DOMINIC FONTAINE-LASNIER UNE POÉSIE AUTOUR DE LA PHILOSOPHIE É T U D E DU D I A L O G U E SARTRE-BATAILLE Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie pour l'obtention du grade de Maître es Arts (M.A.) FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC 2008 © Dominic Fontaine-Lasnier, 2008 i RÉSUMÉ Georges Bataille (1897-1962) publie en 1943 un essai étrange, à mi-chemin entre le récit mystique et la philosophie : L'expérience intérieure. La même année, Jean-Paul Sartre (1905-1980) consacre à cet ouvrage une critique particulièrement polémique intitulée « Un nouveau mystique ». Dans les dix années qui suivront, Bataille écrira au moins six textes en réaction à Sartre ou à l'existentialisme, dans lesquels il clarifie sa position tout en précisant de plus en plus ce qui l'éloigné de celle Sartre. Du côté de ce dernier, cependant, on ne trouvera plus aucun texte directement adressé à Bataille, même si la polémique engagée avec lui se poursuivra indirectement dans plusieurs de ses écrits. C'est ce dialogue entre Sartre et Bataille que nous analyserons dans ce mémoire ; notre but est de clarifier, à la lumière des critiques de Sartre, la démarche philosophique de Bataille. ii REMERCIEMENTS J'aimerais remercier mes évaluateurs pour la lecture à la fois généreuse et critique qu'ils ont faite de ce mémoire. Plus particulièrement, je remercie M. Gilbert Boss pour les discussions éclairantes que nous avons eues, ainsi que pour la liberté qu'il m'a accordée dans la rédaction de ce travail. Je remercie également Mme Anne Staquet pour sa correction attentive et clairvoyante, et M. Philip Knee pour ses commentaires perspicaces et enrichissants. Surtout, je remercie Hélène Boulé, pour tout. Je dédie ce mémoire à ma fille, Adèle. iii TABLE DES MATIÈRES R É S U M É I R E M E R C I E M E N T S II TABLE DES M A T I È R E S I N T R O D U C T I O N PAR LE PHILOSOPHE » C H A P I T R E LE RÉQUISITOIRE I - - « UNE SOUFFRANCE DE LANGAGE ÉPROUVÉE 1 « UNE POÉSIE AUTOUR DE LA PHILOSOPHIE » DE SARTRE C H A P I T R E I I - « U N NOUVEAU TYPE DE DISCOURS...: QUELQUE CHOSE COMME LE RÉCIT ET L'ESSAI DRAMATIQUES » DE BATAILLE 11 12 13 13 16 18 18 19 19 20 20 21 24 24 25 27 30 32 32 34 36 36 40 42 42 Le principe d'insuffisance Le primat de la vie sur la pensée Le déchaînement de la poésie La présence de l'absence Une morale de la communication Une philosophie dramatique C O N C L U S I O N 9 9 «Un nouveau mystique » 1. Première critique : Sur la clarté de la communication 1.1 La forme La haine du langage Un ton dogmatique 1.2 Le contenu philosophique Le drame d'un seul homme 1.3 L'expériepçe-intérieure Une expérience irréalisable Une expérience inutile 2. Deuxième critique : Sur la mauvaise foi de Bataille La notion de mauvaise foi dans la philosophie sartrienne 2.1 La forme De la prose poétique Qu 'est-ce que la prose ? Qu 'est-ce que la poésie ? Une littérature d'alibi 2.2 Le contenu philosophique Entre scientisme et existentialisme Le sens du fantastique 2.3 L'expérience intérieure Le supplice fantastique Conclusion de la critique de Sartre LA DÉFENSE III - B I B L I O G R A P H I E « QU'IMPORTE LA PHILOSOPHIE ! » 43 49 54 63 66 75 82 89 INTRODUCTION « U N E S O U F F R A N C E DE L A N G A G E É P R O U V É E PAR LE P H I L O S O P H E 1 » Faire œuvre de théorie, faire œuvre de poésie : les intellectuels hésitent entre ces deux devoirs. On doit habituellement trancher dans les livres qu'on écrit depuis que s'est éloigné le temps heureux où Platon, le vénérable ancêtre, pouvait jouer librement sur les deux tableaux suivant que la chose à démontrer exigeait l'une ou l'autre des deux preuves. FERNAND DUMONT2 I l peut paraître étonnant, en effet, de constater à quel point Platon, qui critiquait les poètes jusqu'à vouloir les bannir de la Cité3, usait lui-même de poésie - au sens large de figures de styles, de mythes, de dialogues et de fictions - dans ses œuvres philosophiques. Il faut se rappeler toutefois que sa critique concernait avant tout le rôle des poètes dans le domaine politique : Platon leur reprochait en effet - en les associant dans ce contexte aux « sophistes » - de préférer renonciation à l'énoncé, autrement dit d'user de belles paroles - et non de la logique des faits - pour convaincre ou paraître plus intelligents qu'ils ne le sont en réalité, dans les débats publics. En son sens platonicien, nous dit Alain Badiou, la philosophie expose ce qu'elle dit au jugement public, suppose des règles logiques partagées, dialogue avec le premier venu. Elle destitue ainsi l'autorité de celui qui énonce, au profit de la valeur intrinsèque de ce qui est énoncé. [...] Or, la poésie, si généreuse qu'en soit la beauté, est indubitablement une forme autoritaire de la déclaration. Elle ne s'autorise que d'elle-même, répugne à l'argument, énonce ce qui est dans la forme sensible de ce qui s'impose sans avoir à partager cette imposition.4 1 J.-F. LOUETTE. « Existence, dépense : Bataille, Sartre », dans Les Temps Modernes, n° 602, décembre 1998 et janvier-février 1999, p.31. 2 F. DUMONT. La vigile du Québec. Octobre 1970 : l'impasse ?, Montréal, Hurtubise HMH, 1971, p.18. 3 Cf. Le livre X de La République, 595a-621d. 4 A. BADIOU. « Platon, notre cher Platon ! », Le Magazine littéraire, no 447, nov. 2005, p.33-34. 2 C'est de fait l'une des exigences les plus claires de la philosophie que d'avoir à exposer ce qu'elle dit au jugement public, donnant ainsi la chance au premier venu d'évaluer la valeur intrinsèque de ce qui est énoncé. Mais c'est aussi ce qui la distingue le plus de la poésie, où ce qui est dit n'a pas à être justifié. Dès lors, et contrairement, peutêtre* à ce qui fut le cas pour Platon lui-même, on comprendra qu'un philosophe qui essaie de se situer sur les deux plans à la fois - celui de la poésie et celui de la philosophie -, attire inévitablement la suspicion sur son œuvre : c'est en tout cas ce que n'a pu éviter l'écrivain français Georges Bataille, dont l'œuvre majeure - L'expérience intérieure, publiée en 1943 - fut condamnée par la critique dans les termes les plus durs, allant de la « mystification » à la « psychasthénie ». De toutes les critiques contemporaines de cette œuvre, c'est toutefois celle de Jean-Paul Sartre, intitulée « Un nouveau mystique5 », qui nous a semblé la plus intéressante, tant par sa perspicacité que par sa virulence. Notons au passage que cette critique condamne Bataille pour des motifs qui rappellent étrangement ceux qu'évoquait Platon à l'endroit des poètes... Mais l'intérêt profond de la critique de Sartre vient du fait qu'elle nous aide « à mettre l'essentiel en relief5 » dans une œuvre qui, de l'aveu même de Bataille, apparaît parfois « incertaine et peut-être inintelligible.7 » C'est d'ailleurs le problème que nous nous proposons d'examiner dans ce mémoire, à savoir si l'œuvre de Bataille, étant donné ses passages obscurs et l'impression de vague qui en découle, n'est pas seulement, malgré sa prétention philosophique, une forme de poésie - ou en d'autres D mots, « une poésie autour de la philosophie ». La question est d'autant plus pertinente que le point de vue recherché par Bataille est explicitement celui de la sensibilité : « La philosophie en général est une question de contenu, mais je fais, pour ma part, appel davantage à la sensibilité qu'à l'intelligence et, dès ce moment, c'est l'expression, par son caractère sensible, qui compte le plus.9 » Or, sur 5 Cette critique est d'abord parue en trois volets dans les Cahiers du Sud, en 1943, nos 260, 261 et 262. Elle a été reprise dans J.-P. SARTRE. Situations, I, Critiques littéraires, Coll. « folio/essais », Paris, Gallimard, 1947, p.133-174. Les références renvoient à ce livre. 6 G. BATAILLE. « Réponse à Jean-Paul Sartre. (Défense de /"'expérience intérieure") », 4e appendice, dans Sur Nietzsche (1945), OC VI, Paris, Gallimard, 1973, p.240. 7 G. BATAILLE. Le Coupable (1944), dans OC V, Paris, Gallimard, 1973, p.254. 8 G. BATAILLE. « La vie des lettres », Entretien avec Pierre Barbier, le 10 juillet 1954, reproduit dans le recueil Une liberté souveraine. (Textes et entretiens réunis et présentés par Michel Surya). Paris, Farrago, 2000, p.l 18. (Nous soulignons.) 9 Ibid, p.l 17-118. (Nous soulignons.) - Bataille réaffirme maintes fois ce point de vue : a J'ai procédé de cette manière dans ce livre où j'ai tenté sinon d'épuiser les aspects multiples de l'érotisme d'en réduire un 3 le plan conceptuel, cette perspective entraîne inévitablement la difficulté suivante : F« expérience intérieure » dont il est justement question dans son œuvre « n'est pas accessible aisément10 » ; chaque lecteur doit découvrir par lui-même, dans ce que dit Bataille, Y au-delà de ce qui est dit : l'épreuve sensible - bel et bien sensible - de ce qu'il nomme l'« expérience intérieure ». Autrement dit, « il faut vivre l'expérience11 » et le livre de Bataille n'en est pas la « sèche traduction verbale, exécutable en ordre.12 » Bataille n'a jamais caché que cette exigence représentait l'une des plus grandes insuffisances de son œuvre ; il assure néanmoins qu'une « telle expérience n'est pas ineffable1 » et qu'il la « désire accessible à d'autres, [auxquels elle] manque sans doute.14 » C'est d'ailleurs pour résoudre en partie cette difficulté qu'il a eu recours à la poésie : cette dernière « introduit l'étrange [...] par la voie du familier15 » et son pouvoir d'évocation lui permet d'indiquer toujours plus que ce qui est dit. Il n'est donc pas question pour Bataille de nous laisser seuls et sans guide sur le chemin de l'« expérience intérieure », car si son livre n'est pas la stricte transcription, sous forme de méthode ou de recette, de cette expérience, il ne nous en offre pas moins une analogie. En effet, « l'expression de l'expérience intérieure doit de quelque façon répondre à son mouvement16 », nous dit Bataille, ce qui veut dire - à notre avis - que la lecture de cette œuvre est susceptible de nous plonger dans un état semblable à celui de l'« expérience intérieure ». C'est ce que confirmera Sartre, d'une certaine manière, en parlant du « mimétisme17 » de Bataille et du fait que son livre s'inscrit dans « le genre de l'essaimartyre18 », où l'auteur cherche à révéler de lui-même ce qui peut « choquer, déplaire, faire rire, pour donner à [son] entreprise toute la gravité périlleuse d'un acte véritable.19 » Mais Sartre n'admettra cependant pas la réussite de cette analogie : « Je remarque seulement [que certain nombre à l'unité d'un point de vue qui toujours est celui de la vie sensible. » [« L'Erotisme (projet d'une conclusion) », dans L'Arc, no 32, 1967, p.83] 10 G. BATAILLE. L'expérience intérieure (1943), dans OC V, Paris, Gallimard, 1973, p.21. 11 Ibid, p.2l. l2 Ibid,p.lZ. 13 Ibid, p. 10. 14 G. BATAILLE. Le Coupable, p.264. 15 G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 17. ,6 /èW.,p.l8. 17 J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », dans Situations, I, p. 137. 18 Ibid, p.134. 19 Ibid, p.135. 4 Bataille] échoue lorsqu'il veut nous donner la méthode qui nous permettrait de [réaliser l'expérience intérieure] à notre tour.20 » Ainsi donc, pour Sartre, l'œuvre de Bataille n'est pas suffisamment claire pour être du domaine de la philosophie : son autorité ne repose jamais essentiellement sur la valeur intrinsèque de ce qui est énoncé, mais sur « l'expérience elle-même21 », à laquelle le livre ne conduit que vaguement, par le détour des évocations poétiques. La problématique que nous venons d'esquisser semble indiquer d'elle-même les voies par lesquelles nous pourrons la résoudre. Dans un premier temps, il nous apparaît nécessaire d'analyser plus attentivement la critique de Sartre, car sa réaction au livre de Bataille représente, en un sens, la réaction du « lecteur ordinaire » de L'expérience intérieure, qui est en quelque sorte frappé de stupeur devant le mystère qui semble se dérober sans fin à ses efforts de compréhension. Il va de soi, cependant, qu'avec Sartre nous avons affaire à un « lecteur ordinaire » d'exception : c'est, bien entendu, ce qui nous permet d'espérer de sa critique qu'elle nous révèle des aspects importants de L'expérience intérieure. Dans un second temps, il nous faudra examiner de plus près la « méthode » de Bataille, car la critique de sa pensée - et plus généralement l'hésitation à situer son oeuvre dans le domaine de la philosophie, voire le refus de le faire - semble dépendre étroitement de la légitimité que l'on accorde ou non à cette méthode, que Bataille qualifiait de « dramatique22 ». Le but de cette méthode, fondée d'une part sur la poésie capable de détourner le sens des mots, et d'autre part sur la mise en scène « d'expériences paroxystiques et haletantes23 », est évidemment « de ne pas s'en tenir à l'énoncé, d'obliger à sentir24 », pour pouvoir « déborder ce que la philosophie [a de] trop intellectualiste [et] mettre fin à une souffrance de langage éprouvée par le philosophe25 ». Mais alors, y a-t-il encore des raisons de nommer cela « philosophie » ? C'est ce que nous tenterons de savoir. 4c Je * 20 Ibid, p. 173. G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.19. 22 Ibid., p.26. 23 J.-M. BESNIER. « Le philosophe et le paysan », dans Lignes 01 (nouvelle série), Paris, Éditions Léo Sheer, mars 2000, p. 141. 24 G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.26. 25 J.-F. LOUETTE. op. cit., p.31. 1 5 La confrontation entre Bataille et Sartre ne s'est guère limitée à la critique de L'expérience intérieure. Il y eut, par la suite, de nombreux échanges entre les deux hommes. En 1944 - immédiatement, donc, après leur polémique initiale - Bataille et Sartre se rencontrèrent souvent, dans un climat presque amical cette fois, lors d'une « série de fiestas nocturnes, dont la plus célèbre est celle qui se passe chez Michel Leiris », leur ami commun. Le 5 mars de la même année, Bataille prononça chez Marcel More une conférence sur le thème du péché27, devant un public d'intellectuels28 dont Sartre faisait partie. Pour ce dernier, il semble que l'allocution de Bataille ait été l'occasion de mieux comprendre le point de vue général de L'expérience intérieure ; malgré cela, les deux hommes ne sont pas pour autant tombés d'accord sur l'essentiel, comme l'explique Michel Surya, le biographe de Bataille : Si cette conférence [...] ne leur permit pas de trouver soudain un réel et définitif terrain d'entente, elle présenta toutefois l'avantage de dissiper aux yeux de Sartre la confusion intentionnellement entretenue par Bataille dans l'emploi de certaines de ses notions, sous le couvert desquels Sartre s'aperçut enfin que Bataille parlait de « choses entièrement différentes », et qu'il ne recourait aux notions de la morale et de la religion que pour les 29 récuser ensuite. 26 J. RISSET. « Un dialogue inaccompli », dans Lignes 01 (nouvelle série), Paris, Éditions Léo Sheer, mars 2000, p.56. - Simone de Beauvoir raconte un souvenir de ces fiestas dans La force de l'âge : « Nous étions toute une foire, avec ses histrions, ses charlatans, ses pitres, ses parades. Dora Marr mimait une course de taureaux ; Sartre au fond d'un placard dirigeait un orchestre ; Limbour découpait un jambon avec des airs de cannibales ; Queneau et Bataille se battaient en duel avec des bouteilles en guise d'épée ; Camus, Lemarchand jouaient des marches militaires sur des casseroles ; ceux qui savaient chanter chantaient et aussi ceux qui ne savaient pas ; pantomimes, comédies, diatribes, parodies, monologues, confessions, les improvisations ne tarissaient pas. » [cité par J. RISSET. op. cit., p.56.] - D'autres « fiestas » ont également eu lieu dans un atelier du peintre Balthus où Bataille venait d'emménager : «Sur l'intervention de Pierre Klossowski, [Bataille] loge tout l'hiver 1943-1944 dans l'atelier du frère de celui-ci, le peintre Balthus, 3 cour de Rohan (Vf arrondissement [de Paris]j, atelier que Jean Piel décrit comme une "espèce de grenier meublé d'un lit gothique à baldaquin et d'un amoncellement de vieilleries ". » [M. SURYA. Georges Bataille, la mort à l'œuvre, Paris, Gallimard, 1992, p.425.] Bataille commente d'ailleurs lui-même ces fiestas avec Sartre dans son livre Sur Nietzsche : « Heureux de me rappeler la nuit oùj 'ai bu et dansé — dansé seul comme un paysan, comme un faune, au milieu des couples. Seul ? A vrai dire, nous dansions face à face en un potlatch d'absurdité, le philosophe - Sartre - et moi. [...] Le troisième personnage était un mannequin formé d'un crâne de cheval et d'une vaste robe de chambre rayée, jaune et mauve. Un triste baldaquin de lit gothique présidait ces ébats. » [G. BATAILLE. Sur Nietzsche, p.90.] 27 Cette conférence et la discussion qui en a suivi ont été retranscrites et publiées sous le titre de « Discussion sur le péché » dans la revue Dieu vivant, no 4, 1945. L'ensemble de ce texte est repris dans G. BATAILLE, « Discussion sur le péché », OC VI, Paris, Gallimard, 1973, p.315-359. 28 Étaient présents et participèrent à cet événement : Adamov, Blanchot, Burgelin, Camus, de Gandillac, Hyppolite, Klossowski, Leiris, Lescure, Madaule, Marcel, Massignon, Merleau-Ponty, More, Paulhan, Prévost, de Beauvoir, Sartre et les R. P. Daniélou, Dubarle, Maydieu. '"9 M. SURYA. Georges Bataille, la mort à l'œuvre, p.410. - Jean Hyppolite, qui assistait également à la conférence, semble avoir eu la même réaction : « Je ferai, moi aussi, une différence entre la perspective que donne le livre et celle de la conversation. Je ne vous connaissais pas, vraiment je suis mieux arrivé à 6 Car il est vrai que Bataille entend « par expérience intérieure ce que d'habitude on nomme expérience mystique : les états d'extase, de ravissement, au moins d'émotion méditée.30 » Mais il y introduit une nuance qui change tout : son expérience est « libre d'attaches, même d'origine », ce qui veut dire qu'elle ne débouche pas sur la rencontre de Dieu, comme c'est le cas dans la plupart des expériences religieuses. Autrement dit, si l'expérience intérieure de Bataille représente bien cette rencontre de l'individu avec le Tout, le Tout ici renvoie au Vide, à l'absence de Dieu, de telle sorte enfin que cette expérience se vit littéralement comme une perte : l'individu, ne découvrant rien au fond de l'épreuve, ne fait rien d'autre que l'expérience de la perte du sens de Tout, comme s'il prenait conscience, pour la première fois, « de ce que signifie, de ce qu'implique la mort : tout ce qu'on est se révèle fragile et périssable, ce sur quoi nous basons tous les calculs de ■j'y notre existence est destiné à se dissoudre dans une espèce de brume inconsistante... » Ce détournement du sens de l'expérience mystique révèle selon nous la lucidité douloureuse de Bataille - lucidité qui avait d'abord échappé à Sartre. Après la conférence chez Marcel More, Sartre ne réagira plus aux livres publiés par Bataille - tout au plus mentionnera-t-il, ça et là dans ses textes, le nom de Bataille ou quelques-unes de ses idées. On peut donc conclure qu'à partir de ce moment, la référence à Bataille devient pour Sartre non pas inexistante, mais implicite. Jean-François Louette a d'ailleurs démontré que Le Sursis, un roman de Sartre publié en 1945, parodie, en de nombreux passages, le style et les thèmes de Bataille. Et contrairement à ce qu'on pourrait croire, la parodie n'est pas un exercice purement désinvolte : « quelle que soit la part de la moquerie, nous dit J.-F. Louette, une si éclatante parodie suppose une attention extrême. Parodier, c'est comprendre en profondeur pour distendre en toute rigueur ; c'est incarner un comprendre votre position ici que par votre livre — dans la mesure où vous m'accorderez que j'y suis arrivé. [...] Écrite dans un autre langage, votre œuvre ne produirait pas la même impression, si par exemple vous vous passiez des concepts chrétiens dont vous pourriez peut-être, logiquement, vous passer. Votre livre m'aurait infiniment moins intéressé s'il avait été écrit autrement. [...] Il y a une profondeur dans votre expérience qui dépasse tout système logique. » [« Discussion sur le péché », p.357.] 30 G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 15. 3l Ibid.,p. 15. 32 Cité par M. CHAPSAL. « Georges Bataille », dans Quinze écrivains. Entretiens, Paris, René Julliard, 1963, p.20. 7 texte pour s'en écarter. J » Ainsi, malgré leur différend, il semble qu'il y eut une « vraie proximité34 » entre Sartre et Bataille, proximité que nous explorerons dans ce travail. Cette proximité se confirme d'ailleurs du fait que Bataille a continué de s'adresser explicitement à Sartre. De 1945 à 1952, il a en effet publié au moins six textes portant soit sur des parutions de Sartre, soit sur l'existentialisme. Dans ces textes, Bataille répond à la critique d'« Un nouveau mystique » et clarifie sa position générale ; pour ses lecteurs, ces répliques sont évidemment l'occasion de prendre la mesure de la critique de Sartre, puisqu'elles permettent de voir sur quels points Bataille s'est senti le plus attaqué et s'est donc défendu avec le plus d'ardeur. Dans ce mémoire, nous avons justement voulu profiter de cet éclairage offert par le dialogue Sartre-Bataille afin de mieux comprendre L'expérience intérieure. Notre méthode s'inspire donc de cet échange, que nous avons en quelque sorte reconstitué : notre premier chapitre analyse la critique de Sartre, tandis que notre deuxième chapitre examine les répliques de Bataille. Plus précisément, notre premier chapitre répond à un double objectif : d'abord, offrir une synthèse d'« Un nouveau mystique » qui en montre les critiques les plus importantes, articulées autour des thèmes de la clarté et de la mauvaise foi ; ensuite, examiner de plus près les fondements de ces critiques, qui reposent sur les thèses développées dans L'être et le néant (1943) et dans Qu 'est-ce que la littérature ? (1948). J.-F. LOUETTE. op. cit., p.36. - L'auteur donne de nombreux exemples, dans cet article, d'un parallèle possible entre Le Sursis et L'expérience intérieure. — Ce parallèle est par ailleurs confirmé par Claude Lanzmann et Michel Deguy, pour qui « les échanges, les transactions, les contaminations entre Sartre et Bataille sont frappantes. » [C. LANZMANN et M. DEGUY. « Bataille aux TM. Dialogue d'ouverture », dans Les Temps Modernes, n° 602, décembre 1998 et janvier-février 1999, p.7.] On remarque également que dans « Orphée noir », Sartre endosse entièrement la conception bataillienne de la poésie : « La réaction du parleur à l'échec de la prose c'est en effet ce que Bataille nomme l'holocauste des mots. [...] De Mallarmé aux Surréalistes, le but profond de la poésie française me paraît avoir été cette autodestruction du langage. » [J.P. SARTRE. «Orphée noir» (1948), dans Situations, III, Paris, Gallimard, 1949, p.246-247.] Finalement, voici une description du style de Sartre qui confirme, de manière générale, ce parallèle avec Bataille : « Geneviève Idt invite à chercher ailleurs la singularité de Sartre et même l'explication de son succès : "dans sa souplesse à s'emparer des langages qui l'entourent et à les brasser ", dans une virtuosité imitative qui fait de son œuvre un immense palimpseste, une littérature tout entière au second degré, nourrie de collages et de brassages, citations et plagiats inavoués, références tacites et réminiscences inconscientes, pastiches et parodies. Elle en arrive à dire : "Tout énoncé sartrien, sauf en de rares exceptions où surgit le pathétique, semble écrit entre guillemets, avec points d'ironie, ou parasité, comme l'est un message ou un hôte, par des voix étrangères ". » [Cité par A. BOSCHETT1. Sartre et « Les Temps Modernes », Paris, Les éditions de Minuit, 1985, p.38.] 34 C. LANZMANN et M. DEGUY. op. cit., p.7. 8 Notre second chapitre interrogera la démarche philosophique de Bataille en clarifiant les critères qui la définissent, selon nous, de manière incontournable : le principe d'insuffisance, le primat de la vie sur la pensée, le déchaînement de la poésie, la présence de l'absence, la morale de la communication et la philosophie dramatique. Pour clarifier ces critères, nous puiserons dans les six textes-répliques suivants : un appendice au livre Sur Nietzsche intitulé « Réponse à Jean-Paul Sartre - défense de Inexpérience intérieure" » (1945) ; un article intitulé « Le surréalisme et sa différence avec l'existentialisme » (1946) ; une courte « Lettre à M. Merleau-Ponty » publiée dans la revue Combat (1947) ; un substantiel article intitulé «De l'existentialisme au primat de l'économie» (1947-48) ; deux comptes-rendus de livres de Sartre : « Baudelaire "mis à nu". L'analyse de Sartre et l'essence de la poésie » (1948), et « Jean-Paul Sartre et l'impossible révolte de Jean Genêt » (1952). Au fond, l'objectif général que nous poursuivons dans ce mémoire n'est autre que celui de comprendre un peu mieux cette œuvre tumultueuse qu'est L'expérience intérieure. Car « le tumulte est fondamental, nous dit Bataille, c'est le sens de ce livre. Mais il est i f temps de parvenir à la clarté de la conscience. » Ce mémoire se veut le résultat du temps et des efforts consacrés pour atteindre une telle clarté. Abordons sans plus tarder ce dialogue qui, à bien des égards, a des allures de procès... 35 G. BATAILLE. La littérature et le mal, Coll. « folio/essais », Paris, Gallimard, 1957, p.9. - Bataille souligne ici le caractère tumultueux d'un livre composé d'études qui ont, pour la plupart, été publiées à peu près durant la même période (1946-1957) que celle qui nous occupera dans ce mémoire (1943-1952). C'est pourquoi nous nous permettons d'appliquer ce caractère tumultueux à L'expérience intérieure. D'ailleurs, mentionnons tout de suite que pour en chercher le sens, nous allons nous référer - en plus des six textes dont nous avons parlés - à l'ensemble dont L'expérience intérieure fait partie, soit tous les livres composant ce que Bataille a intitulé La Somme Atheologique: L'expérience intérieure (1943), Le Coupable (1944), Sur Nietzsche (1945) et quelques autres textes. CHAPITRE I « U N E P O É S I E A U T O U R DE LA P H I L O S O P H I E 1 » L E R É Q U I S I T O I R E DE S A R T R E Forte image, lâche penser. SARTRE2 I l semble que la publication de L'expérience intérieure, au début de l'année 1943, ait été inopportune à bien des regards. Certains, en effet, se sont indignés qu'un tel livre, si détaché des préoccupations ambiantes, paraisse durant la guerre ; pour d'autres, « si ce livre méritait qu'on le dénonçât, ce n'était pas parce qu'il paraissait pendant la guerre, mais parce qu'il était lui-même, maladivement, la guerre.3 » L'attitude prise par Bataille, en effet, créa un malaise4 et fut généralement condamnée. Cette condamnation réunit, en la circonstance, les surréalistes, les chrétiens et les existentialistes. 1 G. BATAILLE. « La vie des lettres », p. 118. J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 159. 3 M. SURYA. Georges Bataille, la mort à l'œuvre, p.403. 4 « La France est en guerre ; Bataille pas. Agité quand le monde s'attardait dans une paix que tout menaçait de rompre, il va inexplicablement s'apaiser comme le monde se jette dans la plus extrême des agitations : son extase est enfin celle de tous. On ne le comprendra que mal ; et le comprendrait-on, on ne l'admettra que plus mal encore : la guerre est l'extase. [...] Seule la guerre atteint à l'horreur, seule elle lève toutes limites, seule elle est contagieuse comme aucune autre horreur ne l'est. La vérité du monde, la vérité de l'être, leurs vérités tragiques, Bataille s'était appliqué à les susciter de toutes les manières dont il disposait ; du monde comme de l'être, cette vérité est guerrière - orgiaque et sacrificielle [...]. [L]a guerre fascine Bataille. » [M. SURYA. Georges Bataille, la mort à l'œuvre, p.346.] Cette « fascination » est sans doute à l'origine du malaise dont nous parlons : « Bataille est le seul qui n'ait jamais regardé le monde ainsi qu'il devrait être, mais ainsi qu 'il est. Le seul (et Breton lui reprochera de s'en délecter) qui sut quel pouvoir de conflagration (quel pouvoir héraclitéen) est le sien. » [Ibid., p.348.] Le malaise nous semble bien exprimé par le reproche de Breton qui, dans le Second manifeste du surréalisme, décrit Bataille comme un malade atteint de « déficit conscient à forme généralisatrice » (p. 146), abusant dans sa « psychasthénie » (p. 148) des «adjectifs: souillé, sénile, rance, sordide, égrillard, gâteux» (p. 147). Ces «mots, nous dit encore Breton, loin de lui servir à décrier un état de choses insupportable, sont ceux par lesquels s'exprime le plus lyriquement sa délectation. » (p. 147) « À la vérité, M. Bataille est seulement très fatigué ». [A. BRETON. Second manifeste du surréalisme, Coll. « idées », Paris, Gallimard, 1969 (1930), p. 148.] 2 U) Du côté surréaliste, l'attaque parut violente, mais ne représentait rien de sérieux, rien d'inquiétant - une simple anecdote aux dires de Bataille : « J'ai vu un tract surréaliste qui me met violemment en cause après la publication de mon livre : il me traite de curé, de chanoine...! Pas d'intérêt sinon comique.5 » Laissons donc. La deuxième attaque, plus consistante cette fois, vint du chrétien Gabriel Marcel. Sa critique reprochait essentiellement à Bataille « son dédaigneux refus [...] du salut, sa sombre détermination de ne s'abandonner à aucun espoir 6 ». Cette espèce de « narcissisme du néant », comme le qualifie G. Marcel, qui ose se montrer sous les allures triomphantes « de la lucidité pure », n'est qu'un leurre et une imposture, car l'homme en général demeure cet « être de faiblesse et d'espérance qu'en dépit de tout et à jamais - nous sommes.7 » Voilà le diagnostic que fait G. Marcel de la figure de Bataille - qui représente aussi le symptôme de son époque, c'est-à-dire « l'aboutissement d'un processus d'autodestruction qui se poursuit à l'intérieur d'une société condamnée, d'une humanité qui a o rompu - ou croit avoir rompu - ses attaches ontologiques. » De la part d'un chrétien, cette critique était certes justifiée : l'entreprise de Bataille, comme l'avait bien vu G. Marcel - et comme le consentit Bataille lui-même -, passe « pour la moins chrétienne des entreprises possibles9 ». N'allons donc pas plus loin dans cette critique qui, encore une fois, ne provoqua aucun bouleversement dans la pensée de Bataille. L'attaque qui, décidément, a fait le plus mal, celle qui a entraîné le plus de réactions, par la suite, pour compenser le dommage qu'elle avait causé, fut la critique de l'existentialiste Jean-Paul Sartre. Elle parut en trois volets dans les numéros d'octobre, 5 Lettre à Jean Bruno, datée de mai 1943 [G. BATAILLE. Choix de lettres 1917-1962, Paris, Gallimard, 1997, p. 183.] - Le tract en question s'intitule Nom de Dieu, et vient du groupe surréaliste La Main à plume ; les signataires en sont Noël Arnaud, Maurice Blanchard, Charles Boquet, Jacques Bureau, Jean-François Chabrun, Paul Chancel, Christian Dotremont, Pierre Dumayet, Aline Gagnaire, Jeau Hoyaux, Laurence Iché, René Magritte, Félix Maille, J.V. Manuel, Pierre Minne, Marc Patin, André Poujet, Jean Renaudière, Boris Rybak, Gérard de Sède, Jean Simonpoli, André Still. 