Une odyssée spatio-temporelle autour du DD et de la RSE : deux concepts aux frontières indéfinies Wafa Chakroun Doctorante, ERFI et CML - universités de Montpellier I et de Sousse Assistante, Université de Sousse, Rue Khalifa Karoui, Sahloul 4, BP n°526, 4002, Sousse Tunisie [email protected] Fafani Gribaa Doctorante, ERFI et CML - universités de Montpellier I et de Sousse Assistante, Université de Sousse, Rue Khalifa Karoui, Sahloul 4, BP n°526, 4002, Sousse Tunisie [email protected] Azzedine Tounés Enseignant-chercheur Groupe ESC Chambéry Savoie, Savoie Technolac, 12, avenue d'Annecy 73 381 Le Bourget du Lac Cedex France [email protected] 00 33 (0)4 79 25 38 14 Résumé L’objet de cette recherche est de présenter la genèse dans le temps et dans l’espace des concepts de développement durable et de responsabilité sociale de l’entreprise. Une lecture spatio-temporelle indique les faits sociopolitiques et environnementaux les plus importants ayant accompagné l’émergence de ces deux concepts. Pour une odyssée complète, l’analyse spatio-temporelle retrace l’évolution épistémologique de ces derniers tout en notant l’appropriation qui en est faite par différents acteurs institutionnels et organisationnels. Nés il ya plus de 70 ans, les revues historique et épistémologique renseignent que ces deux concepts présentent des contours indéfinis, l’un pouvant se substituer à l’autre. Toutefois, la perspective adoptée montre que le concept de responsabilité sociale de l’entreprise est fortement lié à celui de développement durable. Ce lien offre aux chercheurs en sciences de gestion des problématiques renouvelés dépassant l’inexistence de consensus conceptuels. Mots clés : analyse spatio-temporelle, approches américaine et européenne, développement durable, écodéveloppement, responsabilité sociale de l’entreprise, Introduction Les politiques des pays industrialisés comme ceux des pays en voie de développement sont de plus en plus sensibles aux risques écologiques, économiques et sociaux encourus par les hommes et les écosystèmes. Les entreprises s’engagent de manière croissante dans des processus et des démarches de développement durable. L’enseignement de ce dernier et de la responsabilité sociale de l’entreprise dénote l’intérêt croissant de la communauté académique à ces champs pédagogiques émergents. L’objectif de cet article est de rendre compte de l’évolution dans le temps et dans l’espace des concepts de développement durable et de responsabilité sociale de l’entreprise. Cette analyse spatio-temporelle met en exergue les faits sociaux, politiques et environnementaux majeurs qui ont marqué la genèse de ces deux concepts. Conjointement, cette odyssée retrace l’évolution épistémologique de ces deux concepts en indiquant l’appropriation qui en est fait par les gouvernements, les diverses institutions et les entreprises. Les perspectives historique et épistémologique nouent des liens entre le développement durable et la responsabilité sociale de l’entreprise. Nés il ya près d’un siècle, ces deux concepts présentent des frontières instables, l’un se substituant à l’autre dans des contextes particuliers. Cette recherche se structure en trois parties. La première aborde l’émergence sociopolitique et académique du développement durable à travers l’engagement institutionnel (1.1) et la métamorphose conceptuelle (1.2). Dans la deuxième partie, nous abordons le changement de paradigme de la responsabilité de l’entreprise en invitant le lecteur à visiter les origines de ce concept (2.1) tout en mettant en exergue les différences et les similitudes entre les approches américaine et européenne (2.2). Le parcours historique et épistémologique nous amène à synthétiser l’émergence, les transformations de ces deux concepts en lien avec les principaux événements sociopolitiques et environnementaux qui les ont marqués (3).Cette synthèse constitue l’un des principaux apports de cette recherche. En guise de conclusion, et au-delà des débats sur la préservation des ressources et l’équité inter et intra-générationnelle, la performance de l’entreprise passe par la résolution de l’équation rentabilité/responsabilité. Nous renseignons sur les cadres théoriques susceptibles d’expliquer l’engagement des entreprises en faveur du développement durable. La théorie des parties prenante parait être la plus appropriée. 