, et le sens profond de cette
phrase : « l'extrême savoir exige [...] la reconnaissance de la poésie, qui n'est jamais le
moyen de son activité autonome, mais demeure la fin de celui qui sait - et la fin du savoir
en ce que le savoir à l'extrême est la dissolution du savoir.74 » La poésie ne serait donc pas
tant, pour Bataille, une forme d'approfondissement de la connaissance - dans le sens de la
vie - qu'une manière de l'abîmer, de montrer son inachèvement dans la vie du philosophe.
Peut-être comprenons-nous un peu mieux maintenant la critique que Bataille adresse
aux existentialistes qui, tout en se prétendant philosophes, ne révèlent à peu près rien de
l'ignorance, du malaise où ils se trouvent, dans le silence de leurs méditations :
« L'existentialisme, lui, n'échappe par aucune précaution rituelle, par aucune liberté
68
Ibid, p.294.
Ibid., p.292.
70
Ibid, p.296.
71
Ibid, p.297.
72
Ibid, p.297.
73
Ibid, p.296.
74
Ibid, p.297.
69
54
poétique, à la mise au niveau des choses connues. Tout au plus associe-t-il à la
connaissance une hésitation et des glissements.75 » Mais ce n'est pas assez, selon Bataille,
pour qui veut rester fidèle à « ce qu'un homme sait du fait d'être.
» Si ce que nous savons
de la vie demeure insuffisant77, alors nous devons, suivant le primat de la vie sur la pensée,
toujours le montrer. Cela constitue un impératif pour Bataille : « Je hais les idées
qu'abandonne la vie ».
Évidemment, du point de vue de la critique de Sartre, le primat de la vie (non
discursive) sur la pensée explique en bonne partie le manque de clarté conceptuelle dans
l'oeuvre de Bataille, ce dernier n'obéissant pas toujours à la logique des idées, mais plutôt à
celle de l'expérience : « La différence entre expérience et philosophie réside principalement
en ce que, dans l'expérience, l'énoncé n'est rien, sinon un moyen et même, autant qu'un
moyen, un obstacle ; ce qui compte n'est plus l'énoncé du vent, c'est le vent.79 »
Le déchaînement de la poésie
Mais revenons en 1946, où Bataille avait déjà commencé à « dire, plus modestement,
de quelle manière, à [ses] yeux, [sa] pensée s'éloigne de celle des autres. Surtout de celle
des philosophes.80 » Sans doute faudrait-il même rajouter ici : surtout de celle de Jean-Paul
Sartre ! Un article décisif - aussi bien par le rapprochement qu'il tente de réaliser avec
Breton que par la distance de plus en plus nette qu'il prend par rapport à Sartre - vient
clarifier ce qui l'oppose à ce dernier ; il est intitulé : « Le surréalisme et sa différence avec
l'existentialisme81 ».
D'abord, Bataille affirme dans ce texte que la « différence profonde du surréalisme
avec l'existentialisme de Jean-Paul Sartre tient [au] caractère d'existence de la liberté. Si je
ne l'asservis pas, la liberté existera : c'est la poésie ; les mots, n'ayant plus à servir à
75
Ibid, p.294. - C'est ce qui explique que Bataille ne reconnaisse « en Sartre [qu']ww aspect atténué, une
répercussion assez lointaine du mouvement. » [Ibid., p.289 (note 1*).]
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 16.
Voir notre section précédente, Le principe d'insuffisance, aux pages 43 à 49.
78
G. BATAILLE. Sur Nietzsche, p. 134.
79
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.25.
80
G. BATAILLE. Le Coupable, p.239.
81
Paru initialement dans la revue Critique, n°2, juillet 1946, p.99-110. Repris dans OC XI, p.70-82. (Nous
renvoyons le lecteur à cette dernière édition.)
55
quelque désignation utile, se déchaînent et ce déchaînement est l'image de Vexistence libre,
qui n'est jamais donnée que dans l'instant.82 » Cette liberté, que Bataille nomme également
« la liberté positive*3 », a été incarnée par les surréalistes qui ont su, avec « la poésie
déchaînée qu'est l'écriture automatique84 », « représenter et magnifier cette part irréductible
en nous, liée à nos aspirations les plus tendues85 ». Mais à cette liberté positive qu'évoque
le « déchaînement poétique86 » et qui ne sert à rien sinon à « placer la vie dans la
perspective de l'éclat », s'oppose une autre forme de liberté, dont Sartre se fera le défenseur
et qui se veut expressément utile, étant liée à l'action et même, en ce qui concerne
l'existentialisme, à « l'action politique et militaire » : c'est celle des revendications, des
prises de conscience qui portent à l'action ; l'existence de cette liberté, cependant, « n'est
jamais, sur ce plan, que négative (je combats pour ne pas ou ne plus être asservi, mais jouir
87
de ma liberté, c'est une autre affaire).
»
Bataille, on le devine sans doute, prend ici la défense du surréalisme contre
l'existentialisme. Ce n'est pas qu'il soit résolument contre tout ce qui semble utile, non :
« Chaque homme, dit-il en 1944, doit être utile à ses semblables, mais il en est l'ennemi s'il
n'est rien en lui au-dessus de l'utilité.88 » Voilà qui explique selon lui que la littérature, en
tant qu'« expression de l'homme - de la part essentielle de l'homme » -, ne puisse être
fondamentalement utile, étant donné que l'homme, « en ce qu'il a d'essentiel, n'est pas
réductible à l'utilité.
» La littérature ne représente donc qu'accidentellement la part de
liberté négative d'un peuple, qui porte les foules, justement, à revendiquer cette liberté par
des actions concrètes. Dans son essence profonde, nous dit Bataille, la littérature incarne
plutôt la part de liberté positive : elle est du côté de la passion qui consiste à « user de
G. BATAILLE. « Le surréalisme et sa différence avec l'existentialisme », p.81.
Ibid, p.72.
84
Ibid, p.74.
85
Ibid, p.72. - Pour les deux autres citations également.
86
Ibid, p.79.
87
Ibid., p.72. (Nous soulignons.)
88
G. BATAILLE. « La littérature est-elle utile ? », Combat, 12 novembre 1944. - Repris dans OC XI, p.13.
(Nous renvoyons le lecteur à cette édition.)
19
Ibid., p. 13. - Pour la citation précédente également. - Christian Limousin, par ailleurs, affirme que
« Bataille préfère Breton à Sartre parce qu 'au moins celui-là ne croit pas que les mots sont les purs reflets
des idées, parce qu 'ils ont en commun une certaine prise en charge de l'inconscient et que la rage les force. »
[C. LIMOUSIN. Bataille, Coll. « Psychothèque », Paris, Éditions Universitaires, 1974, p.15.]
83
56
liberté90 », de « cette liberté hardie, fière d'elle et sans limites » ; il s'agit donc de « jouir de
[la] liberté91 » davantage encore que de « lutter pour elle92 ». Cette conception de la
littérature, que Bataille fait sienne et qu'il associe au surréalisme, maintient le désaccord c'est le moins qu'on puisse dire - avec Sartre qui, de son côté, en posant l'exigence d'une
« littérature engagée », semble considérer l'écrivain - du moins le prosateur - comme « un
homme qui a choisi un certain mode d'action
» impliquant, qu'il le reconnaisse ou non,
que les passions qu'il suscite par ses écrits engagent à autre chose que la passion :
Je lisais, l'autre soir, confie Sartre, ces mots que Biaise Cendrars met en exergue à Rhum :
"Aux jeunes gens d'aujourd'hui fatigués de la littérature pour leur prouver qu'un roman peut
être aussi un acte" et je pensais que nous sommes bien malheureux et bien coupables
puisqu'il nous faut prouver aujourd'hui ce qui allait de soi au XVIIIe siècle. Un ouvrage de
l'esprit était alors un acte doublement puisqu'il produisait des idées qui devaient être à
l'origine de bouleversements sociaux et puisqu'il mettait en danger son auteur.94
Pour Sartre, il ne fait aucun doute que la littérature soit une forme d'action ; en tout
cas, la liberté à laquelle elle engage n'est ni seulement ni essentiellement une passion dont
on jouit : de fait, cette liberté « n'est rien d'autre que le mouvement par quoi
perpétuellement on s'arrache et se libère. Il n'y a pas de liberté donnée ; il faut se conquérir
sur les passions, sur la race, sur la classe, sur la nation et conquérir avec soi les autres
hommes.95 » D'où la responsabilité de l'écrivain selon Sartre. Tandis qu'aux yeux de
Bataille, l'écrivain authentique ne peut s'engager qu'indirectement « dans la lutte pour la
liberté, annonçant cette part libre de nous-mêmes que ne peuvent définir des formules, mais
seulement l'émotion et la poésie des œuvres déchirantes.96 » Ici, Sartre répliquerait sans
doute à Bataille qu'en « soutenant qu'on peut rester libre dans les chaînes si l'on a du goût
pour la vie intérieure97 », on ne fait que « se dissimuler [sa propre] complicité avec les
oppresseurs98 ». Car à ses yeux,
90
G. BATAILLE. « La littérature est-elle utile ? », p.13. - Pour la citation suivante également.
G. BATAILLE. « Le surréalisme et sa différence avec l'existentialisme », p.72.
92
G. BATAILLE. « La littérature est-elle utile ? », p. 13.
93
J.-P. SARTRE. Qu'est-ce que la littérature ?, p.29.
94
/£/<£, p.135-136.
95
Ibid., p.87. - Sartre, semble-t-il, s'en tiendra toujours à cette prémisse « (si intenable en fait qu'elle fût) ;
une prémisse selon laquelle : libre, la littérature ne l'est que pour autant qu'elle libère ; mais selon laquelle
aussi bien : libre, elle ne l'est et ne peut l'être que dans une société libérée. » [M. SURYA. « Le saut de
Gribouille de l'engagement (Sartre, Bataille, via Breton) », p. 16.]
96
G. BATAILLE. « La littérature est-elle utile ? », p. 13.
J.-P. SARTRE. Qu 'est-ce que la littérature ?, p.98.
98
/WJ.,p.97-98.
91
57
le révolutionnaire lui-même - et avant toute sophistication - se défie de la liberté. Et il a
raison. Les prophètes n'ont jamais manqué, qui lui ont annoncé qu'il était libre : et c'était
chaque fois pour le duper. La liberté stoïcienne, la liberté chrétienne, la liberté bergsonienne,
n'ont fait que consolider ses chaînes en les lui cachant. Elles se réduisaient toutes à une
certaine liberté intérieure que l'homme pourrait conserver en n'importe quelle situation. Cette
liberté intérieure est une pure mystification idéaliste : on se garde bien de la présenter comme
la condition nécessaire de l'acte. En vérité elle est pure jouissance d'elle-même."
Ces paroles de Sartre sont sans équivoque - qu'elles aient été formulées ou non en
référence à Georges Bataille100. Le désaccord entre les deux hommes est clairement visible
et ce, même si Bataille, dans une lettre à Maurice Merleau-Ponty datée du 24 juin 1947,
nuance ses propos en disant que « l'émoi sensible - la poésie, la passion - les intérêts que
le surréalisme représente [...] ne sont pas contraires à l'action (même ils en sont la fin),
mais il faut les suspendre pour agir.101 » Dans cette lettre, Bataille s'emporte d'ailleurs
J.-P. SARTRE. « Matérialisme et révolution » (Les Temps Modernes, 1946), repris dans Situations, III.,
Paris, Gallimard, 1949, p. 196.
100
Nous ne voudrions pas trop insister, mais de nombreux passages de Qu 'est-ce que la littérature ? (comme
ceux des deux avant dernières références), nous ont fait penser qu'il était implicitement question de Bataille ;
en voici quelques extraits : « [NJOMS estimons que l'écrivain doit s'engager tout entier dans ses ouvrages, et
non pas comme une passivité abjecte, en mettant en avant ses vices, ses malheurs et ses faiblesses, mais
comme une volonté résolue et comme un choix comme cette totale entreprise de vivre que nous sommes
chacun [...] » (p.44) - «Après l'avènement de la société bourgeoise, le poète fait front commun avec le
prosateur pour la déclarer invivable. [...] [1]/ passe de la magie blanche à la magie noire. L'homme est
toujours présenté comme la fin absolue, mais par la réussite de son entreprise il s'enlise dans une collectivité
utilitaire. [...] L'échec seul, en arrêtant comme un écran la série infinie de ses projets, le rend à lui-même,
dans sa pureté. [...] L'échec lui-même se retourne en salut. » (p.46-47) - « Elle [l'époque des écrivains de la
fin du XIXe siècle] a poussé la contestation jusqu 'à l'extrême, jusqu 'à se contester elle-même ; elle nous a
fait entrevoir un silence noir par-delà le massacre des mots, et, par-delà l'esprit de sérieux, le ciel vide et nu
des équivalences ; elle nous invite à émerger dans le néant par destruction de tous les mythes et de toutes les
tables de valeur, elle nous découvre en l'homme, en place du rapport intime avec la transcendance divine,
une relation étroite et secrète avec le Rien [...] » (p. 180) - « Estaunié parle des vies secrètes : le postier, le
maître des forges, l'ingénieur, le trésorier-payeur général ont leurs fêtes nocturnes et solitaires, ils sont
habitués profondément par des passions dévorantes, par des incendies somptueux ; à la suite de cet auteur,
de cent autres, nous apprendrons à reconnaître dans la philatélie, dans la numismatique [Bataille occupait un
poste au département des monnaies et des médailles anciennes de la Bibliothèque Nationale...] toute la
nostalgie de l'au-delà, toute l'insatisfaction baudelairienne. » (p.214).
101
G. BATAILLE. « Lettre à M. Merleau-Ponty », Combat, n°930, 4 juillet 1947. - Repris dans OC XI,
p.252. (Nous renvoyons le lecteur à cette édition.) - Cette opposition à Sartre sur le sens de la liberté vécue
préoccupe Bataille depuis déjà quelques années, comme en témoigne cet extrait de lettre à Michel Leiris,
datée de la fin juin 1943 : « J'ai lu Les Mouches. Je suis gêné pour en parler. [...] Il y manque pour moi je ne
sais quoi de secret qu 'il y avait, plus ou moins, dans ce que nous avons aimé ensemble (si tu veux, comme
dans Gérard de Nerval). C'est une fabrication (même avec des faiblesses - un langage qui ne porte guère, à
la lecture du moins). Ne trouves-tu pas qu'en finir de cette façon avec la culpabilité est au fond superficiel ?