6 M. SURYA. Georges Bataille, la mort à l'œuvre, p.404. 7 G. MARCEL. « Le refus du salut et l'exaltation de l'homme absurde », dans Homo Viator. Prolégomènes à une métaphysique de l'espérance, Coll. « Philosophie de l'esprit », Paris, Aubier (Éditions Montaigne), 1944, p.280. i Ibid,p.2Z0. 9 M. SURYA. Georges Bataille, la mort à l'œuvre, p.404. 11 novembre et décembre 1943 de la revue Cahiers du Sud . Quoi qu'on en dise aujourd'hui, cette critique a profondément tourmenté Bataille, qui lui répondit longuement. Voilà pourquoi nous croyons nécessaire de nous y attarder, espérant par son entremise entrer plus profondément dans l'œuvre de Bataille. « Un nouveau mystique » Sartre a intitulé sa critique « Un nouveau mystique », ce qui suggérait d'emblée cette équivoque : sera-t-il question d'un nouveau mystique (« encore un, un de plus11 ») ou d'un mystique nouveau (« d'une espèce radicalement neuve, athée ») ? Cette ambiguïté à l'égard de Bataille ne semble jamais pouvoir se résoudre complètement dans la critique de Sartre. On a cependant beaucoup insisté jusqu'ici sur la « banalisation » qu'elle fait du cas de Bataille, étant donné que la condescendance de Sartre - Michel Surya a parlé d'un « dénigrement agacé12 » - transparaît parfois de manière évidente. Mais il semble généralement admis, à présent, de parler aussi de la « fascination » qu'avait Sartre pour Bataille13. Quoi qu'il en soit, ne perdons pas de vue cette tension révélatrice dans la critique Cahiers du Sud, nos 260, 261 et 262. Reprise dans Situations, I, p.133-174. Les références renvoient à ce livre. 11 J.-F. LOUETTE. op. cit., p.25. - Pour la citation suivante également. 12 M. SURYA. Georges Bataille, la mort à l'œuvre, op. cit., p.405. - Dans un article plus récent, M. Surya admet toutefois qu'« il y a dans l'attitude [...] de Bataille quelque chose que Sartre n'a sans doute jamais cessé d'envier [...] : une puissance [...] ? » [M. SURYA. « Présentation », revue Lignes 01 (nouvelle série), Paris, Éditions Léo Sheer, mars 2000, p.6.] 13 « "Un nouveau mystique", dans Situations I, sur L'expérience intérieure de G. Bataille, est l'une de ces critiques dont l'extrême dureté nous semble révéler surtout la fascination qu 'exerce sur Sartre la démarche attaquée. » [P. KNEE. Qui perd gagne. Essai sur Sartre. Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1993, p.65 (note 83). (Nous soulignons.)] - Sartre disait lui-même - à quel point, toutefois, était-il sarcastique ? -, au sujet de L'expérience intérieure, que « tout est à louer dans ce mode d'expression : il offre à l'essayiste un exemple et une tradition ; il nous rapproche des sources, de Pascal, de Montaigne, et, en même temps, il propose une langue, une syntaxe plus adaptées aux problèmes de notre époque. » [J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p.141-142.] Mais allons encore un peu plus loin sur cette voie : la « fascination» de Sartre pour le genre de Bataille s'exprime aussi indirectement à travers son admiration pour le style de Jean Genêt. Observons, en effet, les termes avec lesquels Sartre va qualifier le genre de Bataille : « [...] comment croire que notre auteur, après dix ans de sorcellerie surréaliste, pourrait tout uniment projeter défaire son salut ? [...] Avec M. Bataille nous demeurons en pleine magie noire [...] » [Ibid, p.161.] Les termes que nous avons soulignés - « sorcellerie » et « magie noire » - seront aussi utilisés par Sartre pour commenter les œuvres de Jean Genêt : « La littérature française est principalement connue à l'étranger dans son aspect universel, rationaliste et humaniste. Mais il ne faudrait pas oublier qu 'elle a été marquée depuis ses origines par des œuvres qui sont secrètes et noires - dans le sens de magie noire — et qui sont peut-être les plus belles. Depuis les poèmes de Villon jusqu 'aux œuvres de Sade, de Rimbaud et de Lautréamont, elles témoignent de notre conscience coupable. Il n 'est pas sûr que Jean Genêt, le dernier de ces « magiciens », n 'en soit pas aussi le plus grand. » [« Encart publicitaire » de Sartre, pour Our Lady ofthe Flowers (de Jean Genêt), dans 12 de Sartre : elle doit nous mener à une plus juste et à une plus large compréhension de L'expérience intérieure. Voyons donc le contenu d'« Un nouveau mystique ». La critique de Sartre questionne un très large éventail d'éléments de L'expérience intérieure. Malgré tout, une vue synthétique en est possible ; nous l'avons constituée en regroupant la multitude de critiques qu'elle propose en deux volets : dans un premier temps, nous avons constaté que de nombreux développements d'« Un nouveau mystique » reprochaient à Bataille d'avoir composé une œuvre obscure, autrement dit de ne pas engager de communication claire avec le lecteur ; dans un second temps, il est beaucoup question de la mauvaise foi dont Bataille ferait preuve dans L'expérience intérieure - cet aspect de l'œuvre minerait, encore une fois, la communication de Bataille, la fondant sur un tissus de renversements masqués, de mystifications et de tricheries confuses. En somme, tout le réquisitoire de Sartre se fonde sur l'idée que L'expérience intérieure n'est qu'une « poésie autour de la philosophie14 ». Le livre de Bataille, nous dit Sartre qui en reconnaît néanmoins l'« éloquence souvent magnifique15 », ne répondrait pas aux critères du discours philosophique. Examinons en détail les deux principales critiques sur lesquelles repose ce verdict. 1. Première critique : Sur la clarté de la communication Chacun des trois articles critiques de Sartre se réserve l'examen d'une des facettes de L'expérience intérieure de Bataille : le premier article commente sa forme ; le second évalue son contenu philosophique ; et le troisième questionne la possibilité même d'une telle expérience. Mais la division de Sartre ne change rien au verdict : ni la forme, ni le contenu, ni même cette « expérience intérieure » ne contribuent à la clarté de la communication ; en fait, il n'y a rien de L'expérience intérieure qui, aux dires de Sartre, ne confirme l'espoir que Bataille peut légitimement entretenir, comme auteur, d'être compris par ses lecteurs. M. CONTAT et M. RYBALKA. Les écrits de Sartre, Paris, Gallimard, 1970, p. 146.] Bien entendu, cette publicité faite à Genêt, grand représentant de la « magie noire » selon Sartre, n'est pas forcément un aveu d'admiration pour cet autre « sorcier » qu'était Georges Bataille. Cependant, elle nous porte à admettre chez Sartre une certaine considération pour le genre « magie noire ». 14 G. BATAILLE. « La vie des lettres », p.l 18. 15 J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 174. 13 1.1 La forme La haine du langage Sartre constate pour commencer - et non sans ironie - que c'est « à regret [...] que M. Bataille use du discours.16 » Plus précisément, il remarque chez Bataille ce qu'il nomme une « haine du langage », haine qu'il partagerait, d'ailleurs, avec beaucoup d'écrivains de son époque17 et qui viendrait de l'idée que le langage ne serait que pauvre approximation du réel, et que par conséquent, tout exposé de la réalité ne serait jamais que trahison et déformation de la réalité. Il y aurait, pour ces écrivains, un écart infranchissable entre le mot et la chose désignée ; jamais les mots ne cerneraient tout à fait ce qu'ils désignent ; la réalité échapperait immanquablement au langage, de sorte enfin que tout effort de communication, si brillant fût-il, laisserait une part d'incommunicable. Voilà ce qui rendrait le langage si détestable, et qui expliquerait, notamment, l'attitude de ces écrivains de n'user du langage qu'avec « haine » ou « à regret » : reconnaissant d'une part l'impossibilité de rendre avec justesse l'opacité du vécu, mais cherchant, d'autre part, à y parvenir malgré tout - désirant l'impossible, avec l'insatisfaction, la tristesse, le déchirement et la haine que cela suppose. Dans le cas de Bataille, la « haine du langage » se rapporte plus précisément à la difficulté - voire l'impossibilité - de communiquer l'« expérience intérieure» dans ce qu'elle a de plus essentiel : son intensité vécue. Car pour que cette communication ait lieu, il faudrait que Y énoncé nous conduise à V expérience, que le discours, par delà les mots, nous plonge dans le silence du vécu. Or, l'expérience intérieure n'est pas réductible au récit qu'on en donne ; « l'énoncé n'est rien », « il faut vivre l'expérience18 ». Mais comment alors assurer ce passage de l'énoncé à l'expérience ? C'est le problème qui, sur le plan formel, préoccupa le plus Bataille durant la création de son œuvre. Sartre résume cette difficulté en insistant sur la contradiction : « M. Bataille se demande comment exprimer le silence avec des mots.19 » 16 Ibid, p.136. Parmi ces écrivains, Sartre compte entre autres : Blanchot, Ponge, Parain, Renard. Voir les critiques littéraires de Sartre, dans Situations, I. 18 G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.21 et p.25 pour la citation précédente. 19 J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p.137. 17 14 Si Bataille reconnaît que cette communication est difficile, il n'admet toutefois pas son impossibilité : « Une telle expérience n'est pas ineffable, mais je la communique à qui l'ignore : sa tradition est difficile (écrite n'est guère que l'introduction de l'orale) ; exige d'autrui angoisse et désirs préalables. » La solution envisagée par Bataille - elle n'est à vrai dire qu'un pari - est complexe et nécessitera un plus minutieux examen lors de notre deuxième chapitre21. Mais nous dirons pour l'instant que Bataille se propose d'adopter un style qui, pour résoudre cette difficulté, soit suffisamment évocateur pour troubler l'attention du lecteur, pour lui faire quitter, peu à peu, le « bruit des mots », où son attention est retenue, et lui donner, par les suggestions que le style engendre, l'occasion de méditer dans le «silence de l'épreuve». Bataille appelle ce procédé la dramatisation : cette « volonté, s'ajoutant au discours, de ne pas s'en tenir à l'énoncé, d'obliger à sentir22 ». Or, l'efficacité réelle de ce procédé, maintenant, n'est pas attestée - elle ne l'est pas, du moins, par Sartre. Ce dernier croit plutôt qu'il s'agit d'une source d'imprécision supplémentaire qui nuit à la communication. Le style de Bataille, en cherchant désespérément à rejoindre le silence, en voulant s'extraire du délai de la parole, est pour Sartre un « mimétisme de l'instant. Le silence et l'instant n'étant qu'une seule et même chose, c'est la configuration de l'instant qu'il doit donner à sa pensée. » Mais cette configuration obscurcit passablement la pensée de Bataille, lui donnant, la plupart du temps, la forme d'aphorismes denses et mystérieux, plutôt que de raisonnements clairs et développés. De plus, le style de Bataille, selon Sartre - mais ce n'est qu'une autre façon d'exprimer la même idée - se veut l'exécution d'« un « holocauste des mots », cet holocauste que la poésie accomplît déjà 4 ». Précisons tout de suite ce dont il s'agit par un exemple typique d'« holocauste des mots », exemple auquel Sartre se réfère à plusieurs reprises : disons deux mots dont le sens nous est parfaitement connu : « cheval » et « beurre » ; chacun de ces deux mots exprime une signification bien délimitée ; mais 20 G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 10. Voir notre section intitulée Une philosophie dramatique, chapitre II, p.76-81. 22 G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.26. 23 J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 137. - « Parler, c'est se déchirer, remettre d'exister à plus tard, au bout du discours, s'écarteler entre un sujet, un verbe, un attribut. M. Bataille veut exister tout entier et tout de suite : dans l'instant. » [Ibid., p.136] Bataille accepte en partie le diagnostic de Sartre : il s'agit effectivement pour lui de faire de la philosophie « l'éclair dans la nuit, le langage d'un court instant» [G. BATAILLE. « Réponse à Jean-Paul Sartre... », dans Sur Nietzsche, p.202.] 24 J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 136. 21 15 considérons à présent cet étrange accouplement poétique : « cheval de beurre », et nous voilà soudain devant l'inconnu, c'est-à-dire que les mots ainsi liés n'indiquent plus aussi clairement le sens connu de tout à l'heure ; nous venons d'effectuer, par cet accouplement bizarre, un « holocauste des mots », où l'acception usuelle des mots a été sacrifiée. Bataille utilisera de nombreux procédés semblables pour évoquer le silence, pour dépasser le sens connu des mots et se retrouver devant Yinconnu, faisant l'épreuve sensible de la perte du sens : Il tentera donc d'user de « phrases glissantes », [...] de mots glissants, aussi, comme ce mot même de « silence », « abolition du bruit qu'est le mot ; entre tous les mots... le plus pervers et le plus poétique... » II insérera dans le discours, à côté de mots qui signifient - indispensables malgré tout à l'intellection -, des mots qui suggèrent, comme ceux de rire, de supplice, d'agonie, de déchirure, de poésie, etc., qu'il détourne de leur sens originel pour leur conférer petit à petit un pouvoir magique d'évocation.25 Mais cette attitude envers le langage, tous ces procédés stylistiques pour arriver à « exprimer le silence avec des mots », ne sont pour Sartre - qui se méfie des « incommunicables27 » - que des obstacles à la communication claire ; la « haine du langage », à la fin, ne représente qu'une « difficulté supplémentaire que l'auteur s'impose de son plein gré28 », avec ceci de malheureux, précise Sartre, que cette « difficulté consentie » ne peut que nuire à la communication. Un dernier mot sur cette « haine du langage ». Sartre s'est beaucoup intéressé, comme nous l'avons évoqué plus haut, à des écrivains qui avaient en commun, selon lui, cette attitude envers le langage. Il en a d'ailleurs parlé de différentes façons : goût de l'impossible, littérature du silence, insatisfaction baudelairienne, littérature d'alibi, etc. Tous ces termes sont à peu près équivalents dans la pensée sartrienne : ce sont des facettes de la même conduite morale qu'il baptisera enfin, dans Qu'est-ce que la littérature ? : attitude poétique envers le langage. Sartre oppose cette attitude à une autre, qu'il appelle prosaïque. Cette distinction - que nous expliquerons un peu plus loin - permettra à Sartre J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 138. Ibid, p.137. 11 « Après tout nous pensons avec des mots. Il faudrait que nous fussions bien fats pour croire que nous recelons des beautés ineffables que la parole n'est pas digne d'exprimer. Et puis, je me méfie des incommunicables, c 'est la source de toute violence. » [J.-P. SARTRE. Qu 'est-ce que la littérature ?, Coll. « idées », Paris, Gallimard, 1948, p.341-342.] 28 J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 137. 26 16 de mieux définir son parti pris philosophico-littéraire tout en justifiant philosophiquement et moralement - toutes ses critiques littéraires. Nous verrons, à la fin de ce chapitre, que la critique que Sartre adresse ici à Bataille fait partie d'une dénonciation beaucoup plus large qui, justement, s'appuie sur cette distinction entre l'attitude prosaïque et poétique. Mais revenons pour l'instant à notre tour d'horizon d'« un nouveau mystique ». Passons à un autre trait du style de Bataille, que Sartre met en lumière et qui dégrade, selon lui, la clarté de la communication dans L'expérience intérieure : son dogmatisme. Un ton dogmatique Sartre ne dit pas explicitement, au sujet de Bataille, ce mot de « dogmatisme ». Mais il y a tout de même dans sa critique quelques éléments - au moins trois - qui nous permettent de le formuler. Notamment l'une des premières observations de Sartre à propos du livre de Bataille : « nous allons nous trouver en présence d'un appareil de démonstration chargé d'un puissant potentiel affectif.29 » Le dogmatisme en vue ici se manifeste dans l'attitude argumentative de Bataille : le fait qu'il ait parfois recours, pour défendre ses idées, à des sophismes, à des appels aux sentiments, au lieu de n'employer que des arguments « logiques ». Bataille impose son point de vue, même lorsqu'il ne trouve plus de raisons pour l'étayer. L'expérience intérieure fait d'ailleurs partie de ces livres que Sartre appelle des « géométries passionnées », c'est-à-dire des livres où la faiblesse des raisonnements se veut compensée par les passions de son auteur - des preuves « d'orateur, de jaloux, d'avocat, de fou. Non de mathématicien.31 » Bataille, nous dit Sartre, lorsqu'il n'arrive plus à convaincre rationnellement son lecteur, se dénude devant lui, se racontant « jusque dans les plus puérils détails de sa vie ». Par conséquent, cela ne fait aucun doute : « cet exhibitionnisme » de Bataille relève bien du dogmatisme, car « s'il se montre, c'est pour prouver. » La nudité de Bataille se voit érigée en dogme, vérité incontestable pour le lecteur qui se voit contraint d'acquiescer même lorsqu'il ne comprend plus les 29 IbicL, p.135. « Dans ces géométries passionnées, quand la géométrie ne convainc plus, la passion émeut encore. Ou plutôt la représentation de la passion. » [J.-P. SARTRE. Qu 'est-ce que la littérature ?, p.39. (Le souligné est de nous.)] 31 J.-P. SARTRE. «Un nouveau mystique», p.135. - Pour les citations qui suivent, dans le même paragraphe : p.134, p.135 et p.134. 17 raisonnements qu'on lui expose. Le lecteur de Bataille, en ce sens, ne disposerait pas de son entière liberté ; on ne lui donnerait pas tous les moyens d'exercer son jugement : certains éléments restant dans l'ombre, la communication est embrouillée, elle manque de réciprocité. Cette observation fait aussi dire à Sartre, un peu plus loin, que « le ton [de Bataille] est constamment méprisant.32 » Cette deuxième facette du dogmatisme de Bataille emprunte à ce que nous avons déjà exposé, plus haut, à propos de sa « haine du langage » : Bataille, parlant « à regret », serait « un homme antipathique33 » ; le ton qu'il emploie manquerait de générosité : « Désir de communication, mais ton de rupture, et nulle connivence.34 » D'autant qu'il ne s'adresse avant tout qu'à son « semblable », nous dit Sartre : « C'est pour l'apprenti mystique que M. Bataille écrit, pour celui qui, dans la ne solitude, s'achemine au supplice par le rire et le dégoût. » Mais a-t-on envie de le suivre, se demande Sartre ? N'est-elle pas ironique cette invitation de Bataille à « le rejoindre fièrement dans sa honte et dans sa nuit36 » ? Ne cherche-t-il pas seulement à « rebrousser le poil de son lecteur.37 » On pourrait le penser. Quoi qu'il en soit, parce qu'il se montre, aux dires de Sartre, sans aucune générosité envers le lecteur, lui imposant tout ce qu'il pense au gré d'une pénible antipathie, Bataille est une fois de plus jugé dogmatique. Finalement, ce qui révèle le plus ce que nous appelons son « dogmatisme » - et qui semble irriter Sartre au plus haut point - est l'interdiction posée par Bataille de le critiquer : « Voilà qui met le critique à l'aise38 ». En effet, le lecteur de Bataille doit, avant de juger, expérimenter vraiment ce dont il est question dans L'expérience intérieure. Un jugement fait simplement à partir du texte n'aurait aux yeux de Bataille que peu de valeur. « M. Bataille se livre, se dénude sous nos yeux, mais, en même temps, d'un mot sec, il récuse notre jugement : il ne relève que de lui-même et la communication qu'il veut établir est sans réciprocité.39 » Cette attitude de Bataille, telle que la décrit Sartre, peut être encore 32 Ibid, p. 140. Ibid, p.\40. 34 J.-F. LOUETTE, op. cit., p.22. 35 J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 141. 36 Ibid, p. 141. 37 /6W.,p.l40-141. 3S Ibid, p.141. 39 Ibid, p.141. 33 18 jugée dogmatique, dans la mesure cette fois où Bataille maintiendrait le lecteur dans une position d'inégalité : « Il est en haut, nous sommes en bas. Il nous délivre un message : le reçoive qui peut.40 » Bataille imposerait donc son point de vue au lieu de le proposer, d'autant plus maintenant qu'il enlève au lecteur inexpérimenté la possibilité de juger son œuvre, brisant du coup la réciprocité de la communication. C'est donc dire, en somme, que le dogmatisme de Bataille - tel que nous l'avons extrait des critiques de Sartre - desservirait sérieusement la communication claire avec le lecteur, dans la mesure, premièrement, où Bataille se sert d'arguments indéchiffrables - de ses états affectifs - pour défendre ses idées ; dans la mesure ensuite où il est sans générosité avec le lecteur ; et troisièmement dans la mesure où V expérimentation du lecteur est constamment requise, comme un sous-entendu obscur et difficile, pour la juste et claire compréhension de L'expérience intérieure. Nous venons de voir que, selon Sartre, tout l'aspect formel de L'expérience intérieure entache lourdement la clarté de la communication. Bataille serait cet « homme plus qu'à demi engagé dans le silence, qui parle à regret une langue fiévreuse, amère, souvent incorrecte, pour aller au plus vite41 ». Voyons maintenant ce qui fait dire à Sartre que la clarté de la communication, chez Bataille, est également troublée par le contenu philosophique de L'expérience intérieure. 1.2 Le contenu philosophique Le drame d'un seul homme Personne ne se reconnaît tout à fait, selon Sartre, dans le portrait philosophique que Bataille nous propose de la condition humaine : cette sorte de mysticisme de l'abjection, d'épreuve sensible et grandiose de la mort et de l'inconnu - de la nuit, comme il se plaît à l'écrire - correspond mal à la condition d'homme que nous expérimentons tous. w Ibid,p.m. u Ibid, p.m. 19 Autrement dit, le problème vient de ce que Bataille s'est enfermé dans la relativité de son expérience et qu'il est incapable d'en sortir ; il n'arrive pas à rejoindre le lecteur, parce qu'il n'a pas su donner à Yhistoire (subjective) de son expérience une portée métaphysique (objective). Il s'agit ici d'une autre facette du dogmatisme de Bataille : il tenterait de nous imposer une condition impartageable. Refusant à'objectiver tout à fait son « expérience intérieure », Bataille demeure selon Sartre incapable d'« embrasser du dedans la condition humaine dans sa totalité.42 » En fin de compte, l'expérience intérieure du non-savoir, de l'absurde et de l'abject ne serait que le drame d'un seul homme : celui de Georges Bataille lui-même. Tout lecteur de L'expérience intérieure serait confronté à ce repliement solitaire et obscur de Bataille sur son expérience de la condition humaine - repliement qui entache la clarté de la communication : le lecteur, ne pouvant se reconnaître dans le portrait qu'on lui montre, n'en suivrait qu'abstraitement les contours. 1.3 L'expérience intérieure Une expérience irréalisable Il y a finalement un dernier aspect de cette oeuvre qui, aux yeux de Sartre, obscurcit la communication que Bataille souhaiterait avoir avec son lecteur : l'« expérience intérieure » elle-même n'est pas claire. Sartre admet certes que Bataille « connaisse certains états ineffables d'angoisse et de joie suppliciante43 », mais il constate cependant qu'il « échoue lorsqu'il veut nous donner la méthode qui nous permettrait de les obtenir à notre tour.44 » De sorte que la réalisation de cette expérience, même après avoir lu son œuvre, demeure un mystère pour le lecteur. Aucune méthode n'est clairement indiquée pour arriver à vivre ce que Bataille nous dit éprouver lui-même. « En outre, pressé de témoigner, M. Bataille nous livre sans ordre des pensées [...]. Mais il ne nous dit pas s'il faut les considérer comme les voies qui l'ont conduit à son sentiment [...].45 » Les descriptions de Bataille demeurent vagues, obscures ; son sentiment nous échappe. En fin de compte, Bataille « confesse à J.-P. SARTRE. Qu 'est-ce que la littérature ?, p.268. J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 173. 44 Ibid, p. 173. 45 IbieL, p. 145. 43 20 plusieurs reprises que ces états viennent quand ils veulent et disparaissent de même. » Autant dire, pour Sartre, qu'il n'y a aucun moyen de « communiquer » cette expérience de façon claire, c'est-à-dire de manière à ce qu'on puisse enfin réaliser ce qu'elle est. Une expérience inutile Mais Sartre va encore plus loin dans cette critique, en affirmant que même si Bataille mettait « à notre disposition une méthode rigoureuse pour obtenir à volonté ces ravissements, nous serions fondés à lui demander : et puis après ?47 » C'est que l'expérience intérieure « est le contraire du projet48 », ce qui signifie pour Sartre - pour qui «nous sommes projet [...] non par lâcheté ni pour fuir une angoisse, mais projet d'abord49 » -, qu'il n'y a aucune utilité à rechercher cet état : « les joies auxquelles nous convie M. Bataille, si elles ne doivent renvoyer qu'à elles-mêmes, si elles ne doivent pas s'insérer dans la trame de nouvelles entreprises, contribuer à former une humanité neuve qui se dépassera vers de nouveaux buts, ne valent pas plus que le plaisir de boire un verre d'alcool ou de se chauffer au soleil sur une plage.50 » Expérience inutile donc, qui ne propose aucun dessein clair au lecteur, si ce n'est, en un sens, de renoncer à la recherche d'un but51. 2. Deuxième critique : Sur la mauvaise foi de Bataille Dans « Un nouveau mystique », la plus « sartrienne » des critiques adressées à Bataille est certainement celle qui lui reproche d'adopter un point de vue de mauvaise foi. Ce terme a, comme on le sait, un statut privilégié dans la pensée sartrienne. De fait, c'est l'une des notions-clés de L'être et le néant, l'œuvre majeure de Sartre, publiée également 46 Ibid, p. 173. Ibid, p.173. 48 Ibid., p. 173-174. 49 Ibid., p. 174. - D'ailleurs, Sartre vient de publier, un peu plus tôt la même année, toute une philosophie du projet : L'être et le néant. so Ibid., p.174. « [...] toute ma philosophie consiste à dire que le principal but que l'on puisse avoir est de détruire en soi l'habitude d'avoir un but. » [« Qui êtes-vous, Georges Bataille ? », émission radiophonique d'André Gillois, diffusée le 20 mai 1951, et retranscrite dans le recueil : Une liberté souveraine. (Textes et entretiens réunis et présentés par Michel Surya), Paris, Farrago, 2000, p.39.] 47 21 en 1943. Mais c'est aussi une notion qui permettra à Sartre de critiquer bon nombre d'écrivains - qu'on pense à ses « biographies existentielles » de Baudelaire, de Mallarmé, de Genêt et de Flaubert ; qu'on pense également à ses critiques littéraires sur Mauriac, Ponge, Camus, etc., et sur Bataille, bien entendu, où cette notion s'applique sans détours. Mais qu'est-ce donc que la «' mauvaise foi » ? La notion de mauvaise foi dans la philosophie sartrienne Sartre consacre le deuxième chapitre de L'être et le néant à l'analyse de cette attitude de l'homme qu'on nomme la « mauvaise foi », et qui n'est pas exactement le fait de se « mentir à soi-même », mais cette possibilité que nous avons d'adhérer à certains jugements tout en refusant simultanément d'en considérer certains aspects importants - que nous laissons volontairement dans l'ombre. Il s'agit donc pour Sartre d'étudier un phénomène relativement bien voilé : en effet, comment un homme peut-il se dissimuler quelque chose ? On sait d'emblée que Sartre refuse d'admettre l'hypothèse psychanalytique de « l'inconscient » et de ses mécanismes de défense pour expliquer ce phénomène. À vrai dire, il ne fait aucun doute pour lui que « l'essence même de l'idée réflexive de "se dissimuler" quelque chose implique l'unité d'un même psychisme et par conséquent une double activité au sein de l'unité, tendant d'une part à maintenir et à repérer la chose à cacher et d'autre part à la repousser et à la voiler [...]. » Le psychisme, selon Sartre, est fondamentalement uni ; il y a donc une transparence de la conscience à elle-même, qui fait qu'on sait toujours, au fond, ce que l'on se cache. Sans entrer dans les détails de sa pensée, notons que Sartre développe sur ce point une « philosophie de la conscience » - largement inspirée des analyses phénoménologiques de Husserl - qui nous présente cette dernière comme un « être » bien à part, un être qui ne peut être, justement, qu'en se rapportant aux divers objets du monde. La conscience se caractérise donc essentiellement « par l'intentionnalité, la "visée de quelque chose". La conscience se transcende tout entière vers ce dont elle est la saisie. Vis-à-vis d'elle "tout est dehors, tout jusqu'à nous-mêmes" et ellemême "n'a pas de "dedans" ; elle n'est rien que le dehors d'elle-même [et le] refus d'être J.-P. SARTRE. L'être et le néant. Essai d'ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1943, p.87. 