1. Emergence sociopolitique et académique du développement durable Depuis le milieu des années 1960, le développement durable est une préoccupation grandissante de l’opinion publique et de divers acteurs sociaux. La prise de conscience des enjeux écologiques met au devant de la scène de nombreuses interrogations sociales, économiques et environnementales ; différents organisations et gouvernements se sont mobilisés et impliqués en vue d’éclairer et d’enrichir ces débats. 1.1. L’engagement institutionnel Les effets négatifs de la révolution industrielle sur l’environnement et sur l’homme s’accumulent depuis le siècle passé. Ce constat oblige à reconsidérer la question du développement ; il s’agit d’explorer des modèles garantissant à long-terme un progrès économique, social et environnemental. C’est ce qui est appelé le développement durable et que nous noterons par abréviation dans la suite du texte DD. En 1962, le livre "Silent Spring" publié par Carson, a eu un important impact dans la société civile américaine. L’auteur indique que les résidus des pesticides agricoles atteignaient des niveaux catastrophiques ; les dommages causés aux espèces animales et à l’homme sont considérables. Outre ces menaces écologiques, surgissent des inquiétudes démographiques. Le Président de l'Académie Française des Sciences, Roger Heim (1963), interpelle sur l’impact que de la croissance démographique sur le DD (terme non encore en usage). De même, Ehrlich (1968), dans son ouvrage "Population Bomb", prédisait une raréfaction des ressources et des décès en masse dus à la pollution. Le doublement de la population mondiale sur vingt-cinq ans, affirmait-il, exigerait des besoins en correspondance difficilement mobilisables pour des pays développés et impossible à réunir pour ceux qui sont pauvres (structures de communication, les matières premières, les produits agricoles, les besoins en soin…). La surpopulation sera source d’épuisement des ressources minérales et de l’eau, de famine, de maladies épidémiques, de destruction de la faune des océans, de pollutions de l'air… Les années 1970 ont connu des mouvements de protestation internationaux en faveur de la protection de l'environnement. Les États-Unis ont organisé le 22 avril 1970 la journée de la terre ("The earth day"), projet initié par le sénateur Gaylord Nelson ; les questions écologiques et environnementales ont mobilisé une foule de près de 20 millions de personnes. Cette manifestation a cristallisé la naissance du mouvement écologique moderne en occident. Conscients des risques écologiques et démographiques qui menacent les équilibres environnementaux, sociopolitiques et économiques, divers programmes et mesures ont tantôt été mis en place par des organisations internationales, tantôt par des gouvernements. Le tableau 1 reprend les plus significatifs. Année Faits sociopolitiques Programmes et constats Les ressources de la planète ne sont pas 1970 Journée de la terre illimitées ; en conséquence, il est primordial d'organiser leur répartition équitable et durable. Cette organisation concentre ses actions sur les problèmes globaux qui menacent 1971 Création de Greenpeace l'environnement. Les changements climatiques, la consommation énergétique, la biodiversité... constituent des enjeux planétaires Celui-ci met en garde contre le danger d’une Rapport "Meadow" par le Club croissance économique et démographique 1971 de Rome : halte à la croissance exponentielle qui épuiserait les ressources et surexploiterait les systèmes naturels. Rapport "only one earth, nous Ce document a inspiré le sommet de Stockholm. n’avons qu’une terre" publiés 1972 René Dubos est le créateur de la formule par René Dubos et Barbara "penser globalement, agir localement". Ward Développement et environnement sont les "deux Rapport de Founex, écrit par faces d’une même médaille". Il est nécessaire de Maurice Strong, organisateur de concevoir et de mettre en œuvre des stratégies 1972 la conférence des Nations unies de développement socio-économique équitables, sur l'environnement et le respectueuses de l'environnement, appelées développement de Stockholm. stratégies d'écodéveloppement. Sommet des Nations unies sur Apparition du concept d’écodéveloppement qui 1972 l'homme et l'environnement, remet en cause les modes de développement Stockholm. classiques. Le DD est "un développement qui répond aux Rapport Brundtland, en besoins des générations présentes sans 1987 préparation du sommet de Rio : compromettre la capacité des générations