[...] Je n'aime pas du tout cette opposition entre l'homme dans l'erreur et l'homme dans le vrai : elle me
paraît abstraite et Sartre a dû compenser les choses en donnant un côté flottant et même trouble à son Oreste.
[...] La liberté de Sartre est rationnelle et c'est tout. [...] C'est la fabrication : pas de lutte contre l'étau réel
de la culpabilité. » [G. BATAILLE et M. LEIRIS. Échanges et correspondances, Coll. « Les inédits de
Doucet », Paris, Gallimard, 2004, p. 149, p. 150, p. 152.]
58
contre Sartre, à qui il reproche d'avoir « donné du surréalisme une analyse sommaire, qui
ne fait pas honneur à ses méthodes de travail. [...] [R]ien ne dépasse dans le cas présent la
vaine polémique, la satisfaction de soi, la parole facile.102 » C'est que pour Bataille l'intérêt
du surréalisme vient justement du fait d'avoir montré avec magnificence les intérêts passionnés, irrationnels - en vue desquels nous agissons :
Il est clair qu'un danger résulte du fait que les hommes d'actions sont portés à considérer un
peu vite, et avec de l'irritation, ces intérêts en vue desquels ils agissent, mais qui les
contrecarrent dans l'action. Aussi est-il dommage à mon sens qu'un écrivain qui n'agit pas,
qui se borne à réfléchir (Sartre parle d'agir : est-ce suffisant ? même, n'est-ce pas le pire ?)
vienne aggraver l'inévitable malentendu qui oppose ceux qui agissent à leur intérêt dernier.
Cette considération n'est nullement théorique. L'opposition est à la fin d'autant plus difficile à
résoudre que le surréalisme est précisément le mouvement qui dénude l'"intérêt dernier", le
dégage des compromis, en fait résolument le caprice même et, très honnêtement, lui donne
une apparence futile et indéfendable.103
Dévoiler l'arbitraire, donner « une valeur décisive à cette sorte de pensée, l'analogue
du rêve, qui ne se soumet pas au contrôle de la raison1 », voilà ce que représente aux yeux
de Bataille « le pouvoir rayonnant du surréalisme105 ». Car il importe de redonner le sens de
la liberté positive - le goût de l'insubordination - à ceux qui l'ont perdu ; autrement, le
souci d'être utile, que met « en lumière l'enchaînement des actes et de toute pensée à la fin
poursuivie106 », atteint pour finir la contradiction qu'il voulait éviter : celui qui ne sait pas
jouir de sa liberté ne se libérera - et ne sera utile, à la fin - que pour s'asservir à autre
chose ; de plus il communiquera « aux autres ce poison : peur de la liberté, besoin de
servitude !107 » Un écrivain authentique, selon Bataille, ne saurait enseigner le « refus de la
• •
servilité
1 OR
» s'il n'osait exprimer « la rage de la liberté », « qui se moque ouvertement des
102
G. BATAILLE. « Lettre à M. Merleau-Ponty », p.252. - « Vaine polémique », « satisfaction de soi » et
« parole facile », résument sans doute, aux yeux de Bataille lui-même, l'attitude que Sartre a toujours eue par
rapport à lui.
w
'Ibid, p.252.
104
G. BATAILLE. « Le surréalisme et sa différence avec l'existentialisme », p.71.
105
IbicL, p.70. - Pour Sartre, le surréalisme n'a vraiment eu d'importance que du point de vue restreint de la
poésie ; du point de vue plus vaste de l'influence qu'il a pu exercer sur l'ensemble de la société de son temps,
le surréalisme ne fut pour lui qu'« un feu d'artifice » : « c'est la littérature de l'adolescence, de cet âge où,
encore pensionné et nourri par ses parents, le jeune homme, inutile et sans responsabilité, gaspille l'argent
de sa famille, juge son père et assiste à l'effondrement de l'univers sérieux qui protégeait son enfance. » [J.-P.
SARTRE. Qu 'est-ce que la littérature ?, p. 180 et p.220 pour la citation précédente.]
106
G. BATAILLE. « Le surréalisme et sa différence avec l'existentialisme », p.80.
107
G. BATAILLE. « La littérature est-elle utile ? », p. 13.
108
Ibid., p.13 et p.12 pour la citation suivante.
59
conséquences.109 » C'est précisément le sens de cette déclaration de Bataille : « Je n'écris
authentiquement qu'à une condition : me moquer du tiers et du quart, fouler les consignes
aux pieds.110 »
Il y aurait donc, contrairement à ce que Sartre semblait croire, une certaine « utilité »
à la littérature envisagée comme un déchaînement passionné : elle étendrait, par contagion,
le sens de la liberté positive, donnant à d'autres la possibilité d'en jouir mais aussi, ce qui
n'est pas rien du point de vue philosophique, les moyens de mieux reconnaître cette liberté.
Le surréalisme, en tant qu'il fut bien sûr « une association de littérateurs111 », mais plus
généralement en tant que mouvement qui « excédât le domaine artistique et littéraire »,
aurait selon Bataille contribué à aiguiser le sens d'une liberté sans retenue, déchaînée et en
ce sens inséparable, en littérature, de la poésie où « les mots, n'ayant plus à servir à quelque
désignation utile, se déchaînent et ce déchaînement est l'image de Vexistence libre, qui
n ' est j amais donnée que dans 1 ' instant.
»
Précisons tout de suite cet autre lien que Bataille établit entre la « poésie », la
« liberté » et l'« instant », car il est au cœur de son œuvre et explique en partie sa démarche.
La poésie, dit Bataille, est une consumation intense de la vie dans le temps présent. C'est
peut-être immédiatement insensible : si j'écris rapidement un poème, si je veux, je puis
travailler aussitôt, mais l'écriture d'un poème brûlant engage la vie dans un désordre peu
productif, et dans une dilapidation du temps et des biens disponibles. [...] Qu'un poème dure,
rapporte de l'argent à son auteur, marque une possibilité sans fin de communiquer la
consumation (par les répétitions du langage) et d'inscrire au compte de l'auteur une part de la
dépense improductive à laquelle le lecteur est engagé : le sens de la consumation, chaque fois,
n'en est pas moins donné dans l'instant présent : c'est le contraire du travail, dont le sens se
limite à l'usage futur du produit.113
109
G. BATAILLE. « Le surréalisme et sa différence avec l'existentialisme », p.73.
G. BATAILLE. « La littérature est-elle utile ? », p. 12. - Michel Surya résume bien selon nous la notion de
liberté qu'implique cette conception de la littérature et de l'écrivain : « la littérature a moins à lutter pour la
liberté (et à s'assujettir à cette lutte) qu 'elle n'a à être elle-même l'aune à laquelle on mesure la liberté. Ce
qui revient à dire : une liberté incapable des excès qui lui sont naturels sinon inhérents - excès dont il ne faut
pas ignorer qu 'ils peuvent à tout instant être tenus pour liberticides — est une liberté condamnée. » [M.
SURYA. « Le saut de Gribouille de l'engagement (Sartre, Bataille, via Breton) », p.24.]
111
G. BATAILLE. « Le surréalisme et sa différence avec l'existentialisme », p.71. - Pour la citation suivante
également.
1
°/btf,p.81.
113
G. BATAILLE. « De l'existentialisme au primat de l'éconpmie », p.302.
110
60
Nous avons vu déjà en quoi la poésie, qui détourne les mots de leur fonction utile,
exprimait Y existence libre : enfin libérée du souci d'être utile, c'est-à-dire ici du devoir
d'enchaîner les idées « à la fin poursuivie.114 » Sans doute apercevons-nous maintenant que
ce qui, en poésie, « se trouv[e] à la fois atteint et libéré, n'est autre que Vinstant.
plus rapporter « l'existence de chaque instant à quelque but ultérieur
» Ne
», voilà ce que
permet « l'émotion et la poésie des œuvres déchirantes.117 » Et cette propension à nous
faire plonger dans l'instant fait de la poésie, du moins de la poésie telle que Bataille la
conçoit et telle qu'il en fait « une position de principe118 », l'une des voies privilégiées pour
exprimer « ce qui est, le présent119 ». Car la poésie mène à l'instant où la connaissance, qui
normalement « accueille la possibilité infinie des phrases
», se dissout et fait place à ce
que Bataille appelle « la reconnaissance, qui n'est pas discursive
» et qui pourtant libère
« la communication, état où nous sommes jetés quand arrachés au connu nous ne saisissons
100
plus des choses que l'inconnu dérobé d'habitude en elles.
» Mais, insistera-t-on,
pourquoi vouloir suspendre l'activité de connaissance, quand l'état de communication
donné dans la reconnaissance ne nous fait saisir des choses que l'inconnu dérobé
d'habitude en elles ? Eh bien, parce que cet état, comme nous le suggérions un peu plus
haut, est le seul qui nous révèle avec autant d'intensité l'instant même.
La question demeure toutefois de savoir ce qu'on peut espérer, concrètement, de la
révélation de l'instant. Car «jamais jusqu'ici les hommes, nous dit Bataille, n'ont pu
donner de valeur à l'instant. Leur machinerie mentale est ainsi faite : toujours la valeur est
attribuée à la fin poursuivie. Ou plutôt, jamais l'on ne peut distinguer valeur et fin
poursuivie.123 » Évidemment, cette difficulté d'accorder en général la valeur à l'instant ne
veut pas dire qu'il n'y ait aucun domaine de la vie où la « saisie de l'instant124 » ne soit
l'enjeu principal : Bataille évoque à ce propos des exemples de « communication intense »
14
G. BATAILLE. « Le surréalisme et sa différence avec l'existentialisme », p.80.
Ibid.,pM.
16
/Z>W.,p.80.
17
G. BATAILLE. « La littérature est-elle utile ? », p. 13.
18
G. BATAILLE. « De l'existentialisme au primat de l'économie », p.286.
l9
Ibid.,p300.
20
Ibid, p.298.
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 162.
22
Ibid,p.l64.
23
G. BATAILLE. « Le surréalisme et sa différence avec l'existentialisme », p.80.
24
Ibid, pM.
15
61
(érotisme, rire, etc.) où l'intensité qui est en jeu fait oublier, au moins un instant, de
subordonner la communication à une « fin supérieure1 5 » ; c'est généralement le
phénomène qui se produit par ailleurs dans ce qu'il appelle le « déchaînement poétique
•
•
ou la « participation poétique
»
127
»:
Nous pouvons définir en effet le poétique, en ceci l'analogue du mystique de Cassirer, du
primitif de Lévy-Bruhl, du puéril de Piaget par un rapport de participation du sujet à l'objet.
La participation est actuelle : nous n'avons que faire pour la déterminer d'un futur escompté
[...]. Le sens de l'objet dans la participation poétique n'est pas non plus déterminé par le
passé. [...] Dans l'opération poétique, le sens des objets de mémoire est déterminé par
l'envahissement actuel du sujet [...]. 28
C'est précisément ce rapport de participation, cet état de communication que Bataille
nomme également la reconnaissance, qui va lui permettre de résoudre « le problème central
de la philosophie129 ». Ce problème, celui « de l'universel et du particulier13 », a pour
Bataille la forme d'un « drame qui se joue, qui touche le rapport de l'individu, qui pense, à
l'instant, qui est l'universel en lui mais que la recherche de l'universel, qui est la pensée, ne
peut atteindre.
» Selon Bataille, seul un rapport de participation ou de reconnaissance
pourrait être envisagé entre la pensée - la recherche de l'universel - et l'instant l'universel en l'homme. Concrètement, l'individu qui pense ne pourrait atteindre l'instant
1 39
que « dans la mesure où se relâche en [lui] la manie discursive de connaître !
» Et alors la
« saisie de l'instant ne pourrait différer, selon Bataille, de l'extase (réciproquement, il faut
définir l'extase comme la saisie de l'instant - rien d'autre - opérée malgré les soucis des
■
mystiques).
133
» C'est la mort de la pensée, en un sens métaphorique, mais n'est-ce pas
aussi, en un sens philosophique, la « délivrance : [...] la fusion du sujet et de l'objet134 » ?
Ibid., p.79. - « [h']érotisme, nous dit Bataille, est la voie la plus puissante qui nous permette d'entrer dans
l'instant, de vivre l'instant. Autrement dit, je crois que la plus grande partie de l'activité humaine consiste à
faire des choses qui serviront plus tard, tandis que l'érotisme (je ne parle pas de la conception des enfants
qui, malgré tout, n'est pas l'essentiel) ne débouche sur rien. » [Cité par M. CHAPSAL. op. cit., p. 13.] - Dans
le rire, l'émotion qui monte et qui nous envahit finit par dissoudre les raisons de rire ; à cet instant, nous ne
rions plus que sans raison et le rire, réciproquement, n'est plus là que pour nous faire « reconnaître » l'instant.
n6
_ G. BATAILLE. « Le surréalisme et sa différence avec l'existentialisme », p.79.
G. BATAILLE. La littérature et le mal, p.34.
m
Ibid.,p34.
19
G. BATAILLE. « De l'existentialisme au primat de l'économie », p.289.
130
Ibid, p.289.
131
Ibid, p.290.
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 162.
133
G. BATAILLE. « Le surréalisme et sa différence avec l'existentialisme », p.81.
134
G. BATAILLE. « De l'existentialisme au primat de l'économie », p.298.
62
Quoi qu'il en soit, la mort de la pensée - ou le relâchement de notre manie discursive de
connaître - est justement évoquée, selon Bataille, dans le déchaînement de la poésie, qui
cesse de tout rapporter au connu : « Le poétique est du familier se dissolvant dans l'étrange
et nous-mêmes avec lui.135 » On comprend alors pourquoi Bataille a voulu intégrer, dans
une œuvre qui soit tout de même du « domaine de la philosophie
», l'élément déchaîné
de la poésie. Mais la « poésie est malgré tout la part restreinte - liée au domaine des mots.
Le domaine de l'expérience intérieure est tout le possible. Et dans l'expression qu'elle est
d'elle-même, à la fin, nécessairement, elle n'est pas moins silence que langage.