22 substance" » La conscience est donc un néant, dira Sartre, un néant qui se rapporte à Y être. Et toute conscience reste à jamais néant ; tout ce qui « entre » dans la conscience, pourrait-on dire, conserve la distance que ce néant de conscience lui donne. Ainsi donc, la mauvaise foi est cette attitude essentielle à la réalité humaine « telle que la conscience au lieu de diriger sa négation vers le dehors la tourne vers elle-même.54 » Nous nous retrouvons alors face à un néant qui, en tant que « néant », se nie. Qu'est-ce à dire exactement ? Étant donné que la conscience n'est rien, comment peut-elle se nier ? Il s'agit en fait pour la conscience de se dissimuler sa propre intentionnalité. Une conscience de mauvaise foi nie qu'elle se rapporte à ses perceptions ; elle croit plutôt qu'elle les subit, comme une « chose » subit passivement tout ce qui lui arrive. Mais la conscience, nous dit Sartre, est action en son principe même, elle est transcendance - c'est-à-dire mouvement d'extériorisation du néant vers Y être. Or, la conscience de mauvaise foi nie cette transcendance et cherche à se montrer comme si elle avait le mode d'être passif des choses auxquelles elle se rapporte, soit celui de la. facticité. Ces deux aspects de la réalité humaine [facticité et transcendance] sont, à vrai dire, et doivent être susceptibles d'une coordination valable. Mais la mauvaise foi ne veut ni les coordonner ni les surmonter dans une synthèse. Il s'agit pour elle d'affirmer leur identité tout en conservant leurs différences. Il faut affirmer la facticité comme étant la transcendance et la transcendance comme étant la facticité, de façon qu'on puisse, dans l'instant où on saisit l'une, se trouver brusquement en face de l'autre.55 Une conscience de mauvaise foi parvient donc à se dissimuler quelque chose dans la mesure où elle se joue des deux modes d'être qui lui sont accessibles : celui de Y être (facticité) et du néant (transcendance). Cette permutation des modes d'être demeure toutefois instable, nous dit Sartre, car on ne se maintient pas dans ce rapport sans en être conscient (la conscience étant fondamentalement transparente à elle-même), et donc la dissimulation ne peut être qu'évanescente, métastable. Dit autrement, quelqu'un de mauvaise foi doit se reprendre sans cesse pour s'y maintenir. Un exemple célèbre de L'être et le néant permet de mieux comprendre cette notion que nous venons de présenter de manière plus théorique : 53 J.-M. MOUILLIE. Sartre. Conscience, ego et psyché, Coll. « Philosophies », Paris, PUF, 2000, p.27. - Les passages de Sartre cités par J.-M. Mouillie proviennent de J.-P. SARTRE. « Une idée fondamentale de la phénoménologie », Situations I, Paris, Gallimard, 1947, p.31-32. 54 J.-P. SARTRE. L'être et le néant, p.82. " Ibid, p.91. 23 Voici, par exemple, une femme qui s'est rendue à un premier rendez-vous. Elle sait fort bien les intentions que l'homme qui lui parle nourrit à son égard. Elle sait aussi qu'il lui faudra prendre tôt ou tard une décision. Mais elle n'en veut pas sentir l'urgence : elle s'attache seulement à ce qu'offre de respectueux et de discret l'attitude de son partenaire. Elle ne saisit pas cette conduite comme une tentative pour réaliser ce qu'on nomme « les premières approches », c'est-à-dire qu'elle ne veut pas voir les possibilités de développement temporel que présente cette conduite : elle borne ce comportement à ce qu'il est dans le présent, elle ne veut pas lire dans les phrases qu'on lui adresse autre chose que leur sens explicite ; si on lui dit : « Je vous admire tant », elle désarme cette phrase de son arrière-fond sexuel, elle attache aux discours et à la conduite de son interlocuteur des significations immédiates qu'elle envisage comme des qualités objectives. [...] C'est qu'elle n'est pas au fait de ce qu'elle souhaite : elle est profondément sensible au désir qu'elle inspire, mais le désir cru et nu l'humilierait et lui ferait horreur. Pourtant, elle ne trouverait aucun charme à un respect qui serait uniquement du respect. [...] Cette fois donc, elle refuse de saisir le désir pour ce qu'il est, elle ne lui donne même pas de nom, elle ne le reconnaît que dans la mesure où il se transcende vers l'admiration, l'estime, le respect et où il s'absorbe tout entier dans les formes plus élevées qu'il produit, au point de n'y figurer plus que comme une sorte de chaleur et de densité.56 La mauvaise foi de cette femme se voit dans la façon qu'elle a de se maintenir dans son irrésolution. Cet exemple illustre bien, selon nous, ce qu'il y a de commun à toutes les conduites de mauvaise foi : il s'agit d'intervertir, par des efforts soutenus et renouvelés, les deux modes d'être (facticité et transcendance) de la réalité humaine, afin de nous rendre indéterminable, c'est-à-dire pour fuir des situations déterminées où le sens des choses nous semble insupportable. La mauvaise foi est une conduite d'évasion : son but est de nous « mettre hors d'atteinte57 ». Cette possibilité remarquable pour la réalité humaine constitue d'ailleurs pour la philosophie sartrienne l'un des points de départ privilégié dans l'ensemble des analyses phénoménologiques de L'être et le néant. Mais revenons maintenant à Bataille et examinons ce qui fait dire à Sartre qu'il est de mauvaise foi. Nous avons distingué, dans « Un nouveau mystique », essentiellement deux traits caractéristiques de la mauvaise foi de Bataille ; mais il y en a un troisième, à vrai dire, qui n'est cependant que très discrètement évoqué dans la critique de Sartre. Il en sera malgré tout question dans notre présentation, car à partir de 1945, de nombreux textes de Sartre mettront en lumière ce trait particulier de mauvaise foi chez plusieurs écrivains, ce 56 /6W.,p.89-90. Ibid, p. 100. Entre autres : « Présentation des Temps Modernes », « La responsabilité de l'écrivain » et « Qu 'est-ce que la littérature ? ». Le fait que ce soit à partir de 1945 n'est évidemment pas sans importance : à la fin de la 2e Guerre mondiale, Sartre se situe dans l'urgence de l'action politique, et il lance un appel aux autres écrivains, celui de « l'engagement de la littérature » : une littérature qui prend enfin toute la mesure des circonstances du temps présent. Nous reviendrons plus loin sur sa conception de l'engagement de la littérature. 57 24 qui nous montre a posteriori son importance et nous le fait soupçonner déjà en filigrane dans la critique de L'expérience intérieure. Commençons donc par l'examen de ce « troisième » trait de mauvaise foi, puisqu'il concerne avant tout l'aspect formel de l'œuvre. 2.1 La forme De la prose poétique « [R]ien n'est plus néfaste, dira Sartre, que l'exercice littéraire, appelé, je crois, prose poétique, qui consiste à user des mots pour les harmoniques obscures qui résonnent autour d'eux et qui sont faites de sens vagues en contradiction avec la signification claire.59 » Ces mots de Sartre, écrits en 1948 dans Qu'est-ce que la littérature ?, décrivent bien ce qu'il devait penser du genre littéraire de Bataille. Il se peut même qu'en écrivant ces mots Sartre ait songé à Bataille en particulier, car l'exemple auquel il se réfère, quelques lignes avant, est tiré de L'expérience intérieure^. Mais si nous admettons que L'expérience intérieure appartienne au genre de la « prose poétique », en quoi cette appartenance est-elle problématique ? Bataille, après tout, ne s'en cache pas tout à fait : « La philosophie en général est une question de contenu, mais je fais, pour ma part, appel davantage à la sensibilité qu'à l'intelligence et, dès ce moment, c'est l'expression, par son caractère sensible, qui compte le plus.61 » Soit, mais la condamnation de Sartre pour ce genre littéraire le met tout de même en demeure de se justifier davantage, et longtemps après, Bataille dira à Pierre Barbier - qui lui fait remarquer à quel point sa « philosophie [...] s'exprime d'une façon littéraire » et à quel point il est, « autant qu'un philosophe, [...] un C'y poète. » - qu'il lui « paraît nécessaire [...] de rendre clair le fait que l'on est en présence non pas seulement d'une poésie autour de la philosophie mais, malgré tout, d'une philosophie aussi complète, encore qu'elle se veuille une anti-philosophie.63 » Bataille est 5 J.-P. SARTRE. Qu 'est-ce que la littérature ?, p.341. (Le souligné est de nous.) II s'agit de l'exemple du « cheval de beurre » ; Sartre s'y réfère à deux reprises dans Qu'est-ce que la littérature ? 61 G. BATAILLE. « La vie des lettres », p.l 17-118. 60 62 /Z>W., p . l 17. 63 Ibid, p.l 18. (Nous soulignons.) - « La pensée de Bataille, nous dit Robert Sasso, n'est pas antiphilosophie, mais plutôt mise à l'envers de la philosophie, [...] c'est-à-dire [...] philosophie du non-savoir de la philosophie, mise en jeu de l'impensé philosophique. » [R. SASSO. Georges Bataille : Le système du non- 25 donc réellement sensible à la critique de Sartre : L'expérience intérieure n'est pas qu'une « poésie », cela lui enlèverait, semble-t-il, quelque chose d'important. Il s'agit de voir maintenant ce que lui enlève le fait de n'être, aux yeux de Sartre, qu'une « prose poétique ». Le problème majeur pour Sartre avec le genre de la prose poétique, c'est qu'il n'est ni tout à fait « prose » ni seulement « poésie » : c'est une chimère mal assumée. En fait, ce genre essaie de se situer sur deux plans contradictoires à la fois, car il prétend, d'une part, rejoindre le « monde réel » et parler vraiment de la « réalité » (ce qui est, pour Sartre, le sens de la « prose »), mais il consiste, d'autre part, en un emploi détourné du langage, saturé « de sens vagues », parce qu'il se veut aussi la manifestation de « l'inadéquation du langage à la réalité64 » (ce qui est le propre de la « poésie »). En principe, la pensée de Sartre est claire à ce sujet : il existe fondamentalement « deux attitudes » opposées envers le langage : « la prose et la poésie65 », qui sont des attitudes « impures mais bien délimitées66 ». Tenter d'endosser simultanément ces deux attitudes - ce qui semble être l'ambition de la prose poétique - est une imposture de l'ordre de la mauvaise foi. Considérons de plus près et séparément ces deux attitudes : la prose et la poésie. Nous serons alors plus en mesure de comprendre la critique sartrienne de la prose poétique et, par le fait même, en quoi ce genre littéraire - dont Sartre nous dit qu'il est celui de L'expérience intérieure - est synonyme de mauvaise foi. Qu'est-ce que la prose ? « La. prose est une attitude d'esprit et le regard, dans la prose, traverse le mot et s'en va vers la chose signifiée. Le mot est donc un véhicule d'idées. Quand il a accompli sa savoir. Une ontologie du jeu, Coll. «Arguments», Paris, Les Éditions de Minuit, 1978, p.36. (Nous soulignons.)] C'est bien cela qu'il faut entendre, à notre avis, quand Bataille qualifie sa démarche d'antiphilosophie. 64 J.-P. SARTRE. Qu'est-ce que la littérature ?, p.341. 65 J.-P. SARTRE. La responsabilité de l'écrivain, Paris, Éditions Verdier, (1946) 1998, p.l. 66 J.-P. SARTRE. Qu 'est-ce que la littérature ?, p.48. 26 fonction nous l'oublions. » Cette définition de la prose nous renvoie à une conception instrumentale du langage ; le prosateur est celui qui se sert du langage pour atteindre le monde réel, les mots n'étant pour lui qu'une forme d'instruments : « les prolongements de ses sens68 ». De plus le prosateur sait « que les mots, comme dit Brice-Parain, sont des "pistolets chargés". S'il parle, il tire. Il peut se taire, mais puisqu'il a choisi de tirer, il faut que ce soit comme un homme, en visant des cibles et non comme un enfant, au hasard, en fermant les yeux et pour le seul plaisir d'entendre les détonations.69 » Le prosateur assume par conséquent une large part de responsabilité, car pour lui « [p]arler c'est agir : toute chose qu'on nomme n'est déjà plus tout à fait la même, elle a perdu son innocence. Si vous nommez la conduite d'un individu vous la lui révélez : il se voit. Et comme vous la nommez, en même temps, à tous les autres, il se sait vu dans le moment qu'il se voit ; son geste furtif, qu'il oubliait en le faisant, se met à exister énormément, à exister pour tous [...].70 » Ainsi donc le prosateur est un homme « qui a pris la mesure de cette évidence bien connue, non seulement des écrivains, mais des observateurs du cœur humain : les mots ont un pouvoir [...] ». Lorsqu'on les emploie au dévoilement d'une réalité, il se brise autour d'elle une part d'indifférence, engageant ainsi tous ceux qui la contemplent à la plus « entière responsabilité72 » : « Écrire, c'est donc à la fois dévoiler le monde et le proposer comme une tâche à la générosité du lecteur.73 » On ne saurait, dans ce contexte, considérer avec trop de légèreté le geste d'écrire, et tous ceux qui le font sont pour Sartre des gens qui tentent de se masquer la responsabilité première de tout prosateur, qui est de « prendre la conscience la plus lucide et la plus entière d'être embarqué74 », sachant que les mots ont « l'inévitable pouvoir d'agir sur le monde et de le transformer75 ». Nous sommes ici au cœur même de la notion d'« engagement de la littérature » chez Sartre : J.-P. SARTRE. La responsabilité de l'écrivain, p.l. (Le souligné est de nous) ; « La prose est d'abord une attitude d'esprit : il y a prose quand, pour parler comme Valéry, le mot passe à travers notre regard comme le verre au travers du soleil. » [J.-P. SARTRE. Qu'est-ce que la littérature ?, p.26-27.] 68 J.-P. SARTRE. Qu 'est-ce que la littérature ?, p. 19. 69 Ibid, p.3\. 70 Ibid, p.29. 71 B.-H. LÉVY. Le siècle de Sartre, Paris, Grasset, 2000, p.84-85. 72 J.-P. SARTRE. Qu'est-ce que la littérature ?, p.31. 73 Ibid., p.76. n Ibid.,p.9S. 75 B.-H. LÉVY. op. cit., p.&5. 27 Le concept d'engagement, nous dit Bernard-Henri Lévy, n'est pas un concept politique insistant sur les devoirs sociaux de l'écrivain ; c'est un concept philosophique désignant les pouvoirs métaphysiques du langage. Parler d'engagement ce n'est pas « réquisitionner » les hommes de plume ; c'est leur rappeler ce que chacun sait ou devrait savoir : que chaque acte de nomination "s'intègre dans l'esprit objectif ; que, ce faisant, il donne au mot et à la chose une "dimension nouvelle" ; que chaque mot prononcé contribue à "dévoiler" le monde et que dévoiler c'est toujours, et déjà, le "changer"...76 Le prosateur assume donc son « engagement » dans la mesure où il se sait « embarqué » en pleine réalité, pris au milieu d'elle et du langage : cette situation se traduit simplement, nous dit Sartre, par le fait que les mots sont avant tout pour lui les signes des aspects du monde, et comme c'est le monde qu'il vise en tant qu'écrivain, son attention n'est retenue sur les mots qu'il choisit que pour s'assurer d'atteindre le monde. « La fonction d'un écrivain est d'appeler un chat un chat. Si les mots sont malades, c'est à nous de les guérir.77 » Ce qui veut dire que le prosateur s'efforce d'abord et avant tout de clarifier son langage, de le rendre transparent à la réalité, afin que ce qu'il nomme éclaire le monde au lieu de l'obscurcir - en ajoutant aux réalités parfois équivoques les ambiguïtés du langage. Le « premier devoir de l'écrivain, conclut donc Sartre sur ce point, est [...] de rétablir le langage dans sa dignité » : soit un langage qui désigne le monde, un langagesigne, un instrument capable d'atteindre la réalité, voilà ce que devrait être aux yeux de Sartre une « prose » digne de ce nom. On peut comprendre, dès lors, qu'il ait voulu ranger la philosophie du côté de la prose, du côté d'un langage qui se rapporte au monde. Mais que reste-t-il alors à la poésie ? Qu'est-ce que la poésie ? Lapoésie est pour Sartre l'attitude qui consiste à envisager le langage « à l'envers79 », donnant préséance aux mots plutôt qu'aux choses du monde auxquelles ils se rapportent normalement en tant que signes : B.-H. LÉVY. op. cit., p.85. - «En d'autres termes, nous dit M. Surya, [...] l'engagement est moins un choix laissé à chacun au 'un état de choses auquel nul n 'échappe. L'écrivain dispose du droit de s'engager dans telle situation plutôt que dans telle autre, mais il ne dispose certes pas de celui de ne s'engager dans aucune. [...] Sartre appelle moins l'écrivain à s'engager qu'il ne rappelle qu'il l'est. » [M. SURYA. « Le saut de Gribouille de l'engagement (Sartre, Bataille, via Breton) », p.9.] 77 J.-P. SARTRE. Qu'est-ce que la littérature ?, p.341. 78 Ibid.,p34l. 79 Ibid.,p.l9. 28 Les poètes sont des hommes qui refusent d'utiliser le langage. Or, comme c'est dans et par le langage conçu comme une certaine espèce d'instrument que s'opère la recherche de la vérité, il ne faut pas s'imaginer qu'ils visent à discerner le vrai ni à l'exposer. [...] Ils ne parlent pas ; ils ne se taisent pas non plus : c'est autre chose. On a dit qu'ils voulaient détruire le verbe par des accouplements monstrueux, mais c'est faux ; car il faudrait alors qu'ils fussent déjà jetés au milieu du langage utilitaire et qu'ils cherchassent à en retirer les mots par petits groupes singuliers, comme par exemple « cheval » et « beurre » en écrivant « cheval de beurre ». [...] En fait, le poète s'est retiré d'un seul coup du langage-instrument ; il a choisi une fois pour toutes l'attitude poétique qui considère les mots comme des choses et non comme des signes 80 Il est frappant de constater, dans le passage qui précède - tiré de Qu 'est-ce que la littérature ? - que c'est à Bataille explicitement (par son exemple du « cheval de beurre ») que Sartre se réfère pour illustrer cette « attitude poétique » envers le langage. Mais là réside aussi tout le problème, car « la poésie ne se propose pas de communiquer une 01 expérience précise. M. Bataille, lui, doit repérer, décrire, persuader. » Adopter Y attitude poétique quand ce qu'on écrit renvoie à une réalité du monde bien précise ne fait qu'alourdir d'ambiguïtés la communication (ce qui était déjà l'objet de la première critique de Sartre) en installant simultanément l'écrivain dans une position d'irresponsabilité face à ce qu'il écrit, puisqu'on ne sait jamais précisément de quelle réalité il parle (cette volonté de se rendre indéterminable est l'objet de la deuxième critique - comme quoi les deux critiques dont nous avons parlé semblent deux facettes du seul et même problème qui a préoccupé Sartre à la lecture de L'expérience intérieure). Le livre de Bataille, s'il veut s'inscrire dans le domaine de la « philosophie » (ce qui semble être le cas), doit montrer clairement, nous dit Sartre, qu'il assume les responsabilités auxquelles l'engage la prose : ce qui n'est malheureusement pas le cas. En pratiquant le genre de la prose poétique, Bataille se trouve à contaminer lui-même son propre langage philosophique. Car le poète en Bataille - ne cherche pas vraiment à atteindre la réalité concrète : il ne clarifie rien car il n'envisage pas l'écriture comme un moyen « d'agir sur le monde » ; ce qu'il souhaite c'est, aux dires de Sartre, expérimenter le langage pour lui-même, jouant de chaque mot « pour certaines résonances obscures, je dirai presque : pour sa physionomie.82 » Bataille n'est donc pas « engagé » comme le prosateur l'est : son attitude poétique condamne, pervertit sa prose. " 1 ibid.,p.n-n. J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p.137. 2 J.-P. SARTRE. Qu 'est-ce que la littérature ?, p.48. 29 Mais le sens de la poésie prise en elle-même ne réside pas du tout dans l'obligation de se rapporter à la réalité concrète. En effet, le poète peut très bien, selon Sartre, se désolidariser de ce qu'il exprime en prétextant « l'inadéquation du langage à la réalité » ; cette part d'incommunicable demeure pour lui un mur d'opacité que les mots ne sauraient franchir : à jamais le monde nous échappe, crie le poète, et bien sûr nous échouons lorsque nous voulons le porter complètement au langage, « puisque personne, jamais, ne peut donner l'exacte mesure de ses besoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles.84 » Le poète n'a donc aucun espoir de révéler le réel de manière exacte, puisqu'il connaît la faiblesse de la parole humaine ; certes, il veut tout de même en parler, mais il entrevoit déjà l'échec de toute communication ; c'est précisément là l'attitude qui le caractérise, le sens même de l&poésie selon Sartre : le langage poétique surgit sur les ruines de la prose. S'il est vrai que la parole soit une trahison et que la communication soit impossible, alors chaque mot, par lui-même, recouvre son individualité, devient instrument de notre défaite et receleur de l'incommunicable. [...] Ainsi l'échec de la communication devient suggestion de l'incommunicable ; et le projet d'utiliser ces mots, contrarié, fait place à une pure intuition désintéressée de la parole.85 L'attitude poétique est cette pure intuition désintéressée de la parole. Sur le plan de l'action, cela implique qu'il ne saurait être question pour Sartre d'« engager » la poésie ; seules les prétentions à la prose, qui misent sur la « réussite » de la communication, doivent se responsabiliser de ce qu'elles dévoilent. Tandis que le prosateur est « entouré d'un corps verbal dont il prend à peine conscience86 », le poète, quant à lui, prend ses distances par rapport au langage : il voit les mots à l'envers, comme s'il n'appartenait pas à la condition humaine et que, venant vers les hommes, il rencontrât d'abord la parole comme une barrière. Au lieu de connaître d'abord les choses par leur nom, il semble qu'il ait d'abord un contact silencieux avec elles puis que, se retournant vers cette autre espèce de choses que sont pour lui les mots, les touchant, les tâtant, les palpant, il découvre en eux une petite luminosité propre et des affinités particulières avec la terre, le ciel et l'eau et toutes les choses créées.87 SJ Ibid.,p34\. G. FLAUBERT. Madame Bovary, Coll. « Livre de poche », Paris, Gallimard, 1961, p.230-231. - Flaubert est justement pour Sartre l'une des figures emblématiques du poète, c'est-à-dire de l'écrivain plus occupé du langage que du monde auquel il se rattache. 85 J.-P. SARTRE. Qu 'est-ce que la littérature ?, p.47. 86 Ibid, p.19. Ibid, p.19. - « L'homme qui parle [le prosateur] est au-delà des mots, près de l'objet ; le poète est en deçà. Pour le premier, ils sont domestiques ; pour le second, ils restent à l'état sauvage. Pour celui-là, ce sont des 84 30 Le poète se comporte donc avec les mots comme le peintre avec ses couleurs : il manie des choses - non plus des signes - qu'il associe à d'autres choses - d'autres aspects de la réalité - , transfigurant alors la signification première de la réalité qu'il dévoile ; ainsi, dans chaque poème « l'émotion est devenue chose, elle a maintenant l'opacité des choses ; elle est brouillée par les propriétés ambiguës des vocables où on l'a enfermée. Et surtout il y a toujours beaucoup plus, dans chaque phrase, dans chaque vers [...] », comme si le langage pouvait déborder ses limites en voulant nous montrer, comme le peintre, « une émotion méconnaissable, perdue, étrangère à elle-même, écartelée aux quatre coins de l'espace et pourtant présente. » Une littérature d'alibi La prose poétique, en définitive, est « une littérature d'alibi90 ». C'est une manière de communiquer sans avoir à porter jusqu'au bout les implications de la prose, cet appel à la « générosité du lecteur ' ». La. prose poétique est un genre de mauvaise foi, nous dit Sartre, car tout en prétendant faire une approche de la réalité, les écrivains de ce genre se rendent indéterminables, presque inattaquables, dans la mesure où « l'inadéquation du langage à la réalité92 » demeure pour eux un voile impénétrable, une sorte de barrière de protection qui leur donne, en tant qu'hommes de parole, l'aura d'insouciance des poètes. Il n'y a plus à assumer tout ce qui est dit : la prose poétique fournit l'alibi tant espéré des prosateurs « insatisfaits », des écrivains au « goût amer et décevant de l'impossible93 ». Les mots de Sartre, décidément, semblent une fois de plus dirigés contre Bataille : « En cette époque mystique sans la foi ou plutôt mystique de mauvaise foi, un courant majeur de la littérature entraîne l'écrivain à se démettre devant son œuvre94 ». Et cette démission de l'écrivain, conventions utiles, des outils qui s'usent peu à peu et qu'on jette quand ils ne peuvent plus servir ; pour le second, ce sont des choses naturelles qui croissent naturellement sur la terre comme l'herbe et les arbres. » [Ibid.,p.U.] 88 Ibid, p. 16. m Ibid,p.16. 90 Ibid, p.218. 91 Ibid., p.76. 92 Ibid.,p34l. 93 Ibid, p.254. - Pour la citation qui précède également. 94 Ibid, p.254. 31 poursuit Sartre, fait de ce dernier « un révolté, non pas un révolutionnaire. » Car il n'y a manifestement pas chez lui de volonté ferme de se rapporter au monde réel - ce qu'exige pourtant la révolution. L'unique souci de cet écrivain révolté, précise Sartre, est de « justifier son esthétique d'opposition et de ressentiment96 », mais sans avoir à répondre des actions auxquelles pourraient engager ses paroles, son opposition et son ressentiment. Ce « désintéressement » n'est pas digne du prosateur engagé et on le voit, finalement, dénigrant l'action et néanmoins toujours préoccupé de justifier son œuvre : cette justification qu'il n'ose pas chercher dans Y action, c'est dans la passion qu'il la trouvera, dans les passions qu'il saura susciter chez son lecteur, en insistant toujours davantage sur la dimension poétique de ses écrits, dimension que Sartre associe au merveilleux91 des surréalistes. Or, pour Sartre il ne fait aucun doute que : Le merveilleux était un alibi : toute une lignée de féeries bourgeoises est sortie de lui ; en chaque cas il s'agissait de conduire par approximations chaque lecteur jusqu'à ce point obscur de l'âme la plus bourgeoise, où tous les rêves se rejoignent et se fondent en un désir désespéré d'impossible, où tous les événements de l'existence la plus quotidienne sont vécus comme des symboles, où le réel est dévoré par l'imaginaire, où l'homme entier n'est plus qu'une divine absence.98 Ce « merveilleux » littéraire, grande justification de la prose poétique - que Sartre appelle ici féeries bourgeoises- est un alibi dans la mesure où il renvoie à l'idée que l'homme n'est qu'« une nostalgie que rien ne peut assouvir parce qu'elle n'est, au fond désir de rien" ». Si cette idée de l'homme avait le moindre sens, il n'y aurait plus rien à faire, plus rien à espérer, et la littérature serait aussi vaine que l'aventure humaine, elle ne contribuerait à rien, sauf peut-être à nous faire éprouver plus intensément ce désir de rien (jusqu'à l'expérience de la divine absence ?). Cette perspective, qui semble à première vue endossée par Bataille, est ce qu'il y a de plus néfaste en littérature, selon Sartre, car au lieu de miser sur le « possible » en parlant et contestant des réalités bien identifiables, ces écrivains rêveurs - ou créateurs de merveilleux au goût amer et décevant de l'impossible ne cultivent justement que le rêve, que la fainéantise. Certes, en tant qu'ils se veulent aussi prosateurs, ils parlent et contestent des réalités, mais comme ils sont surtout poètes, et que 95 96 Ibid, p. 168. /èW.,p.l67-168. 97 Cf. A. BRETON. Manifeste du surréalisme (1924). 98 J.-P. SARTRE. Qu'est-ce que la littérature ?, p.218. 99 Ibid, p.2lS. 32 l'échec de la communication les captive avant tout, ils se trouvent justifiés dans leur inaction et refusent généralement de se salir les mains. La prose poétique de Bataille est donc un élément important de sa mauvaise foi, car avec ce genre littéraire il demeure dans l'ambiguïté : il peut prétendre à la prose - à la pensée qui se rapporte au monde, à la philosophie donc - sans se préoccuper clairement de se rapporter au monde - s'enfuyant quand il veut dans les évocations obscures du langage poétique. 2.2 Le contenu philosophique Entre scientisme et existentialisme La pensée de l'absurde100, chez Bataille, et jusqu'à un certain point, la démarche qu'il entreprend pour se saisir et penser la condition humaine, sont des traits qui le rapprochent considérablement des « penseurs existentialistes101 ». Mais Sartre distingue aussi une autre tendance à l'œuvre chez lui, une attitude hautement nuisible qui révèle en fait sa mauvaise foi : « M. Bataille, qui n'est ni savant ni philosophe, a malheureusement des teintures de science et de philosophie. Nous allons nous heurter tout de suite à deux attitudes d'esprit distinctes qui coexistent chez lui sans qu'il s'en doute et qui se nuisent l'une à l'autre : l'attitude existentialiste et ce que je nommerai, faute de mieux, l'attitude scientiste. [...] C'est [...] le scientisme qui va fausser toute la pensée de M. Bataille.102 » Ce que Sartre entend ici par « scientisme » est un point de vue prétendument « objectif» sur la condition humaine ; c'est en somme le point de vue du dehors. Mais ce point de l'espace, fait observer Sartre, est hors de portée ; le seul auquel nous avons réellement accès est celui du dedans, qui se révèle par « l'attitude intérieure de l'existentialisme103 ». Penser qu'on peut s'atteindre comme le savant atteint l'objet, c'est précisément pour Sartre la tentation de Après la mort de Dieu, nous dit Sartre, « la pensée moderne a rencontré deux espèces d'absurde. Pour les uns, l'absurdité fondamentale, c'est la "facticité", c'est-à-dire la contingence irréductible de notre "être-là", de notre existence sans but et sans raison. Pour d'autres, disciples infidèles de Hegel, elle réside en ceci que l'homme est une contradiction insoluble. C'est cette absurdité-là que M. Bataille ressent le plus vivement. » [J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 143.] 101 J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 144. 102 /£/</., p. 146. 103 AW., p. 148. 33 l'impossible. Or c'est pourtant bien la tentative de Bataille, et Sartre nous montre alors tout ce que cela implique de mauvaise foi : « c'est que M. Bataille prend sur lui-même deux points de vue contradictoires simultanément. D'une part il se cherche et s'atteint par une démarche analogue à celle du cogito, qui lui découvre son individualité irremplaçable ; d'autre part il sort soudain de soi pour considérer cette individualité avec les yeux et les instruments du savant, comme si elle était une chose dans le monde.104 » Observons plus lentement cette analyse de Sartre. Nous sommes dans le domaine de l'« expérience intérieure » - en termes sartriens, il s'agit de la découverte de la « conscience de soi » : « ce retour vers soi qui fait naître le soi.105 » Sartre note que cette expérience a été analysée plusieurs fois, déjà, chez des penseurs existentialistes, notamment chez Jaspers et Heidegger. Dans chaque cas, il s'agissait essentiellement de penser « le sens de la réalité humaine éclairée par son "être-pour-mourir"106 » - le sort absurde de l'homme après la mort de Dieu. Or, il ne fait aucun doute pour Sartre, qui reprend ici les paroles mêmes de Bataille, que le « Moi-qui-meurt [...] aperçoit ce qui l'entoure comme un vide et lui-même comme un défi à ce vide.107 » Autrement dit la découverte que je fais du dedans est celle de mon « irremplaçabilité » : car en effet, je dois pouvoir porter seul la responsabilité de mon « existence sans but et sans raison109 ». Mais voici, selon Sartre, où est le glissement de mauvaise foi dans la pensée de Bataille : « nous allons assister à un [...] tour de passe-passe : M. Bataille va identifier [...] improbabilité et irremplaçabilité1^ ». Pour arriver à concevoir mon improbabilité - et non plus mon irremplaçabilité - il faut que j'envisage mon individualité comme une sorte de « combinaison fort improbable » d'« élément naturels111 » ; mais pour cela je dois, comme le savant qui observe une chose dans l'environnement qui l'a créé, me percevoir du dehors, ce qui trahit dès lors le point de vue du dedans annoncé par l'expérience intérieure. « Comment [M. Bataille] ne voit-il pas, 104 Ibid, p. 151. (Nous soulignons.) Ibid, p. 148. - Ce soi réflexif - ou conscience de soi - a nom d'« ipséité » dans L'expérience intérieure : « [L]e mot cTipséité est un néologisme [que Bataille] a emprunté à Corbin, le traducteur de Heidegger. M. Corbin l'utilise pour rendre le terme allemand de « Selbstheit », qui signifie retour existentiel vers soi à partir du projet. » [Ibid., p. 148.] 