Notre avenir à tous futures de répondre aux leurs". Premier rapport du PNUD sur Ce rapport utilise pour la première fois les IDH, 1990 le développement humain indicateurs de développements humains. Déclaration de Rio avec 27 principes ; Agenda 21 avec 2 500 recommandations ; conventions 1992 Sommet de la terre (Rio) sur la biodiversité, le climat, la désertification ; texte sur les forêts. Lancement du "Global Reporting Initiative Assemblée générale des (GRI)" dont l'objectif est de mettre en place un 1997 Nations unies à New York rapport de DD normalisé au même titre qu'un (Rio+5) rapport financier. Le protocole de Kyoto est élaboré avec une 1997 Conférence de Kyoto volonté d’efficacité, mais les ratifications ne suivent pas. Sommet mondial sur le DD "Notre maison brûle et nous regardons ailleurs" 2002 (Johannesburg) (J. Chirac). Participation active des entreprises. Tableau 1 - Engagement des institutions en faveur du DD L’analyse chronologique de cette synthèse indique que le concept de DD s’est progressivement distancé de son acception initiale strictement écologique. Multiforme et multidimensionnel, il s’est décliné en de nombreuses définitions. 1.2. La genèse du concept : du développement au développement durable en passant par l’écodéveloppement Suite aux faits sociopolitiques ayant marqués les années 1970, il était question de réconcilier deux approches antagonistes, celle du développement humain et de l'environnement. Cette métamorphose réconciliatrice est relatée en deux temps forts dont le premier peut être situé dans les années 1970. Une équipe de chercheurs composée principalement d'économistes, à leur tête Maurice Strong, s’est réunie En 1972 afin d'examiner les liens entre environnement et développement. Cette équipe conclut qu'il est nécessaire et possible de mettre en œuvre des stratégies de développement socio-économique équitables, respectueuses de l'environnement, appelées stratégies d'écodéveloppement. En France et dès 1973, l'équipe d'Ignacy Sachs prolonge les travaux américains sur le concept d’écodéveloppement. Pour intégrer les contraintes environnementales dans les stratégies entrepreneuriales, cinq facteurs doivent être pris en considération, à savoir : la combinaison de la pertinence sociale et de l’équité des solutions proposées, la prudence écologique, l’efficacité économique, les aspects culturels et la territorialité. Cette transition du concept de développement, dans ses approches traditionnelles, à l’écodéveloppement remet en cause les modèles de développement connus jusque là chez les économistes. Le deuxième temps fort est la poursuite de cette évolution à la fin des années 1970 et durant la décennie 1980. En effet, le prolongement de la conception de l’écodéveloppement est à l’origine de problématiques dépassant la seule préoccupation écologique. En effet, en novembre 1976, le "Primer simposio sobre ecodesarrollo", organisé par l'Association Mexicaine d'Epistémologie, affirme que les conflits de plus en plus prononcés entre les modèles économiques en vigueur et les dégradations naturelles pourraient se résoudre par des choix de société relevant des pouvoirs institutionnels et politiques. Le développement ne devrait pas uniquement être guidé par des considérations économiques, mais également par des exigences sociales et écologiques. Ainsi le concept d’écodéveloppement, réapproprié par les anglo-saxons se meut et s’exprime par celui de "Sustainable development", traduit successivement par développement soutenable puis développement durable. Ce vocable est cité pour la première fois en 1980 par l'Union Internationale de la Conservation de la Nature dans son ouvrage "Stratégie mondiale de la conservation". Il est ensuite mis à l'honneur en 1987 dans le rapport commandé par les Nations Unies à la commission Brundtland pour être consacré par la conférence de Rio sur l'environnement et le développement en 1992. Récemment en 2001, la commission des communautés européennes note que "le développement durable est plus qu’un concept purement environnemental, il s’agit de faire cohabiter une économie dynamique avec une société qui donnerait sa chance à tous, tout en améliorant la productivité des ressources en dissociant croissance et dégradation de l’environnement". Ces différentes approches se réfèrent à un cadre macro-économique ; toutefois, c’est au niveau micro-économique que le DD est soumis à contingence (Reynaud, 2004, pp.117-119). Ces approches ne fournissent généralement pas les modes d’intégration de ce concept dans le management des entreprises. Ce n’est qu’à la fin du siècle précédent que ce concept essaime ce niveau micro-économique. 