» Ceci
pour dire que la poésie dont Bataille se sert pour évoquer l'instant demeure malgré tout une
i il)
solution incomplète à l'expression de « ce qui est, du présent
».
Ainsi donc, rien n'y fait, le drame de la pensée n'est jamais complètement apaisé : le
langage ordinaire (de la connaissance) ne permet pas à l'individu de communiquer son
individualité - qui est, selon Bataille, l'universel en lui à l'instant même - mais le langage
poétique (de la reconnaissance) ne lui permet pas non plus d'en parler clairement. Sartre, à
ce propos, a raison de relever chez Bataille une certaine « haine du langage », à ceci près
qu'elle n'implique pas, selon nous, le mépris du lecteur. Car si le langage peut sembler
« détestable » dans la mesure où il est insuffisant à communiquer le silence de l'intimité, de
ces « états intérieurs, qui nous demeurent bizarrement inconnaissables »
, le silence pur et
définitif serait une position plus insensée encore, qui n'exprimerait pas même l'insuffisance
où se trouve suspendu l'individu, cherchant à communiquer ce qu'il vit intimement - à la
rigueur : son insuffisance140. Le déchaînement de la poésie, à la fin, représente tout de
même un élément clé de la défense de Bataille, car il est néanmoins clair à ses yeux que la
poésie rend possible, à la limite, la communication de l'intimité ; son défaut est de ne
jamais parvenir à la clarté de la conscience, rendant accessible l'intimité, mais nous la
135
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 17.
G. BATAILLE. « De l'existentialisme au primat de l'économie », p.304.
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.41. - « La pensée profonde est la pensée incomplète [...]. » [G.
BATAILLE. « De l'existentialisme au primat de l'économie », p.305.]
138
G. BATAILLE. « De l'existentialisme au primat de l'économie », p.300. - « Ici, le silence que j'appelle,
évidemment, n 'est approché que du dehors, de loin. » [G. BATAILLE. Le Coupable, p.242.]
39
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 162.
140
« Ces jugements devraient conduire au silence et j'écris. Ce n'est nullement paradoxal. Le silence est luimême un pinacle et, mieux, le saint des saints. Le mépris impliqué en tout silence veut dire qu 'on a plus soin
de vérifier (comme on le fait en montant sur un pinacle ordinaire). » [G. BATAILLE. L'expérience
intérieure, p.82.]
136
63
donnant à voir dans le noir, dans la nuit des évocations poétiques. Tout ceci s'intègre par
ailleurs aux deux premiers arguments-répliques de Bataille : d'abord, l'insuffisance du
langage ordinaire et même celle du langage poétique renvoient évidemment au principe
d'insuffisance, et d'autre part, la volonté de rejoindre l'intimité, de l'évoquer à tout le
moins, par l'usage poétique du langage, confirme le primat de la vie sur la pensée.
La présence de l'absence
Il nous faut maintenant aborder une dernière objection soulevée par la critique de
Sartre : la pensée humaine, affirmait-il, ne peut substantifier son ignorance sans avoir
recours à des artifices fantastiques qui trahissent les exigences de la lucidité141. Sartre est
convaincu de la mauvaise foi de Bataille sur ce point ; il croit que ce dernier profite d'une
équivoque - « En nommant le rien l'inconnu, j'en fais Vêtre qui a pour essence d'échapper
à ma connaissance142 » - pour étourdir son lecteur et le faire adhérer à ses propos. Voyons
comment Bataille entend se défendre contre cette attaque.
Toute l'œuvre philosophique de Bataille, en un sens, peut être vue comme une
variation sur le thème de l'ignorance, de « l'expérience du vide, de la solitude, de la
présence du monde en soi-même et hors de soi comme celle d'une violence
inintelligible143 ». Ceci explique entre autres qu'il ait regroupé trois de ses œuvres sous le
titre de Somme athéologique144 :
- Pourquoi « athéologique » ?, lui demande Madeleine Chapsal peu de temps avant sa mort.
G. B. - Tout le monde sait ce que représente Dieu pour l'ensemble des hommes qui y croient,
et quelle place il occupe dans leur pensée, et je pense que lorsqu'on supprime le personnage
de Dieu à cette place-là, il reste tout de même quelque chose, une place vide. C'est de cette
place vide que j'ai voulu parler.
Voir notre section Le supplice fantastique, Chapitre I, p.36-40. - « Je ne sais rien. Bon. Cela signifie que
mes connaissances s'arrêtent, qu'elles ne vont pas plus loin. Au-delà rien n'existe, puisque rien n'est pour
moi que ce que je connais. Mais si je substantifie mon ignorance ? Si je la transforme en "nuit de nonsavoir"? La voilà devenue positive : je puis la toucher, je puis m'y fondre. » [J.-P. SARTRE. « Un nouveau
mystique », p. 169. (Le souligné est de nous.)]
142
J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 170. Nous soulignons.
143
G. BATAILLE. « De l'existentialisme au primat de l'économie », p.286.
144
Cet ensemble est essentiellement composé des trois livres suivant : L'expérience intérieure, Le Coupable
et Sur Nietzsche ; il faut toutefois ajouter quelques autres petits textes tels Méthode de méditation, Postscriptum 1953, L'alléluiah, ainsi que de nombreuses autres annexes ou ébauches, qui « marquent cette œuvre
sans cesse reconsidérée, sans cesse en projet » (note de l'éditeur).
64
M. C. - Vous pensez que Dieu manque ?
G. B. - Si vous voulez, l'agitation religieuse de tous les temps aboutissait toujours à créer des
êtres stables, ou plus ou moins stables, tandis que je voulais introduire à la place de ces êtres
stables la représentation d'un désordre, de quelque chose qui manque et non pas de ce qui doit
être révéré. Il me semble qu'il est important d'apercevoir ce qui manque dans le monde, je
sais qu'on peut tout simplement dire que ça ne manque pas, puisqu'on peut s'en passer, mais
cela n'est pas vrai pour tous : il y a certaines gens pour lesquelles le souvenir de ce que Dieu a
représenté... Il faut que je fasse attention, je crois que je peux dire ici des bêtises, c'est-à-dire
des choses très lourdes, mais enfin il me semble que l'on peut apercevoir ce que Nietzsche a
exprimé par la formule de la mort de Dieu. Pour Nietzsche, ce qu'il a appelé la mort de Dieu
laissait un vide terrible, quelque chose de vertigineux, presque, et de difficilement
supportable. Au fond, c'est à peu près ce qui arrive la première fois qu'on prend conscience de
ce que signifie, de ce qu'implique la mort : tout ce qu'on est se révèle fragile et périssable, ce
sur quoi nous basons tous les calculs de notre existence est destiné à se dissoudre dans une
espèce de brume inconsistante... Est-ce que ma phrase est finie ?
M. C. - Je crois.
G. B. - Si elle n'est pas finie, cela n'exprimerait pas mal ce que j'ai voulu dire...145
Cette entrevue de 1961 illustre bien - peut-être même mieux que nulle part ailleurs
dans son œuvre - des propos que Bataille tenait déjà en 1947 et qui avaient pour but,
justement, de répondre à Sartre : en effet, depuis l'angoisse qu'il a de sa mort à venir,
Bataille croit que l'individu éprouve un vide, une absence, et que cette absence est
néanmoins présente en lui par l'expérience qu'il en fait : « cette universelle absence est, à
son tour, une présence, une présence absolument inévitable. Elle n'est pas le pendant
dialectique de l'absence et ce n'est pas par une pensée que nous la saisissons. Elle est
immédiatement là. Il n'y a pas de discours. Rien ne nous répond, la voix de ce silence est
entendue et effraie comme "le silence de ces espaces infinis" dont parle Pascal.146 »
L'absence que Bataille évoque n'est ni un objet saisissable, ni un pur néant : c'est une
présence immédiatement sensible, que « le hurlement à la mort d'un chien serait seul à ne
pas altérer par une intelligibilité déplacée147 ». Bataille va d'ailleurs s'appuyer ici sur
Levinas et Blanchot qui admettent également cette expérience universelle « d'une
immensité vide148 ». Mais il n'en demeure pas moins qu'aux yeux de Sartre, parler en ces
termes du vide relève de la supercherie : on ne peut parler à partir de rien, car « rien n'est
pour moi que ce que je connais » ; on ne peut parler de la mort, de sa propre mort, que du
145
Cité par M. CHAPSAL. op. cit., p. 19-20.
G. BATAILLE. « De l'existentialisme au primat de l'économie », p.291.
U1
Ibid, p.29\.
148
Ibid, p.298. - « Par opposition, la critique de Sartre aide à saisir la pensée de Levinas, qui ne diffère pas
me semble-t-il de celle de Blanchot et de la mienne. » [Ibid., p.293.]
146
65
point de vue de l'existant que nous sommes au moment où nous en parlons. L'universelle
absence dont parle Bataille ne symboliserait donc pas réellement la présence d'un vide,
mais l'idée d'un vide - idée qui est tout de même quelque chose. À cette critique de Sartre,
Bataille ne peut faire autrement que de rappeler une fois de plus son expérience : « Je dis
personnellement : "Je ne sais rien, absolument rien. Je ne puis connaître ce qui est. Je
demeure, ne pouvant rapporter ce qui est au connu, égaré dans l'inconnu." VExpérience
intérieure exprime tout entière cette situation149 ». Il importe toutefois de bien comprendre
ici le sens de l'ignorance évoquée par Bataille, qui n'est pas du tout celui de l'ignorance
commune : « J'ignore "communément" la cause de tel effet ou l'effet qu'aura telle action,
ou j'ignore la mort survenue récemment de telle personne : tandis que l'ignorance suprême
[qui est celle qui se lie à l'expérience de Bataille] a pour objet ce qui est, tout ce qui est [...].
[L'] ignorance suprême révèle nécessairement la nudité de ce qui est, le réduit à une
présence inintelligible, où toute différence est détruite150 ». C'est l'ignorance de fond, la
« place vide » laissée par « la mort de Dieu » et qui ne peut être comblée d'aucune façon
par la somme des existants : « je sais qu'à l'extrême le savoir ne sait rien151 ».
Sartre admettait lui aussi, du moins dans son roman La Nausée, une expérience
comparable de l'ignorance et du vide, expérience qu'il nommait toutefois la contingence :
« L'essentiel, c'est la contingence. Je veux dire que, par définition, l'existence n'est pas la
nécessité. [...] Il y a des gens, je crois, qui ont compris ça. Seulement ils ont essayé de
surmonter cette contingence en inventant un être nécessaire et cause de soi. Or [...] la
contingence n'est pas un faux-semblant, une apparence qu'on peut dissiper ; c'est l'absolu,
par conséquent la gratuité parfaite.152 » Cette idée nous semble assez proche de l'ignorance
suprême dont parle Bataille dans la mesure où elle exprime, si nous simplifions, que nous
n'arrivons pas, quoique nous fassions, à comprendre pourquoi nous sommes là. Mais pour
Sartre, ce constat d'ignorance n'est vraiment qu'une étape : l'épreuve de la contingence
doit nous mener à l'action engagée, c'est-à-dire à l'action qui a pris la mesure de la
responsabilité qui lui revient étant donné la contingence, « la gratuité parfaite. » Sartre
accuse donc Bataille d'en être resté à cette étape, à l'étape du vide, et surtout d'avoir
149
/£W.,p.293.
/èW.,p.298.
15,
/èW.,p.298.
152
J.-P. SARTRE. La Nausée, Coll. « folio », Paris, Gallimard, 1938, p.187.
I50
66
composé une œuvre qui n'indique pas, qui refuse même d'indiquer une voie par laquelle on
puisse dépasser ce stade et sortir de l'envahissement de ce vide. Mais Bataille insiste : qui
n'a pas souffert de ce « vide irrespirable153 » vit encore prisonnier des « illusions
nuageuses » qui permettent, « comme un narcotique », de supporter la vie. Il semble donc y
avoir chez lui une certaine utilité du vide qui l'amène à refuser d'éviter la perte que ce vide
entraîne, car le vide, encore une fois, nous libère au moins des « illusions nuageuses ». Il
est peut-être juste de dire, alors, que pour suivre Bataille jusqu'au bout dans ses
méditations, il faut avoir « le goût d'une pureté assez vraie pour être invivable.154 »
Une morale de la communication
Les deux textes qu'il nous reste à examiner inversent le rapport qui prévalait jusqu'ici
entre Sartre et Bataille, puisqu'il s'agit d'articles rédigés à l'occasion de la parution de deux
livres de Sartre : Baudelaire (1947) et Saint Genêt, comédien et martyr (1952) - qui sont en
fait des « biographies existentielles » de Charles Baudelaire et de Jean Genêt. Ce qui
frappe, tout d'abord, dans ces livres, c'est que les descriptions que nous donne Sartre de
Baudelaire et de Genêt ressemblent beaucoup à celles qu'il avait données de Bataille en
1943 ; mais ce qui frappe davantage par la suite, c'est qu'il ne réserve pas le même sort à
ces écrivains : tandis qu'il condamne Baudelaire comme il avait condamné Bataille (ce qui
paraît logique), il encense apparemment Genêt pour les mêmes raisons qu'il avait
condamné Bataille (ce qui crée un malaise) : « c'est au nom des choses mêmes que Sartre
reprochait à Bataille [...] que Genêt y est porté au pinacle.155 » Est-ce là, finalement, une
manière un peu déguisée pour Sartre de « réhabiliter » Bataille ? Nous ne le pensons pas :
Sartre ne se déjuge d'aucune façon et il prend grand soin à la fin de son livre de relever
entre Genêt et Bataille plusieurs « différences, ou au besoin en invente, afin que ces deux
[écrivains] ne se superposent pas de la façon la plus désagréable pour lui.156 » Ainsi donc,
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 10. - Pour les deux citations suivantes également.
G. BATAILLE. Sur Nietzsche, p.95.
155
J.-F. FOURNY. « La communication impossible : Georges Bataille et Jean-Paul Sartre », dans Stanford
French Revieuw, XII, spring 1988, p.156.
156
J.-F. FOURNY. op. cit., p.156.
154
67
le « dialogue souterrain157 », la « polémique voilée » entre Bataille et Sartre se poursuit
encore, car Bataille, qui semble bien plus qu'implicitement visé quand Sartre parle de
Baudelaire et de Genêt, se défend, de fait, comme si Sartre parlait de lui, même s'il précise
toutefois : « Je vois mal l'intérêt d'une certaine forme de polémique : mon intention n'est
pas d'instruire un procès personnel, mais seulement d'assurer la défense de la poésie.