106 Ibid, p. 149. m Ibid.,pA49. 108 Ibid, p. 147. (Nous soulignions.) 109 Ibid, p.143. 110 Ibid, p. 147. (Le souligné est de nous.) 111 Ibid, p.146. - Pour la citation qui précède également. 105 34 demande Sartre, que l'improbabilité n'est pas une donnée immédiate mais précisément une construction de la raison ? C'est VAutre qui est improbable, parce que je le saisis du dehors. Mais, par un premier glissement, notre auteur identifie la facticité, objet concret d'une expérience authentique, et l'improbabilité, pur concept scientifique."2 » Conclusion de Sartre : « Le point de départ de notre auteur est déduit, il n'est aucunement rencontré par le sentiment.113 » Sartre trouve une autre confirmation de ce scientisme inavoué dans la pensée de Bataille : sa pensée du temps. Chez lui le soi est soumis « à l'action dissolvante du temps.114 » Le soi s'éparpille, se répand dans la durée, et finit rongé par le temps - car enfin le temps manque : « M. Bataille reprend à son compte les remarques de Proust sur le temps séparateur. Il ne voit pas la contrepartie, c'est-à-dire que la durée remplit aussi et surtout un office de liaison.115 » Pour Sartre, en effet, si l'on pense réellement le temps du dedans, on s'aperçoit qu'il constitue d'abord et avant tout pour la réalité humaine le lien entre les différentes phases, les différents projets de l'existence : le temps lie notre vie. « Qu'est-ce donc que ce temps qui ronge et qui sépare, sinon le temps scientifique, le temps dont chaque instant correspond à une position d'un mobile sur une trajectoire?116 » La mauvaise foi de Bataille, à la fin, tient une fois de plus à l'ambiguïté de sa position : il oscille sans cesse entre un point de vue du dedans (attitude existentialiste) et un point de vue du dehors (attitude scientiste), assurant cependant le lecteur qu'il a affaire uniquement au premier point de vue, composé des données immédiates de l'expérience intérieure - mais ce n'est qu'un leurre selon Sartre. Le sens du fantastique Cette oscillation entre le dehors et le dedans, « ce papillotement d'intériorité et d'extériorité que je notais tout à l'heure a une fonction précise : faute d'une fusion réelle de la conscience et de la chose, [il] nous fait osciller de l'une à l'autre avec une très grande 112 Ibid, Ibid, 114 Ibid, 115 Ibid, 116 Ibid, 113 p. 147. p. 147. p.150. p. 150. p.150. 35 vitesse, espérant réaliser la fusion à la limite supérieure de cette vitesse.117 » Cette idée que Sartre notait en 1944 à propos de Francis Ponge118 s'applique sans difficulté à Bataille luimême : « Cet effort pour se voir, affirme Sartre, par les yeux d'une espèce étrangère [...], [car c'est bien de cela qu'il s'agit : essayer de dépasser la position de sujet,] nous l'avons déjà rencontré cent fois, sous des formes différentes, chez Bataille, chez Blanchot, chez les surréalistes. Il représente le sens du fantastique moderne119 ». Ce fantastique moderne, que Sartre n'aime pas beaucoup d'ailleurs120, a été l'objet d'une analyse plus approfondie de sa part dans un article consacré à Maurice Blanchot. La caractéristique principale de ce genre est d'envisager « la nature hors de l'homme et en l'homme, saisie comme un homme à l'envers121 » ; le but du fantastique étant d'arriver à « sortir de l'humain pour se juger122 », il s'agit en somme d'inventer toutes sortes de « ruses pour parvenir à se regarder avec des yeux inhumains.123 » Naturellement, nous dit alors Sartre, pour « penser cette image nous ne pouvons user d'idées claires et distinctes ; il nous faut recourir à des pensées brouillées, elles-mêmes fantastiques, en un mot nous laisser aller en pleine veille, en pleine maturité, en pleine civilisation, à la "mentalité" magique du rêveur, du primitif, de l'enfant.124 » C'est dire à quel point, finalement, Bataille n'est guère un « philosophe » sérieux aux yeux de Sartre : le sens du fantastique envahit son œuvre de toute part et sa pensée, dès lors, ne peut se rapporter à la réalité humaine qu'avec de grandes distorsions. 17 J.-P. SARTRE. « L'homme et les choses », dans Situations, I, Critiques littéraires, p.266. Ibid, p.226-270. - Bataille dit quelque chose de très semblable, dans L'expérience intérieure: « L'expérience atteint pour finir la fusion de l'objet et du sujet, étant comme sujet non-savoir, comme objet l'inconnu. » [G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.2L] 119 J.-P. SARTRE. « L'homme et les choses », p.266. 1 ° Il s'en confie à Simone Jolivet, dans une lettre datée du 17 juillet 1943 : «.je pense [...] que je ne t'ai pas assez dit que je n'aime pas le « genre » des histoires démoniaques (le fantastique). Cela [...] peut expliquer que je me sois montré un peu rechigné. » [J.-P. SARTRE. Lettres au Castor et à quelques autres (Tome 2), Paris, Gallimard, 1983, p.316.] 121 J.-P. SARTRE. « "AMINADAB" ou du fantastique considéré comme un langage », dans Situations, I, p.115. 122 J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p.172. m Ibid.,p.\72. 124 J.-P. SARTRE. « "AMINADAB" ou du fantastique considéré comme un langage », p. 115. 118 36 2.3 L'expérience intérieure Le supplice fantastique L'expérience intérieure, nous dit Bataille, « est la mise en question (à l'épreuve), dans la fièvre et l'angoisse, de ce qu'un homme sait du fait d'être. » Ce que Bataille découvre au fond de cette expérience tient au fait que « la seule vérité de l'homme, enfin entrevue, est d'être une supplication sans réponse.126» C'est l'expérience du «non-savoir», l'épreuve du « vide ». Sartre endosse, jusqu'à un certain point, cette expérience humaine : « Le ciel est vide, l'homme ne sait rien. Telle est la situation que M. Bataille nomme ajuste titre "supplice" et qui est, sinon le supplice des hommes en général, du moins son supplice particulier, sa situation de départ.127 » Le problème ici, selon Sartre, vient de ce que Bataille se maintient dans son supplice, demeure captif quand il pourrait se libérer par des projets qui lui feraient dépasser son dégoût - faut-il dire son goût ? - du supplice. La sombre voie qu'emprunte Bataille, décidément, « n'apporte jamais rien d'apaisant », car c'est une voie « où rien [...] ne se révèle, sinon l'inconnu128 » Cependant Sartre ne croit pas Bataille capable d'assumer jusqu'au bout le cul-de-sac dans lequel il se jette : le supplice qu'il ne peut éluder, il ne peut pas non plus le supporter. Mais il n'y a rien d'autre que ce supplice. Alors, c'est ce supplice même qu'on va truquer. L'auteur l'avoue lui-même : "J'enseigne l'art de tourner l'angoisse en délice." Et voici le glissement : Je ne sais rien. Bon. Cela signifie que mes connaissances s'arrêtent, qu'elles ne vont pas plus loin. Au-delà rien n'existe, puisque rien n'est pour moi que ce que je connais. Mais si je substantifie mon ignorance ? Si je la transforme en "nuit de non-savoir" ? La voilà devenue positive : je puis la toucher, je puis m'y fondre. [...] Mieux : je puis m'y installer. Il y avait une lumière qui éclairait faiblement la nuit. À présent je me suis retiré dans la nuit et c'est du point de vue de la nuit que je considère la lumière. [...] Il n'en reste pas moins que le tour est joué : à tout coup le nonsavoir, qui n'était préalablement rien, devient l'au-delà du savoir. En s'y jetant, M. Bataille se trouve soudain du côté du transcendant. Il s'est échappé : le dégoût, la honte, la nausée sont restés du côté du savoir.129 Sartre conclut cette analyse sans hésiter : « Dans la distance qui sépare ces deux passages [du non-savoir à Yau-delà du savoir] tient toute la mauvaise foi de M. 125 G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 16. Ibid, p.25. - Bataille reformule ce constat plusieurs fois : « L'homme interroge et ne peut fermer la plaie qu'une interrogation sans espoir ouvre en lui : "Qui suis-je ? que suis-je ? "» [G. BATAILLE. Le Coupable, p.333.] 121 J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p.168. 128 G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 10. Pour la citation qui précède également. 129 J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p.169-170. 126 37 Bataille. » Car en fait Bataille dit expérimenter le « non-savoir » comme s'il s'agissait pour lui d'un objet de connaissance, objet consistant vers lequel il s'élancerait en tant que sujet connaissant. « Mais précisément M. Bataille ne veut pas voir que le non-savoir est immanent à la pensée. Une pensée qui pense qu'elle ne sait pas, c'est encore une pensée. Elle découvre de l'intérieur ses limites, elle ne se survole pas pour autant. Autant faire de rien quelque chose, sous prétexte qu'on lui donne un nom.131 » C'est bien ce que veut dire 1 39 Sartre lorsqu'il affirme que Bataille « substantifie [son] ignorance » : il en fait un objet qu'il appelle la « nuit » ou l'« inconnu », et qui devient par le fait même saisissable. Mais le propre de l'ignorance, objecte Sartre, est qu'elle n'est justement pas saisissable, elle n'est à vrai dire rien de consistant : Vous et moi, nous écrivons : "Je ne sais rien", à la bonne franquette. Mais supposons que j'entoure ce rien de guillemets. [...] Voilà un rien qui prend une étrange tournure ; il se détache et s'isole, il n'est pas loin d'exister par soi. Il suffira de l'appeler, à présent, Yinconnu et le résultat est atteint. Le rien, c'est ce qui n'existe pas du tout ; l'inconnu, c'est ce qui n'existe aucunement pour moi. En nommant le rien l'inconnu, j'en fais l'être qui a pour essence d'échapper à ma connaissance.133 Il y échappe, certes, mais il n'est pas moins l'objet de mon expérience, de mon supplice. Le livre de Bataille, qui semble vouloir aborder cette expérience comme « le récit d'un désespoir134 », se présente néanmoins aux dires de Sartre comme la « saisie objective » de ce supplice. Mais pour effectuer cette saisie du supplice, il faudrait que d'une manière ou d'une autre nous puissions en parler du dehors : ce serait envisager le supplice sans le subir, et cela précisément est impossible. Le supplice est la condition même de l'expérience humaine, c'est au fond de nous l'épreuve de l'ignorance et l'ignorance n'est pas un objet - elle n'est rien - dont on peut se distancier : « s'il est un "supplice" de l'homme, nous dit Sartre, c'est de ne pouvoir sortir de l'humain pour se juger, de ne pouvoir contempler le dessous des cartes. Non parce qu'on les lui dérobe, mais parce que, les vît-il même, c'est à sa lumière qu'il les verrait.135 » Les descriptions que nous donne Bataille de l'expérience intérieure - du « supplice des hommes en général136 » - sont donc 130 Ibid, p. 168. Ibid, p. 170. 132 Ibid, p.169. 133 Ibid, p. 170. 134 G. BATAILLE. L'expérience intérieure, OC V, p.l 1. 135 J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 172. 136 ftW.,p.l68. 131 38 de l'ordre du fantastique, encore une fois - ce qui nous renvoie inévitablement à la mauvaise foi de Bataille en tant que philosophe : prétendant à la lucidité réelle (c'est-àdire : tenant compte de sa situation indépassable de sujet), mais s'échappant quand même dans les inventions de sa fantaisie (s'imaginant un objet auquel nous n'avons pas réellement accès). C'est justement par cette « fantaisie », ajoute Sartre, que Bataille peut éviter, à la fin, l'impasse dans laquelle il s'était jeté : tout se passe en fait comme si la démarche de Bataille, au lieu de le laisser, comme il prétend, « dans un grand malaise137 », lui permettait au contraire de s'en délivrer. C'est en effet le sens des propos de Sartre, un peu plus haut, lorsqu'il affirme qu'en se retirant « dans la nuit138 » (ce rien saisi comme un au-delà du savoir), « M. Bataille se trouve soudain du côté du transcendant. » Car s'il est bel et bien parvenu de ce côté - du côté du non-savoir -, c'est dire qu'il « s'est échappé : le dégoût, la honte, la nausée sont restés du côté du savoir.140 » Bataille semble donc avoir dépassé le supplice des hommes en s'y fondant complètement, en intensifiant le supplice jusqu'à l'extase - ce moment de « transcendance », où il s'échappe dans la nuit du non-savoir. Autant dire, finalement - et cet élément rebutera Sartre au plut haut point - que Bataille aura su se délivrer de la « condition humaine », c'est-à-dire du « supplice des hommes en général141 ». Il aura su, et aura donc obtenu son « salut », sa délivrance : ce que Bataille nie, dans un premier temps : « J'ai renoncé à ce dont l'homme a soif.142 » Mais Sartre insiste, la recherche de salut est partout à l'œuvre chez lui, et elle s'exprime essentiellement par son « désir d'être tout143 » : « M. Bataille n'a-t-il pas écrit [...] : "L'homme (au bout de sa quête) est... agonie de tout ce qui est " [...] ? [...] Il faut donc qu'il reconnaisse sa mauvaise foi : Si je souffre pour tout, je suis tout, au moins à titre de souffrance. Si mon agonie est G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 19. J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 169. m Ibid.,pA69. 140 Ibid., p.169-170. (Nous soulignons.) m Ibid.,p.l6S. 142 G. BATAILLE. Le Coupable, p.261. - Par ailleurs, Bataille précisera que « l'expérience intérieure ne pouvant avoir de principe [...] dans une recherche d'états enrichissants [...], ne peut avoir d'autre souci ni d'autrefin au 'elle-même. » [G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 18.] G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 10. - «N'importe qui, sournoisement, voulant éviter de souffrir se confond avec le tout de l'univers, juge de chaque chose comme s'il l'était, de la même façon qu 'il imagine, au fond, ne jamais mourir. » [Ibid, p. 10.] 138 39 agonie du monde, je suis le monde agonisant. Ainsi aurai-je tout gagné en me perdant.144 » Le supplice que Bataille cherche à intensifier145 et dans lequel il se perd, le mène, à l'entendre, à « l'illimité de la pensée146 », « à tout le possible147 ». C'est en effet le sommet de l'expérience intérieure, cet instant où l'épreuve du supplice - devenu si vif et envahissant qu'il est même suggéré de nous le représenter comme le drame de la Passion « ouvre la sphère où s'enfermait (se limitait) ma particularité personnelle148 » ; c'est le « point d'extase149 » : le moi agonisant s'abandonne, il s'ouvre alors au non-moi, à tout ce qui est « hors de moi150 » tellement « cela rend triste et lourd de ne pas mourir151 », nous dit Bataille, qui ajoute alors : «je deviens fuite immense hors de moi, comme si ma vie s'écoulait en fleuves lents à travers l'encre du ciel * » ; et plus loin : « Ma mort et moi, 1S^ nous nous glissons dans le vent du dehors, où je m'ouvre à / 'absence de moi. • » Or voilà : « cette Passion est [pour Sartre] une véritable tricherie, une manière plus subtile de s'identifier à "tout".154 » Car enfin, en disant qu'il s'ouvre « à l'absence de moi », Bataille ne prétend-t-il pas, justement, mais de manière déguisée, atteindre l'immensité du non-moi, le tout englobant155 ? Sartre en tout cas le pense. Ainsi donc, Bataille réussirait à satisfaire « par la bande son désir "d'être tout"15 », il se dérobe[rait] au supplice des hommes en « se pren[ant] pour la nuit157 ». - Parce que « la Nuit, c'est bien connu, toutes les vaches sont noires158 » ; ainsi, Bataille a beau dire, il joue de cette « obscurité » pour « s'identifier à 144 J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 165. « [...] plus que la vérité, c'est la peur que je veux et que je cherche : celle qu'ouvre un glissement vertigineux, celle qu 'atteint l'illimité possible de la pensée. » [G. BATAILLE. Le Coupable, p.240.] 146 G. BATAILLE. Le Coupable, p.240. 147 Ibid, p.365. (Nous soulignons.) l4 * Ibid., p.272. 149 Ibid, p.264. 150 Ibid, y 212. 151 Ibid, p.269. 152 /Wd,p.253. 153 Ibid, p.365. 154 J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p.165. 155 Nous suggérons, par ce terme d'« englobant », un lien avec la pensée de Karl Jaspers, dont Sartre semble croire qu'elle inspire de nombreux développements du livre de Bataille: «L'expression se trouve chez Jaspers et chez M. Bataille. Y a-t-il eu influence ? M. Bataille ne cite pas Jaspers, mais il semble l'avoir lu. » [Ibid., p. 144, note L] ; « M. Bataille a-t-il lu les trois volumes de Philosophie ? On m'assure que non. Mais il a sans doute eu connaissance du commentaire que Wahl en a donné dans les Études kierkegaardiennes. Les similitudes dépensée et de vocabulaire sont troublantes. » [Ibid, p.167.] 156 J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 171. 157 G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.85. 158 J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 171. 145 40 "tout" », la preuve en est, nous dit Sartre, qu'il semble en sortir ravi159 : en effet, après avoir relevé quelques citations où Bataille dit avoir « "du divin une expérience si folle qu'on rira de moi si j'en parle" », Sartre conclut que c'est « vraiment un mystique qui parle, un mystique qui a vu Dieu et qui rejette le langage trop humain de ceux qui ne l'ont pas vu. » Témoin de mauvaise foi qui refuse « de nommer Dieu160 », Bataille n'aura donc été aux yeux de Sartre, pour finir, qu'un « chrétien honteux.1 l » Conclusion de la critique de Sartre Il y a à la fin de la critique de Sartre une sorte d'aveu d'impuissance et comme une forme de résignation : « À présent je sais que je ne puis rien pour lui et qu'il ne pourra rien pour moi ; il est à mes yeux comme un fou et je sais aussi qu'il me tient pour un fou. » Or entre deux fous, on le sait, il n'y a pas de véritable rencontre : ils sont prisonniers de leur solitude et leur communication n'est en somme qu'un dialogue de sourds. Ce serait cependant passer un peu vite sur l'essentiel... Car pour nous l'essentiel est que la communication entre Bataille et Sartre a bel et bien eu lieu, qu'elle a même ébranlé des éléments qui étaient absolument indispensables à la pensée de Bataille. « La communication, nous dit Bataille, demande un défaut, une « faille » ; elle entre, comme la mort, par un défaut de la cuirasse. Elle demande une coïncidence de deux déchirures, en moi-même, en autrui. » Ainsi la rencontre avec Sartre n'aura pas été vaine, et la communication qui s'est établie entre eux aura ouvert, dans le choc des déchirures, une brèche considérable164. Voici l'une de ces images qui suggèrent un lien entre l'obscurité et la plénitude: «de l'impossible araignée, pas encore écrasée, que je suis, si mal dissimulée dans ses réseaux de toile. Malgré elle l'araignée, tapie dans un fond, est l'horreur devenue un être, à ce point qu'étant la nuit, elle rayonne cependant comme un soleil... » [G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.149.] 160 J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 168. Pour les deux citations précédentes également. m Ibid.,pA66. 162 Ibid, p. 169. 163 G. BATAILLE. Le Coupable, p.266. 164 En ce qui concerne Sartre, le sens de son opposition à Bataille nous semble à la fois philosophique et stratégique. D'abord philosophique, car en 1943, après avoir découvert la nécessité de l'engagement social et politique de l'intellectuel, Sartre prend une distance par rapport au style et aux idées qu'il a développés quelques années plus tôt dans La Nausée : « L'un des buts de ce roman, nous dit J.-F. Louette, est d"'exprimer le silence avec des mots", de faire accéder, par et par-delà le langage, à "l'absolu ou 41 Sartre, du reste, ne désavoue aucunement ses deux critiques : pour lui, l'œuvre de Bataille n'est philosophiquement pas claire, elle est « sans réciprocité », vouée à l'échec. Et cependant, Sartre, bien qu'il dénonce sans cesse la « mauvaise foi passionnelle » de Bataille, demeure fasciné par « l'homme qui se livre dans ces pages165 », car « à travers lui [il] entrevoi[t] l'homme et sa solitude166 » : plein d'« orgueil maladif», de « dégoût de soi » et d'« érotisme », dignes de faire « l'affaire de la psychanalyse167 ». Car enfin il semble que ce ne fut pas tant L'expérience intérieure qui attira Sartre, mais son auteur : « Aussi, plus qu'à cette expérience [...], s'intéressera-t-on à l'homme qui se livre dans ces pages, à son âme "somptueuse et amère"168 ». Et pourtant, Sartre, comme nous l'avons déjà dit, jamais plus ne se penchera sur le cas de Bataille, le « laissant vide169 » avec son expérience intérieure, ce « livre [qui] est aussi la somme des malentendus dont il est l'occasion.170 » / 'absurde " {La Nausée) » [J.-F. LOUETTE, op. cit., p.24.]. Or, ce but poursuivi par Sartre dans La Nausée est précisément l'un des buts poursuivis par Bataille dans L'expérience intérieure... Sartre aurait donc profité d'« Un nouveau mystique » pour faire le point sur ses propres idées et se livrer à une autocritique «par Bataille interposé » ; « et il se montre d'autant plus sévère, nous dit encore J.-F. Louette, qu 'il se sait en train de battre sa propre âme. » [Ibid., p.24.] Ainsi, l'ardeur avec laquelle Sartre critique L'expérience intérieure s'expliquerait par la projection^ sur le livre de Bataille, d'un combat intellectuel qu'il livre en lui-même. Par ailleurs, l'opposition à Bataille est également stratégique, car dans le champ intellectuel français qui se développe à partir de la fin de la Deuxième guerre, « la suprématie de Sartre » [A. BOSCHETTI. op. cit., p. 13.] implique en un certain sens l'« élimination » de «ses rivaux du même âge: Camus, Bataille, Blanchot. » [Ibid, p. 18.] Voir à ce sujet l'excellent livre d'Anna Boschetti: Sartre et «Les Temps Modernes ». 165 J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 174. Pour la citation précédente également. 166 Ibid, p. 168-169. 167 Ibid., p. 174. Pour les trois dernières citations également. - « Mais la critique littéraire trouve ici ses limites. Le reste est l'affaire de la psychanalyse. Qu 'on ne se récrie pas : je ne pense pas ici aux méthodes grossières et suspectes de Freud, d'Adler ou de Jung ; il est d'autres psychanalyses. » [Ibid, p.174.] m Ibid.,p.\74. 169 G. BATAILLE. « Réponse à Jean-Paul Sartre... », p.199. 170 Ibid, p.200. CHAPITRE II « U N N O U V E A U T Y P E DE D I S C O U R S . . . : Q U E L Q U E C H O S E C O M M E LE R É C I T ET L ' E S S A I D R A M A T I Q U E S 1 » L A DÉFENSE DE B A T A I L L E N'y a-t-il pas un avantage à faire de la philosophie ce que je fais : l'éclair dans la nuit, le langage d'un court instant ?... Peut-être à ce sujet, le moment dernier contient-il une vérité simple. BATAILLE2 N ous allons maintenant examiner la défense de Bataille, ce qui nous mènera au cœur de sa pensée qui, faut-il le préciser, « n'a pas de sens privilégié. En chacun de ses points, et quel que soit l'angle sous lequel on l'aborde, elle se donne en totalité.3 » Néanmoins, par souci de clarté, il nous faut procéder par ordre. C'est pourquoi nous avons choisi de suivre, un à un, les principaux textes de Bataille où il est explicitement question de Sartre, laissant de côté ceux qui ne sont pas en lien avec notre sujet4. Notre tâche ici n'est pas de résumer tous ces textes, mais seulement d'en soutirer ce qui nous semble contribuer à la défense de Bataille. En tout, il s'agit de six textes5, dont la publication s'étend de 1945 à 1952. La chronologie des répliques sera donc un facteur déterminant pour ' E. TIBLOUX. « Le tournant du théâtre. Numance 1937 ou "Les symboles qui commandent les émotions" », dans Les Temps Modernes, n° 602, décembre 1998 et janvier-février 1999, p.122. 2 G. BATAILLE. « Réponse à Jean-Paul Sartre... », p.202. 3 R. SASSO. op. cit., p. 13. 4 Notamment un compte-rendu d'un livre de Sartre- Réflexion sur la question juive -, court texte intitulé simplement « Sartre », paru dans la revue Critique en 1947. Revoici la liste de ces textes : 1) « Réponse à Jean-Paul Sartre - défense de l'"expérience intérieure" » (1945), 2) « Le surréalisme et sa différence avec l'existentialisme » (1946), 3) « Lettre à M. Merleau-Ponty » (1947), 4) « De l'existentialisme au primat de l'économie » (1947-48), 5) « Baudelaire "mis à nu". L'analyse de Sartre et l'essence de la poésie » (1948), 6) « Jean-Paul Sartre et l'impossible révolte de Jean Genêt » (1952). Six textes, donc, auxquels s'ajouteront tout de même quelques autres textes de Bataille, qui précisent sa pensée sans qu'il n'y soit nommément question de Sartre. 43 l'ordre de ce chapitre. Mais nous devons aussi tenir compte de l'importance inégale de ces répliques. C'est ce qui explique que nous nous permettions - une fois n 'est pas coutume ! de transgresser cet ordre chronologique, rassemblant dès le début les principaux argumentsrépliques de Bataille. Commençons sans plus tarder. Le principe d'insuffisance La première réplique de Bataille à la critique de Sartre vient en appendice à son livre Sur Nietzsche (1945). Il s'agit d'un court texte de dix pages qui a cependant l'intérêt de répondre directement aux critiques de Sartre. Le titre de l'appendice ne laisse d'ailleurs aucune ambiguïté sur ce point : « Réponse à Jean-Paul Sartre {Défense de /"'expérience intérieure") ». Dans ce texte, donc, Bataille invoque les raisons philosophiques qui justifient à la fois le manque de clarté de son œuvre et la mauvaise foi dont l'accuse Sartre. Son argument principal revient sur ce qu'il appelle déjà, dans L'expérience intérieure, le « principe d'insuffisance6 ». Voyons de quoi il s'agit. Toute vie humaine serait à la base marquée par l'insuffisance, insuffisance qui se révèle aussi bien dans l'angoisse que nous ressentons que dans la fatigue ou l'insatisfaction ; le sentiment d'un vide que rien ne suffit à combler, l'inconfort, l'oubli, le manque de confiance, l'incohérence, le principe « selon lequel les êtres ne sont eux-mêmes qu'en ayant recours aux autres7 » : voilà les traits qui « donnent généralement l'allure humaine8 », nous dit Bataille. Cette insuffisance est d'abord manifeste dans le « caractère de satellite » de l'enfant qui, ne pouvant subvenir lui-même à ses besoins, « regarde ses parents comme des dieux », c'est-à-dire comme des êtres parfaitement suffisants qui règlent son monde comme une horloge. Et ce « caractère [...] ne disparaît nullement par la suite : nous retirons aux parents notre confiance, nous la déléguons à d'autres hommes.10 » Ainsi, nous prêtons au monde un caractère de suffisance que nous n'avons pas, que nous ne 6 G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.97. Ce principe est développé dans une des sections de la troisième partie de ce livre, qui s'intitule « Le labyrinthe (ou la composition des êtres) » ; il s'agit d'un texte remanié qui avait déjà été publié dans la revue Documents. 7 C. LÉVESQUE. « Le principe d'insuffisance selon Bataille. Entretien avec Jean Larose », dans Le proche et le lointain, Montréal, vlb éditeur, 1994, p. 191. 8 G. BATAILLE. « Réponse à Jean-Paul Sartre... », p.200. G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.103. - Pour la citation précédente également. 10 /ta/., p. 103. 44 ressentons pas ; sans doute espérons-nous au moins recevoir, en retour, l'illusion de la suffisance. Mais rien n'y fait : ce fond d'insuffisance demeure en nous comme un trou noir, plus dense que tout, pour la raison ultime que « la seule vérité de l'homme, enfin entrevue, est d'être une supplication sans réponse.11 » En effet, malgré toutes les avancées de la science, tout le savoir accumulé dont nous sommes fiers, « l'existence du monde ne peut, d'aucune façon, cesser d'être inintelligible.12 » L'interrogation suppliante que nous sommes n'est donc jamais fondamentalement apaisée ; c'est précisément ce qui fait dire à Bataille que « l'humain se lie en nous à l'insatisfaction subie, jamais acceptée cependant13 », de l'être qui « ne peut, par aucun recours, échapper à l'insuffisance ni renoncer à l'ambition.1 » Ce « principe d'insuffisance » est important, car il fonde l'une des objections majeures de Bataille contre la philosophie : les philosophes, pour la plupart, interrogent apaisés, leurs questions semblent posées dans une « atmosphère de sérénité15 » - du moins éliminent-ils à l'écrit ce qui, dans leur expérience de philosophe, les a le plus troublés, tourmenté, épuisé. Ce calme plein de suffisance est le grand subterfuge des philosophes, qui trahissent par cette « assurance profonde16 » le doute qui normalement les ronge alors qu'ils se questionnent. Ainsi, Bataille suspecte l'interrogation philosophique d'être une clause de style ou, du moins, une ellipse de ce qu'implique toute mise en question radicale. [...] À l'opposé, la forme de la question posée par celui qui ne sait pas ne peut être que la supplication. Pour Bataille, la supplication est liée au « doute qui angoisse » et l'angoisse ne peut se fonder sur un savoir, car « l'angoisse, évidemment, ne s'apprend pas ». La supplication est la question qui ne donne jamais « le pas à la réponse... au savoir », c'est « l'interrogation sans espoir, « la question sans limite ».17 Le philosophe - celui qui ne sait pas - se retrouve donc tôt ou tard en état de « supplication », état qui est lié à l'insuffisance de sa condition d'« homme de savoir ». Par conséquent, Bataille refuse d'atténuer - même à l'écrit - le « doute qui angoisse », « L'Interrogation désespérée" que connaît celui qui "veut qu'il soit répondu sans finir à n /èW.,p.25. Ibid, p. 124. 13 G. BATAILLE. « Réponse à Jean-Paul Sartre... », p.200. 14 G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 108. 15 R. SASSO. op. cit., p.30. 16 G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 125. 17 R. SASSO. op. cit., p.30. 