2. De la responsabilité dépassant le paradigme traditionnel : des dirigeants vers l’entreprise Dans les années 1970, la multiplication des accidents industriels, des pollutions, des scandales environnementaux et sanitaires… provoquent l’indignation de l’opinion publique. Des mouvements sociaux interpellent les entreprises sur leur rôle et leur responsabilité en termes d’impacts écologiques de leurs activités, d’engagement dans la vie politique, de l’égalité des sexes au travail ou encore de discrimination raciale (Smith, 2003). La question fondamentale est d’appliquer une démarche gestionnaire systématique à des objets dynamiques et nouveaux, à savoir les interrogations sociales auxquelles sont confrontées les entreprises. Face aux pressions de différentes parties prenantes, les équipes dirigeantes s’engagent de plus en plus dans des processus de DD (Grégoire et Mercier, 2003) Aux États-Unis, le Rocky Mountain Institute (RMI) créé en 1982 par Amory et Hunter a pour objectif de promouvoir auprès des entreprises une utilisation efficace des ressources naturelles, compatible avec le DD et la sécurité globale des êtres humains. Le World Business Council for Sustainable Development (WBCSD mis en place 1991) milite pour la promotion de la responsabilisation des dirigeants des entreprises quant au respect des ressources naturelles. Dans un de ces programmes datant de 1992, l’ONU incite les industriels à œuvrer pour une déclaration d’engagement dans le DD. En Europe, et ce depuis 1987, les entreprises industrielles intègrent de plus en plus des problématiques liées au DD. En 2002, la Commission Européenne a mis en place le forum plurilatéral dont la finalité est de permettre aux entreprises d’échanger sur des pratiques socialement responsables. L’incorporation des préoccupations du DD par les entreprises marque un passage significatif d’un paradigme centré sur la responsabilité du dirigeant à un autre qui lui est focalisé sur celle de l’entreprise et de ses managers. Selon Stuart (1997), l’entreprise est l’unique organisation qui a les ressources financières, technologiques et motivationnelles nécessaires pour atteindre la durabilité. Elle peut agir en interne sur chacune de ses ressources pour proposer des biens et services "durables". L’enjeu est de pallier la pollution, les changements climatiques, l’épuisement des ressources, la pauvreté et les inégalités. Cette transition paradigmatique soulève de multiples débats sur la responsabilité sociale des entreprises, que nous noterons par abréviation RSE. Les communautés académique et managériale s’y impliquent de plus en plus (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2004 ; Déjean et Gond, 2004 ; Igalens, 2004 ; Allouche, 2005). Cependant, la définition de la RSE est loin de faire le consensus. Dans cette partie, nous remontons aux origines de ce concept (2 .1) pour ensuite analyser les approches américaines et européennes (2.2). 2.1. Aux origines du concept Le postulat selon lequel l’entreprise doit gérer des dimensions sociétales de son environnement s’enracine dans des travaux relativement anciens. Pour Frederick (1994), l’origine du concept est dans l’ouvrage de Berle et Means (1932) ; les auteurs s’interrogeaient sur les conséquences du transfert du pouvoir consécutif à la séparation de la détention du capital et de l’exercice du pouvoir managérial. Pour sa part, Carroll (1979) attribue la paternité du concept de RSE à l’américain Bowen (1953). Ce dernier publia, il y a un demisiècle, un ouvrage destiné à sensibiliser les hommes d’affaires aux valeurs considérées comme désirables dans la société. Dans la lignée des travaux de Bowen (1953), le concept de RSE a progressivement émergé comme problématique managériale. Ainsi apparait le courant de la performance sociétale des entreprises "CSR : Corporate Social Responsiveness". Les travaux de Ackermann (1975) et de Ackermann et Bauer (1976) sont précurseurs de ce courant ; ils appréhendent l’entreprise comme une organisation non encastrée. Cette conception qui relève d’une vision processuelle étudie la capacité d’une firme à répondre aux pressions sociales (Caroll, 1979). On ne s’intéresse plus au contenu de la RSE, mais à un processus