»
Le sujet qui les oppose, en effet, demeure celui de la poésie, et plus largement celui de la
communication. Baudelaire et Genêt ne seront finalement, entre Sartre et Bataille, que des
prétextes à la discussion qui leur permettront de débattre, pour une dernière fois, du rapport
entre la poésie - la littérature, la communication - et la morale. Commençons donc par
aborder le texte que Bataille a écrit à partir du Baudelaire159 de Sartre.
À l'origine, l'article qui parut dans le numéro 8-9 de la revue Critique (janvier-février
1948) était intitulé « Baudelaire "mis à nu", l'analyse de Sartre et l'essence de la poésie ».
Mais il a été repris sous le titre de « Baudelaire » dans La littérature et le mal (1957), avec
de profonds remaniements toutefois, visant à supprimer l'aspect « particulièrement
polémique à l'égard de Sartre160 ». Dans ce mémoire, nous ne pouvons évidemment pas
négliger la version de 1948161, puisque son aspect plus polémique est justement lié au
conflit qui oppose Bataille et Sartre depuis la critique de L'expérience intérieure en 1943.
Le principal grief qui est adressé à Sartre dans ce texte se lie à la part de liberté qu'il
accorde à Baudelaire, sinon aux poètes en général : « Sartre a fait de Baudelaire un homme
soumis à la morale de ses juges, respectueux du Bien dont il a besoin pour le nier.162 »
C'est un révolté, comme le disait déjà Sartre à propos de Bataille, non un
révolutionnaire
. Voilà comment il faut envisager « la position morale de Baudelaire164 »
V. BERGEN. « Genêt, Bataille, Sartre : un tir croisé dédié au tiers absent », dans Lignes 01 (nouvelle
série), Paris, Éditions Léo Sheer, mars 2000, p.164. - Pour la citation suivante également.
158
G. BATAILLE. « Baudelaire », dans La littérature et le mal, p.33.
159
J.-P. SARTRE. Baudelaire, Coll. « folio/essais », Paris, Gallimard, 1948, 185p.
160
(Note de l'éditeur.) G. BATAILLE. La littérature et le mal, p. 162.
161
Cependant, nous nous référerons uniquement à la version de 1957 {La littérature et le mal), car elle
indique en notes de fin de volume les passages - environ six pages - qui ont été supprimés de la version de
1948.
162
J.-F. LOUETTE. op. cit., p.29.
«Le révolutionnaire veut changer le monde, il le dépasse vers l'avenir, vers un ordre de valeurs qu'il
invente ; le révolté a soin de maintenir intacts les abus dont il souffre pour pouvoir se révolter contre eux. »
[J.-P. SARTRE. Baudelaire, p.50. (Nous soulignons.)]
164
G. BATAILLE. « Baudelaire », p.27.
68
selon Sartre : « Faire le Mal pour le Mal c'est très exactement faire tout exprès le contraire
de ce que l'on continue d'affirmer comme le Bien.165 » L'attitude de Baudelaire resterait
donc prisonnière du cadre moral dont son œuvre poétique se veut pourtant la négation.
C'est la raison pour laquelle Sartre fait du poète, en somme, un homme de mauvaise foi166.
Mais ce qui apparaît à Sartre comme un comportement de mauvaise foi chez Baudelaire
exprime au contraire pour Bataille un aspect essentiel de la liberté - aspect que Sartre, de
toute évidence, ne voit pas : « La liberté, dit Bataille, est toujours une ouverture à la
révolte167 ». Après tout, le fait que Baudelaire n'ait jamais réussi à substituer de nouvelles
valeurs à l'ordre moral qu'il dénonçait - et qui d'ailleurs le condamna
dit, qu'il n'ait « jamais dépassé le stade de l'enfance
« notre amour des Fleurs du mal
170
169
- le fait, autrement
» ne change rien, nous dit Bataille, à
» ou à « l'intérêt que purent susciter les
poèmes ». Alors c'est uniquement sur cette base de la fascination pour l'œuvre de
Baudelaire qu'il faudrait, selon Bataille, envisager la valeur du poète, en qui il voit,
171
justement, l'accomplissement d'une « lucidité brutale et sans préjugé
». Ce que
Baudelaire, en effet, parvient à « figer en forme sensible172 », nous dit Bataille, révèle la
•
profondeur du « sentiment d'unicité
17^
» qu'il éprouva, enfant, devant les deux excès dont il
se sentait fait : « Tout enfant, dit Baudelaire, j'ai senti dans mon cœur deux sentiments
contradictoires, l'horreur de la vie et l'extase de la vie.174 » C'est bien ce qui « donne à sa
poésie une plénitude175 » fascinante, exprimant à l'excès, dans le sens du bien - de l'extase
- comme dans celui du mal - de l'horreur -, la vie sensible. « Ainsi, la poésie, qui s'adresse
à la sensibilité pour la séduire », n'a plus, dans ce cas-ci, à « limiter les objets de séduction
qu'elle propos[e] à ceux que la volonté [peut] assumer176 » ; elle exprime sans réserve
165
J.-P. SARTRE. Baudelaire, p.67.
Voir nos sections La notion de mauvaise foi dans la philosophie sartrienne et Qu 'est-ce que la poésie ?,
Chapitre I, p.21-24 et p.27-30.
167
G. BATAILLE. « Genêt », dans La littérature et le mal, p. 147.
168
À la publication des Fleurs du mal, en 1857, Baudelaire subit et perd un procès pour atteinte à la morale
publique.
' 69 J.-P. SARTRE. Baudelaire, p.50.
170
G. BATAILLE. « Baudelaire », p.46. - Pour la citation suivante également.
171
Ibid, p.163. (Ce passage ne figure pas dans la version de 1957.)
172
Ibid, p.36.
173
Ibid., p.37.
174
J.-P. SARTRE. Baudelaire, p.72.
175
G. BATAILLE. « Baudelaire », p.37.
176
Ibid, p.46.
166
69
1 77
même ce qui ne peut être assumé. Cette « morale de la communication
», pourrions-nous
dire avec Bataille, se lie pour lui à l'attitude souveraine de Baudelaire : « La souveraineté
est le pouvoir de s'élever, dans l'indifférence à la mort, au-dessus des lois qui assurent le
maintien de la vie.178 » Ainsi donc, la séduction de la poésie de Baudelaire réside en ceci
qu'elle n'a, dans l'ordre du sentiment, apparemment aucune limitation : il s'agit en ce sens,
dira
Bataille,
d'une
communication
souveraine,
d'un
véritable
« déchaînement
poétique179 » exprimant, comme il a déjà été dit plus haut, le sens même de « la liberté
positive1*0 ». Voilà où est la véritable force dans l'attitude de Baudelaire. Mais nous voyons
au même moment, nous dit Bataille,
la misère de la poésie et les chaînes de la liberté. La poésie peut verbalement fouler aux pieds
l'ordre établi, mais elle ne peut se substituer à lui. Quand l'horreur d'une liberté impuissante
engage virilement le poète dans l'action politique, il abandonne la poésie. Mais dès lors il
assume la responsabilité de l'ordre à venir, il revendique la direction de l'activité, l'attitude
majeure : et nous ne pouvons manquer de saisir à le voir que l'existence poétique, où nous
apercevions la possibilité d'une attitude souveraine, est vraiment Xattitude mineure, qu'elle
n'est qu'une attitude d'enfant, qu'un jeu gratuit. La liberté serait à la rigueur un pouvoir de
l'enfant : elle ne serait plus pour l'adulte engagé dans l'ordonnance obligatoire de l'action
qu'un rêve, un désir, une hantise.181
La liberté n'est peut-être qu'un rêve, nous dit Bataille, mais ce rêve « révèle
l'humanité182 » dans ce qu'elle a d'essentiel : « cette possibilité d'excès183 » qui est au fond
de nous, cette passion de liberté sans mesure qui est malgré tout le « principe de l'action
humaine184 » et auquel les actions elles-mêmes, toujours, demeurent soumises. Le
déchaînement de la poésie, qui révèle ce rêve de liberté, exprime donc la part souveraine de
l'humanité, mais cette part « est vraiment Y attitude mineure », au sens de celle de l'enfant,
car elle ne peut assumer « la responsabilité de l'ordre à venir ». C'est toute « la misère de la
poésie et les chaînes de la liberté », nous dit Bataille, « une difficulté semblable à celle de
l'enfant, libre à la condition de nier l'adulte, ne pouvant le faire sans devenir adulte à son
177
G. BATAILLE. « Genêt », p. 147 (note 2).
Ibid.,p.l34.
179
G. BATAILLE. « Le surréalisme et sa différence avec l'existentialisme », p.79.
180
/6^.,p.72.
181
G. BATAILLE. « Baudelaire », p.29-30.
182
Ibid., p.170. (Ce passage ne figure pas dans la version de 1957.)
183
« [1]/ me semble que si cette possibilité d'excès disparaissait, la sphère humaine ne serait peut-être plus ce
au 'elle est, quelque chose de riche s'effacerait... » [Cité par M. CHAPSAL. op. cit., p.22. (Nous soulignons.)]
84
G. BATAILLE. « Baudelaire », p. 161. (Ce passage ne figure pas dans la version de 1957.)
m
70
tour et sans perdre par là sa liberté.
» Et pourtant l'on ne saurait renoncer à cette quête
impossible, nous dit encore Bataille, sans renoncer à nous-mêmes, à la part - mineure
certes, mais - souveraine de l'humanité, cette part que représenta Baudelaire par sa poésie.
Pour s'être montré « si radicalement fermé à cette vérité186 », dans son analyse, Sartre
n'évite selon Bataille ni «la maladresse187» ni les «contresens 188 »: «Sartre est
résolument étranger à la passion du monde sensible : peu d'esprits se ferment à
l'envahissement de la poésie avec autant de nécessité que le sien. [...] Le long travail qu'il
publie est moins d'un critique que d'un juge moral, auquel il importe de savoir et
d'affirmer que Baudelaire est condamnable.189 » Condamné, en effet, pour en être resté à
cette liberté d'enfant qui fascine mais qui n'assume plus aucun ordre et que Baudelaire
conçoit lui-même comme « une imprévisibilité explosive1 ° ». On devine sans trop de
difficulté que Bataille tombe également dans le spectre de cette critique, lui qui voulut
exprimer « les états d'extase, de ravissement191 » qui se lient à l'expérience intérieure, cette
« expérience [...] libre d'attaches, même d'origine » et qui implique que soient « niées les
autorités, les valeurs existantes, qui limitent le possible.
» La défense de la poésie - de
Baudelaire - poursuit donc implicitement la défense de Bataille.
Cinq ans plus tard, en 1952, Sartre fait le portrait d'un autre écrivain : « son ami193 »,
Jean Genêt. Bataille réagit aussitôt en publiant un compte-rendu de Saint Genêt, comédien
et martyr194 dans les numéros d'octobre et de novembre 1952 de la revue Critique (texte
qui sera repris à peu près tel quel en 1957 dans La littérature et le mal). Ce qui étonne ici,
nous l'avons déjà évoqué plus haut, est de voir que Sartre loue de Genêt une attitude qu'il
avait auparavant condamnée chez Bataille : un mépris du lecteur qui se manifeste par une
communication sans réciprocité. Bataille s'était défendu contre cette accusation, nous
185
Ibid,p.35.
Ibid, p.161. (Ce passage ne figure pas dans la version de 1957.) - «Sartre [...] refuse d'ouvrir
poétiquement les yeux sur ce monde. » [Ibid., p.165. (Ce passage ne figure pas dans la version de 1957.)]
m
Ibid, p.30.
188
Ibid, p.161. (Ce passage ne figure pas dans la version de 1957.)
189
Ibid., p.163. (Ce passage ne figure pas dans la version de 1957.)
190
J.-P. SARTRE. Baudelaire, p.39.
191
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 15. - Pour la citation suivante également.
192
Ibid, p.19.
193
G. BATAILLE. « Genêt », p.133.
194
J.-P. SARTRE. Saint Genêt, comédien et martyr (Les Œuvres complètes de Jean Genêt, tome 1), Paris,
Gallimard, 1952, 692p.
186
71
l'avons vu, en expliquant que la « haine du langage » chez lui ne relève pas d'un mépris du
lecteur, mais de l'impuissance du langage à communiquer l'intimité. Il refuse par
conséquent d'être associé à Genêt, dont l'« indifférence à la communication195 » n'a rien à
voir avec sa propre difficulté à communiquer l'expérience intérieure. Car Genêt « n'a ni le
pouvoir ni [même] l'intention de communiquer avec ses lecteurs.196 » Ceci s'explique par le
fait qu'il entend consacrer son œuvre entière à la «recherche du Mal poursuivie sans
limitation197 » ; ce qui implique entre autres que l'« élaboration de son œuvre [ait] le sens
de la négation de ceux qui la lisent.198 » Cette attitude de Genêt, qui cherche - ouvertement
d'ailleurs - à tourmenter son lecteur par le dégoût et l'indignation qu'il peut lui inspirer, se
traduit le plus souvent, nous dit Bataille, par le « recours aux facilités du scandale.199 » Et
c'est essentiellement ce qui explique, selon lui, que « ses récits intéressent, mais ne
passionnent pas.200 » Car la « littérature est communication201 », rappelle Bataille, et
« l'idée de communication, qui implique la dualité, mieux la pluralité, de ceux qui
communiquent, appelle, dans les limites d'une communication donnée, leur égalité.
Genêt refuse « à ses lecteurs cette similitude fondamentale
195
»
», de sorte qu'il n'atteint pas
G. BATAILLE. « Genêt », p.143.
Ibid., p. 138. - Sartre disait cela de Bataille également, et pour lui, « ce refus de communiquer » signifiait
ultimement l'incapacité d'universaliser son expérience intérieure. Voici pourtant comment Genêt parvient
selon Sartre à communiquer une expérience - très proche de celle de Bataille, mais - universelle : les livres de
Genêt, nous dit Sartre, « sont des bordels où l'on se glisse par une porte entrebâillée en souhaitant n 'y
rencontrer personne ; et quand on y est, on est tout seul. C'est pourtant de ce refus d'universaliser que leur
vient l'universalité : l'expérience universelle et incommunicable qu 'ils nous proposent à tous en particulier,
c 'est celle de la solitude. » [J.-P. SARTRE. Saint Genêt, comédien et martyr, p.651.]