12 45 chaque question qui se pose en lui". » Autrement dit, Bataille veut inclure, dans le langage même de la philosophie, le désespoir caractéristique de celui qui, parvenu au sommet du savoir accessible, fait l'épreuve de l'insuffisance acide, ne sait plus - rien - et succombe devant le vide - qu'il se représente également comme la « tache aveugle » du savoir. Ce langage, le langage même de l'insuffisance humaine, que le lecteur de Bataille connaît bien, ressemble à ceci : Oubli de tout. Profonde descente dans la nuit de l'existence. Supplication infinie de l'ignorance, se noyer d'angoisse. Se glisser au-dessus de l'abîme et dans l'obscurité achevée en éprouver l'horreur. Trembler, désespérer, dans le froid de la solitude, dans le silence éternel de l'homme (sottise de toute phrase, illusoires réponses des phrases, seul le silence insensé de la nuit répond). Le mot Dieu, s'en être servi pour atteindre le fond de la solitude, mais ne plus savoir, entendre sa voix. L'ignorer. Dieu dernier mot voulant dire que tout mot, un peu plus loin manquera : apercevoir sa propre éloquence (elle n'est pas évitable), en rire jusqu'à l'hébétude ignorante (le rire n'a plus besoin de rire, le sanglot de sangloter). Plus loin la tête éclate : l'homme n'est pas contemplation (il n'a la paix qu'en fuyant), il est supplication, guerre, angoisse, folie.19 Ce passage illustre bien l'un des reproches que Sartre faisait à Bataille : une prose philosophique envahie par la poésie, d'où le sens flou, le manque de clarté des propos. Mais nous devinons maintenant la réponse de Bataille, qui pourra toutefois sembler commode à bien des égards : la poésie, le flou conceptuel, sont les traces de l'insuffisance caractéristique de tout ce qui est. Ainsi donc, Bataille veut intégrer dans sa pensée aussi bien que dans son écriture le principe même de l'insuffisance : « la pensée, dit-il, se produit en moi par éclairs incoordonnés et s'éloigne sans fin du terme dont la rapprochait son mouvement.21 » Et il en irait de même pour l'écriture, comme en témoigne cette confession littéraire : À peu près chaque fois, si je tentais d'écrire un livre, la fatigue venait avant la fin. Je devenais étranger lentement au projet que j'avais formé. J'oublie ce qui m'enflammait la veille, changeant d'une heure à l'autre avec une lenteur somnolente. Je m'échappe à moi-même et mon livre m'échappe ; il devient presque entier comme un nom oublié : j'ai la paresse de le chercher, mais l'obscur sentiment de l'oubli m'angoisse. Et si ce livre me ressemble ? si la suite échappe au début, l'ignore ou le tient dans l'indifférence ? étrange rhétorique !22 1 *Ibid.,p3l. G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.49. 20 Voir nos sections La haine du langage et De la prose poétique, Chapitre I, p. 13-16 et p.24-35. 21 G. BATAILLE. « Réponse à Jean-Paul Sartre... », p.201. 22 G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.71. 19 46 Le livre de Bataille lui ressemble peut-être, aurait admis Sartre, mais il ne ressemble qu'à lui - c'est ce que Sartre affirmait dans l'une de ses critiques . Et Bataille, en effet, revenant sur ce point, se demande : « Je ne sais si j'énonce de cette façon l'impuissance humaine - ou la mienne...24 » Mais la réflexion n'hésite pas longtemps sur ce point, et bientôt Bataille se voit contraint de réaffirmer : « mon propos, je pense, est ici celui de l'homme tout entier.25 » Après tout, fait-il encore observer, « ce qui est vraiment, [...] n'est pas plus l'essor d'une pensée lucide que sa dissolution dans l'opacité commune. L'apparente immobilité d'un livre nous leurre : chaque livre est aussi la somme des malentendus dont il est l'occasion.26 » Rien n'échappe donc à l'insuffisance, aux malentendus, alors aussi bien en témoigner honnêtement, ce qui ne veut pas dire pour Bataille de faire exprès pour engendrer le désordre : « Il va de soi : j'apporte à la tâche le plus de rigueur que je puis. Mais le sentiment qu'une pensée elle-même a d'être friable [...] me prive de la détente favorable à l'ordonnance rigoureuse. » Ainsi le désordre n'est pas évitable : « En fait, je ne pourrais pas arriver à maintenir l'ordre, [...] mais quelquefois on peut retrouver ce qu'il y a de riche dans le désordre. Ce n'est pas facile, mais je suis devenu très calé sur ces petits problèmes : faire tourner le désordre, le désordre fondamental, initial, en quelque chose qui participe de l'art, cela me paraît un très bon principe.28 » Le mode de penser de Bataille n'est donc pas, malgré les apparences, réductible à une paresse intellectuelle ou à un laisser-aller philosophique ; le voici même décrit avec sagacité par Jean-Luc Nancy : Il s'agit de ce qui ne renonce ni à la critique, ni même à la recherche de propositions « positives » (comme on dit), mais qui ne peut pas non plus se satisfaire de ses propositions sans indiquer l'excès qui doit déborder et les consumer, au-delà de leur sens pour qu'elles aient le sens de l'effort exigeant et de l'audace de la pensée elle-même. Pour autant, cette pensée ne s'enfonce pas dans le pathos du scepticisme, ni dans celui de l'héroïsme, mais elle envisage sans détour, autant qu'il est possible, ce fait primitif et dernier d'une pensée que rien n'assure, hors sa liberté (ni « Dieu », ni « homme total », voilà tout, si l'on peut dire...) : il n'y a pas de pensée, c'est-à-dire pas d'articulation de sens, qui n'ait l'inachevable en elle, excédant le sens, comme une intimation, comme une obligation serrée, implacable, logique autant qu'éthique, d'avoir à se dérober comme pensée dans l'acte même qui est le sien, et si j'ose dire «pour» être pensée 2j Voir notre section Le drame d'un seul homme, Chapitre I, p.18-19. G. BATAILLE. « Réponse à Jean-Paul Sartre... », p.201. 25 Ibid, p.200. 26 Ibid., p. 199-200. 27 Ibid., p.200. - Bataille dit aussi, parlant de son œuvre : «je ne trouve à ma construction rigoureuse [...], qu'une expression désordonnée, non voulue telle, mais telle. » [G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.136.] 28 Cité par M. CHAPSAL. op. cit., p. 15. 24 47 (« pour faire sens » et « pour se libérer » - et je dis bien « si j'ose dire », car comment introduire ici sans réserve l'indication d'une finalité ?).2 Nous venons de voir, en somme, comment le principe d'insuffisance justifie, « si l'on peut dire... », l'approche de Bataille. À partir de là, il nous faut maintenant répondre plus précisément à certaines critiques de Sartre que nous n'avons pas encore évoquées. Allons-y sans détour. Sur la difficulté de le critiquer30, Bataille concède à Sartre que les descriptions de l'expérience intérieure « peuvent n'être pas saisies par qui n'en fait pas l'épreuve en luimême31 ». Le problème, souligne Bataille, c'est qu'en disant cela, Sartre ne se rend pas compte qu'il met en question la pertinence de sa propre critique, car comment peut-il juger l'expérience intérieure s'il ne l'a pas faite ? C'est pourtant ce qu'il fait : « Sartre que n'affole ni ne grise aucun mouvement, jugeant sans les éprouver de ma souffrance et de ma griserie du dehors, conclut son article en s'appesantissant sur le vide ». Ainsi, Sartre n'aurait saisi L'expérience intérieure que du dehors , « par une lucidité indifférente » qui en accuse évidemment le « caractère pénible », mais qui se trompe sur le sens profond des « mouvements d'esprit » qui y sont décrits. Vue sous cet angle, l'opposition de Sartre n'a donc pas réellement menacé le mouvement de la pensée de Bataille ; bien au contraire : parce que Bataille pense en intégrant l'insuffisance, une critique de sa pensée, soulignant l'insuffisance, ne peut qu'alimenter sa démarche... « Sartre me permettant d'y revenir... C'est sans fin.35 » Sur le scientisme inavoué de Bataille36 - comme quoi il aurait pensé l'être humain en cherchant à se retirer lui-même de la condition humaine -, ce dernier répond : 29 J.-L. NANCY. « La pensée dérobée », dans Lignes 01 (nouvelle série), Paris, Éditions Léo Sheer, mars 2000, p.91. 30 Voir notre section Un ton dogmatique, Chapitre I, p. 16-18. 31 G. BATAILLE. « Réponse à Jean-Paul Sartre... », p.199. 32 #>/£?., p.198-199. 33 Notons ici que Bataille se trouve à inverser - comme dans un miroir - l'une des critiques que Sartre lui avait faites, l'accusant de « scientisme », c'est-à-dire d'avoir adopté un point de vue qui s'éloigne des « données immédiates de la conscience » pour imaginer, « du dehors », la condition humaine. 34 G. BATAILLE. « Réponse à Jean-Paul Sartre... », p.196. -Pour les deux citations suivantes également. 35 /to/., p. 199. 36 Voir nos sections Entre scientisme et existentialisme et Le sens du fantastique, Chapitre I, p.32-35. 48 J'ai parlé d'expérience intérieure : c'était l'énoncé d'un objet, je n'entendais pas m'en tenir en avançant ce titre vague aux données intérieures de cette expérience. Nous ne pouvons réduire qu'arbitrairement la connaissance à ce que nous tirons d'une intuition du sujet. Seul pourrait le faire un être naissant. Mais précisément nous (qui écrivons) ne savons rien de l'être naissant que l'observant du dehors [...] ; nous n'atteignons le noyau de l'être que nous sommes qu'à travers des opérations objectives.37 La réponse indique ici un désaccord fondamental : pour Bataille, contrairement à Sartre, « l'humanité n'est pas faite d'êtres isolés, mais d'une communication entre eux ; jamais nous ne sommes donnés, fût-ce à nous-mêmes, sinon dans un réseau de communication avec les autres38 ». C'est pourquoi nous ne pouvons saisir Y individuel qu'en recourant à des opérations objectives. Il n'y a pas d'autres langages, en un sens, que le langage commun, ce qui ne veut pas dire qu'il soit en lui-même « suffisant » et qu'il nous permette aisément de traduire toutes les nuances de la réalité. Mais la réalité humaine est tellement intimement constituée par la communauté qu'il serait de toute façon insensé, nous dit Bataille, de penser que nous ne pouvons accéder au noyau de l'être que nous sommes que par un langage que nous aurions inventé nous-mêmes. Bataille va d'ailleurs jusqu'à dire, en toute simplicité : «je joue, quand j'avance un mot, la pensée des autres, ce qu'au hasard j'ai glané de substance humaine autour de moi. » Finalement, à propos de l'inutilité et de l'ambiguïté de l'expérience intérieure40, Bataille en appelle une fois de plus, quoique implicitement, au principe d'insuffisance. D'abord, l'inutilité de l'expérience intérieure n'est rien d'autre que l'inutilité - l'insuffisance même ! - de l'existence en général, ce qui n'implique pas forcément le renoncement, mais l'inévitable confrontation à l'absurde : « Sartre a raison de rappeler à mon propos le mythe de Sisyphe41 ». Le non-sens de l'expérience intérieure - le fait qu'elle n'aboutisse à rien, « laissant vide42 » - n'est peut-être pas très satisfaisant, mais n'est-ce pas là, se demande Bataille, l'épreuve authentique « du fin fond de l'être43 » ? Et sur l'ambiguïté de l'expérience intérieure, que Sartre associait à la « mauvaise foi » de Bataille, voilà comment ce dernier règle le malentendu : « on peut, comme Sartre l'a fait, 37 G. BATAILLE. « Réponse à Jean-Paul Sartre... », p.201. G. BATAILLE. « Genêt », dans La littérature et le mal, p. 148. 39 G. BATAILLE. Le Coupable, p.353. Voir nos sections Une expérience inutile et Le supplice fantastique, Chapitre I, p.20 et p.36-40. 41 G. BATAILLE. « Réponse à Jean-Paul Sartre... », p.200. 42 Ibid., p. 199. 43 Ibid, p. 198. 38 49 successivement me reprocher d'aboutir à Dieu, d'aboutir au vide ! ces reproches contradictoires appuient mon affirmation : je n'aboutis jamais.** » Ainsi donc, on l'aura compris, l'ambiguïté de l'expérience intérieure n'est pas étrangère aux mouvements d'esprit vertigineux dont elle est faite, et il est bien possible, ironise Bataille, qu'une « mobilité trop grande des concepts et des sentiments (des états d'esprit) ne laisse pas au lecteur plus lent la possibilité de saisir (de fixer).45 » Le primat de la vie sur la pensée Les textes sur lesquels nous allons nous pencher à présent n'ont déjà plus le statut de « réplique officielle » aux critiques de Sartre. Il y est néanmoins toujours question de Sartre, qui devient peu à peu la cible des critiques de Bataille. Le premier texte que nous examinerons est un long article intitulé « De l'existentialisme au primat de l'économie », qui s'échelonne sur deux numéros de la revue Critique, ceux de décembre 1947 et de février 1948. Cet article expose ce qui, à notre avis, constitue le deuxième principal argument-réplique de Bataille aux critiques de Sartre, soit le primat de la vie sur la pensée. Examinons-le de plus près. Le but de cet article, si nous le résumons, était de montrer, dans un premier temps, que l'existentialisme moderne, surtout représenté par des philosophes tels Jaspers, Heidegger, Sartre et Levinas, trahit le présupposé même sur lequel il se fonde à l'origine (donné dans la position de Kierkegaard) ; dans un second temps, il s'agissait pour Bataille de révéler un aperçu de sa « théorie générale de l'économie46 », théorie qui, selon lui, a le double mérite d'éviter le « porte-à-faux » de l'existentialisme et l'erreur de jugement que cette ambiguïté entraîne chez la plupart de ses représentants. Sans entrer dans les détails de cette théorie - parachevée un peu plus tard dans La part maudite (1949) -, nous tenons à préciser que la nouvelle terminologie économique de Bataille ne change rien au fond de sa pensée : il s'agit toujours d'exprimer « ce caractère intime - individuel et douloureux - 44 /Z>/J.,p.l99. /èW.,p.l95. 46 G. BATAILLE. « De l'existentialisme au primat de l'économie », Critique, nos 19 et 21, déc. 1947 (p.515526) et fév. 1948 (p.127-141), repris dans OC XI, Articles, I, Paris, Gallimard, 1988, p.279-306. (Nous nous référerons à cette édition.) 45 50 d'une expérience » de la vie humaine, sans négliger la difficulté « d'insérer dans la sphère des objets de pensée ce qui n'a de place qu'au dehors.48 » Nous pouvons donc considérer que l'esprit de cet article n'est pas étranger aux vues de Bataille dans L'expérience intérieure et que, par conséquent, il étaye sa défense contre Sartre. Bataille s'appuie tout d'abord sur trois ouvrages retraçant l'histoire de l'existentialisme49 pour mettre en évidence le présupposé à l'origine de ce mouvement philosophique : le primat de la vie sur la pensée. Ce point de départ auquel, selon Bataille, les « existentialistes ne sont guère fidèles50 », serait également celui des marxistes : « Le primat de la vie sur la pensée prend ces deux formes : Marx affirme le primat des besoins ; le primat d'un désir portant plus loin que la satisfaction du besoin est donné dans la position de Kierkegaard.51 » Ces deux formes se seraient constituées, par ailleurs, en réaction à l'idéalisme de Hegel, car le manque de vie, l'étouffement, qui est l'effet de la banalisation de la vie subjective dans le système hégélien, aurait donné des allures inhumaines à cette philosophie et entraîné, de ce fait, la réaction de Kierkegaard et de ceux qui l'ont suivi52. Mais alors, comment élaborer une philosophie de l'existence qui exprime l'intensité du sentiment individuel et à laquelle se sentent appartenir généralement tous les individus, 47 Ibid, p.294. Ibid, p.293. 49 JEAN WAHL. Petite histoire de « l'existentialisme », suivi de Kafka et Kierkegaard. Commentaires, Éd. Club Maintenant, 1947, in-16, 132p. - GUIDO DA RUGGIERI. Existentialism, Edited and introduced by Rainer Heppenstall, translated by E.M. Cocks, Londres, Secker and Warburg, 1946, in-8, 52p. - JULIEN BENDA. Tradition de l'existentialisme, ou les Philosophies de la vie, Grasset, 1947, in-16, 125p. 50 G. BATAILLE. « De l'existentialisme au primat de l'économie », p.280. 51 Ibid, p.282. « La connaissance fut pour les philosophes en général et pour Hegel une recherche de l'objet : ceci impliquait d'ailleurs une adéquation du sujet (de l'homme, du philosophe) à l'objet (ce qui est, le monde, Dieu, ou l'Idée absolue). Cet objet était essence immuable, éternelle et « vérité universelle valable pour tous les temps » : le sujet, fortuit, ses besoins et ses désirs, étaient forcément soumis à cette vérité, écrasés par elle. Hegel, il est vrai, posait l'objet comme une totalité dont chaque sujet était une partie [...]. Mais le sujet se savait à la fin réduit à n 'être qu 'un « paragraphe » de l'ensemble - du système. [...] Le désir de Hegel se résout ainsi dans un savoir, qui est absolu, qui est une suppression du sujet, relatif, qui sait. [...] Jamais, si l'ony pense, on n'a rien conçu déplus mort [...]. Vers la fin de sa vie, Hegel ne se posa plus le problème : il répétait ses cours et jouait aux cartes. Contre une philosophie inhumaine, Kierkegaard a élevé la protestation, le cri d'une existence suffoquée. Il a opposé à la satisfaction de l'idée éternelle l'intensité du sentiment individuel, et cet aléa du possible qui peut être ou n 'êtrepas et nous laisse suspendus dans l'angoisse. Il était, lui, un existant [...]. [Ibid., p.282.] 48 51 sans retomber dans la « recherche d'une essence immuable » ? La réponse de Kierkegaard, ou plutôt celle que Jean Wahl a formulée à partir de Kierkegaard, se trouve dans l'affirmation d'une nouvelle forme de philosophie qui refuserait « de donner la pensée elle-même pour fin de la pensée54 ». Bataille, toujours en se référant au commentaire de Wahl, parle ici du rôle des « philosophes-poètes : ce seraient, si je l'entends, des philosophes par l'origine mais pour liquider un héritage : ils résoudraient sans fin la tension de la recherche philosophique dans celle de l'effusion poétique.55 » Parce que le but est d'exprimer plus de vie, et que la vie est par-dessus tout la vie sensible de l'individu56, essentiellement liée aux désirs portant plus loin que la satisfaction du besoin, on peut comprendre, à partir de là, pourquoi la philosophie a pu chercher dans la poésie les moyens de réaliser sa visée. Ramener le sensible au cœur même de la philosophie : voilà ce que peut idéalement la poésie et qui traduit, dans le sillage de Kierkegaard, le primat de la vie sur la pensée. Mais n'était-ce pas précisément ce que Bataille sous-entendait, dans L'expérience intérieure, quand il parlait de « la volonté, s'ajoutant au discours, de ne pas en < s'en tenir à l'énoncé, d'obliger à sentir » ? Il commentait alors sa propre méthode, puisant dans « l'art dramatique58 » les moyens de « briser le discours en [lui]59 », car le « discours, les mots qui nous permettent d'atteindre aisément des objets, atteignent mal les états intérieurs ». Bataille serait donc fidèle, en ce sens, au présupposé de l'existentialisme61. C'est également ce qui ressort quand il évoque l'avantage, pour la philosophie, « de retrouver l'attitude d'une religion, pour laquelle les mythes et les rites ont plus d'intérêt que la connaissance philosophique ». Ce qui, décidément, importa le plus à Bataille comme philosophe, fut toujours d'accorder une plus large part, dans sa pensée, au plan non discursif : c'est en tout cas ce qu'impliquait pour lui le primat de la vie sur la pensée. 5J Ibid, p.2S3. Ibid., p.281. 55 iW.,p.283. «Je vis d'expérience sensible et non d'explication logique. » [G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.45.] 7 G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.26. 58 Ibid., p.26. 59 Ibid, p.73. 60 Ibid, p. 162. « En un certain sens toute mon œuvre se rattache, d'une façon que je dirais presque privilégiée, au courant que l'on a nommé, peut-être à tort, existentialiste. » [G. BATAILLE. « La Vie des lettres », p.l 17.] 2 G. BATAILLE. « De l'existentialisme au primat de l'économie », p.283. 54 52 Bataille, on le voit dans ce texte, essaie de justifier son approche à partir de l'esprit même de la philosophie qui le critique - Sartre étant précisément le seul, semble-t-il, qui se réclame de l'existentialisme63. Cet esprit, celui de Kierkegaard à l'origine, pour qui la vie des désirs, l'intensité du sentiment individuel et l'aléa du possible, qui nous suspend dans l'angoisse, décrivent le moins mal l'existence, aurait été trahi par l'existentialisme moderne, que Bataille associe à « une hypertrophie de la démarche intellectuelle. Il s'agit bien encore d'éprouver l'existence, de vivre avant de connaître [...]. Mais la connaissance, l'exercice professoral, déborde (surtout chez Sartre).64 » Le primat de la vie sur la pensée ne serait plus assumé jusqu'au bout par l'ensemble des existentialistes ; jamais leur pensée, nous dit Bataille, ne céderait le pas à la vie : « La pensée existentialiste est toujours fuyante mais n'achève jamais en elle-même l'anéantissement de la pensée.65 » C'est donc ce qui lui fait dire de cette pensée qu'elle est « malade d'une virtuosité morose.66 » Mais pourquoi la pensée devrait-elle s'effacer à ce point devant la vie sensible ? Pourquoi la philosophie, donc, qui se situe sur le plan de la connaissance discursive, devrait-elle se préoccuper autant d'intégrer ce qui par définition échappe « aux opérations de l'intelligence67 » (tout le plan non-discursif) ? Bataille répond que c'est parce que le philosophe ne peut être ni savant, ni poète, ou plutôt qu'il est également les deux et que, par conséquent, la négligence de l'un de ces rôles entraîne inévitablement la défaillance du philosophe. Examinons cette réponse, qui devrait nous éclairer un peu plus sur le sens de la poésie chez Bataille. « Et des existentialistes, Sartre est justement le seul qui assume le mot, qui lui a fait un sort et donné une notoriété ! » [G. BATAILLE. « De l'existentialisme au primat de l'économie », p.289.] 64 Jbid, p.2S4. 63 Ibid, p.284. - Une confidence de Sartre, dans ses Carnets de la drôle de guerre, semble confirmer le jugement de Bataille : « Tout ce que je sens, avant même que de le sentir je sais que je le sens. Et je ne le sens plus qu 'à moitié, alors, tout occupé à le définir et à le penser. Mes plus grandes passions ne sont que des mouvements de nerfs. Le reste du temps, je sens à la hâte et puis je développe en mots, je presse un peu par ici, je force un peu par là et voilà construite une sensation exemplaire, bonne à insérer dans un livre relié. » [J.-P. SARTRE. Carnets de la drôle de guerre, Paris, Gallimard, 1995, p.254.] 66 G. BATAILLE. « De l'existentialisme au primat de l'économie », p.284. - Se référant d'ailleurs au livre de Guido da Ruggieri sur l'existentialisme (voir la note 50 ci-dessus), Bataille affirme ceci : « Je regrette pour ma part d'y être personnellement mis au nombre des existentialistes français. À mon sens, toute l'affaire est malheureuse, une confusion généralisée, entretenue par une excitation journalistique. » [Ibid., p.281 (note !*)■] 61 Ibid, p.294. 53 D'abord, le philosophe n'est ni savant, ni poète, c'est-à-dire qu'il ne peut, contrairement au premier, « envisager le monde comme si l'intimité en lui avait le sens des phénomènes extérieurs dont elle serait l'effet » ; mais il ne peut pas non plus, puisqu'il est philosophe et qu'il a choisi « le discours commun et cohérent69 », se contenter des seules évocations du poète, et ce même si « l'intimité [...] ne peut être communiquée à titre de connaissance claire70 ». Ni savant ni poète, le philosophe ne saurait non plus être un amalgame des deux rôles: il doit éviter la «stérilité des glissements [...], [car] la connaissance poétique et la poésie intellectuelle ne sont ni l'une ni l'autre à la mesure de l'homme.71 » Comment peut-il résoudre, alors, cette tension constitutive de sa position de philosophe ? En un sens, il ne la résout pas, car entre la connaissance discursive et la poésie, il y a une rupture, un saut qualitatif ; il passe de la première à la seconde par une sorte de chute. En effet, partant de l'idée qu'il « n'est pas de science lucide qui n'éprouve, dès l'état de connaissance ébauchée où nous sommes, Vignorance suprême de qui étendrait les opérations de science à la totalité des éléments », Bataille nous livre le sens de ce qu'il entend par poésie : elle est la promesse que quelque chose - inévitablement V intimité manquera à la connaissance « commune et communicable73 » ; c'est l'aveu d'ignorance du philosophe, la reconnaissance de son inintelligible présence, et le sens profond de cette phrase : « l'extrême savoir exige [...] la reconnaissance de la poésie, qui n'est jamais le moyen de son activité autonome, mais demeure la fin de celui qui sait - et la fin du savoir en ce que le savoir à l'extrême est la dissolution du savoir.74 » La poésie ne serait donc pas tant, pour Bataille, une forme d'approfondissement de la connaissance - dans le sens de la vie - qu'une manière de l'abîmer, de montrer son inachèvement dans la vie du philosophe. Peut-être comprenons-nous un peu mieux maintenant la critique que Bataille adresse aux existentialistes qui, tout en se prétendant philosophes, ne révèlent à peu près rien de l'ignorance, du malaise où ils se trouvent, dans le silence de leurs méditations : « L'existentialisme, lui, n'échappe par aucune précaution rituelle, par aucune liberté 68 Ibid, p.294. Ibid., p.292. 70 Ibid, p.296. 71 Ibid, p.297. 72 Ibid, p.297. 73 Ibid, p.296. 74 Ibid, p.297. 69 54 poétique, à la mise au niveau des choses connues. Tout au plus associe-t-il à la connaissance une hésitation et des glissements.75 » Mais ce n'est pas assez, selon Bataille, pour qui veut rester fidèle à « ce qu'un homme sait du fait d'être. » Si ce que nous savons de la vie demeure insuffisant77, alors nous devons, suivant le primat de la vie sur la pensée, toujours le montrer. Cela constitue un impératif pour Bataille : « Je hais les idées qu'abandonne la vie ». Évidemment, du point de vue de la critique de Sartre, le primat de la vie (non discursive) sur la pensée explique en bonne partie le manque de clarté conceptuelle dans l'oeuvre de Bataille, ce dernier n'obéissant pas toujours à la logique des idées, mais plutôt à celle de l'expérience : « La différence entre expérience et philosophie réside principalement en ce que, dans l'expérience, l'énoncé n'est rien, sinon un moyen et même, autant qu'un moyen, un obstacle ; ce qui compte n'est plus l'énoncé du vent, c'est le vent.79 » Le déchaînement de la poésie Mais revenons en 1946, où Bataille avait déjà commencé à « dire, plus modestement, de quelle manière, à [ses] yeux, [sa] pensée s'éloigne de celle des autres. Surtout de celle des philosophes.80 » Sans doute faudrait-il même rajouter ici : surtout de celle de Jean-Paul Sartre ! Un article décisif - aussi bien par le rapprochement qu'il tente de réaliser avec Breton que par la distance de plus en plus nette qu'il prend par rapport à Sartre - vient clarifier ce qui l'oppose à ce dernier ; il est intitulé : « Le surréalisme et sa différence avec l'existentialisme81 ». D'abord, Bataille affirme dans ce texte que la « différence profonde du surréalisme avec l'existentialisme de Jean-Paul Sartre tient [au] caractère d'existence de la liberté. Si je ne l'asservis pas, la liberté existera : c'est la poésie ; les mots, n'ayant plus à servir à 75 Ibid, p.294. - C'est ce qui explique que Bataille ne reconnaisse « en Sartre [qu']ww aspect atténué, une répercussion assez lointaine du mouvement. » [Ibid., p.289 (note 1*).] G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 16. Voir notre section précédente, Le principe d'insuffisance, aux pages 43 à 49. 78 G. BATAILLE. Sur Nietzsche, p. 134. 79 G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.25. 80 G. BATAILLE. Le Coupable, p.239. 81 Paru initialement dans la revue Critique, n°2, juillet 1946, p.99-110. Repris dans OC XI, p.70-82. (Nous renvoyons le lecteur à cette dernière édition.) 55 quelque désignation utile, se déchaînent et ce déchaînement est l'image de Vexistence libre, qui n'est jamais donnée que dans l'instant.82 » Cette liberté, que Bataille nomme également « la liberté positive*3 », a été incarnée par les surréalistes qui ont su, avec « la poésie déchaînée qu'est l'écriture automatique84 », « représenter et magnifier cette part irréductible en nous, liée à nos aspirations les plus tendues85 ». Mais à cette liberté positive qu'évoque le « déchaînement poétique86 » et qui ne sert à rien sinon à « placer la vie dans la perspective de l'éclat », s'oppose une autre forme de liberté, dont Sartre se fera le défenseur et qui se veut expressément utile, étant liée à l'action et même, en ce qui concerne l'existentialisme, à « l'action politique et militaire » : c'est celle des revendications, des prises de conscience qui portent à l'action ; l'existence de cette liberté, cependant, « n'est jamais, sur ce plan, que négative (je combats pour ne pas ou ne plus être asservi, mais jouir 87 de ma liberté, c'est une autre affaire). » Bataille, on le devine sans doute, prend ici la défense du surréalisme contre l'existentialisme. Ce n'est pas qu'il soit résolument contre tout ce qui semble utile, non : « Chaque homme, dit-il en 1944, doit être utile à ses semblables, mais il en est l'ennemi s'il n'est rien en lui au-dessus de l'utilité.88 » Voilà qui explique selon lui que la littérature, en tant qu'« expression de l'homme - de la part essentielle de l'homme » -, ne puisse être fondamentalement utile, étant donné que l'homme, « en ce qu'il a d'essentiel, n'est pas réductible à l'utilité. » La littérature ne représente donc qu'accidentellement la part de liberté négative d'un peuple, qui porte les foules, justement, à revendiquer cette liberté par des actions concrètes. Dans son essence profonde, nous dit Bataille, la littérature incarne plutôt la part de liberté positive : elle est du côté de la passion qui consiste à « user de G. BATAILLE. « Le surréalisme et sa différence avec l'existentialisme », p.81. Ibid, p.72. 84 Ibid, p.74. 85 Ibid, p.72. - Pour les deux autres citations également. 86 Ibid, p.79. 87 Ibid., p.72. (Nous soulignons.) 88 G. BATAILLE. « La littérature est-elle utile ? », Combat, 12 novembre 1944. - Repris dans OC XI, p.13. (Nous renvoyons le lecteur à cette édition.) 19 Ibid., p. 13. - Pour la citation précédente également. - Christian Limousin, par ailleurs, affirme que « Bataille préfère Breton à Sartre parce qu 'au moins celui-là ne croit pas que les mots sont les purs reflets des idées, parce qu 'ils ont en commun une certaine prise en charge de l'inconscient et que la rage les force. » [C. LIMOUSIN. Bataille, Coll. « Psychothèque », Paris, Éditions Universitaires, 1974, p.15.] 