orienté plutôt sur les moyens que sur les fins. Les débats intellectuels et sociaux sur la RSE ont traversé une certaine accalmie dans les années 1980 et début 1990. C’est au milieu de ces dernières qu’ils refont surface (Acquier et Gond, 2005). Les conséquences de nombreux scandales et crises économiques ont éveillé l’intérêt des médias, des gouvernements et divers acteurs sociaux. Le constat est que la performance économique ne conduit pas nécessairement au bien-être de la société et au progrès social : la destruction de l’environnement, l’insécurité dans le travail ou encore la discrimination vis-à-vis de certains groupes sociaux en sont quelques illustrations. D’importants travaux réorientent et réunifient des approches qui semblaient être éloignées auparavant. Ceux relatifs à la performance sociétale des entreprises apportent des synthèses d’approches jusqu’alors disjointes dans ce champ de recherche. Les investigations se sont structurées sur des problématiques managériales précises telles que l’opérationnalisation de la RSE et la relation entre performance et cette dernière (Drucker, 1984 ; Gond, 2003). La vision selon laquelle la RSE participe à la performance financière de l’entreprise démontre son rôle prépondérant. La maximisation de la valeur actionnariale comme seul objectif de performance est remis en cause ; les actionnaires ne sont plus considérés comme les seuls bénéficiaires du profit, des acteurs exerçant de véritables fonctions entrepreneuriales y sont associés. Cette vision a mis en avant l’intérêt d’une démarche "partenariale" qui prend en compte les intérêts de l’ensemble des parties prenantes de l’entreprise (Berles et Means, 1932). L’évaluation de la performance de l’entreprise est appréhendée selon un triple angle (Triple Bottom Line) : social, les conséquences sociales de l’activité de l’entreprise sont analysées pour l’ensemble de ses parties prenantes (People) ; environnemental, pour veiller à la compatibilité entre l’activité de l’entreprise et le maintien des écosystèmes (Planet) et économique, l’entreprise doit assurer sa viabilité (Profit). Du fait de sa dimension managériale et de sa portée conceptuelle, la mobilisation de la théorie des parties prenantes (Stakeholders) dans le champ de la RSE constitue la deuxième avancée marquante de la période 1990. Selon Déjean et Gond (2004), "les entreprises semblent donc redécouvrir la nécessité de mieux gérer leur responsabilité sociétale, qui peut se définir en première analyse comme une prise en compte plus explicite des parties prenantes dans la stratégie". Malgré les efforts de synthèse entamés dans les années 1980 et 1990, il n’en demeure pas moins que le manque de définition normative capable de bien cerner le concept fait l’unanimité dans la communauté scientifique. Une démarche géographique met en lumière des différences fondamentales entre les conceptions américaine et européenne. Pendant que la première se construisait sur des valeurs éthique et religieuse, la deuxième prenait ses sources dans a scène politique. 2.2. Des approches européenne et américaine : entre philanthropisme et conjonction d’objectifs économiques, sociaux et environnementaux A l’instar du DD, la RSE est un concept large et peu stabilisé. Les nombreuses thèses relatives à ce concept sont disparates, confuses, voire contradictoires (Wood, 1991 ; Allouche et al, 2004). Nous avons fait le choix dans l’analyse de la littérature d’opérer des comparaisons susceptibles de dégager des dimensions communes ou différenciatrices. Il en ressort globalement deux courants de pensées, à savoir celui des américains et des européens. Capron et Quairel (2004) concluent que le premier aborde la RSE par un ensemble d’actions philanthropiques. Parmi les auteurs faisant référents, nous citons Bowen (1953), Carroll (1979), Wartick et Cochran (1985), Wood (1991) et Clarkson (1995). Dans le tableau synthétique suivant, nous mettons en exergue les principales approches américaines de la RSE avec les définitions correspondantes. Approches Auteurs Introduction des dimensions Bowen morales dans les décisions (1953) des chefs d’entreprises. Aller au-delà des responsabilités économiques et techniques Aller au-delà des responsabilités économiques, contractuelles ou légales Davis (1960) McGuire (1963) Friedman (1962) Définition : la RSE renvoie à l’obligation pour les chefs d’entreprise de mettre en œuvre des stratégies, de prendre