197
G. BATAILLE. « Genêt », p.137.
198
/te/., p. 138.
199
Ibid, p. 143. - Voici en exemple un extrait de Pompes funèbres, où Genêt rudoie son lecteur : « Mon art
consistant à exploiter le mal, puisque je suis poète [...] Le poète s'occupe du mal. C'est son rôle de voir la
beauté qui s'y trouve, de l'en extraire (ou d'y mettre celle qu'il désire, par orgueil ?) et de l'utiliser. [...] La
définition habituelle du mal méfait croire qu 'il n 'est que le résidu de Dieu. La poésie ou l'art d'utiliser les
restes. D'utiliser la merde et de vous la faire bouffer. » [J. GENET. Pompes funèbres, Coll. « L'imaginaire »,
Paris, Gallimard, 1953, p.190.]
200
G. BATAILLE. « Genêt», p. 143. - «Rien de plus froid, de moins touchant, sous l'étincelante parade de
mots, que le passage vanté où Genêt rapporte la mort d'Harcamone. La beauté de ce passage est celle des
bijoux, elle est trop riche et d'un mauvais goût assez froid. Sa splendeur rappelle les éblouissements
qu 'Aragon prodiguait dans les premiers temps du surréalisme : même facilité verbale, même recours aux
facilités du scandale. Je ne crois pas que ce genre de provocation cesse un jour de séduire, mais l'effet de
séduction est subordonné à l'intérêt d'un succès extérieur, à la préférence pour un faux-semblant, plus vite
sensible. Les servilités dans la recherche de ces réussites sont les mêmes chez l'auteur et chez les lecteurs.
Chacun de leur côté, auteur et lecteur évitent le déchirement, l'anéantissement, qu'est la communication
souveraine, ils se bornent l'un et l'autre aux prestiges de la réussite. » [Ibid., p.143.]
201
/te/.,p.l38.
202
Ibid., p.UO.
203
Ibid, p.140.
196
72
« cette communication majeure à laquelle prétend la littérature.204 » C'est l'échec de Genêt,
nous dit Bataille, et « en partie l'erreur de Sartre205 » d'avoir eu l'intention de « placer sur
le pavois un écrivain qui pour être singulier, doué sans doute, humainement angoissant, est
loin d'être à tous les yeux l'égal des plus grands
».
Pour bien comprendre le jugement que porte ici Bataille sur Genêt, il importe avant
tout de « saisir l'opposition entre deux sortes de communications207 » : la communication
faible et la communication forte (que Bataille nomme aussi la « communication majeure »).
La communication faible est liée à l'attitude majeure dont nous avons parlé plus haut,
puisqu'elle est selon Bataille à la « base de la société profane
» ; c'est une
communication fondamentalement utile, dans laquelle les êtres qui communiquent ne
cessent « de tout ramener à [leurs] préoccupations d'être[s] isolé[s]209 », cherchant ainsi à
assurer leur bien, leur avenir, leur durée. La communication forte, quant à elle, est liée à
l'attitude mineure et souveraine, puisqu'elle détache les êtres isolés de leurs préoccupations
utiles et les unit, par-delà leurs intérêts, dans des « moments privilégiés [...] que fondent les
émotions de la sensualité et des fêtes, que fondent le drame, l'amour, la séparation et la
mort.210 » Cette communication, qui est donc celle qu'engendrent les moments les plus
intenses de notre vie, n'a vraiment de sens que dans l'instant où elle se produit ; de plus elle
« ne peut se faire qu'à une condition, nous dit Bataille, que nous recourrions au Mal211 ».
Qu'est-ce à dire, le Mal ? Eh bien, tant du point de vue individuel que collectif, le Mal est
d'abord pour Bataille le simple fait de quitter le mode actif - « au sens où l'activité se
confond avec la productivité212 », le souci de l'avenir, etc. - pour un mode plus passif- au
sens où le déchaînement d'une passion se confond avec la passivité, l'insouciance, etc. Le
Mal serait donc essentiellement lié aux passions intenses, mais qui sont jugées inutiles ou
nuisibles du point de vue de la stricte productivité, c'est-à-dire de ce qui « s'ordonne de
204
Ibid.,p.\3&.
Ibid, p. 140.
206
Ibid., p. 127.
2m
Ibid.,p.\49.
208
Ibid, p. 150.
209
Ibid, p. 152-153.
210
#>/</., p.150.
2U
Ibid, p.152.
212
Ibid, p.150.
205
73
manière à [...] rendre possible la durée
» d'un individu ou d'une collectivité ; le Mal
serait l'objet d'une fascination d'autant plus forte qu'il « désigne l'interdit, ce qui est
violent, ce qui est dangereux, et dont le contact seul annonce l'anéantissement214 ». Il peut
être en effet très dangereux de ne pas se soucier du lendemain ou de ce qui est utile et de
dépenser sa fortune et ses forces sans compter, dans l'instant, sous le coup de l'intensité.
Néanmoins, nous savons bien que l'intensité commande parfois quelque débordement : le
Mal fascine et peut ensorceler. Mais en quoi fonde-t-il plus précisément une
communication forte ? Et pourquoi Genêt, dont la morale « tient au sentiment de
fulguration, de contact sacré, que lui donne le Mal215 » (ce qui explique qu'il tourmente
même son lecteur), n'atteint-il pas justement cette communication forte ? Ce sont les deux
questions auxquelles il nous faut répondre, pour terminer.
L'un des premiers principes de la philosophie de Bataille, et qui permet de répondre à
ces questions, est le suivant :
l'humanité n'est pas faite d'êtres isolés, mais d'une communication entre eux ; jamais nous ne
sommes donnés, fût-ce à nous-mêmes, sinon dans un réseau de communication avec les
autres : nous baignons dans la communication, nous sommes réduits à cette communication
incessante dont, jusque dans le fond de la solitude, nous sentons l'absence, comme la
suggestion de possibilités multiples, comme l'attente d'un moment où elle se résout en un cri
que d'autres entendent.216
Cependant, il faut dire que notre situation d'être isolé, dans laquelle nous veillons « à
la différence de [nous]-même et des autres217 », nous semble souvent la plus confortable :
elle nous permet de nous conserver, de ne pas quitter les limites que nous connaissons et
même de les consolider. C'est pourquoi la communication, si nous ne la confondons pas
avec la communication faible, est loin de représenter la situation la plus tolérable pour
l'être isolé ; elle symbolise même, à la rigueur, le Mal, le contraire de ce qui préserve l'être
isolé : « Je ne communique qu'en dehors de moi, qu'en me lâchant ou me jetant dehors.
Mais en dehors de moi, je ne suis plus. J'ai cette certitude : abandonner l'être en moi, le
213
G. BATAILLE. La littérature et le mal, p. 14.
G. BATAILLE. « Genêt », p. 134. - Comme on le voit, le Mal n'est pas réductible à la transgression des
lois, puisqu'il est tout à fait possible de les transgresser pour son intérêt et son enrichissement personnel, qui
se lient encore au souci de l'avenir et de son bien.
215
Ibid, p. 137.
216
/Wâ'.,p.l48.
217
Ibid., p. 153.
214
74
chercher dehors, c'est risquer de gâcher - ou d'anéantir - ce sans quoi l'existence du dehors
ne me serait pas même apparue, ce moi sans lequel rien de "ce qui est pour moi" ne
serait.218 » Pourtant la communication forte - le tissu même dont nous sommes faits, selon
Bataille - n'est vraiment accessible que lorsque nous assumons ce risque. Cela suppose
donc un « goût du Mal219 » qui dépasse en nous le souci de notre intérêt : c'est ce que
Bataille appelle la souveraineté - et que nous avons défini un peu plus haut, quand il était
question de Baudelaire. La communication forte exige la souveraineté de ceux qui
communiquent : cela implique, par exemple en littérature, que l'auteur puisse se nier « au
profit de l'œuvre220 » et réciproquement, que le lecteur puisse se nier « au profit de la
lecture. » L'opération qui en résulte est elle-même souveraine : elle « laisse subsister,
comme un instant solidifié - ou comme une suite d'instants - la communication, détachée,
991
en l'espèce de l'œuvre, mais en même temps de la lecture.
»
Sans doute comprenons-nous maintenant en quoi le Mal - que symbolise ultimement
le relâchement de notre propre intérêt, l'abandon du moi - fonde la communication forte,
lieu de la « subjectivité commune
» que nous sommes à la base, selon Bataille. Mais nous
voyons également, par ce raisonnement, ce qui a provoqué l'échec de Genêt. Bataille
précise bien à propos de Genêt qu'aucun « motif vulgaire ne rendrait compte de son échec,
mais comme en une prison mieux fermée que les prisons réelles un sort néfaste l'enferma
en lui-même, au fond de sa méfiance.223 » Genêt aborda le Mal sans aucune réticence,
apparemment, si ce n'est celle qu'il eut de relâcher son propre intérêt pour le Mal : son
œuvre a beau se présenter comme la mise en scène de la négation de son individualité dans
le Mal, elle n'en est pas moins axée sur la mise en évidence constante de cette individualité
maladive. Genêt semble enchaîné à l'intérêt qu'il a de se traîner lui-même dans le Mal, ne
serait-ce que pour la « réussite » de son œuvre : « le Mal est devenu [pour lui] un devoir, ce
qu'est le Bien.224 » Et limité par ce devoir, Genêt n'arrive pas à exprimer selon Bataille le
G. BATAILLE. Sur Nietzsche, p.47. - « Je dis : la communication est le péché. Mais le contraire est
évident ! L'égoïsme, seul, serait le péché ! » [G. BATAILLE. Le Coupable, p.306.]
219
G. BATAILLE. « Genêt », p. 153.
220
Ibid., p.138. - Pour la citation suivante également.
221
/Z>W.,p.l38-139.
222
Ibid, p. 149.
223
/è/tf.,p.l53.
224
/£/</., p. 138.
75
plein déchaînement ; la souveraineté de son œuvre, à la fin, se défait sur cette limite, où luimême « achève de sombrer.
»
La critique que Bataille adresse à Genêt - et à Sartre qui le défend - nous permet
évidemment de comprendre plus clairement comment il concevait lui-même son approche :
ce qui semble clair, dans un premier temps, est que Bataille voulut vraiment communiquer
avec ses lecteurs, il en fit même l'une des exigences fondamentales de la communication
forte ; sans doute chercha-t-il également à inscrire son oeuvre sous cette « morale de la
communication », morale qui se donne « à partir de complicités dans la connaissance du
Mal226 » et qui dispose donc ceux qui communiquent à l'intensité, puisqu'ils ont renoncé à
leur intérêt propre et que ce qu'ils expriment alors est le déchaînement d'une liberté
qu'aucun ego ne limite.
Une philosophie dramatique
Bataille avait déjà donné lui-même de sa méthode ou de son approche quelques
indications, dans L'expérience intérieure, qui nous permettaient de la saisir : l'une de
celles-là - la plus décisive selon nous - montrait l'importance que prend à ses yeux le
processus de « dramatisation227 » dans son œuvre. Ce procédé, que nous avons évoqué
quelquefois jusqu'ici, nous a semblé décisif dans la mesure où la critique de sa pensée - et
plus généralement l'hésitation, voire le refus de situer son œuvre dans le domaine de la
philosophie - dépend étroitement de la légitimité que l'on accorde ou non à ce procédé.
Voilà pourquoi nous ne pourrions terminer ce chapitre sans chercher à mieux comprendre
« la méthode dramatique228 » de Bataille, cette « manière mi-objective mi-passionnelle229 »
qu'il avait, nous dit Michel Leiris, de traiter indifféremment les sujets les plus divers.
Bataille nous indique pour commencer que le terme « dramatique » doit être entendu
en ses deux sens usuels - commun et littéraire. D'abord le drame, dans la mesure où il nous
225
Ibid, p. 13 8.
G. BATAILLE. La littérature et le mal, p. 10.
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.22. - Ce procédé est exposé dans l'une des sections de
L'expérience intérieure intitulée Principes d'une méthode et d'une communauté (p.22-42).
228
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.26.
29
M. LEIRIS. « De Bataille l'impossible à l'impossible "Documents" », dans Critique (Hommage à Georges
Bataille), n°195-196, août-septembre 1963, p.686.
226
76
atteint, est le contraire de l'indifférence : c'est le signe de ce qui est grave, à différents
degrés, et « s'il est ressenti comme touchant en nous généralement l'homme
», l'épreuve
du drame nous sort de notre individualité, nous ouvre, suivant les termes de Bataille, à
« des états d'extase ou de ravissement231 ». Bataille précise d'ailleurs à ce sujet que si
« nous ne savions dramatiser, nous ne pourrions sortir de nous-mêmes. Nous vivrions isolés
et tassés. Mais une sorte de rupture - dans l'angoisse - nous laisse à la limite des larmes :
alors nous nous perdons, nous oublions nous-mêmes et communiquons avec un au-delà
insaisissable.232 » Cet au-delà qu'est la communication forte, « impénétrable pour ellemême233 », constitue le véritable sens de l'extase bataillienne. Le drame est ainsi à la source
de la communication forte. Voilà donc la première raison de l'intégrer à une méthode dont
le but est justement d'accéder à ce type de communication.
Le second sens de « dramatiser » est de mettre en scène, d'exhorter le lecteur à se
représenter telle ou telle réalité : « c'est la volonté, s'ajoutant au discours, de ne pas s'en
tenir au discours, d'obliger à sentir234 ». Bataille se réfère ici aux Exercices spirituels de
saint Ignace :
c'est une erreur classique d'assigner les Exercices de saint Ignace à la méthode discursive : ils
s'en remettent au discours qui règle tout mais sur le mode dramatique. Le discours exhorte :
représente-toi, dit-il, le lieu, les personnages du drame, et tiens-toi là comme l'un d'entre eux ;
dissipe - tends pour cela ta volonté - l'hébétude, l'absence auxquelles les paroles inclinent. La
vérité est que les Exercices, horreur tout entiers du discours (de l'absence), essayent d'y
remédier par la tension du discours, et que souvent l'artifice échoue [.. .]. 2 3 5
Nous retrouvons ici le sens profond de la démarche de Bataille, sens qu'il réitère
d'ailleurs dans son livre Sur Nietzsche : « Me servant de fictions, je dramatise l'être : j'en
déchire la solitude et dans le déchirement je communique.236 » Bataille l'avoue donc sans
hésiter : « ma philosophie ne pourrait en aucune mesure s'exprimer sous une forme qui ne
230
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.22.