83 56 liberté90 », de « cette liberté hardie, fière d'elle et sans limites » ; il s'agit donc de « jouir de [la] liberté91 » davantage encore que de « lutter pour elle92 ». Cette conception de la littérature, que Bataille fait sienne et qu'il associe au surréalisme, maintient le désaccord c'est le moins qu'on puisse dire - avec Sartre qui, de son côté, en posant l'exigence d'une « littérature engagée », semble considérer l'écrivain - du moins le prosateur - comme « un homme qui a choisi un certain mode d'action » impliquant, qu'il le reconnaisse ou non, que les passions qu'il suscite par ses écrits engagent à autre chose que la passion : Je lisais, l'autre soir, confie Sartre, ces mots que Biaise Cendrars met en exergue à Rhum : "Aux jeunes gens d'aujourd'hui fatigués de la littérature pour leur prouver qu'un roman peut être aussi un acte" et je pensais que nous sommes bien malheureux et bien coupables puisqu'il nous faut prouver aujourd'hui ce qui allait de soi au XVIIIe siècle. Un ouvrage de l'esprit était alors un acte doublement puisqu'il produisait des idées qui devaient être à l'origine de bouleversements sociaux et puisqu'il mettait en danger son auteur.94 Pour Sartre, il ne fait aucun doute que la littérature soit une forme d'action ; en tout cas, la liberté à laquelle elle engage n'est ni seulement ni essentiellement une passion dont on jouit : de fait, cette liberté « n'est rien d'autre que le mouvement par quoi perpétuellement on s'arrache et se libère. Il n'y a pas de liberté donnée ; il faut se conquérir sur les passions, sur la race, sur la classe, sur la nation et conquérir avec soi les autres hommes.95 » D'où la responsabilité de l'écrivain selon Sartre. Tandis qu'aux yeux de Bataille, l'écrivain authentique ne peut s'engager qu'indirectement « dans la lutte pour la liberté, annonçant cette part libre de nous-mêmes que ne peuvent définir des formules, mais seulement l'émotion et la poésie des œuvres déchirantes.96 » Ici, Sartre répliquerait sans doute à Bataille qu'en « soutenant qu'on peut rester libre dans les chaînes si l'on a du goût pour la vie intérieure97 », on ne fait que « se dissimuler [sa propre] complicité avec les oppresseurs98 ». Car à ses yeux, 90 G. BATAILLE. « La littérature est-elle utile ? », p.13. - Pour la citation suivante également. G. BATAILLE. « Le surréalisme et sa différence avec l'existentialisme », p.72. 92 G. BATAILLE. « La littérature est-elle utile ? », p. 13. 93 J.-P. SARTRE. Qu'est-ce que la littérature ?, p.29. 94 /£/<£, p.135-136. 95 Ibid., p.87. - Sartre, semble-t-il, s'en tiendra toujours à cette prémisse « (si intenable en fait qu'elle fût) ; une prémisse selon laquelle : libre, la littérature ne l'est que pour autant qu'elle libère ; mais selon laquelle aussi bien : libre, elle ne l'est et ne peut l'être que dans une société libérée. » [M. SURYA. « Le saut de Gribouille de l'engagement (Sartre, Bataille, via Breton) », p. 16.] 96 G. BATAILLE. « La littérature est-elle utile ? », p. 13. J.-P. SARTRE. Qu 'est-ce que la littérature ?, p.98. 98 /WJ.,p.97-98. 91 57 le révolutionnaire lui-même - et avant toute sophistication - se défie de la liberté. Et il a raison. Les prophètes n'ont jamais manqué, qui lui ont annoncé qu'il était libre : et c'était chaque fois pour le duper. La liberté stoïcienne, la liberté chrétienne, la liberté bergsonienne, n'ont fait que consolider ses chaînes en les lui cachant. Elles se réduisaient toutes à une certaine liberté intérieure que l'homme pourrait conserver en n'importe quelle situation. Cette liberté intérieure est une pure mystification idéaliste : on se garde bien de la présenter comme la condition nécessaire de l'acte. En vérité elle est pure jouissance d'elle-même." Ces paroles de Sartre sont sans équivoque - qu'elles aient été formulées ou non en référence à Georges Bataille100. Le désaccord entre les deux hommes est clairement visible et ce, même si Bataille, dans une lettre à Maurice Merleau-Ponty datée du 24 juin 1947, nuance ses propos en disant que « l'émoi sensible - la poésie, la passion - les intérêts que le surréalisme représente [...] ne sont pas contraires à l'action (même ils en sont la fin), mais il faut les suspendre pour agir.101 » Dans cette lettre, Bataille s'emporte d'ailleurs J.-P. SARTRE. « Matérialisme et révolution » (Les Temps Modernes, 1946), repris dans Situations, III., Paris, Gallimard, 1949, p. 196. 100 Nous ne voudrions pas trop insister, mais de nombreux passages de Qu 'est-ce que la littérature ? (comme ceux des deux avant dernières références), nous ont fait penser qu'il était implicitement question de Bataille ; en voici quelques extraits : « [NJOMS estimons que l'écrivain doit s'engager tout entier dans ses ouvrages, et non pas comme une passivité abjecte, en mettant en avant ses vices, ses malheurs et ses faiblesses, mais comme une volonté résolue et comme un choix comme cette totale entreprise de vivre que nous sommes chacun [...] » (p.44) - «Après l'avènement de la société bourgeoise, le poète fait front commun avec le prosateur pour la déclarer invivable. [...] [1]/ passe de la magie blanche à la magie noire. L'homme est toujours présenté comme la fin absolue, mais par la réussite de son entreprise il s'enlise dans une collectivité utilitaire. [...] L'échec seul, en arrêtant comme un écran la série infinie de ses projets, le rend à lui-même, dans sa pureté. [...] L'échec lui-même se retourne en salut. » (p.46-47) - « Elle [l'époque des écrivains de la fin du XIXe siècle] a poussé la contestation jusqu 'à l'extrême, jusqu 'à se contester elle-même ; elle nous a fait entrevoir un silence noir par-delà le massacre des mots, et, par-delà l'esprit de sérieux, le ciel vide et nu des équivalences ; elle nous invite à émerger dans le néant par destruction de tous les mythes et de toutes les tables de valeur, elle nous découvre en l'homme, en place du rapport intime avec la transcendance divine, une relation étroite et secrète avec le Rien [...] » (p. 180) - « Estaunié parle des vies secrètes : le postier, le maître des forges, l'ingénieur, le trésorier-payeur général ont leurs fêtes nocturnes et solitaires, ils sont habitués profondément par des passions dévorantes, par des incendies somptueux ; à la suite de cet auteur, de cent autres, nous apprendrons à reconnaître dans la philatélie, dans la numismatique [Bataille occupait un poste au département des monnaies et des médailles anciennes de la Bibliothèque Nationale...] toute la nostalgie de l'au-delà, toute l'insatisfaction baudelairienne. » (p.214). 101 G. BATAILLE. « Lettre à M. Merleau-Ponty », Combat, n°930, 4 juillet 1947. - Repris dans OC XI, p.252. (Nous renvoyons le lecteur à cette édition.) - Cette opposition à Sartre sur le sens de la liberté vécue préoccupe Bataille depuis déjà quelques années, comme en témoigne cet extrait de lettre à Michel Leiris, datée de la fin juin 1943 : « J'ai lu Les Mouches. Je suis gêné pour en parler. [...] Il y manque pour moi je ne sais quoi de secret qu 'il y avait, plus ou moins, dans ce que nous avons aimé ensemble (si tu veux, comme dans Gérard de Nerval). C'est une fabrication (même avec des faiblesses - un langage qui ne porte guère, à la lecture du moins). Ne trouves-tu pas qu'en finir de cette façon avec la culpabilité est au fond superficiel ? [...] Je n'aime pas du tout cette opposition entre l'homme dans l'erreur et l'homme dans le vrai : elle me paraît abstraite et Sartre a dû compenser les choses en donnant un côté flottant et même trouble à son Oreste. [...] La liberté de Sartre est rationnelle et c'est tout. [...] C'est la fabrication : pas de lutte contre l'étau réel de la culpabilité. » [G. BATAILLE et M. LEIRIS. Échanges et correspondances, Coll. « Les inédits de Doucet », Paris, Gallimard, 2004, p. 149, p. 150, p. 152.] 58 contre Sartre, à qui il reproche d'avoir « donné du surréalisme une analyse sommaire, qui ne fait pas honneur à ses méthodes de travail. [...] [R]ien ne dépasse dans le cas présent la vaine polémique, la satisfaction de soi, la parole facile.102 » C'est que pour Bataille l'intérêt du surréalisme vient justement du fait d'avoir montré avec magnificence les intérêts passionnés, irrationnels - en vue desquels nous agissons : Il est clair qu'un danger résulte du fait que les hommes d'actions sont portés à considérer un peu vite, et avec de l'irritation, ces intérêts en vue desquels ils agissent, mais qui les contrecarrent dans l'action. Aussi est-il dommage à mon sens qu'un écrivain qui n'agit pas, qui se borne à réfléchir (Sartre parle d'agir : est-ce suffisant ? même, n'est-ce pas le pire ?) vienne aggraver l'inévitable malentendu qui oppose ceux qui agissent à leur intérêt dernier. Cette considération n'est nullement théorique. L'opposition est à la fin d'autant plus difficile à résoudre que le surréalisme est précisément le mouvement qui dénude l'"intérêt dernier", le dégage des compromis, en fait résolument le caprice même et, très honnêtement, lui donne une apparence futile et indéfendable.103 Dévoiler l'arbitraire, donner « une valeur décisive à cette sorte de pensée, l'analogue du rêve, qui ne se soumet pas au contrôle de la raison1 », voilà ce que représente aux yeux de Bataille « le pouvoir rayonnant du surréalisme105 ». Car il importe de redonner le sens de la liberté positive - le goût de l'insubordination - à ceux qui l'ont perdu ; autrement, le souci d'être utile, que met « en lumière l'enchaînement des actes et de toute pensée à la fin poursuivie106 », atteint pour finir la contradiction qu'il voulait éviter : celui qui ne sait pas jouir de sa liberté ne se libérera - et ne sera utile, à la fin - que pour s'asservir à autre chose ; de plus il communiquera « aux autres ce poison : peur de la liberté, besoin de servitude !107 » Un écrivain authentique, selon Bataille, ne saurait enseigner le « refus de la • • servilité 1 OR » s'il n'osait exprimer « la rage de la liberté », « qui se moque ouvertement des 102 G. BATAILLE. « Lettre à M. Merleau-Ponty », p.252. - « Vaine polémique », « satisfaction de soi » et « parole facile », résument sans doute, aux yeux de Bataille lui-même, l'attitude que Sartre a toujours eue par rapport à lui. w 'Ibid, p.252. 104 G. BATAILLE. « Le surréalisme et sa différence avec l'existentialisme », p.71. 105 IbicL, p.70. - Pour Sartre, le surréalisme n'a vraiment eu d'importance que du point de vue restreint de la poésie ; du point de vue plus vaste de l'influence qu'il a pu exercer sur l'ensemble de la société de son temps, le surréalisme ne fut pour lui qu'« un feu d'artifice » : « c'est la littérature de l'adolescence, de cet âge où, encore pensionné et nourri par ses parents, le jeune homme, inutile et sans responsabilité, gaspille l'argent de sa famille, juge son père et assiste à l'effondrement de l'univers sérieux qui protégeait son enfance. » [J.-P. SARTRE. Qu 'est-ce que la littérature ?, p. 180 et p.220 pour la citation précédente.] 106 G. BATAILLE. « Le surréalisme et sa différence avec l'existentialisme », p.80. 107 G. BATAILLE. « La littérature est-elle utile ? », p. 13. 108 Ibid., p.13 et p.12 pour la citation suivante. 59 conséquences.109 » C'est précisément le sens de cette déclaration de Bataille : « Je n'écris authentiquement qu'à une condition : me moquer du tiers et du quart, fouler les consignes aux pieds.110 » Il y aurait donc, contrairement à ce que Sartre semblait croire, une certaine « utilité » à la littérature envisagée comme un déchaînement passionné : elle étendrait, par contagion, le sens de la liberté positive, donnant à d'autres la possibilité d'en jouir mais aussi, ce qui n'est pas rien du point de vue philosophique, les moyens de mieux reconnaître cette liberté. Le surréalisme, en tant qu'il fut bien sûr « une association de littérateurs111 », mais plus généralement en tant que mouvement qui « excédât le domaine artistique et littéraire », aurait selon Bataille contribué à aiguiser le sens d'une liberté sans retenue, déchaînée et en ce sens inséparable, en littérature, de la poésie où « les mots, n'ayant plus à servir à quelque désignation utile, se déchaînent et ce déchaînement est l'image de Vexistence libre, qui n ' est j amais donnée que dans 1 ' instant. » Précisons tout de suite cet autre lien que Bataille établit entre la « poésie », la « liberté » et l'« instant », car il est au cœur de son œuvre et explique en partie sa démarche. La poésie, dit Bataille, est une consumation intense de la vie dans le temps présent. C'est peut-être immédiatement insensible : si j'écris rapidement un poème, si je veux, je puis travailler aussitôt, mais l'écriture d'un poème brûlant engage la vie dans un désordre peu productif, et dans une dilapidation du temps et des biens disponibles. [...] Qu'un poème dure, rapporte de l'argent à son auteur, marque une possibilité sans fin de communiquer la consumation (par les répétitions du langage) et d'inscrire au compte de l'auteur une part de la dépense improductive à laquelle le lecteur est engagé : le sens de la consumation, chaque fois, n'en est pas moins donné dans l'instant présent : c'est le contraire du travail, dont le sens se limite à l'usage futur du produit.113 109 G. BATAILLE. « Le surréalisme et sa différence avec l'existentialisme », p.73. G. BATAILLE. « La littérature est-elle utile ? », p. 12. - Michel Surya résume bien selon nous la notion de liberté qu'implique cette conception de la littérature et de l'écrivain : « la littérature a moins à lutter pour la liberté (et à s'assujettir à cette lutte) qu 'elle n'a à être elle-même l'aune à laquelle on mesure la liberté. Ce qui revient à dire : une liberté incapable des excès qui lui sont naturels sinon inhérents - excès dont il ne faut pas ignorer qu 'ils peuvent à tout instant être tenus pour liberticides — est une liberté condamnée. » [M. SURYA. « Le saut de Gribouille de l'engagement (Sartre, Bataille, via Breton) », p.24.] 111 G. BATAILLE. « Le surréalisme et sa différence avec l'existentialisme », p.71. - Pour la citation suivante également. 1 °/btf,p.81. 113 G. BATAILLE. « De l'existentialisme au primat de l'éconpmie », p.302. 110 60 Nous avons vu déjà en quoi la poésie, qui détourne les mots de leur fonction utile, exprimait Y existence libre : enfin libérée du souci d'être utile, c'est-à-dire ici du devoir d'enchaîner les idées « à la fin poursuivie.114 » Sans doute apercevons-nous maintenant que ce qui, en poésie, « se trouv[e] à la fois atteint et libéré, n'est autre que Vinstant. plus rapporter « l'existence de chaque instant à quelque but ultérieur » Ne », voilà ce que permet « l'émotion et la poésie des œuvres déchirantes.117 » Et cette propension à nous faire plonger dans l'instant fait de la poésie, du moins de la poésie telle que Bataille la conçoit et telle qu'il en fait « une position de principe118 », l'une des voies privilégiées pour exprimer « ce qui est, le présent119 ». Car la poésie mène à l'instant où la connaissance, qui normalement « accueille la possibilité infinie des phrases », se dissout et fait place à ce que Bataille appelle « la reconnaissance, qui n'est pas discursive » et qui pourtant libère « la communication, état où nous sommes jetés quand arrachés au connu nous ne saisissons 100 plus des choses que l'inconnu dérobé d'habitude en elles. » Mais, insistera-t-on, pourquoi vouloir suspendre l'activité de connaissance, quand l'état de communication donné dans la reconnaissance ne nous fait saisir des choses que l'inconnu dérobé d'habitude en elles ? Eh bien, parce que cet état, comme nous le suggérions un peu plus haut, est le seul qui nous révèle avec autant d'intensité l'instant même. La question demeure toutefois de savoir ce qu'on peut espérer, concrètement, de la révélation de l'instant. Car «jamais jusqu'ici les hommes, nous dit Bataille, n'ont pu donner de valeur à l'instant. Leur machinerie mentale est ainsi faite : toujours la valeur est attribuée à la fin poursuivie. Ou plutôt, jamais l'on ne peut distinguer valeur et fin poursuivie.123 » Évidemment, cette difficulté d'accorder en général la valeur à l'instant ne veut pas dire qu'il n'y ait aucun domaine de la vie où la « saisie de l'instant124 » ne soit l'enjeu principal : Bataille évoque à ce propos des exemples de « communication intense » 14 G. BATAILLE. « Le surréalisme et sa différence avec l'existentialisme », p.80. Ibid.,pM. 16 /Z>W.,p.80. 17 G. BATAILLE. « La littérature est-elle utile ? », p. 13. 18 G. BATAILLE. « De l'existentialisme au primat de l'économie », p.286. l9 Ibid.,p300. 20 Ibid, p.298. G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 162. 22 Ibid,p.l64. 23 G. BATAILLE. « Le surréalisme et sa différence avec l'existentialisme », p.80. 24 Ibid, pM. 15 61 (érotisme, rire, etc.) où l'intensité qui est en jeu fait oublier, au moins un instant, de subordonner la communication à une « fin supérieure1 5 » ; c'est généralement le phénomène qui se produit par ailleurs dans ce qu'il appelle le « déchaînement poétique • • ou la « participation poétique » 127 »: Nous pouvons définir en effet le poétique, en ceci l'analogue du mystique de Cassirer, du primitif de Lévy-Bruhl, du puéril de Piaget par un rapport de participation du sujet à l'objet. La participation est actuelle : nous n'avons que faire pour la déterminer d'un futur escompté [...]. Le sens de l'objet dans la participation poétique n'est pas non plus déterminé par le passé. [...] Dans l'opération poétique, le sens des objets de mémoire est déterminé par l'envahissement actuel du sujet [...]. 28 C'est précisément ce rapport de participation, cet état de communication que Bataille nomme également la reconnaissance, qui va lui permettre de résoudre « le problème central de la philosophie129 ». Ce problème, celui « de l'universel et du particulier13 », a pour Bataille la forme d'un « drame qui se joue, qui touche le rapport de l'individu, qui pense, à l'instant, qui est l'universel en lui mais que la recherche de l'universel, qui est la pensée, ne peut atteindre. » Selon Bataille, seul un rapport de participation ou de reconnaissance pourrait être envisagé entre la pensée - la recherche de l'universel - et l'instant l'universel en l'homme. Concrètement, l'individu qui pense ne pourrait atteindre l'instant 1 39 que « dans la mesure où se relâche en [lui] la manie discursive de connaître ! » Et alors la « saisie de l'instant ne pourrait différer, selon Bataille, de l'extase (réciproquement, il faut définir l'extase comme la saisie de l'instant - rien d'autre - opérée malgré les soucis des ■ mystiques). 133 » C'est la mort de la pensée, en un sens métaphorique, mais n'est-ce pas aussi, en un sens philosophique, la « délivrance : [...] la fusion du sujet et de l'objet134 » ? Ibid., p.79. - « [h']érotisme, nous dit Bataille, est la voie la plus puissante qui nous permette d'entrer dans l'instant, de vivre l'instant. Autrement dit, je crois que la plus grande partie de l'activité humaine consiste à faire des choses qui serviront plus tard, tandis que l'érotisme (je ne parle pas de la conception des enfants qui, malgré tout, n'est pas l'essentiel) ne débouche sur rien. » [Cité par M. CHAPSAL. op. cit., p. 13.] - Dans le rire, l'émotion qui monte et qui nous envahit finit par dissoudre les raisons de rire ; à cet instant, nous ne rions plus que sans raison et le rire, réciproquement, n'est plus là que pour nous faire « reconnaître » l'instant. n6 _ G. BATAILLE. « Le surréalisme et sa différence avec l'existentialisme », p.79. G. BATAILLE. La littérature et le mal, p.34. m Ibid.,p34. 19 G. BATAILLE. « De l'existentialisme au primat de l'économie », p.289. 130 Ibid, p.289. 131 Ibid, p.290. G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 162. 133 G. BATAILLE. « Le surréalisme et sa différence avec l'existentialisme », p.81. 134 G. BATAILLE. « De l'existentialisme au primat de l'économie », p.298. 62 Quoi qu'il en soit, la mort de la pensée - ou le relâchement de notre manie discursive de connaître - est justement évoquée, selon Bataille, dans le déchaînement de la poésie, qui cesse de tout rapporter au connu : « Le poétique est du familier se dissolvant dans l'étrange et nous-mêmes avec lui.135 » On comprend alors pourquoi Bataille a voulu intégrer, dans une œuvre qui soit tout de même du « domaine de la philosophie », l'élément déchaîné de la poésie. Mais la « poésie est malgré tout la part restreinte - liée au domaine des mots. Le domaine de l'expérience intérieure est tout le possible. Et dans l'expression qu'elle est d'elle-même, à la fin, nécessairement, elle n'est pas moins silence que langage. » Ceci pour dire que la poésie dont Bataille se sert pour évoquer l'instant demeure malgré tout une i il) solution incomplète à l'expression de « ce qui est, du présent ». Ainsi donc, rien n'y fait, le drame de la pensée n'est jamais complètement apaisé : le langage ordinaire (de la connaissance) ne permet pas à l'individu de communiquer son individualité - qui est, selon Bataille, l'universel en lui à l'instant même - mais le langage poétique (de la reconnaissance) ne lui permet pas non plus d'en parler clairement. Sartre, à ce propos, a raison de relever chez Bataille une certaine « haine du langage », à ceci près qu'elle n'implique pas, selon nous, le mépris du lecteur. Car si le langage peut sembler « détestable » dans la mesure où il est insuffisant à communiquer le silence de l'intimité, de ces « états intérieurs, qui nous demeurent bizarrement inconnaissables » , le silence pur et définitif serait une position plus insensée encore, qui n'exprimerait pas même l'insuffisance où se trouve suspendu l'individu, cherchant à communiquer ce qu'il vit intimement - à la rigueur : son insuffisance140. Le déchaînement de la poésie, à la fin, représente tout de même un élément clé de la défense de Bataille, car il est néanmoins clair à ses yeux que la poésie rend possible, à la limite, la communication de l'intimité ; son défaut est de ne jamais parvenir à la clarté de la conscience, rendant accessible l'intimité, mais nous la 135 G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 17. G. BATAILLE. « De l'existentialisme au primat de l'économie », p.304. G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.41. - « La pensée profonde est la pensée incomplète [...]. » [G. BATAILLE. « De l'existentialisme au primat de l'économie », p.305.] 138 G. BATAILLE. « De l'existentialisme au primat de l'économie », p.300. - « Ici, le silence que j'appelle, évidemment, n 'est approché que du dehors, de loin. » [G. BATAILLE. Le Coupable, p.242.] 39 G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 162. 140 « Ces jugements devraient conduire au silence et j'écris. Ce n'est nullement paradoxal. Le silence est luimême un pinacle et, mieux, le saint des saints. Le mépris impliqué en tout silence veut dire qu 'on a plus soin de vérifier (comme on le fait en montant sur un pinacle ordinaire). » [G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.82.] 136 63 donnant à voir dans le noir, dans la nuit des évocations poétiques. Tout ceci s'intègre par ailleurs aux deux premiers arguments-répliques de Bataille : d'abord, l'insuffisance du langage ordinaire et même celle du langage poétique renvoient évidemment au principe d'insuffisance, et d'autre part, la volonté de rejoindre l'intimité, de l'évoquer à tout le moins, par l'usage poétique du langage, confirme le primat de la vie sur la pensée. La présence de l'absence Il nous faut maintenant aborder une dernière objection soulevée par la critique de Sartre : la pensée humaine, affirmait-il, ne peut substantifier son ignorance sans avoir recours à des artifices fantastiques qui trahissent les exigences de la lucidité141. Sartre est convaincu de la mauvaise foi de Bataille sur ce point ; il croit que ce dernier profite d'une équivoque - « En nommant le rien l'inconnu, j'en fais Vêtre qui a pour essence d'échapper à ma connaissance142 » - pour étourdir son lecteur et le faire adhérer à ses propos. Voyons comment Bataille entend se défendre contre cette attaque. Toute l'œuvre philosophique de Bataille, en un sens, peut être vue comme une variation sur le thème de l'ignorance, de « l'expérience du vide, de la solitude, de la présence du monde en soi-même et hors de soi comme celle d'une violence inintelligible143 ». Ceci explique entre autres qu'il ait regroupé trois de ses œuvres sous le titre de Somme athéologique144 : - Pourquoi « athéologique » ?, lui demande Madeleine Chapsal peu de temps avant sa mort. G. B. - Tout le monde sait ce que représente Dieu pour l'ensemble des hommes qui y croient, et quelle place il occupe dans leur pensée, et je pense que lorsqu'on supprime le personnage de Dieu à cette place-là, il reste tout de même quelque chose, une place vide. C'est de cette place vide que j'ai voulu parler. Voir notre section Le supplice fantastique, Chapitre I, p.36-40. - « Je ne sais rien. Bon. Cela signifie que mes connaissances s'arrêtent, qu'elles ne vont pas plus loin. Au-delà rien n'existe, puisque rien n'est pour moi que ce que je connais. Mais si je substantifie mon ignorance ? Si je la transforme en "nuit de nonsavoir"? La voilà devenue positive : je puis la toucher, je puis m'y fondre. » [J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 169. (Le souligné est de nous.)] 142 J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 170. Nous soulignons. 143 G. BATAILLE. « De l'existentialisme au primat de l'économie », p.286. 144 Cet ensemble est essentiellement composé des trois livres suivant : L'expérience intérieure, Le Coupable et Sur Nietzsche ; il faut toutefois ajouter quelques autres petits textes tels Méthode de méditation, Postscriptum 1953, L'alléluiah, ainsi que de nombreuses autres annexes ou ébauches, qui « marquent cette œuvre sans cesse reconsidérée, sans cesse en projet » (note de l'éditeur). 64 M. C. - Vous pensez que Dieu manque ? G. B. - Si vous voulez, l'agitation religieuse de tous les temps aboutissait toujours à créer des êtres stables, ou plus ou moins stables, tandis que je voulais introduire à la place de ces êtres stables la représentation d'un désordre, de quelque chose qui manque et non pas de ce qui doit être révéré. Il me semble qu'il est important d'apercevoir ce qui manque dans le monde, je sais qu'on peut tout simplement dire que ça ne manque pas, puisqu'on peut s'en passer, mais cela n'est pas vrai pour tous : il y a certaines gens pour lesquelles le souvenir de ce que Dieu a représenté... Il faut que je fasse attention, je crois que je peux dire ici des bêtises, c'est-à-dire des choses très lourdes, mais enfin il me semble que l'on peut apercevoir ce que Nietzsche a exprimé par la formule de la mort de Dieu. Pour Nietzsche, ce qu'il a appelé la mort de Dieu laissait un vide terrible, quelque chose de vertigineux, presque, et de difficilement supportable. Au fond, c'est à peu près ce qui arrive la première fois qu'on prend conscience de ce que signifie, de ce qu'implique la mort : tout ce qu'on est se révèle fragile et périssable, ce sur quoi nous basons tous les calculs de notre existence est destiné à se dissoudre dans une espèce de brume inconsistante... Est-ce que ma phrase est finie ? M. C. - Je crois. G. B. - Si elle n'est pas finie, cela n'exprimerait pas mal ce que j'ai voulu dire...145 Cette entrevue de 1961 illustre bien - peut-être même mieux que nulle part ailleurs dans son œuvre - des propos que Bataille tenait déjà en 1947 et qui avaient pour but, justement, de répondre à Sartre : en effet, depuis l'angoisse qu'il a de sa mort à venir, Bataille croit que l'individu éprouve un vide, une absence, et que cette absence est néanmoins présente en lui par l'expérience qu'il en fait : « cette universelle absence est, à son tour, une présence, une présence absolument inévitable. Elle n'est pas le pendant dialectique de l'absence et ce n'est pas par une pensée que nous la saisissons. Elle est immédiatement là. Il n'y a pas de discours. Rien ne nous répond, la voix de ce silence est entendue et effraie comme "le silence de ces espaces infinis" dont parle Pascal.146 » L'absence que Bataille évoque n'est ni un objet saisissable, ni un pur néant : c'est une présence immédiatement sensible, que « le hurlement à la mort d'un chien serait seul à ne pas altérer par une intelligibilité déplacée147 ». Bataille va d'ailleurs s'appuyer ici sur Levinas et Blanchot qui admettent également cette expérience universelle « d'une immensité vide148 ». Mais il n'en demeure pas moins qu'aux yeux de Sartre, parler en ces termes du vide relève de la supercherie : on ne peut parler à partir de rien, car « rien n'est pour moi que ce que je connais » ; on ne peut parler de la mort, de sa propre mort, que du 145 Cité par M. CHAPSAL. op. cit., p. 19-20. G. BATAILLE. « De l'existentialisme au primat de l'économie », p.291. U1 Ibid, p.29\. 148 Ibid, p.298. - « Par opposition, la critique de Sartre aide à saisir la pensée de Levinas, qui ne diffère pas me semble-t-il de celle de Blanchot et de la mienne. » [Ibid., p.293.] 146 65 point de vue de l'existant que nous sommes au moment où nous en parlons. L'universelle absence dont parle Bataille ne symboliserait donc pas réellement la présence d'un vide, mais l'idée d'un vide - idée qui est tout de même quelque chose. À cette critique de Sartre, Bataille ne peut faire autrement que de rappeler une fois de plus son expérience : « Je dis personnellement : "Je ne sais rien, absolument rien. Je ne puis connaître ce qui est. Je demeure, ne pouvant rapporter ce qui est au connu, égaré dans l'inconnu." VExpérience intérieure exprime tout entière cette situation149 ». Il importe toutefois de bien comprendre ici le sens de l'ignorance évoquée par Bataille, qui n'est pas du tout celui de l'ignorance commune : « J'ignore "communément" la cause de tel effet ou l'effet qu'aura telle action, ou j'ignore la mort survenue récemment de telle personne : tandis que l'ignorance suprême [qui est celle qui se lie à l'expérience de Bataille] a pour objet ce qui est, tout ce qui est [...]. [L'] ignorance suprême révèle nécessairement la nudité de ce qui est, le réduit à une présence inintelligible, où toute différence est détruite150 ». C'est l'ignorance de fond, la « place vide » laissée par « la mort de Dieu » et qui ne peut être comblée d'aucune façon par la somme des existants : « je sais qu'à l'extrême le savoir ne sait rien151 ». Sartre admettait lui aussi, du moins dans son roman La Nausée, une expérience comparable de l'ignorance et du vide, expérience qu'il nommait toutefois la contingence : « L'essentiel, c'est la contingence. Je veux dire que, par définition, l'existence n'est pas la nécessité. [...] Il y a des gens, je crois, qui ont compris ça. Seulement ils ont essayé de surmonter cette contingence en inventant un être nécessaire et cause de soi. Or [...] la contingence n'est pas un faux-semblant, une apparence qu'on peut dissiper ; c'est l'absolu, par conséquent la gratuité parfaite.152 » Cette idée nous semble assez proche de l'ignorance suprême dont parle Bataille dans la mesure où elle exprime, si nous simplifions, que nous n'arrivons pas, quoique nous fassions, à comprendre pourquoi nous sommes là. Mais pour Sartre, ce constat d'ignorance n'est vraiment qu'une étape : l'épreuve de la contingence doit nous mener à l'action engagée, c'est-à-dire à l'action qui a pris la mesure de la responsabilité qui lui revient étant donné la contingence, « la gratuité parfaite. » Sartre accuse donc Bataille d'en être resté à cette étape, à l'étape du vide, et surtout d'avoir 149 /£W.,p.293. /èW.,p.298. 