des décisions et de garantir des pratiques qui soient compatibles avec les objectifs et les valeurs de la communauté en général. est l’ensemble des décisions prises pour des raisons qui dépassent l’intérêt économique ou technique de la firme. suppose que l’entreprise n’a pas seulement des obligations légales ou économiques, mais qu’elle possède également des responsabilités envers la société, lesquelles vont au-delà de ces obligations. est le fait de générer un profit maximum pour les actionnaires. Maximiser le profit pour les actionnaires Friedman (1970) consiste à utiliser ses ressources et à s’engager dans des activités destinées à accroitre ses profits. Répondre aux attentes de la Caroll englobe toutes les attentes économiques, société de façon volontaire (1979) légales, éthiques, ainsi que discrétionnaires que la société attend de ses organisations. Approche microéconomique Wartick et est l’interaction sous-jacente entre les de la relation entre Cochran principes de responsabilité sociale, le l’entreprise et son (1985) processus de sensibilité sociale et les environnement. politiques mises en œuvre pour faire face aux problèmes sociaux. Respecter les principes Wood est l’interaction de trois principes : la déclinant au niveau (1991) légitimité, la responsabilité publique et la institutionnel, organisationnel discrétion managériale. Ceux-ci résultent de et managérial. trois niveaux d’analyse, institutionnel, organisationnel et individuel. Introduction de la Clarkson est la capacité à gérer et à satisfaire les performance sociétale comme (1995) différentes parties prenantes de l’entreprise. capacité à satisfaire les parties prenantes. Tableau 2 - Principales approches américaines de la RSE et définitions afférentes A l’encontre des positions américaines, les modèles européens prônent, outre la génération des profits qui est la responsabilité première des entreprises, celles-ci peuvent conjointement contribuer à la réalisation d’objectifs sociaux et environnementaux ; il est question de planifier ceux-ci au sein d’investissements stratégiques (Igalens et Vicens, 2004). La définition de la RSE émanant de la Commission des Communautés Européennes est celle à laquelle il est le plus souvent fait référence. Dans le livre vert (2001), ce concept représente "l'intégration volontaire par les entreprises de préoccupations sociales et environnementales à leurs activités commerciales et leurs relations avec leurs parties prenantes". L’association de la RSE avec le volontariat et les parties prenantes internes et externes constitue un des points de discorde soulevé par l’école critique de la RSE. Selon Gendron (2000), cette association donne beaucoup de latitude aux entreprises et ignore le rôle de l’autorité publique ; hors c’est à l’État de formaliser les arbitrages entre acteurs sociaux et de veiller à l’équité sociale. Dans une étude comparative menée sur l’Europe et les États-Unis, Maignan et Ralston (2002) mettent en lumière des différences d’approches géographiques significatives. Contrairement aux Etats-Unis, les entreprises françaises et hollandaises mettent peu en avant l’image citoyenne dans leurs opérations de communication. Ceci renvoie aux conceptions du rôle et de la place de l’entreprise dans la société en général. En Europe occidentale, la RSE est souvent réduite aux conditions de travail (l’Etat se chargeant du "bien être" social), alors qu’aux Etats-Unis, les entreprises ont une responsabilité morale envers les communautés dans lesquelles elles opèrent (Allouche et al, 2004). S’agissant de l’implication des entrepreneurs américains en matière de RSE, ces auteurs concluent que celle-ci est forte, ancienne et est nettement fondée sur les valeurs des actionnaires ; ceci imprègne conséquemment leur culture organisationnelle. En France et aux Pays-Bas, l’implication repose sur le critère de performance. La concrétisation de la RSE dans les deux continents indique, q’ aux Etats-Unis, elle porte essentiellement sur les programmes philanthropiques et sur le volontariat ; à travers les questions de qualité de vie, d’insertion et d’éducation, la communauté est le centre d’intérêt. En revanche, en France et aux Pays-Bas, les actions en faveur de la RSE sont certes orientées vers des programmes de volontariat, mais elles sont étroitement liées à des activités productives et de commercialisation ; ces programmes renvoient aux parties prenantes engagées dans