Ibid., p.22.
232
/èW,p.23.
233
G. BATAILLE. « Genêt », p. 149.
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.26.
235
Ibid, p.26. (Nous soulignons.)
236
G. BATAILLE. Sur Nietzsche, p. 130. (Nous soulignons.)
231
77
soit pas sensible.237 » Autrement dit la fiction, le drame, lui sont intrinsèquement liés. Cette
méthode comporterait aux dires mêmes de Bataille une faille et une force.
D'abord sa force résiderait en ceci qu'elle ose « unir [...] deux sortes de connaissance
jusqu'ici ou étrangères l'une à l'autre ou confondues grossièrement » : la « connaissance
émotionnelle » et la « connaissance discursive.238 » Cette force lui permettrait, sur le plan
philosophique, « d'échapper au sentiment de vide des interrogations intelligentes
», car,
de fait, la méthode dramatique essaie d'unir « ce que la pensée discursive doit séparer240 »,
soit « une somme d'opérations distinctes, les unes intellectuelles, d'autres esthétiques,
d'autres enfin morales ». Des opérations que nous effectuons souvent simultanément, qui se
révèlent à vrai dire entrelacées dans nos émotions, et que notre intelligence confond
précisément en essayant de les séparer. Sartre, d'ailleurs, ne manquera pas de reprocher à
Bataille le flou conceptuel que cette approche engendre. Mais il faut se rappeler qu'elle
s'inscrit par là dans le primat de la vie sur la pensée : « Le développement de l'intelligence
mène à un assèchement de la vie qui, par retour, a rétréci l'intelligence241 ». Cette idée
exprime une fois de plus la nécessité pour Bataille de ne pas se limiter à la « connaissance
discursive », car il va de soi pour lui que la prodigieuse avancée que nous avons réalisée
dans tous les domaines du savoir (de la pensée) nous a paradoxalement rendus aveugles à
l'extrême étrangeté du monde (de la vie), cette part muette et mystérieuse de la vie que
l'intelligence, au fond, ne peut pas déconsidérer sans se nier en partie elle-même. La
méthode dramatique de Bataille suppose donc une mise en scène dépassant celle des
concepts, qui absorbe « la philosophie proprement dite » en laissant subsister une part
sensible du « mystère » ou de l'étrangeté de la vie, et qui devient plutôt en ce sens
P« héritière d'une théologie mystique fabuleuse, mais mutilée d'un Dieu et faisant table
rase.242 » L'œuvre de Bataille regorge de ces mises en scène étranges qui ont pour but
d'accentuer l'aspect sensible de ce qui échappe à la pensée. En voici une, particulièrement
éloquente : « Et surtout "rien", je ne sais "rien", je le gémis comme un enfant malade, dont
la mère attentive tient le front (bouche ouverte sur la cuvette). Mais je n'ai pas de mère,
237
G. BATAILLE. « La vie des lettres », p.l 18.
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 11. - Pour les deux citations précédentes également.
239
Ibid, p.20.
240
Ibid, p.21. — Pour la citation suivante également.
241
Ibid, p.20.
242
Ibid, p.2\.
38
78
l'homme n'a pas de mère, la cuvette est le ciel étoile (dans ma pauvre nausée, c'est
ainsi).243 »
Si nous comprenons bien par cet exemple comment Bataille arrive à frapper la
sensibilité de son lecteur, on ne peut s'empêcher d'entrevoir en même temps ce que sera la
faille de cette méthode : comme il aura recours aux divers éléments constitutifs du drame
(cherchant par là à éviter l'« assèchement de la vie » émotionnelle que l'intelligence
pourrait occasionner), on sait déjà que Bataille, qui se veut pourtant « philosophe » en un
sens, ne nous présentera jamais les choses telles qu 'elles sont en réalité, si l'on peut dire,
mais telles qu'il les aura d'abord enrobées dramatiquement, ce qui accentuera
inévitablement leur aspect sensible. On peut alors dire avec Bataille que « l'infirmité de la
méthode dramatique est qu'elle force d'aller toujours au-delà de ce qui est senti
naturellement244 », ce qui constitue sans doute la raison principale des critiques que lui
adresse Sartre245. D'autant que les exigences du drame inclinent surtout à la présentation de
thèmes violents, et qui ont pour effet de forcer l'intensité du récit, ce à quoi l'œuvre de
Bataille n'échappe pas ; pour s'en convaincre, on n'a qu'à examiner le champ lexical
dominant de L'expérience intérieure : désespoir, mort, angoisse, supplice, sacrifice, etc. les thèmes violents ne manquent pas... Il faut toutefois savoir que ce procédé - ou cette
faille - est entièrement assumé par Bataille : « Il serait superficiel, nous dit Jean Bruno,
d'attribuer cette persistance des thèmes violents à un romantisme maladif de la douleur. Le
rôle des images bouleversantes est d'ouvrir dans la psyché une brèche246 » - d'ouvrir une
brèche et de communiquer fortement...
Ibid., p.62. - Ce thème est repris maintes fois dans L'expérience intérieure ; en voici un autre extrait : « La
Nature accouchant de l'homme était une mère mourante: elle donnait l'"être" à celui dont la venue au
monde fut sa propre mise à mort. » (p.93)
244
Ibid, p.26. (Nous soulignons.)
245
Voir surtout les sections Le drame d'un seul homme et Le sens du fantastique de notre Chapitre I, p. 18-19
et p.34-35.
246
J. BRUNO. « Les techniques d'illumination chez Georges Bataille », dans Critique (Hommage à Georges
Bataille), n°195-196, août-septembre 1963, p.710. - Jean Bruno cite un passage de L'amitié de Bataille qui
justifie ce jugement : « Des images bouleversantes (au sens précis du mot) se forment continuellement à la
surface de la sphère où je suis enclos. Je n 'accède qu 'aux déchirures. Je n 'ai fait qu 'entrevoir une possibilité
de sortie : les blessures se referment. La concentration est nécessaire : une déchirure profonde, un trait de
foudre durable doit briser la sphère ; le point d'extase n'est pas atteint dans sa nudité sans un insistance
douloureuse. » [Cité par J. BRUNO, op. cit., p.710-711. Le passage se trouve dans G. BATAILLE. L'amitié,
dans Mesures, 15 avril 1940, p. 144.]
79
Donc l'intensification ou l'exagération à laquelle porte la méthode dramatique se veut
finalement l'une des conditions essentielles de la communication forte
- ce que Bataille
espérait justement établir dans son œuvre. Nous ne devons pas nous étonner, par
conséquent, de l'aspect souvent « théâtral » de sa philosophie, car la méthode dramatique
joue un rôle fondamental dans sa démarche, qui est d'instaurer une certaine intensité sans
laquelle les idées, dirait Bataille, demeurent privées de vie. Il faut donc reconnaître
« l'importance du paradigme théâtral dans l'écriture et la pensée de Bataille
», puisque
son œuvre entière vise à intégrer « la logique rationnelle et [...] la logique affective [...]
dans tous les domaines de l'existence humaine249 ». C'est d'ailleurs ce qui fait dire à
Emmanuel Tibloux qu'« il y aurait [...] peut-être lieu de considérer Bataille, au sein d'une
problématique générale des genres, comme l'inventeur d'un nouveau type de discours qui
serait le complémentaire ou le négatif exact de ce que Brecht a pu penser sous le titre du
"théâtre épique" : quelque chose comme le récit et l'essai dramatiques.
»
Si toutefois nous souhaitons défendre la place de Bataille parmi les philosophes, il
conviendrait peut-être mieux de dire, à la lumière de ce que propose Emmanuel Tibloux,
qu'il fut l'inventeur de la « philosophie dramatique » - ou du moins l'un de ses
représentants les plus marquants. D'autant que ce type de philosophie nous a semblé
pouvoir correspondre à la description que donne Michel Leiris de la voie que poursuivait
Bataille, surtout à partir de la revue Documents : «Peut-être pourrait-on dire [...] qu'il
s'agissait de rationaliser la valorisation surréaliste de l'irrationnel ?251 » Examinons un peu
ce que suggère cette description et voyons en quoi elle peut correspondre à ce que nous
avons appelé la philosophie dramatique.
Ce n'est toutefois pas la seule ; Jean Bruno en a relevé trois autres : 1) la pratique du silence intériorisé
(« l'arrêt de la pensée discursive ») ; 2) « la polarisation alternativement orientée vers l'intériorité ou le
dehors » {«projection et sortie de soi - glissement vers une insaisissable transparence ») ; 3) ainsi qu'une
« certaine liberté d'improvisation » - car Bataille craignait notamment que des indications trop précises de sa
méthode viennent neutraliser les effets incalculés de son expérience. [Voir J. BRUNO, op. cit., p.707-719.]
248
E. TIBLOUX. op. cit., p.122.
249
Ibld, p. 123.
2S0
Ibid.,p.m.
Cité par D. OTTINGER, « Isolateur et court-circuit. Documents ou l'apprentissage surréaliste de la
dialectique », dans Les Temps Modernes, n° 602, décembre 1998 et janvier-février 1999, p.67. - Le passage
cité se trouve à la date du 6 octobre 1979, Michel LEIRIS, Journal, Paris, Gallimard, 1992, p.722.
80
Tout d'abord, notons que Leiris ne dit pas, malgré la formule qui frôle le paradoxe,
qu'il s'agissait pour Bataille de rationaliser Yirrationnel, ce qui aurait été simplement le
trahir ou l'annuler ; il se demande seulement si Bataille n'a pas tenté de rationaliser la
valorisation qu'ont fait les surréalistes de cet irrationnel, ce qui implique déjà le respect de
l'irrationnel mais surtout, la prépondérance du discours rationnel. Car si Bataille est
d'accord avec les surréalistes à propos de la valeur qu'il faut donner à l'irrationnel dans la
vie humaine en général, son œuvre se développe plutôt, contrairement aux oeuvres
poétiques de ces derniers, dans un cadre rationnel, dans la mesure où L'expérience
intérieure essaie tout de même de formuler les raisons qui soutiennent chacune de ses idées.
Mais comment peut-on arriver à intégrer la valeur de l'irrationnel dans une œuvre qui se
veut pourtant du domaine de la rationalité sans trahir son propre point de vue ? La réponse
- du moins, celle de Georges Bataille - nous semble résider dans l'affirmation d'une
philosophie dramatique.
Le mouvement qui se dégage de l'ensemble de l'œuvre de Bataille, nous l'avons dit
jusqu'ici de maintes façons, « revient à conduire la pensée jusqu'au point où elle se dérobe
à ce qui la dirige comme instrument de savoir. Ce mouvement est présent dans toute son
œuvre et c'est pour cela qu'il a souvent pensé désigner sa pratique du langage comme une
"philosophie".252 » Bataille, autrement dit, ordonne et justifie, enchaîne et clarifie sa
pensée, comme un philosophe, jusqu'au point où elle lui semble échapper au domaine du
« connaissable » : c'est à ce moment qu'intervient la dramatisation et qu'il s'éloigne le plus
de la « philosophie » proprement dite. À l'instar de la poésie, la dramatisation prolonge un
raisonnement qui est arrivé au bout de lui-même, un raisonnement qui ne se tient plus dans
la rigueur de la raison. Ces moments de dramatisation représentent donc des « tensions »
dans le cadre rationnel de sa réflexion, tensions qui font éclater ce cadre, parfois, et qui
forcent alors le lecteur à ressentir les limites de la raison. C'est de cette façon que Bataille
intègre la valeur de l'irrationnel dans son oeuvre : lui concédant, à la fin d'un mouvement
de penser bien ordonné, rationnel et rigoureux, la place qui lui revient dans la connaissance
générale, la place du « désordre fondamental, initial253 », et qui met en perspective
Vinsuffisance de la raison. C'est le déchaînement de la poésie - d'ailleurs L'expérience
12
i3
R. SASSO. op. cit., p.204.
Cité par M. CHAPSAL. op. cit., p. 15.
81
intérieure se termine, rappelons-nous, par une partie entièrement poétique. Mais c'est aussi
l'affirmation du primat de la vie sur la pensée, dans la mesure où Bataille n'essaie plus,
dans ces moments-là, de retrouver la raison : il laisse aller son sobre raisonnement et toute
sa pensée dans l'ivresse de la dramatisation.
Donc, si la démarche de Bataille peut bel et bien être envisagée comme une poésie
autour de la philosophie, ce n'est toutefois pas au sens où - comme semble le croire Sartre
- cette démarche ne serait que poétique. L'œuvre de Bataille est, bien au contraire,
profondément philosophique : la philosophie y est au centre, mais tout autour - dans la nuit
du non-savoir où l'homme demeure à la recherche d'une raison, d'une pensée - règne la
poésie (ou encore la dramatisation) qui manifeste l'indigence de la raison et de la pensée, le
non-savoir ultime où échoit toute philosophie.
CONCLUSION
«
QU'IMPORTE
LA
PHILOSOPHIE
!* »
J'ai toujours, avant tout, tourné du côté de la
philosophie. Mais je l'ai envisagée de telle façon
que je ne peux pas dire que je sois vraiment un
philosophe, j'ai failli le devenir, certains de mes
livres s'en approchent, s'y enfoncent, mais je me
suis rendu compte qu'il y avait une distance entre
ce que j'écris et la philosophie véritable.
BATAILLE 2
N
ous voici rendu au terme de ce parcours. Le but que nous nous étions fixé au départ
était d'explorer l'œuvre de Bataille et de voir ce que nous pouvions en découvrir à
la lumière de la critique de Sartre. Après avoir analysé en détail les arguments qu'ils se sont
échangés, nous pouvons reformuler ce qui nous semble être l'enjeu principal de leur
confrontation : est-ce que la démarche de Bataille, en fin de compte, mène à quelque chose?