15, /èW.,p.298. 152 J.-P. SARTRE. La Nausée, Coll. « folio », Paris, Gallimard, 1938, p.187. I50 66 composé une œuvre qui n'indique pas, qui refuse même d'indiquer une voie par laquelle on puisse dépasser ce stade et sortir de l'envahissement de ce vide. Mais Bataille insiste : qui n'a pas souffert de ce « vide irrespirable153 » vit encore prisonnier des « illusions nuageuses » qui permettent, « comme un narcotique », de supporter la vie. Il semble donc y avoir chez lui une certaine utilité du vide qui l'amène à refuser d'éviter la perte que ce vide entraîne, car le vide, encore une fois, nous libère au moins des « illusions nuageuses ». Il est peut-être juste de dire, alors, que pour suivre Bataille jusqu'au bout dans ses méditations, il faut avoir « le goût d'une pureté assez vraie pour être invivable.154 » Une morale de la communication Les deux textes qu'il nous reste à examiner inversent le rapport qui prévalait jusqu'ici entre Sartre et Bataille, puisqu'il s'agit d'articles rédigés à l'occasion de la parution de deux livres de Sartre : Baudelaire (1947) et Saint Genêt, comédien et martyr (1952) - qui sont en fait des « biographies existentielles » de Charles Baudelaire et de Jean Genêt. Ce qui frappe, tout d'abord, dans ces livres, c'est que les descriptions que nous donne Sartre de Baudelaire et de Genêt ressemblent beaucoup à celles qu'il avait données de Bataille en 1943 ; mais ce qui frappe davantage par la suite, c'est qu'il ne réserve pas le même sort à ces écrivains : tandis qu'il condamne Baudelaire comme il avait condamné Bataille (ce qui paraît logique), il encense apparemment Genêt pour les mêmes raisons qu'il avait condamné Bataille (ce qui crée un malaise) : « c'est au nom des choses mêmes que Sartre reprochait à Bataille [...] que Genêt y est porté au pinacle.155 » Est-ce là, finalement, une manière un peu déguisée pour Sartre de « réhabiliter » Bataille ? Nous ne le pensons pas : Sartre ne se déjuge d'aucune façon et il prend grand soin à la fin de son livre de relever entre Genêt et Bataille plusieurs « différences, ou au besoin en invente, afin que ces deux [écrivains] ne se superposent pas de la façon la plus désagréable pour lui.156 » Ainsi donc, G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 10. - Pour les deux citations suivantes également. G. BATAILLE. Sur Nietzsche, p.95. 155 J.-F. FOURNY. « La communication impossible : Georges Bataille et Jean-Paul Sartre », dans Stanford French Revieuw, XII, spring 1988, p.156. 156 J.-F. FOURNY. op. cit., p.156. 154 67 le « dialogue souterrain157 », la « polémique voilée » entre Bataille et Sartre se poursuit encore, car Bataille, qui semble bien plus qu'implicitement visé quand Sartre parle de Baudelaire et de Genêt, se défend, de fait, comme si Sartre parlait de lui, même s'il précise toutefois : « Je vois mal l'intérêt d'une certaine forme de polémique : mon intention n'est pas d'instruire un procès personnel, mais seulement d'assurer la défense de la poésie. » Le sujet qui les oppose, en effet, demeure celui de la poésie, et plus largement celui de la communication. Baudelaire et Genêt ne seront finalement, entre Sartre et Bataille, que des prétextes à la discussion qui leur permettront de débattre, pour une dernière fois, du rapport entre la poésie - la littérature, la communication - et la morale. Commençons donc par aborder le texte que Bataille a écrit à partir du Baudelaire159 de Sartre. À l'origine, l'article qui parut dans le numéro 8-9 de la revue Critique (janvier-février 1948) était intitulé « Baudelaire "mis à nu", l'analyse de Sartre et l'essence de la poésie ». Mais il a été repris sous le titre de « Baudelaire » dans La littérature et le mal (1957), avec de profonds remaniements toutefois, visant à supprimer l'aspect « particulièrement polémique à l'égard de Sartre160 ». Dans ce mémoire, nous ne pouvons évidemment pas négliger la version de 1948161, puisque son aspect plus polémique est justement lié au conflit qui oppose Bataille et Sartre depuis la critique de L'expérience intérieure en 1943. Le principal grief qui est adressé à Sartre dans ce texte se lie à la part de liberté qu'il accorde à Baudelaire, sinon aux poètes en général : « Sartre a fait de Baudelaire un homme soumis à la morale de ses juges, respectueux du Bien dont il a besoin pour le nier.162 » C'est un révolté, comme le disait déjà Sartre à propos de Bataille, non un révolutionnaire . Voilà comment il faut envisager « la position morale de Baudelaire164 » V. BERGEN. « Genêt, Bataille, Sartre : un tir croisé dédié au tiers absent », dans Lignes 01 (nouvelle série), Paris, Éditions Léo Sheer, mars 2000, p.164. - Pour la citation suivante également. 158 G. BATAILLE. « Baudelaire », dans La littérature et le mal, p.33. 159 J.-P. SARTRE. Baudelaire, Coll. « folio/essais », Paris, Gallimard, 1948, 185p. 160 (Note de l'éditeur.) G. BATAILLE. La littérature et le mal, p. 162. 161 Cependant, nous nous référerons uniquement à la version de 1957 {La littérature et le mal), car elle indique en notes de fin de volume les passages - environ six pages - qui ont été supprimés de la version de 1948. 162 J.-F. LOUETTE. op. cit., p.29. «Le révolutionnaire veut changer le monde, il le dépasse vers l'avenir, vers un ordre de valeurs qu'il invente ; le révolté a soin de maintenir intacts les abus dont il souffre pour pouvoir se révolter contre eux. » [J.-P. SARTRE. Baudelaire, p.50. (Nous soulignons.)] 164 G. BATAILLE. « Baudelaire », p.27. 68 selon Sartre : « Faire le Mal pour le Mal c'est très exactement faire tout exprès le contraire de ce que l'on continue d'affirmer comme le Bien.165 » L'attitude de Baudelaire resterait donc prisonnière du cadre moral dont son œuvre poétique se veut pourtant la négation. C'est la raison pour laquelle Sartre fait du poète, en somme, un homme de mauvaise foi166. Mais ce qui apparaît à Sartre comme un comportement de mauvaise foi chez Baudelaire exprime au contraire pour Bataille un aspect essentiel de la liberté - aspect que Sartre, de toute évidence, ne voit pas : « La liberté, dit Bataille, est toujours une ouverture à la révolte167 ». Après tout, le fait que Baudelaire n'ait jamais réussi à substituer de nouvelles valeurs à l'ordre moral qu'il dénonçait - et qui d'ailleurs le condamna dit, qu'il n'ait « jamais dépassé le stade de l'enfance « notre amour des Fleurs du mal 170 169 - le fait, autrement » ne change rien, nous dit Bataille, à » ou à « l'intérêt que purent susciter les poèmes ». Alors c'est uniquement sur cette base de la fascination pour l'œuvre de Baudelaire qu'il faudrait, selon Bataille, envisager la valeur du poète, en qui il voit, 171 justement, l'accomplissement d'une « lucidité brutale et sans préjugé ». Ce que Baudelaire, en effet, parvient à « figer en forme sensible172 », nous dit Bataille, révèle la • profondeur du « sentiment d'unicité 17^ » qu'il éprouva, enfant, devant les deux excès dont il se sentait fait : « Tout enfant, dit Baudelaire, j'ai senti dans mon cœur deux sentiments contradictoires, l'horreur de la vie et l'extase de la vie.174 » C'est bien ce qui « donne à sa poésie une plénitude175 » fascinante, exprimant à l'excès, dans le sens du bien - de l'extase - comme dans celui du mal - de l'horreur -, la vie sensible. « Ainsi, la poésie, qui s'adresse à la sensibilité pour la séduire », n'a plus, dans ce cas-ci, à « limiter les objets de séduction qu'elle propos[e] à ceux que la volonté [peut] assumer176 » ; elle exprime sans réserve 165 J.-P. SARTRE. Baudelaire, p.67. Voir nos sections La notion de mauvaise foi dans la philosophie sartrienne et Qu 'est-ce que la poésie ?, Chapitre I, p.21-24 et p.27-30. 167 G. BATAILLE. « Genêt », dans La littérature et le mal, p. 147. 168 À la publication des Fleurs du mal, en 1857, Baudelaire subit et perd un procès pour atteinte à la morale publique. ' 69 J.-P. SARTRE. Baudelaire, p.50. 170 G. BATAILLE. « Baudelaire », p.46. - Pour la citation suivante également. 171 Ibid, p.163. (Ce passage ne figure pas dans la version de 1957.) 172 Ibid, p.36. 173 Ibid., p.37. 174 J.-P. SARTRE. Baudelaire, p.72. 175 G. BATAILLE. « Baudelaire », p.37. 176 Ibid, p.46. 166 69 1 77 même ce qui ne peut être assumé. Cette « morale de la communication », pourrions-nous dire avec Bataille, se lie pour lui à l'attitude souveraine de Baudelaire : « La souveraineté est le pouvoir de s'élever, dans l'indifférence à la mort, au-dessus des lois qui assurent le maintien de la vie.178 » Ainsi donc, la séduction de la poésie de Baudelaire réside en ceci qu'elle n'a, dans l'ordre du sentiment, apparemment aucune limitation : il s'agit en ce sens, dira Bataille, d'une communication souveraine, d'un véritable « déchaînement poétique179 » exprimant, comme il a déjà été dit plus haut, le sens même de « la liberté positive1*0 ». Voilà où est la véritable force dans l'attitude de Baudelaire. Mais nous voyons au même moment, nous dit Bataille, la misère de la poésie et les chaînes de la liberté. La poésie peut verbalement fouler aux pieds l'ordre établi, mais elle ne peut se substituer à lui. Quand l'horreur d'une liberté impuissante engage virilement le poète dans l'action politique, il abandonne la poésie. Mais dès lors il assume la responsabilité de l'ordre à venir, il revendique la direction de l'activité, l'attitude majeure : et nous ne pouvons manquer de saisir à le voir que l'existence poétique, où nous apercevions la possibilité d'une attitude souveraine, est vraiment Xattitude mineure, qu'elle n'est qu'une attitude d'enfant, qu'un jeu gratuit. La liberté serait à la rigueur un pouvoir de l'enfant : elle ne serait plus pour l'adulte engagé dans l'ordonnance obligatoire de l'action qu'un rêve, un désir, une hantise.181 La liberté n'est peut-être qu'un rêve, nous dit Bataille, mais ce rêve « révèle l'humanité182 » dans ce qu'elle a d'essentiel : « cette possibilité d'excès183 » qui est au fond de nous, cette passion de liberté sans mesure qui est malgré tout le « principe de l'action humaine184 » et auquel les actions elles-mêmes, toujours, demeurent soumises. Le déchaînement de la poésie, qui révèle ce rêve de liberté, exprime donc la part souveraine de l'humanité, mais cette part « est vraiment Y attitude mineure », au sens de celle de l'enfant, car elle ne peut assumer « la responsabilité de l'ordre à venir ». C'est toute « la misère de la poésie et les chaînes de la liberté », nous dit Bataille, « une difficulté semblable à celle de l'enfant, libre à la condition de nier l'adulte, ne pouvant le faire sans devenir adulte à son 177 G. BATAILLE. « Genêt », p. 147 (note 2). Ibid.,p.l34. 179 G. BATAILLE. « Le surréalisme et sa différence avec l'existentialisme », p.79. 180 /6^.,p.72. 181 G. BATAILLE. « Baudelaire », p.29-30. 182 Ibid., p.170. (Ce passage ne figure pas dans la version de 1957.) 183 « [1]/ me semble que si cette possibilité d'excès disparaissait, la sphère humaine ne serait peut-être plus ce au 'elle est, quelque chose de riche s'effacerait... » [Cité par M. CHAPSAL. op. cit., p.22. (Nous soulignons.)] 84 G. BATAILLE. « Baudelaire », p. 161. (Ce passage ne figure pas dans la version de 1957.) m 70 tour et sans perdre par là sa liberté. » Et pourtant l'on ne saurait renoncer à cette quête impossible, nous dit encore Bataille, sans renoncer à nous-mêmes, à la part - mineure certes, mais - souveraine de l'humanité, cette part que représenta Baudelaire par sa poésie. Pour s'être montré « si radicalement fermé à cette vérité186 », dans son analyse, Sartre n'évite selon Bataille ni «la maladresse187» ni les «contresens 188 »: «Sartre est résolument étranger à la passion du monde sensible : peu d'esprits se ferment à l'envahissement de la poésie avec autant de nécessité que le sien. [...] Le long travail qu'il publie est moins d'un critique que d'un juge moral, auquel il importe de savoir et d'affirmer que Baudelaire est condamnable.189 » Condamné, en effet, pour en être resté à cette liberté d'enfant qui fascine mais qui n'assume plus aucun ordre et que Baudelaire conçoit lui-même comme « une imprévisibilité explosive1 ° ». On devine sans trop de difficulté que Bataille tombe également dans le spectre de cette critique, lui qui voulut exprimer « les états d'extase, de ravissement191 » qui se lient à l'expérience intérieure, cette « expérience [...] libre d'attaches, même d'origine » et qui implique que soient « niées les autorités, les valeurs existantes, qui limitent le possible. » La défense de la poésie - de Baudelaire - poursuit donc implicitement la défense de Bataille. Cinq ans plus tard, en 1952, Sartre fait le portrait d'un autre écrivain : « son ami193 », Jean Genêt. Bataille réagit aussitôt en publiant un compte-rendu de Saint Genêt, comédien et martyr194 dans les numéros d'octobre et de novembre 1952 de la revue Critique (texte qui sera repris à peu près tel quel en 1957 dans La littérature et le mal). Ce qui étonne ici, nous l'avons déjà évoqué plus haut, est de voir que Sartre loue de Genêt une attitude qu'il avait auparavant condamnée chez Bataille : un mépris du lecteur qui se manifeste par une communication sans réciprocité. Bataille s'était défendu contre cette accusation, nous 185 Ibid,p.35. Ibid, p.161. (Ce passage ne figure pas dans la version de 1957.) - «Sartre [...] refuse d'ouvrir poétiquement les yeux sur ce monde. » [Ibid., p.165. (Ce passage ne figure pas dans la version de 1957.)] m Ibid, p.30. 188 Ibid, p.161. (Ce passage ne figure pas dans la version de 1957.) 189 Ibid., p.163. (Ce passage ne figure pas dans la version de 1957.) 190 J.-P. SARTRE. Baudelaire, p.39. 191 G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 15. - Pour la citation suivante également. 192 Ibid, p.19. 193 G. BATAILLE. « Genêt », p.133. 194 J.-P. SARTRE. Saint Genêt, comédien et martyr (Les Œuvres complètes de Jean Genêt, tome 1), Paris, Gallimard, 1952, 692p. 186 71 l'avons vu, en expliquant que la « haine du langage » chez lui ne relève pas d'un mépris du lecteur, mais de l'impuissance du langage à communiquer l'intimité. Il refuse par conséquent d'être associé à Genêt, dont l'« indifférence à la communication195 » n'a rien à voir avec sa propre difficulté à communiquer l'expérience intérieure. Car Genêt « n'a ni le pouvoir ni [même] l'intention de communiquer avec ses lecteurs.196 » Ceci s'explique par le fait qu'il entend consacrer son œuvre entière à la «recherche du Mal poursuivie sans limitation197 » ; ce qui implique entre autres que l'« élaboration de son œuvre [ait] le sens de la négation de ceux qui la lisent.198 » Cette attitude de Genêt, qui cherche - ouvertement d'ailleurs - à tourmenter son lecteur par le dégoût et l'indignation qu'il peut lui inspirer, se traduit le plus souvent, nous dit Bataille, par le « recours aux facilités du scandale.199 » Et c'est essentiellement ce qui explique, selon lui, que « ses récits intéressent, mais ne passionnent pas.200 » Car la « littérature est communication201 », rappelle Bataille, et « l'idée de communication, qui implique la dualité, mieux la pluralité, de ceux qui communiquent, appelle, dans les limites d'une communication donnée, leur égalité. Genêt refuse « à ses lecteurs cette similitude fondamentale 195 » », de sorte qu'il n'atteint pas G. BATAILLE. « Genêt », p.143. Ibid., p. 138. - Sartre disait cela de Bataille également, et pour lui, « ce refus de communiquer » signifiait ultimement l'incapacité d'universaliser son expérience intérieure. Voici pourtant comment Genêt parvient selon Sartre à communiquer une expérience - très proche de celle de Bataille, mais - universelle : les livres de Genêt, nous dit Sartre, « sont des bordels où l'on se glisse par une porte entrebâillée en souhaitant n 'y rencontrer personne ; et quand on y est, on est tout seul. C'est pourtant de ce refus d'universaliser que leur vient l'universalité : l'expérience universelle et incommunicable qu 'ils nous proposent à tous en particulier, c 'est celle de la solitude. » [J.-P. SARTRE. Saint Genêt, comédien et martyr, p.651.] 197 G. BATAILLE. « Genêt », p.137. 198 /te/., p. 138. 199 Ibid, p. 143. - Voici en exemple un extrait de Pompes funèbres, où Genêt rudoie son lecteur : « Mon art consistant à exploiter le mal, puisque je suis poète [...] Le poète s'occupe du mal. C'est son rôle de voir la beauté qui s'y trouve, de l'en extraire (ou d'y mettre celle qu'il désire, par orgueil ?) et de l'utiliser. [...] La définition habituelle du mal méfait croire qu 'il n 'est que le résidu de Dieu. La poésie ou l'art d'utiliser les restes. D'utiliser la merde et de vous la faire bouffer. » [J. GENET. Pompes funèbres, Coll. « L'imaginaire », Paris, Gallimard, 1953, p.190.] 200 G. BATAILLE. « Genêt», p. 143. - «Rien de plus froid, de moins touchant, sous l'étincelante parade de mots, que le passage vanté où Genêt rapporte la mort d'Harcamone. La beauté de ce passage est celle des bijoux, elle est trop riche et d'un mauvais goût assez froid. Sa splendeur rappelle les éblouissements qu 'Aragon prodiguait dans les premiers temps du surréalisme : même facilité verbale, même recours aux facilités du scandale. Je ne crois pas que ce genre de provocation cesse un jour de séduire, mais l'effet de séduction est subordonné à l'intérêt d'un succès extérieur, à la préférence pour un faux-semblant, plus vite sensible. Les servilités dans la recherche de ces réussites sont les mêmes chez l'auteur et chez les lecteurs. Chacun de leur côté, auteur et lecteur évitent le déchirement, l'anéantissement, qu'est la communication souveraine, ils se bornent l'un et l'autre aux prestiges de la réussite. » [Ibid., p.143.] 201 /te/.,p.l38. 202 Ibid., p.UO. 203 Ibid, p.140. 196 72 « cette communication majeure à laquelle prétend la littérature.204 » C'est l'échec de Genêt, nous dit Bataille, et « en partie l'erreur de Sartre205 » d'avoir eu l'intention de « placer sur le pavois un écrivain qui pour être singulier, doué sans doute, humainement angoissant, est loin d'être à tous les yeux l'égal des plus grands ». Pour bien comprendre le jugement que porte ici Bataille sur Genêt, il importe avant tout de « saisir l'opposition entre deux sortes de communications207 » : la communication faible et la communication forte (que Bataille nomme aussi la « communication majeure »). La communication faible est liée à l'attitude majeure dont nous avons parlé plus haut, puisqu'elle est selon Bataille à la « base de la société profane » ; c'est une communication fondamentalement utile, dans laquelle les êtres qui communiquent ne cessent « de tout ramener à [leurs] préoccupations d'être[s] isolé[s]209 », cherchant ainsi à assurer leur bien, leur avenir, leur durée. La communication forte, quant à elle, est liée à l'attitude mineure et souveraine, puisqu'elle détache les êtres isolés de leurs préoccupations utiles et les unit, par-delà leurs intérêts, dans des « moments privilégiés [...] que fondent les émotions de la sensualité et des fêtes, que fondent le drame, l'amour, la séparation et la mort.210 » Cette communication, qui est donc celle qu'engendrent les moments les plus intenses de notre vie, n'a vraiment de sens que dans l'instant où elle se produit ; de plus elle « ne peut se faire qu'à une condition, nous dit Bataille, que nous recourrions au Mal211 ». Qu'est-ce à dire, le Mal ? Eh bien, tant du point de vue individuel que collectif, le Mal est d'abord pour Bataille le simple fait de quitter le mode actif - « au sens où l'activité se confond avec la productivité212 », le souci de l'avenir, etc. - pour un mode plus passif- au sens où le déchaînement d'une passion se confond avec la passivité, l'insouciance, etc. Le Mal serait donc essentiellement lié aux passions intenses, mais qui sont jugées inutiles ou nuisibles du point de vue de la stricte productivité, c'est-à-dire de ce qui « s'ordonne de 204 Ibid.,p.\3&. Ibid, p. 140. 206 Ibid., p. 127. 2m Ibid.,p.\49. 208 Ibid, p. 150. 209 Ibid, p. 152-153. 210 #>/</., p.150. 2U Ibid, p.152. 212 Ibid, p.150. 205 73 manière à [...] rendre possible la durée » d'un individu ou d'une collectivité ; le Mal serait l'objet d'une fascination d'autant plus forte qu'il « désigne l'interdit, ce qui est violent, ce qui est dangereux, et dont le contact seul annonce l'anéantissement214 ». Il peut être en effet très dangereux de ne pas se soucier du lendemain ou de ce qui est utile et de dépenser sa fortune et ses forces sans compter, dans l'instant, sous le coup de l'intensité. Néanmoins, nous savons bien que l'intensité commande parfois quelque débordement : le Mal fascine et peut ensorceler. Mais en quoi fonde-t-il plus précisément une communication forte ? Et pourquoi Genêt, dont la morale « tient au sentiment de fulguration, de contact sacré, que lui donne le Mal215 » (ce qui explique qu'il tourmente même son lecteur), n'atteint-il pas justement cette communication forte ? Ce sont les deux questions auxquelles il nous faut répondre, pour terminer. L'un des premiers principes de la philosophie de Bataille, et qui permet de répondre à ces questions, est le suivant : l'humanité n'est pas faite d'êtres isolés, mais d'une communication entre eux ; jamais nous ne sommes donnés, fût-ce à nous-mêmes, sinon dans un réseau de communication avec les autres : nous baignons dans la communication, nous sommes réduits à cette communication incessante dont, jusque dans le fond de la solitude, nous sentons l'absence, comme la suggestion de possibilités multiples, comme l'attente d'un moment où elle se résout en un cri que d'autres entendent.216 Cependant, il faut dire que notre situation d'être isolé, dans laquelle nous veillons « à la différence de [nous]-même et des autres217 », nous semble souvent la plus confortable : elle nous permet de nous conserver, de ne pas quitter les limites que nous connaissons et même de les consolider. C'est pourquoi la communication, si nous ne la confondons pas avec la communication faible, est loin de représenter la situation la plus tolérable pour l'être isolé ; elle symbolise même, à la rigueur, le Mal, le contraire de ce qui préserve l'être isolé : « Je ne communique qu'en dehors de moi, qu'en me lâchant ou me jetant dehors. Mais en dehors de moi, je ne suis plus. J'ai cette certitude : abandonner l'être en moi, le 213 G. BATAILLE. La littérature et le mal, p. 14. G. BATAILLE. « Genêt », p. 134. - Comme on le voit, le Mal n'est pas réductible à la transgression des lois, puisqu'il est tout à fait possible de les transgresser pour son intérêt et son enrichissement personnel, qui se lient encore au souci de l'avenir et de son bien. 215 Ibid, p. 137. 216 /Wâ'.,p.l48. 217 Ibid., p. 153. 214 74 chercher dehors, c'est risquer de gâcher - ou d'anéantir - ce sans quoi l'existence du dehors ne me serait pas même apparue, ce moi sans lequel rien de "ce qui est pour moi" ne serait.218 » Pourtant la communication forte - le tissu même dont nous sommes faits, selon Bataille - n'est vraiment accessible que lorsque nous assumons ce risque. Cela suppose donc un « goût du Mal219 » qui dépasse en nous le souci de notre intérêt : c'est ce que Bataille appelle la souveraineté - et que nous avons défini un peu plus haut, quand il était question de Baudelaire. La communication forte exige la souveraineté de ceux qui communiquent : cela implique, par exemple en littérature, que l'auteur puisse se nier « au profit de l'œuvre220 » et réciproquement, que le lecteur puisse se nier « au profit de la lecture. » L'opération qui en résulte est elle-même souveraine : elle « laisse subsister, comme un instant solidifié - ou comme une suite d'instants - la communication, détachée, 991 en l'espèce de l'œuvre, mais en même temps de la lecture. » Sans doute comprenons-nous maintenant en quoi le Mal - que symbolise ultimement le relâchement de notre propre intérêt, l'abandon du moi - fonde la communication forte, lieu de la « subjectivité commune » que nous sommes à la base, selon Bataille. Mais nous voyons également, par ce raisonnement, ce qui a provoqué l'échec de Genêt. Bataille précise bien à propos de Genêt qu'aucun « motif vulgaire ne rendrait compte de son échec, mais comme en une prison mieux fermée que les prisons réelles un sort néfaste l'enferma en lui-même, au fond de sa méfiance.223 » Genêt aborda le Mal sans aucune réticence, apparemment, si ce n'est celle qu'il eut de relâcher son propre intérêt pour le Mal : son œuvre a beau se présenter comme la mise en scène de la négation de son individualité dans le Mal, elle n'en est pas moins axée sur la mise en évidence constante de cette individualité maladive. Genêt semble enchaîné à l'intérêt qu'il a de se traîner lui-même dans le Mal, ne serait-ce que pour la « réussite » de son œuvre : « le Mal est devenu [pour lui] un devoir, ce qu'est le Bien.224 » Et limité par ce devoir, Genêt n'arrive pas à exprimer selon Bataille le G. BATAILLE. Sur Nietzsche, p.47. - « Je dis : la communication est le péché. Mais le contraire est évident ! L'égoïsme, seul, serait le péché ! » [G. BATAILLE. Le Coupable, p.306.] 219 G. BATAILLE. « Genêt », p. 153. 220 Ibid., p.138. - Pour la citation suivante également. 221 /Z>W.,p.l38-139. 222 Ibid, p. 149. 223 /è/tf.,p.l53. 224 /£/</., p. 138. 75 plein déchaînement ; la souveraineté de son œuvre, à la fin, se défait sur cette limite, où luimême « achève de sombrer. » La critique que Bataille adresse à Genêt - et à Sartre qui le défend - nous permet évidemment de comprendre plus clairement comment il concevait lui-même son approche : ce qui semble clair, dans un premier temps, est que Bataille voulut vraiment communiquer avec ses lecteurs, il en fit même l'une des exigences fondamentales de la communication forte ; sans doute chercha-t-il également à inscrire son oeuvre sous cette « morale de la communication », morale qui se donne « à partir de complicités dans la connaissance du Mal226 » et qui dispose donc ceux qui communiquent à l'intensité, puisqu'ils ont renoncé à leur intérêt propre et que ce qu'ils expriment alors est le déchaînement d'une liberté qu'aucun ego ne limite. Une philosophie dramatique Bataille avait déjà donné lui-même de sa méthode ou de son approche quelques indications, dans L'expérience intérieure, qui nous permettaient de la saisir : l'une de celles-là - la plus décisive selon nous - montrait l'importance que prend à ses yeux le processus de « dramatisation227 » dans son œuvre. Ce procédé, que nous avons évoqué quelquefois jusqu'ici, nous a semblé décisif dans la mesure où la critique de sa pensée - et plus généralement l'hésitation, voire le refus de situer son œuvre dans le domaine de la philosophie - dépend étroitement de la légitimité que l'on accorde ou non à ce procédé. Voilà pourquoi nous ne pourrions terminer ce chapitre sans chercher à mieux comprendre « la méthode dramatique228 » de Bataille, cette « manière mi-objective mi-passionnelle229 » qu'il avait, nous dit Michel Leiris, de traiter indifféremment les sujets les plus divers. Bataille nous indique pour commencer que le terme « dramatique » doit être entendu en ses deux sens usuels - commun et littéraire. D'abord le drame, dans la mesure où il nous 225 Ibid, p. 13 8. G. BATAILLE. La littérature et le mal, p. 10. G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.22. - Ce procédé est exposé dans l'une des sections de L'expérience intérieure intitulée Principes d'une méthode et d'une communauté (p.22-42). 228 G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.26. 29 M. LEIRIS. « De Bataille l'impossible à l'impossible "Documents" », dans Critique (Hommage à Georges Bataille), n°195-196, août-septembre 1963, p.686. 226 76 atteint, est le contraire de l'indifférence : c'est le signe de ce qui est grave, à différents degrés, et « s'il est ressenti comme touchant en nous généralement l'homme », l'épreuve du drame nous sort de notre individualité, nous ouvre, suivant les termes de Bataille, à « des états d'extase ou de ravissement231 ». Bataille précise d'ailleurs à ce sujet que si « nous ne savions dramatiser, nous ne pourrions sortir de nous-mêmes. Nous vivrions isolés et tassés. Mais une sorte de rupture - dans l'angoisse - nous laisse à la limite des larmes : alors nous nous perdons, nous oublions nous-mêmes et communiquons avec un au-delà insaisissable.232 » Cet au-delà qu'est la communication forte, « impénétrable pour ellemême233 », constitue le véritable sens de l'extase bataillienne. Le drame est ainsi à la source de la communication forte. Voilà donc la première raison de l'intégrer à une méthode dont le but est justement d'accéder à ce type de communication. Le second sens de « dramatiser » est de mettre en scène, d'exhorter le lecteur à se représenter telle ou telle réalité : « c'est la volonté, s'ajoutant au discours, de ne pas s'en tenir au discours, d'obliger à sentir234 ». Bataille se réfère ici aux Exercices spirituels de saint Ignace : c'est une erreur classique d'assigner les Exercices de saint Ignace à la méthode discursive : ils s'en remettent au discours qui règle tout mais sur le mode dramatique. Le discours exhorte : représente-toi, dit-il, le lieu, les personnages du drame, et tiens-toi là comme l'un d'entre eux ; dissipe - tends pour cela ta volonté - l'hébétude, l'absence auxquelles les paroles inclinent. La vérité est que les Exercices, horreur tout entiers du discours (de l'absence), essayent d'y remédier par la tension du discours, et que souvent l'artifice échoue [.. .]. 2 3 5 Nous retrouvons ici le sens profond de la démarche de Bataille, sens qu'il réitère d'ailleurs dans son livre Sur Nietzsche : « Me servant de fictions, je dramatise l'être : j'en déchire la solitude et dans le déchirement je communique.236 » Bataille l'avoue donc sans hésiter : « ma philosophie ne pourrait en aucune mesure s'exprimer sous une forme qui ne 230 G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.22. Ibid., p.22. 232 /èW,p.23. 233 G. BATAILLE. « Genêt », p. 149. G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.26. 235 Ibid, p.26. (Nous soulignons.) 236 G. BATAILLE. Sur Nietzsche, p. 130. (Nous soulignons.) 231 77 soit pas sensible.237 » Autrement dit la fiction, le drame, lui sont intrinsèquement liés. Cette méthode comporterait aux dires mêmes de Bataille une faille et une force. D'abord sa force résiderait en ceci qu'elle ose « unir [...] deux sortes de connaissance jusqu'ici ou étrangères l'une à l'autre ou confondues grossièrement » : la « connaissance émotionnelle » et la « connaissance discursive.238 » Cette force lui permettrait, sur le plan philosophique, « d'échapper au sentiment de vide des interrogations intelligentes », car, de fait, la méthode dramatique essaie d'unir « ce que la pensée discursive doit séparer240 », soit « une somme d'opérations distinctes, les unes intellectuelles, d'autres esthétiques, d'autres enfin morales ». Des opérations que nous effectuons souvent simultanément, qui se révèlent à vrai dire entrelacées dans nos émotions, et que notre intelligence confond précisément en essayant de les séparer. Sartre, d'ailleurs, ne manquera pas de reprocher à Bataille le flou conceptuel que cette approche engendre. Mais il faut se rappeler qu'elle s'inscrit par là dans le primat de la vie sur la pensée : « Le développement de l'intelligence mène à un assèchement de la vie qui, par retour, a rétréci l'intelligence241 ». Cette idée exprime une fois de plus la nécessité pour Bataille de ne pas se limiter à la « connaissance discursive », car il va de soi pour lui que la prodigieuse avancée que nous avons réalisée dans tous les domaines du savoir (de la pensée) nous a paradoxalement rendus aveugles à l'extrême étrangeté du monde (de la vie), cette part muette et mystérieuse de la vie que l'intelligence, au fond, ne peut pas déconsidérer sans se nier en partie elle-même. La méthode dramatique de Bataille suppose donc une mise en scène dépassant celle des concepts, qui absorbe « la philosophie proprement dite » en laissant subsister une part sensible du « mystère » ou de l'étrangeté de la vie, et qui devient plutôt en ce sens P« héritière d'une théologie mystique fabuleuse, mais mutilée d'un Dieu et faisant table rase.242 » L'œuvre de Bataille regorge de ces mises en scène étranges qui ont pour but d'accentuer l'aspect sensible de ce qui échappe à la pensée. En voici une, particulièrement éloquente : « Et surtout "rien", je ne sais "rien", je le gémis comme un enfant malade, dont la mère attentive tient le front (bouche ouverte sur la cuvette). Mais je n'ai pas de mère, 237 G. BATAILLE. « La vie des lettres », p.l 18. G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 11. - Pour les deux citations précédentes également. 239 Ibid, p.20. 240 Ibid, p.21. — Pour la citation suivante également. 241 Ibid, p.20. 242 Ibid, p.2\. 38 78 l'homme n'a pas de mère, la cuvette est le ciel étoile (dans ma pauvre nausée, c'est ainsi).243 » Si nous comprenons bien par cet exemple comment Bataille arrive à frapper la sensibilité de son lecteur, on ne peut s'empêcher d'entrevoir en même temps ce que sera la faille de cette méthode : comme il aura recours aux divers éléments constitutifs du drame (cherchant par là à éviter l'« assèchement de la vie » émotionnelle que l'intelligence pourrait occasionner), on sait déjà que Bataille, qui se veut pourtant « philosophe » en un sens, ne nous présentera jamais les choses telles qu 'elles sont en réalité, si l'on peut dire, mais telles qu'il les aura d'abord enrobées dramatiquement, ce qui accentuera inévitablement leur aspect sensible. On peut alors dire avec Bataille que « l'infirmité de la méthode dramatique est qu'elle force d'aller toujours au-delà de ce qui est senti naturellement244 », ce qui constitue sans doute la raison principale des critiques que lui adresse Sartre245. D'autant que les exigences du drame inclinent surtout à la présentation de thèmes violents, et qui ont pour effet de forcer l'intensité du récit, ce à quoi l'œuvre de Bataille n'échappe pas ; pour s'en convaincre, on n'a qu'à examiner le champ lexical dominant de L'expérience intérieure : désespoir, mort, angoisse, supplice, sacrifice, etc. les thèmes violents ne manquent pas... Il faut toutefois savoir que ce procédé - ou cette faille - est entièrement assumé par Bataille : « Il serait superficiel, nous dit Jean Bruno, d'attribuer cette persistance des thèmes violents à un romantisme maladif de la douleur. Le rôle des images bouleversantes est d'ouvrir dans la psyché une brèche246 » - d'ouvrir une brèche et de communiquer fortement... Ibid., p.62. - Ce thème est repris maintes fois dans L'expérience intérieure ; en voici un autre extrait : « La Nature accouchant de l'homme était une mère mourante: elle donnait l'"être" à celui dont la venue au monde fut sa propre mise à mort. » (p.93) 244 Ibid, p.26. (Nous soulignons.) 245 Voir surtout les sections Le drame d'un seul homme et Le sens du fantastique de notre Chapitre I, p. 18-19 et p.34-35. 246 J. BRUNO. « Les techniques d'illumination chez Georges Bataille », dans Critique (Hommage à Georges Bataille), n°195-196, août-septembre 1963, p.710. - Jean Bruno cite un passage de L'amitié de Bataille qui justifie ce jugement : « Des images bouleversantes (au sens précis du mot) se forment continuellement à la surface de la sphère où je suis enclos. Je n 'accède qu 'aux déchirures. Je n 'ai fait qu 'entrevoir une possibilité de sortie : les blessures se referment. La concentration est nécessaire : une déchirure profonde, un trait de foudre durable doit briser la sphère ; le point d'extase n'est pas atteint dans sa nudité sans un insistance douloureuse. » [Cité par J. BRUNO, op. cit., p.710-711. Le passage se trouve dans G. BATAILLE. L'amitié, dans Mesures, 15 avril 1940, p. 144.] 79 Donc l'intensification ou l'exagération à laquelle porte la méthode dramatique se veut finalement l'une des conditions essentielles de la communication forte - ce que Bataille espérait justement établir dans son œuvre. Nous ne devons pas nous étonner, par conséquent, de l'aspect souvent « théâtral » de sa philosophie, car la méthode dramatique joue un rôle fondamental dans sa démarche, qui est d'instaurer une certaine intensité sans laquelle les idées, dirait Bataille, demeurent privées de vie. Il faut donc reconnaître « l'importance du paradigme théâtral dans l'écriture et la pensée de Bataille », puisque son œuvre entière vise à intégrer « la logique rationnelle et [...] la logique affective [...] dans tous les domaines de l'existence humaine249 ». C'est d'ailleurs ce qui fait dire à Emmanuel Tibloux qu'« il y aurait [...] peut-être lieu de considérer Bataille, au sein d'une problématique générale des genres, comme l'inventeur d'un nouveau type de discours qui serait le complémentaire ou le négatif exact de ce que Brecht a pu penser sous le titre du "théâtre épique" : quelque chose comme le récit et l'essai dramatiques. » Si toutefois nous souhaitons défendre la place de Bataille parmi les philosophes, il conviendrait peut-être mieux de dire, à la lumière de ce que propose Emmanuel Tibloux, qu'il fut l'inventeur de la « philosophie dramatique » - ou du moins l'un de ses représentants les plus marquants. D'autant que ce type de philosophie nous a semblé pouvoir correspondre à la description que donne Michel Leiris de la voie que poursuivait Bataille, surtout à partir de la revue Documents : «Peut-être pourrait-on dire [...] qu'il s'agissait de rationaliser la valorisation surréaliste de l'irrationnel ?251 » Examinons un peu ce que suggère cette description et voyons en quoi elle peut correspondre à ce que nous avons appelé la philosophie dramatique. Ce n'est toutefois pas la seule ; Jean Bruno en a relevé trois autres : 1) la pratique du silence intériorisé (« l'arrêt de la pensée discursive ») ; 2) « la polarisation alternativement orientée vers l'intériorité ou le dehors » {«projection et sortie de soi - glissement vers une insaisissable transparence ») ; 3) ainsi qu'une « certaine liberté d'improvisation » - car Bataille craignait notamment que des indications trop précises de sa méthode viennent neutraliser les effets incalculés de son expérience. [Voir J. BRUNO, op. cit., p.707-719.] 248 E. TIBLOUX. op. cit., p.122. 249 Ibld, p. 123. 2S0 Ibid.,p.m. Cité par D. OTTINGER, « Isolateur et court-circuit. Documents ou l'apprentissage surréaliste de la dialectique », dans Les Temps Modernes, n° 602, décembre 1998 et janvier-février 1999, p.67. - Le passage cité se trouve à la date du 6 octobre 1979, Michel LEIRIS, Journal, Paris, Gallimard, 1992, p.722. 80 Tout d'abord, notons que Leiris ne dit pas, malgré la formule qui frôle le paradoxe, qu'il s'agissait pour Bataille de rationaliser Yirrationnel, ce qui aurait été simplement le trahir ou l'annuler ; il se demande seulement si Bataille n'a pas tenté de rationaliser la valorisation qu'ont fait les surréalistes de cet irrationnel, ce qui implique déjà le respect de l'irrationnel mais surtout, la prépondérance du discours rationnel. Car si Bataille est d'accord avec les surréalistes à propos de la valeur qu'il faut donner à l'irrationnel dans la vie humaine en général, son œuvre se développe plutôt, contrairement aux oeuvres poétiques de ces derniers, dans un cadre rationnel, dans la mesure où L'expérience intérieure essaie tout de même de formuler les raisons qui soutiennent chacune de ses idées. Mais comment peut-on arriver à intégrer la valeur de l'irrationnel dans une œuvre qui se veut pourtant du domaine de la rationalité sans trahir son propre point de vue ? La réponse - du moins, celle de Georges Bataille - nous semble résider dans l'affirmation d'une philosophie dramatique. Le mouvement qui se dégage de l'ensemble de l'œuvre de Bataille, nous l'avons dit jusqu'ici de maintes façons, « revient à conduire la pensée jusqu'au point où elle se dérobe à ce qui la dirige comme instrument de savoir. Ce mouvement est présent dans toute son œuvre et c'est pour cela qu'il a souvent pensé désigner sa pratique du langage comme une "philosophie".252 » Bataille, autrement dit, ordonne et justifie, enchaîne et clarifie sa pensée, comme un philosophe, jusqu'au point où elle lui semble échapper au domaine du « connaissable » : c'est à ce moment qu'intervient la dramatisation et qu'il s'éloigne le plus de la « philosophie » proprement dite. À l'instar de la poésie, la dramatisation prolonge un raisonnement qui est arrivé au bout de lui-même, un raisonnement qui ne se tient plus dans la rigueur de la raison. Ces moments de dramatisation représentent donc des « tensions » dans le cadre rationnel de sa réflexion, tensions qui font éclater ce cadre, parfois, et qui forcent alors le lecteur à ressentir les limites de la raison. C'est de cette façon que Bataille intègre la valeur de l'irrationnel dans son oeuvre : lui concédant, à la fin d'un mouvement de penser bien ordonné, rationnel et rigoureux, la place qui lui revient dans la connaissance générale, la place du « désordre fondamental, initial253 », et qui met en perspective Vinsuffisance de la raison. C'est le déchaînement de la poésie - d'ailleurs L'expérience 12 i3 R. SASSO. op. cit., p.204. Cité par M. CHAPSAL. op. cit., p. 15. 81 intérieure se termine, rappelons-nous, par une partie entièrement poétique. Mais c'est aussi l'affirmation du primat de la vie sur la pensée, dans la mesure où Bataille n'essaie plus, dans ces moments-là, de retrouver la raison : il laisse aller son sobre raisonnement et toute sa pensée dans l'ivresse de la dramatisation. Donc, si la démarche de Bataille peut bel et bien être envisagée comme une poésie autour de la philosophie, ce n'est toutefois pas au sens où - comme semble le croire Sartre - cette démarche ne serait que poétique. L'œuvre de Bataille est, bien au contraire, profondément philosophique : la philosophie y est au centre, mais tout autour - dans la nuit du non-savoir où l'homme demeure à la recherche d'une raison, d'une pensée - règne la poésie (ou encore la dramatisation) qui manifeste l'indigence de la raison et de la pensée, le non-savoir ultime où échoit toute philosophie. CONCLUSION « QU'IMPORTE LA PHILOSOPHIE !* » J'ai toujours, avant tout, tourné du côté de la philosophie. Mais je l'ai envisagée de telle façon que je ne peux pas dire que je sois vraiment un philosophe, j'ai failli le devenir, certains de mes livres s'en approchent, s'y enfoncent, mais je me suis rendu compte qu'il y avait une distance entre ce que j'écris et la philosophie véritable. BATAILLE 2 N ous voici rendu au terme de ce parcours. Le but que nous nous étions fixé au départ était d'explorer l'œuvre de Bataille et de voir ce que nous pouvions en découvrir à la lumière de la critique de Sartre. Après avoir analysé en détail les arguments qu'ils se sont échangés, nous pouvons reformuler ce qui nous semble être l'enjeu principal de leur confrontation : est-ce que la démarche de Bataille, en fin de compte, mène à quelque chose? Autrement dit, si l'on reprend les termes de Sartre : y a-t-il quelque chose à espérer de l'œuvre de Bataille, quelque chose qui puisse « contribuer à former une humanité neuve qui se dépassera vers de nouveaux buts », ou ne vaut-elle « pas plus que le plaisir de boire un verre d'alcool ou de se chauffer au soleil sur une plage » ? Avec un peu de recul, toutes les critiques de Sartre nous semblent effectivement conduire à l'idée que l'œuvre de Bataille ne mène à rien d'autre qu'elle-même ; elle serait donc, de l'avis de Sartre, sans réelle utilité et relèverait plus en ce sens de la poésie que de la philosophie. Pourtant, il faut bien reconnaître que, sur le plan de la pensée, Sartre et 1 Cité par R. SASSO. op. cit., p.31. - « [L]e philosophe fait semblant de ne rien savoir pour poser les questions qui impliquent un certain savoir [...]. A l'opposé, la forme de la question posée par celui qui ne sait pas ne peut être que la supplicatioa [...] La supplication est la question qui ne donne jamais "le pas à la réponse... au savoir", c'est "l'interrogation sans espoir", "la question sans limite". [...] Finalement, puisque la philosophie n 'est qu 'une "contestation naïve ", puisqu 'elle interroge apaisée, Bataille pourrait se contenter de l'exclamation "Qu'importe la philosophie !". » [R. SASSO. op. cit., p.30-31.] 2 Cité par M. CHAPSAL. op. cit., p. 14. 3 J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 174. - Pour la citation précédente également. 83 Bataille sont partis du même point : dans un monde sans Dieu, c'est à l'homme que revient la responsabilité de donner un sens à l'existence, mais cette infinie responsabilité le plonge dans l'angoisse, qui est ainsi au fondement de l'existence humaine. Ni Sartre ni Bataille n'ont éludé cette angoisse fondamentale, mais ils lui ont fait face différemment et c'est là, peut-être, le point de départ de leur véritable divergence. Pour Sartre, c'est par le projet que l'on sort de l'angoisse en donnant un sens à la vie humaine - même si de l'angoisse, on ne sort jamais complètement, puisqu'elle demeure au fond de nos projets comme l'indice de notre liberté et de notre responsabilité. Bataille, nous l'avons dit, aborde l'angoisse autrement : en la contemplant, il espère s'en enivrer au point qu'elle le grise et qu'il ne ressente plus, pour un instant, son vide constitutif : le comble était le moment où le vide me grisant donnait à ma pensée la consistance pleine, où par la griserie même qu'il me donnait le non-sens prenait droit de sens : qu 'il me grise : il est bon dans ce ravissement de perdre le sens - donc il est un sens du fait de le perdre. À peine apparu ce sens neuf, l'inconsistance m'en apparaissait, le non-sens à nouveau me vidait. Mais le retour du non-sens était le départ d'une griserie accrue.4 Sartre, comme nous le disions déjà à la fin de notre premier chapitre, peut bien admettre, à la limite, que l'exaltation de Bataille lui fasse oublier son angoisse quelques instants, mais il « remarque seulement qu'il échoue lorsqu'il veut nous donner la méthode qui nous permettrait5 » de faire la même expérience. Car toute philosophie digne de ce nom se doit de proposer des expériences communes et partageables, et l'oeuvre de Bataille, selon Sartre, ne nous parle que d'une « expérience inutilisable6 ». Est-ce possible ? Se pourrait-il que Sartre, rédigeant son compte rendu à peine quelques mois après la publication de L'expérience intérieure, ait réglé un peu trop rapidement la question de l'utilité de cet ouvrage ? Bataille, il est vrai, a beaucoup insisté sur le fait que « l'expérience intérieure [...] ne peut avoir d'autre souci ni d'autre fin qu'elle-même.7 » De plus, elle n'apporterait selon lui «jamais rien d'apaisant.8 » De toute évidence, donc, Bataille « prête le flanc à cette accusation, par [sa] faute.9 » Mais nous croyons malgré tout que son œuvre possède une certaine utilité, même s'il s'agit sans doute du genre d'utilité que conteste Sartre et \ G. BATAILLE. « Réponse à Jean-Paul Sartre... » p. 198. J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 173. 6 Ibid, p. 174. 7 G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 18. s Ibid, p. 10. 9 G. BATAILLE. « Discussion sur le péché », p.349. 84 dont on a avantage à ne pas trop parler, pour des raisons que nous allons considérer maintenant. Au début du Supplice - la deuxième partie de L'expérience intérieure - Bataille affirme ceci qui peut être interprété dans le sens de l'utilité de son œuvre : « "J'enseigne l'art de tourner l'angoisse en délice", "glorifier" : tout le sens de ce livre. L'âpreté en moi, le "malheur", n'est que la condition.10 » Ainsi, l'œuvre de Bataille, s'il est vrai qu'on puisse en tirer un enseignement, serait utile à quiconque cherche à se délivrer de l'angoisse - ce qui n'est pas rien, après tout. Mais Bataille ne s'en tient pas à cette affirmation accommodante et développe par la suite son idée de la façon la plus troublante : « l'angoisse qui tourne au délice est encore l'angoisse : ce n'est pas le délice, pas l'espoir, c'est l'angoisse11 ». Que penser de tout cela ? N'est-ce pas le genre de contradiction qui a pu précipiter le jugement de Sartre ? Mais n'allons pas si vite et poursuivons encore notre lecture : la fin de la phrase nous donnera peut-être la clé de l'énigme : « ...c'est l'angoisse, qui fait mal et peut-être décompose. Qui ne "meurt" pas de n'être qu'un homme ne sera jamais qu'un homme.12 » Si l'on entend bien ce que nous dit Bataille, il n'est pas faux de penser qu'il enseigne l'art de tourner l'angoisse en délice, mais pour réussir à goûter ce délice et « s'en donner à cœur joie », bref, pour trouver une « utilité » à cette œuvre, il faut d'abord que l'angoisse nous ait décomposé, qu'elle nous ait rendu à la limite de la « "mort" », dans l'ivresse du non-sens. Or, aucun lecteur, à notre avis, n'accéderait à cette ivresse du non-sens si on lui assurait dès le départ qu'il allait pouvoir se libérer de l'angoisse. Au fond, pour y accéder, il faut peut-être avoir perdu complètement l'espoir de s'en sortir... Par conséquent, Bataille ne peut pas se faire trop rassurant : d'une part, il est bien obligé d'annoncer ce dépassement de l'angoisse en délice - autrement, personne ne le suivrait sur la voie qu'il propose -, mais d'autre part, il ne peut pas nous assurer que nous ne désespérerons pas à lire son œuvre, puisque ce désespoir est essentiel à la compréhension et à l'épreuve, par le lecteur, de l'expérience intérieure. C'est sans doute ce qui explique que Bataille soit demeuré plutôt discret, pour ne pas dire vague et contradictoire, sur la question de l'utilité de son œuvre : il ne voulait pas risquer de 10 G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.47. Ibid.,p.47. n Ibid.,pA7. 13 G. BATAILLE. « Discussion sur le péché », p.358. 11 85 neutraliser l'action ou la portée de la réflexion qu'il nous propose. Nous avons cependant trouvé deux fragments qui appuient explicitement l'interprétation que nous venons d'accorder à l'utilité de L'expérience intérieure: le premier est très clair; c'est une confidence faite par Bataille à Madeleine Chapsal, moins d'un an avant sa mort : « Je cherchais l'angoisse, mais plutôt pour m'en libérer, je voyais dans l'excès d'angoisse la seule issue à l'angoisse. Oui, je ne l'ai peut-être pas dit à l'époque, mais tout en m'y complaisant un peu je la fuyais, cette angoisse.14 » Le second extrait, un peu moins explicite, va toutefois dans le même sens : « Il est un paradoxe étrange : si l'on aperçoit la profonde absence d'issue, la profonde absence de but et de sens, alors - mais alors seulement - l'esprit libéré, nous abordons pratiquement, lucidement, les problèmes pratiques.15» Cet extrait provient de Mémorandum (1945), un recueil de citations de Nietzsche rassemblées par thèmes et présentées par Bataille. L'idée selon laquelle l'esprit ne se libère qu'après avoir aperçu la profonde absence de but et de sens appuie notre affirmation ; et d'ailleurs, Bataille lui-même associe ce type d'utilité à une œuvre comme celle de Nietzsche, dont il se sentait si proche16. Mais nous entrevoyons également, par cet extrait, une seconde utilité au fait de nous libérer de l'angoisse : celle de nous donner accès à un point de vue plus général, dépassant « l'isolement, [le petit] tassement de l'individu » sur lui-même « qui, sournoisement, voulant éviter de souffrir se confond avec le tout de l'univers, juge de chaque chose comme s'il l'était, de la même façon qu'il imagine, au fond, ne jamais mourir.18 » L'œuvre de Bataille, s'il est vrai qu'elle puisse nous entraîner au désespoir - « Le désespoir est simple : c'est l'absence d'espoir, de tout leurre19 » - , doit certainement pouvoir nous aider à prendre conscience de la valeur toute relative de notre existence individuelle, et par conséquent à briser le cadre trop étroit - celui de notre intérêt personnel - à partir duquel nous abordons généralement le monde et ses 14 Cité par M. CHAPSAL. op. cit., p. 14. G. BATAILLE. Mémorandum, OC VI, p.251. « C'est d'un sentiment de communauté me liant à Nietzsche que naît en moi le désir de communiquer, non d'une originalité isolée. » [G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.39.] 17 G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.35. 18 /Z>W.,p.lO. 19 Ibid, p.5\. 15 86 problèmes. En ce sens, son oeuvre contribue directement à la formation d'un point de vue philosophique. Dans ces conditions, peut-on encore soutenir, comme le fait Sartre, que Bataille n'est qu'un poète ? Après tout, Bataille lui-même a beaucoup insisté, nous l'avons vu, pour être rangé du côté des philosophes : « Avant même la fin de mes études secondaires, écrit-il dans ses notes, j'ai lié la philosophie au sens de ma vie.21 » Ou encore : « Je me voyais plutôt comme un philosophe. J'ai toujours, avant tout, tourné du côté de la philosophie.22 » Mais alors que penser de ce coup de théâtre, vers la fin de sa vie, où il avoue à Madeleine Chapsal qu'il ne peut pas vraiment se dire philosophe, qu'il s'est finalement « rendu compte qu'il y avait une distance entre ce [qu'il écrit] et la philosophie véritable23 » ? Fautil conclure, au fond, que Bataille se moque bien d'être ou non considéré comme un philosophe ? À vrai dire, on remarque dès 1944 chez Bataille une certaine indifférence quant à la catégorisation de son œuvre. Au Révérend Père Daniélou qui, dans une « Discussion sur le péché », lui fait cette remarque : « J'ai l'impression que Sartre, tout à l'heure, essayait de vous enfermer dans sa position à lui et qu'en réalité, vous la débordez précisément par ce qui vous constitue vous-même, qui est cette espèce de refus de vous laisser enfermer dans une position quelconque?* » ; Bataille acquiesce sans réserve : « je m'en moque, [...] je ne suis enfermé nulle part, [...] tout ce à quoi je tenais, c'est à n'être enfermé par aucune notion, à dépasser les notions infiniment [...] pour pouvoir [...] me prouver à moi-même - et à la rigueur prouver à autrui (jusqu'ici j ' y ai mal réussi) [ma] Si ce dépassement de l'intérêt individuel n'est pas un critère suffisant pour déterminer ce qu'est un point de vue philosophique, il n'en constitue pas moins selon nous un critère nécessaire, étant donné que le discours rationnel de la philosophie ne s'est jamais complètement départi de sa prétention à l'universalité. Or, la rationalité au service d'un intérêt individuel risque fort de se dégrader en justification partiale et complice... Ceci dit, un philosophe peut certes réfléchir à partir d'une expérience personnelle ; il doit néanmoins selon nous parvenir à dégager de cette expérience un sens et une signification valables pour l'être humain en général. 1 Cité par R. SASSO. op. cit., p.18. (Le souligné est de R. SASSO.) - Le passage se trouve dans G. BATAILLE, OC VIII, p.562. 22 Cité par M. CHAPSAL. op. cit., p. 14. - Voici un autre exemple, déjà cité : «j'éprouve au dernier degré le besoin de sortir par une œuvre assez complète du caractère fragmentaire de ce que j'ai donné jusqu'ici à l'expression de ma pensée. Il me paraît nécessaire d'en sortir précisément pour rendre clair le fait que l'on est en présence non pas seulement d'une poésie autour de la philosophie mais, malgré tout, d'une philosophie aussi complète, encore qu 'elle se veuille une anti-philosophie. » [G. BATAILLE. « La vie des lettres », p.118] 23 Cité par M. CHAPSAL. op. cit., p. 14 24 Cité dans G. BATAILLE. « Discussion sur le péché », p.348. (Le souligné est de nous.) 87 désinvolture ». Bref, entre la philosophie et la poésie, il semble que Bataille lui-même ait finalement refusé de choisir. Revenons un instant sur cette désinvolture de Bataille, qui se manifeste également dans son œuvre par le rire - notion importante dont nous avons pourtant peu parlé dans ce mémoire : « oui, pour moi, le rire est le fond de tout. « prétention injustifiée à la suffisance » Le rire révèle pour Bataille une », donc une insuffisance, à laquelle personne n'échappe : « Si je tire la chaise... à la suffisance d'un sérieux personnage succède soudain la révélation d'une insuffisance dernière (on tire la chaise à des êtres fallacieux). Je suis heureux, quoi qu'il en soit, de l'échec éprouvé. Et je perds mon sérieux moi-même, en riant. Comme si c'était un soulagement d'échapper au souci de ma suffisance. » (Et, pourrait-on dire, un soulagement d'échapper au souci de situer son œuvre dans une catégorie bien établie...) On ne sera pas étonné d'apprendre que Sartre, de son côté, avoue ne pas éprouver le rire que Bataille associe à L'expérience intérieure : « pour tout dire, il se peut que M. Bataille rie beaucoup dans la solitude, mais rien n'en passe dans son ouvrage. Il nous dit qu'il rit, il ne nous fait pas rire. Il souhaiterait pouvoir écrire de son livre la même chose que Nietzsche du gai savoir : "Presque pas une phrase où la profondeur et l'enjouement ne se tiennent tendrement la main." Mais ici le lecteur se récrie : pour la profondeur, passe. Mais l'enjouement !29 » Le rire de Bataille serait plutôt, aux dires de Sartre, « amer et appliqué » ; en fait, il n'est « d'autre raison de l'appeler rire, conclut-il, que l'arbitraire décision de M. Bataille. » Sans goûter le rire bataillien, Sartre y perçoit néanmoins quelque chose « d'appliqué » et sur ce point, nous croyons qu'il a raison ; en effet, pour Bataille, le rire ou la désinvolture ont une fonction précise dans le dépassement de l'angoisse en délice : ils sont l'envers lumineux de cette angoisse, « la désinvolture par G. BATAILLE. « Discussion sur le péché », p.349. Cité par M. CHAPSAL. op. cit., p. 17. - Le « rire » est tout à la fois implicite et fondamental dans son œuvre : «je n 'ai jamais développé, dit Bataille, en un livre, la philosophie du rire implicite de mes écrits. [...] je suis pourtant le philosophe du rire en vérité. » [G. BATAILLE. « L'Érotisme (projet d'une conclusion) », dans L'Arc, n° 32, 1967, p.82.] G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p. 107. 28 Ibid., p. 106. 29 J.-P. SARTRE. « Un nouveau mystique », p. 158. 30 Ibid, p. 158. 31 /Z>W.,p.l60. 26 88 rapport à l'angoisse, et il faut que l'angoisse soit sensible pour que la désinvolture le soit32 ». Alors, pouvons-nous espérer quelque chose de l'œuvre de Bataille ? Nous avons jusqu'ici considéré le point de vue de Sartre comme étant représentatif de celui du « lecteur ordinaire » - et il l'est à bien des égards. Mais il existe d'autres lecteurs, et c'est sans doute à chacun d'eux maintenant que revient la tâche de décider de la valeur ou de l'utilité de cette œuvre, car ce n'est qu'en suivant un temps Bataille sur la voie qu'il indique que le lecteur peut décider pour lui-même. Bien sûr, cette décision peut être éclairée par l'examen des quelques critères de la démarche de Bataille que nous avons mis en évidence dans notre deuxième chapitre : le principe d'insuffisance, le primat de la vie sur la pensée, le déchaînement de la poésie, la présence de l'absence, la morale de la communication et la philosophie dramatique. Mais il est possible aussi que la capacité à apprécier ou non une telle œuvre ne soit finalement qu'une question de tempérament, comme le croyait William James, et là, la multiplication des raisons n'influencera jamais la décision d'aucun lecteur : L'histoire de la philosophie est, dans une grande mesure, celle d'un certain conflit des tempéraments humains. [...] Certes, quand il s'agit de philosopher, un philosophe, quel que soit son tempérament, s'efforce de le réduire au silence. Comme le tempérament n'est pas une de ces raisons que la convention admette, il n'invoque que des raisons impersonnelles pour établir ses conclusions. [...] De là résulte un certain manque de sincérité dans nos débats philosophiques : c'est justement la plus décisive de toutes nos prémisses qu'on ne voit jamais énoncer !33 Il se peut que les deux voies divergentes suivies par Sartre et Bataille soient en fait deux façons différentes de vivre la « mort de Dieu » et le manque de sens qui en découle ; dès lors, ces deux façons, légitimes l'une et l'autre, correspondraient à deux tempéraments et s'adresseraient, en un sens, à deux types de lecteurs. Parions pour finir que celui qui n'est pas trop pressé - car « il faut vivre l'expérience, elle n'est pas accessible aisément et [...] considérée du dehors par l'intelligence34 » - saura bien profiter des méditations de Georges Bataille. G. BATAILLE. « Discussion sur le péché », p.350. W. JAMES. Le pragmatisme, Trad. E. Le Brun, Paris, Flammarion, 1968, p.25-26. G. BATAILLE. L'expérience intérieure, p.21. 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