Autrement dit, si l'on reprend les termes de Sartre : y a-t-il quelque chose à espérer de
l'œuvre de Bataille, quelque chose qui puisse « contribuer à former une humanité neuve qui
se dépassera vers de nouveaux buts », ou ne vaut-elle « pas plus que le plaisir de boire un
verre d'alcool ou de se chauffer au soleil sur une plage » ?
Avec un peu de recul, toutes les critiques de Sartre nous semblent effectivement
conduire à l'idée que l'œuvre de Bataille ne mène à rien d'autre qu'elle-même ; elle serait
donc, de l'avis de Sartre, sans réelle utilité et relèverait plus en ce sens de la poésie que de
la philosophie. Pourtant, il faut bien reconnaître que, sur le plan de la pensée, Sartre et
1
Cité par R. SASSO. op. cit., p.31. - « [L]e philosophe fait semblant de ne rien savoir pour poser les
questions qui impliquent un certain savoir [...]. A l'opposé, la forme de la question posée par celui qui ne sait
pas ne peut être que la supplicatioa [...] La supplication est la question qui ne donne jamais "le pas à la
réponse... au savoir", c'est "l'interrogation sans espoir", "la question sans limite". [...] Finalement,
puisque la philosophie n 'est qu 'une "contestation naïve ", puisqu 'elle interroge apaisée, Bataille pourrait se
contenter de l'exclamation "Qu'importe la philosophie !". » [R. SASSO. op. cit., p.30-31.]
2
Cité par M. CHAPSAL. op. cit., p. 14.
3
J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 174. - Pour la citation précédente également.
83
Bataille sont partis du même point : dans un monde sans Dieu, c'est à l'homme que revient
la responsabilité de donner un sens à l'existence, mais cette infinie responsabilité le plonge
dans l'angoisse, qui est ainsi au fondement de l'existence humaine. Ni Sartre ni Bataille
n'ont éludé cette angoisse fondamentale, mais ils lui ont fait face différemment et c'est là,
peut-être, le point de départ de leur véritable divergence. Pour Sartre, c'est par le projet que
l'on sort de l'angoisse en donnant un sens à la vie humaine - même si de l'angoisse, on ne
sort jamais complètement, puisqu'elle demeure au fond de nos projets comme l'indice de
notre liberté et de notre responsabilité. Bataille, nous l'avons dit, aborde l'angoisse
autrement : en la contemplant, il espère s'en enivrer au point qu'elle le grise et qu'il ne
ressente plus, pour un instant, son vide constitutif :
le comble était le moment où le vide me grisant donnait à ma pensée la consistance pleine, où
par la griserie même qu'il me donnait le non-sens prenait droit de sens : qu 'il me grise : il est
bon dans ce ravissement de perdre le sens - donc il est un sens du fait de le perdre. À peine
apparu ce sens neuf, l'inconsistance m'en apparaissait, le non-sens à nouveau me vidait. Mais le
retour du non-sens était le départ d'une griserie accrue.4
Sartre, comme nous le disions déjà à la fin de notre premier chapitre, peut bien
admettre, à la limite, que l'exaltation de Bataille lui fasse oublier son angoisse quelques
instants, mais il « remarque seulement qu'il échoue lorsqu'il veut nous donner la méthode
qui nous permettrait5 » de faire la même expérience. Car toute philosophie digne de ce nom
se doit de proposer des expériences communes et partageables, et l'oeuvre de Bataille, selon
Sartre, ne nous parle que d'une « expérience inutilisable6 ». Est-ce possible ? Se pourrait-il
que Sartre, rédigeant son compte rendu à peine quelques mois après la publication de
L'expérience intérieure, ait réglé un peu trop rapidement la question de l'utilité de cet
ouvrage ? Bataille, il est vrai, a beaucoup insisté sur le fait que « l'expérience intérieure
[...] ne peut avoir d'autre souci ni d'autre fin qu'elle-même.7 » De plus, elle n'apporterait
selon lui «jamais rien d'apaisant.8 » De toute évidence, donc, Bataille « prête le flanc à
cette accusation, par [sa] faute.9 » Mais nous croyons malgré tout que son œuvre possède
une certaine utilité, même s'il s'agit sans doute du genre d'utilité que conteste Sartre et
\ G. BATAILLE. « Réponse à Jean-Paul Sartre... » p. 198.
J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 173.
6
Ibid, p. 174.
7
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 18.
s
Ibid, p. 10.
9
G. BATAILLE. « Discussion sur le péché », p.349.
84
dont on a avantage à ne pas trop parler, pour des raisons que nous allons considérer
maintenant.
Au début du Supplice - la deuxième partie de L'expérience intérieure - Bataille
affirme ceci qui peut être interprété dans le sens de l'utilité de son œuvre : « "J'enseigne
l'art de tourner l'angoisse en délice", "glorifier" : tout le sens de ce livre. L'âpreté en moi,
le "malheur", n'est que la condition.10 » Ainsi, l'œuvre de Bataille, s'il est vrai qu'on puisse
en tirer un enseignement, serait utile à quiconque cherche à se délivrer de l'angoisse - ce
qui n'est pas rien, après tout. Mais Bataille ne s'en tient pas à cette affirmation
accommodante et développe par la suite son idée de la façon la plus troublante :
« l'angoisse qui tourne au délice est encore l'angoisse : ce n'est pas le délice, pas l'espoir,
c'est l'angoisse11 ». Que penser de tout cela ? N'est-ce pas le genre de contradiction qui a
pu précipiter le jugement de Sartre ? Mais n'allons pas si vite et poursuivons encore notre
lecture : la fin de la phrase nous donnera peut-être la clé de l'énigme : « ...c'est l'angoisse,
qui fait mal et peut-être décompose. Qui ne "meurt" pas de n'être qu'un homme ne sera
jamais qu'un homme.12 » Si l'on entend bien ce que nous dit Bataille, il n'est pas faux de
penser qu'il enseigne l'art de tourner l'angoisse en délice, mais pour réussir à goûter ce
délice et « s'en donner à cœur joie
», bref, pour trouver une « utilité » à cette œuvre, il
faut d'abord que l'angoisse nous ait décomposé, qu'elle nous ait rendu à la limite de la
« "mort" », dans l'ivresse du non-sens. Or, aucun lecteur, à notre avis, n'accéderait à cette
ivresse du non-sens si on lui assurait dès le départ qu'il allait pouvoir se libérer de
l'angoisse. Au fond, pour y accéder, il faut peut-être avoir perdu complètement l'espoir de
s'en sortir... Par conséquent, Bataille ne peut pas se faire trop rassurant : d'une part, il est
bien obligé d'annoncer ce dépassement de l'angoisse en délice - autrement, personne ne le
suivrait sur la voie qu'il propose -, mais d'autre part, il ne peut pas nous assurer que nous
ne désespérerons pas à lire son œuvre, puisque ce désespoir est essentiel à la
compréhension et à l'épreuve, par le lecteur, de l'expérience intérieure. C'est sans doute ce
qui explique que Bataille soit demeuré plutôt discret, pour ne pas dire vague et
contradictoire, sur la question de l'utilité de son œuvre : il ne voulait pas risquer de
10
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.47.
Ibid.,p.47.
n
Ibid.,pA7.
13
G. BATAILLE. « Discussion sur le péché », p.358.
11
85
neutraliser l'action ou la portée de la réflexion qu'il nous propose. Nous avons cependant
trouvé deux fragments qui appuient explicitement l'interprétation que nous venons
d'accorder à l'utilité de L'expérience intérieure: le premier est très clair; c'est une
confidence faite par Bataille à Madeleine Chapsal, moins d'un an avant sa mort : « Je
cherchais l'angoisse, mais plutôt pour m'en libérer, je voyais dans l'excès d'angoisse la
seule issue à l'angoisse. Oui, je ne l'ai peut-être pas dit à l'époque, mais tout en m'y
complaisant un peu je la fuyais, cette angoisse.14 » Le second extrait, un peu moins
explicite, va toutefois dans le même sens : « Il est un paradoxe étrange : si l'on aperçoit la
profonde absence d'issue, la profonde absence de but et de sens, alors - mais alors
seulement - l'esprit libéré, nous abordons pratiquement, lucidement, les problèmes
pratiques.15» Cet extrait provient de Mémorandum (1945), un recueil de citations de
Nietzsche rassemblées par thèmes et présentées par Bataille. L'idée selon laquelle l'esprit
ne se libère qu'après avoir aperçu la profonde absence de but et de sens appuie notre
affirmation ; et d'ailleurs, Bataille lui-même associe ce type d'utilité à une œuvre comme
celle de Nietzsche, dont il se sentait si proche16. Mais nous entrevoyons également, par cet
extrait, une seconde utilité au fait de nous libérer de l'angoisse : celle de nous donner accès
à un point de vue plus général, dépassant « l'isolement, [le petit] tassement de
l'individu
» sur lui-même « qui, sournoisement, voulant éviter de souffrir se confond avec
le tout de l'univers, juge de chaque chose comme s'il l'était, de la même façon qu'il
imagine, au fond, ne jamais mourir.18 » L'œuvre de Bataille, s'il est vrai qu'elle puisse nous
entraîner au désespoir - « Le désespoir est simple : c'est l'absence d'espoir, de tout
leurre19 » - , doit certainement pouvoir nous aider à prendre conscience de la valeur toute
relative de notre existence individuelle, et par conséquent à briser le cadre trop étroit - celui
de notre intérêt personnel - à partir duquel nous abordons généralement le monde et ses
14
Cité par M. CHAPSAL. op. cit., p. 14.
G. BATAILLE. Mémorandum, OC VI, p.251.
« C'est d'un sentiment de communauté me liant à Nietzsche que naît en moi le désir de communiquer, non
d'une originalité isolée. » [G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.39.]
17
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.35.
18
/Z>W.,p.lO.
19
Ibid, p.5\.
15
86
problèmes. En ce sens, son oeuvre contribue directement à la formation d'un point de vue
philosophique.
Dans ces conditions, peut-on encore soutenir, comme le fait Sartre, que Bataille n'est
qu'un poète ? Après tout, Bataille lui-même a beaucoup insisté, nous l'avons vu, pour être
rangé du côté des philosophes : « Avant même la fin de mes études secondaires, écrit-il
dans ses notes, j'ai lié la philosophie au sens de ma vie.21 » Ou encore : « Je me voyais
plutôt comme un philosophe. J'ai toujours, avant tout, tourné du côté de la philosophie.22 »
Mais alors que penser de ce coup de théâtre, vers la fin de sa vie, où il avoue à Madeleine
Chapsal qu'il ne peut pas vraiment se dire philosophe, qu'il s'est finalement « rendu
compte qu'il y avait une distance entre ce [qu'il écrit] et la philosophie véritable23 » ? Fautil conclure, au fond, que Bataille se moque bien d'être ou non considéré comme un
philosophe ? À vrai dire, on remarque dès 1944 chez Bataille une certaine indifférence
quant à la catégorisation de son œuvre. Au Révérend Père Daniélou qui, dans une
« Discussion sur le péché », lui fait cette remarque : « J'ai l'impression que Sartre, tout à
l'heure, essayait de vous enfermer dans sa position à lui et qu'en réalité, vous la débordez
précisément par ce qui vous constitue vous-même, qui est cette espèce de refus de vous
laisser enfermer dans une position quelconque?* » ; Bataille acquiesce sans réserve : « je
m'en moque, [...] je ne suis enfermé nulle part, [...] tout ce à quoi je tenais, c'est à n'être
enfermé par aucune notion, à dépasser les notions infiniment [...] pour pouvoir [...] me
prouver à moi-même - et à la rigueur prouver à autrui (jusqu'ici j ' y ai mal réussi) [ma]
Si ce dépassement de l'intérêt individuel n'est pas un critère suffisant pour déterminer ce qu'est un point de
vue philosophique, il n'en constitue pas moins selon nous un critère nécessaire, étant donné que le discours
rationnel de la philosophie ne s'est jamais complètement départi de sa prétention à l'universalité. Or, la
rationalité au service d'un intérêt individuel risque fort de se dégrader en justification partiale et complice...
Ceci dit, un philosophe peut certes réfléchir à partir d'une expérience personnelle ; il doit néanmoins selon
nous parvenir à dégager de cette expérience un sens et une signification valables pour l'être humain en
général.
1
Cité par R. SASSO. op. cit., p.18. (Le souligné est de R. SASSO.) - Le passage se trouve dans G.
BATAILLE, OC VIII, p.562.
22
Cité par M. CHAPSAL. op. cit., p. 14. - Voici un autre exemple, déjà cité : «j'éprouve au dernier degré le
besoin de sortir par une œuvre assez complète du caractère fragmentaire de ce que j'ai donné jusqu'ici à
l'expression de ma pensée. Il me paraît nécessaire d'en sortir précisément pour rendre clair le fait que l'on
est en présence non pas seulement d'une poésie autour de la philosophie mais, malgré tout, d'une philosophie
aussi complète, encore qu 'elle se veuille une anti-philosophie. » [G. BATAILLE. « La vie des lettres »,
p.118]
23
Cité par M. CHAPSAL. op. cit., p. 14
24
Cité dans G. BATAILLE. « Discussion sur le péché », p.348. (Le souligné est de nous.)
87
désinvolture
». Bref, entre la philosophie et la poésie, il semble que Bataille lui-même ait
finalement refusé de choisir.
Revenons un instant sur cette désinvolture de Bataille, qui se manifeste également
dans son œuvre par le rire - notion importante dont nous avons pourtant peu parlé dans ce
mémoire : « oui, pour moi, le rire est le fond de tout.
« prétention injustifiée à la suffisance
» Le rire révèle pour Bataille une
», donc une insuffisance, à laquelle personne
n'échappe : « Si je tire la chaise... à la suffisance d'un sérieux personnage succède soudain
la révélation d'une insuffisance dernière (on tire la chaise à des êtres fallacieux). Je suis
heureux, quoi qu'il en soit, de l'échec éprouvé. Et je perds mon sérieux moi-même, en
riant. Comme si c'était un soulagement d'échapper au souci de ma suffisance.
» (Et,
pourrait-on dire, un soulagement d'échapper au souci de situer son œuvre dans une
catégorie bien établie...) On ne sera pas étonné d'apprendre que Sartre, de son côté, avoue
ne pas éprouver le rire que Bataille associe à L'expérience intérieure : « pour tout dire, il se
peut que M. Bataille rie beaucoup dans la solitude, mais rien n'en passe dans son ouvrage.
Il nous dit qu'il rit, il ne nous fait pas rire. Il souhaiterait pouvoir écrire de son livre la
même chose que Nietzsche du gai savoir : "Presque pas une phrase où la profondeur et
l'enjouement ne se tiennent tendrement la main." Mais ici le lecteur se récrie : pour la
profondeur, passe. Mais l'enjouement !29 » Le rire de Bataille serait plutôt, aux dires de
Sartre, « amer et appliqué » ; en fait, il n'est « d'autre raison de l'appeler rire, conclut-il,
que l'arbitraire décision de M. Bataille. » Sans goûter le rire bataillien, Sartre y perçoit
néanmoins quelque chose « d'appliqué » et sur ce point, nous croyons qu'il a raison ; en
effet, pour Bataille, le rire ou la désinvolture ont une fonction précise dans le dépassement
de l'angoisse en délice : ils sont l'envers lumineux de cette angoisse, « la désinvolture par
G. BATAILLE. « Discussion sur le péché », p.349.
Cité par M. CHAPSAL. op. cit., p. 17. - Le « rire » est tout à la fois implicite et fondamental dans son
œuvre : «je n 'ai jamais développé, dit Bataille, en un livre, la philosophie du rire implicite de mes écrits. [...]
je suis pourtant le philosophe du rire en vérité. » [G. BATAILLE. « L'Érotisme (projet d'une conclusion) »,
dans L'Arc, n° 32, 1967, p.82.]
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 107.
28
Ibid., p. 106.
29
J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 158.
30
Ibid, p. 158.
31
/Z>W.,p.l60.
26
88
rapport à l'angoisse, et il faut que l'angoisse soit sensible pour que la désinvolture le
soit32 ».
Alors, pouvons-nous espérer quelque chose de l'œuvre de Bataille ? Nous avons
jusqu'ici considéré le point de vue de Sartre comme étant représentatif de celui du « lecteur
ordinaire » - et il l'est à bien des égards. Mais il existe d'autres lecteurs, et c'est sans doute
à chacun d'eux maintenant que revient la tâche de décider de la valeur ou de l'utilité de
cette œuvre, car ce n'est qu'en suivant un temps Bataille sur la voie qu'il indique que le
lecteur peut décider pour lui-même. Bien sûr, cette décision peut être éclairée par l'examen
des quelques critères de la démarche de Bataille que nous avons mis en évidence dans notre
deuxième chapitre : le principe d'insuffisance, le primat de la vie sur la pensée, le
déchaînement de la poésie, la présence de l'absence, la morale de la communication et la
philosophie dramatique. Mais il est possible aussi que la capacité à apprécier ou non une
telle œuvre ne soit finalement qu'une question de tempérament, comme le croyait William
James, et là, la multiplication des raisons n'influencera jamais la décision d'aucun lecteur :
L'histoire de la philosophie est, dans une grande mesure, celle d'un certain conflit des
tempéraments humains. [...] Certes, quand il s'agit de philosopher, un philosophe, quel que soit
son tempérament, s'efforce de le réduire au silence. Comme le tempérament n'est pas une de ces
raisons que la convention admette, il n'invoque que des raisons impersonnelles pour établir ses
conclusions. [...] De là résulte un certain manque de sincérité dans nos débats philosophiques :
c'est justement la plus décisive de toutes nos prémisses qu'on ne voit jamais énoncer !33
Il se peut que les deux voies divergentes suivies par Sartre et Bataille soient en fait
deux façons différentes de vivre la « mort de Dieu » et le manque de sens qui en découle ;
dès lors, ces deux façons, légitimes l'une et l'autre, correspondraient à deux tempéraments
et s'adresseraient, en un sens, à deux types de lecteurs. Parions pour finir que celui qui n'est
pas trop pressé - car « il faut vivre l'expérience, elle n'est pas accessible aisément et [...]
considérée du dehors par l'intelligence34 » - saura bien profiter des méditations de Georges
Bataille.
G. BATAILLE. « Discussion sur le péché », p.350.
W. JAMES. Le pragmatisme, Trad. E. Le Brun, Paris, Flammarion, 1968, p.25-26.
G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.21.
BIBLIOGRAPHIE
>
ŒUVRES DE JEAN-PAUL SARTRE
Livres
Baudelaire, Coll. « folio/essais », Paris, Gallimard, 1948, 185p.
Carnets de la drôle de guerre, Paris, Gallimard, 1995, 673p.
La responsabilité de l'écrivain, Paris, Éditions Verdier, (1946) 1998, 60p.
La Nausée, Coll. « folio », Paris, Gallimard, 1938, 250p.
L'être et le néant. Essai d'ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1943, 676p.
Lettres au Castor et à quelques autres (Tome 2), Paris, Gallimard, 1983, 367p.
Qu'est-ce que la littérature ?, Coll. « idées », Paris, Gallimard, 1948, 374p.
Saint Genêt, comédien et martyr (Les Œuvres complètes de Jean Genêt, tome 1), Paris,
Gallimard, 1952,692p.
Articles
« "Aminadad" ou du fantastique considéré comme un langage » (1943), dans Situations, I,
Critiques littéraires, Coll. « folio/essais », Paris, Gallimard, 1947, p.l 11-132.
« Encart publicitaire pour Our Lady ofthe Flowers » (1949), traduction anglaise de NotreDame des Fleurs, de Jean Genêt, dans M. CONTAT et M. RYBALKA. Les écrits de
Sartre, Paris, Gallimard, 1970, p. 146.
« L'homme et les choses » (1944), dans Situations, I, Critiques littéraires, Coll.
« folio/essais », Paris, Gallimard, 1947, p.226-270.
« Matérialisme et révolution », (Les Temps Modernes, 1946), dans Situations, III, Paris,
Gallimard, 1949, p.135-225.
« Orphée Noir », (Introduction à l'Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, de
Léopold Sedar Senghor, 1948), dans Situations, III, Paris, Gallimard, 1949, p.229286.
90
« Un nouveau mystique » (1943), dans Situations, I, Critiques littéraires, Coll.
« folio/essais », Paris, Gallimard, 1947, p.133-174.
>
ŒUVRES DE GEORGES BATAILLE
Livres
Choix de lettres 1917-1962. Paris, Gallimard, 1997, 596p.
Échanges et correspondances (avec Michel Leiris), Coll. « Les inédits de Doucet », Paris,
Gallimard, 2004, 280p.
La littérature et le mal, Coll. « folio/essais », Paris, Gallimard, 1957, 201p.
Œuvres Complètes V (La Somme athéologique I : L'Expérience intérieure - Méthode de
méditation - Post-scriptum 1953 - Le Coupable - L'Alleluiah), Paris, Gallimard,
1973, 583p.
Œuvres Complètes VI (La Somme athéologique II : Sur Nietzsche - Mémorandum Annexes), Paris, Gallimard, 1973, 487p.
Articles
« Baudelaire "mis à nu". L'analyse de Sartre et l'essence de la poésie », {Critique, nos 8-9,
janvier-février 1948, p.3-27), dans La littérature et le mal, Coll. « folio/essais », Paris,
Gallimard, 1957, p.27-47.
« De l'existentialisme au primat de l'économie », {Critique, nos 19 et 21, déc. 1947 (p.515526) et fév. 1948 (p.127-141)), dans Œuvres Complètes, XI, Paris, Gallimard, 1988,
p.279-306.
« Jean-Paul Sartre et l'impossible révolte de Jean Genêt », {Critique, nos 65 et 66, oct. 1952
(p.819-832) et nov. 1952 (p.946-961)), dans La littérature et le mal, Coll.
« folio/essais », Paris, Gallimard, 1957, p. 125-154.
« La littérature est-elle utile ? », {Combat, 12 novembre 1944), dans Œuvres Complètes, XI,
Paris, Gallimard, 1988, p. 12-13.
« La vie des lettres », Entretien avec Pierre Barbier, le 10 juillet 1954, reproduit dans le
recueil Georges BATAILLE. Une liberté souveraine. (Textes et entretiens réunis et
présentés par Michel Surya), Paris, Farrago, 2000, p. 115-118.
« L'Érotisme (projet d'une conclusion) », dans L'Arc, n° 32, 1967, p.81-84.
91
« Le surréalisme et sa différence avec l'existentialisme », (Critique, n°2, juillet 1946, p.99110), dans Œuvres Complètes, XI, Paris, Gallimard, 1988, p.70-82.
« Lettre à M. Merleau-Ponty », (Combat, 4 juillet 1947), dans Œuvres Complètes, XI, Paris,
Gallimard, 1988, p.251-252.
« Qui êtes-vous, Georges Bataille ? », émission radiophonique d'André Gillois, diffusée le
20 mai 1951, et retranscrite dans le recueil Georges BATAILLE. Une liberté
souveraine. (Textes et entretiens réunis et présentés par Michel Surya), Paris,
Farrago, 2000, p.89-107.
« Réponse à Jean-Paul Sartre (Défense de l "'expérience intérieure") », dans Sur Nietzsche
(1945), dans Œuvres Complètes, VI, Paris, Gallimard, 1973, p. 195-202.
>
ÉTUDES SUR JEAN-PAUL SARTRE ET/OU GEORGES BATAILLE
Livres
BOSCHETTI, Anna. Sartre et « Les Temps Modernes », Paris, Les éditions de Minuit,
1985, 326p.
KNEE, Philip. Qui perd gagne. Essai sur Sartre. Québec, Les Presses de l'Université
Laval, 1993, 220p.
LÉVY, Bernard-Henri. Le siècle de Sartre, Paris, Grasset, 2000, 663p.
LIMOUSIN, Christian. Bataille, Coll. « Psychothèque », Paris, Éditions Universitaires,
1974, 101p.
MOUILLEE, Jean-Marc. Sartre. Conscience, ego et psyché, Coll. « Philosophies », Paris,
PUF, 2000, 127p.
SASSO, Robert. Georges Bataille : Le système du non-savoir. Une ontologie du jeu, Coll.
« Arguments », Paris, Les Éditions de Minuit, 1978, 242p.
SURYA, Michel. Georges Bataille, la mort à l'œuvre. Paris, Gallimard, 1992, 712p.
Articles
BERGEN, Véronique. « Genêt, Bataille, Sartre : un tir croisé dédié au tiers absent », dans
Lignes 01 (nouvelle série), Paris, Éditions Léo Sheer, mars 2000, p. 164-174.
BESNIER, Jean-Michel. « Le philosophe et le paysan », dans Lignes 01 (nouvelle série),
Paris, Éditions Léo Sheer, mars 2000, p. 137-147.
92
BRUNO, Jean. « Les techniques d'illumination chez Georges Bataille », dans Critique
(Hommage à Georges Bataille), n°195-196, août-septembre 1963, p.706-720.
CHAPSAL, Madeleine. « Georges Bataille », dans Quinze écrivains. Entretiens, Paris,
René Julliard, 1963, p. 11-22.
FOURNY, Jean-François. « La communication impossible : Georges Bataille et Jean-Paul
Sartre », dans Stanford French Revieuw, XII, spring 1988, p.149-160.
LANZMANN, Claude et Michel DEGUY. « Bataille au TM : dialogue d'ouverture », dans
Les Temps Modernes, n° 602, décembre 1998 et janvier-février 1999, p.3-15.
LEIRIS, Michel. « De Bataille l'impossible à l'impossible "Documents" », dans Critique
(Hommage à Georges Bataille), n°195-196, août-septembre 1963, p.683-693.
LEVESQUE, Claude. « Le principe d'insuffisance selon Bataille. Entretien avec Jean
Larose. », dans Le proche et le lointain, Montréal, vlb éditeur, 1994, p. 185-195.
LOUETTE, Jean-François. « Existence, dépense : Bataille, Sartre », dans Les Temps
Modernes, n° 602, décembre 1998 et janvier-février 1999, p. 16-36.
MARCEL, Gabriel. « Le refus du salut et l'exaltation de l'homme absurde », dans Homo
Viator. Prolégomènes à une métaphysique de l'espérance. Coll. « Philosophie de
l'esprit », Paris, Aubier (Éditions Montaigne), 1944, p.247-280
NANCY, Jean-Luc. « La pensée dérobée », dans Lignes 01 (nouvelle série), Paris, Éditions
Léo Sheer, mars 2000, p.88-106.
OTTINGER, Didier. « Isolateur et court-circuit. Documents ou l'apprentissage surréaliste
de la dialectique », dans Les Temps Modernes, n° 602, décembre 1998 et janvierfévrier 1999, p.66-77.
RISSET, Jacqueline. « Un dialogue inaccompli », dans Lignes 01 (nouvelle série), Paris,
Éditions Léo Sheer, mars 2000, p.47-59.
SUR YA, Michel. « Présentation », dans Lignes 01 (nouvelle série), Paris, Éditions Léo
Sheer, mars 2000, p.5-6.
SURYA, Michel. « Le saut de Gribouille de l'engagement (Sartre, Bataille, via Breton) »,
dans la revue Lignes 01 (nouvelle série), Paris, Éditions Léo Sheer, mars 2000, p.827.
TIBLOUX, Emmanuel. « Le tournant du théâtre. Numance 1937 ou "Les symboles qui
commandent les émotions" », dans Les Temps Modernes, n° 602, décembre 1998 et
janvier-février 1999, p. 121 -131.
93
>
AUTRES
Livres
BRETON, André. Second Manifeste du surréalisme (1930), dans Manifestes du
surréalisme, Coll. « idées », Paris, Gallimard, 1969, 188p.
DUMONT, Fernand. La vigile du Québec. Octobre 1970 : l'impasse ?, Montréal, Éditions
Hurtubise HMH, 1971, 234p.
FLAUBERT, Gustave. Madame Bovary, Coll. « Livre de poche », Paris, Gallimard, 1961,
503p.
GENET, Jean. Pompes funèbres, Coll. « L'imaginaire », Paris, Gallimard, 1953, 307p.
JAMES, William. Le Pragmatisme, Trad. E. Le Brun, Paris, Flammarion, 1968, 247p.
PLATON. La République, Trad. G. Leroux, Paris, Flammarion, 2002, 801p.
Articles
BADIOU, Alain. « Platon, notre cher Platon ! », dans Le Magazine littéraire, n° 447, nov.
2005, p.32-34.
Téléchargement