les cycles productifs (qualité des produits et services en France, santé et sécurité des salariés aux Pays-Bas), Selon Gond (2005), en Europe, à la différence des États-Unis, la RSE est largement assimilée au DD. Ce rapprochement sémantique et conceptuel tente de lever une difficulté récurrente qui consiste à dégager un fondement consensuel susceptible de fournir aux entreprises des champs stables d’exercice de la RSE. Il n’en demeure pas moins que malgré les différences fondamentales des paradigmes américain et européen, domine le lien présenté précédemment, à savoir le Triple Bottom Line. Celui-ci est la transposition du concept de DD en entreprise. L’être humain mis au centre de problématique de gestion, des préoccupations écologiques et la mondialisation appellent des processus managériaux renouvelés. Les enjeux de durabilité implique une responsabilité sociale qui va au-delà des obligations légales ; celle-ci désigne davantage d’investissement dans le capital humain, le respect de l’environnement et les relations avec les "parties prenantes" (CCE, 2001, p. 4). Quelle que soit l’approche de la RSE, le débat ne porte plus sur sa pertinence et son importance ; il concerne les stratégies opératoires et le rôle de l’entreprise pour y parvenir (Jacquet, 2008). A la lumière des analyses spatio-temporelles des concepts de DD et de RSE, nous proposons un cadre d’analyse de leurs genèses ; celui-ci combine des dates marquantes, les faits sociopolitiques correspondants et les engagements institutionnels et organisationnels qui en ont découlées. Ce cadre constitue un des apports majeurs de cette recherche. 3. Mise en perspective synthétique : la RSE, pendant du DD Les diverses crises écologiques, la décennie de développement des années 1960, les rapports de la commission Brundtland, les sommets de Rio et de Johannesburg sont quelques uns des événements majeurs ayant marqué la genèse des concepts de DD et de RSE (tableau 3). L’implication de divers organisations et gouvernements, et des travaux de plus en plus riches de la communauté scientifique ont jalonnée notre odyssée conceptuelle. Du développement au développement durable, il s’agit aujourd’hui d’améliorer la condition humaine sans détruire les écosystèmes. De la dimension morale dans les décisions entrepreneuriales à la performance sociétale, la RSE est l’application parfaite du DD en entreprise. The World Business Council for Sustainable Development (WBCSD) intègre la RSE dans un contexte de DD. Celle-ci est "l’engagement continu des entreprises à agir correctement sur le plan de l’éthique et de contribuer au développement économique, tout en améliorant la qualité de vie de ses employés et de leurs familles, de la collectivité locale et de l’ensemble de la société" (Lavorata, Pontier, 2005). La Commission Européenne sur le DD dans une communication de juillet 2002, rejoint ce constat. En effet, "la RSE est intrinsèquement liée au concept de développement durable" ; elle est considérée comme un élément indispensable de stratégie de DD ; pour cela, les pouvoirs publics doivent inciter et veiller à ce que les entreprises intègrent dans leurs modes de management et dans leurs activités les préoccupations environnementales et sociales. Pour Dreveton et Krupika (2005), la RSE est la déclinaison, le transfert du développement durable au sein des entreprises. Igalens (2004) abonde dans le même sens. Le concept de RSE semble être tout simplement l’application par les entreprises du DD. Ceci appelle la responsabilité du plus grand nombre d’acteurs. Selon Capron et Quairel-Lanoizelée (2004), la RSE est l’appropriation par les entreprises des logiques de DD. Ainsi cette dernière comme expression du DD appliqué aux organisations, est un processus de développement qui sousentend des changements combinés pour donner toute son efficacité à ce nouveau mode de gestion. Les dates marquantes 1934 1953 Crise écologique 1960 - 1969 1971 Prise de conscience internationale 1973 Crise écologique Lancement de la décennie de développement Faits sociopolitiques et environnementaux Dust Bowl Tragédie de minamata Genèse épistémolo gique DD Implications organisationnelle et scientifiques Création du PNUD Rapport Meadow : halte à la croissance Premier choc pétrolier 1992 1997 2002 Prise en compte simultanés problèmes des environnementaux, économiques et sociaux du DD Elaboration de 27 principes sur le plan écologique Obligation de publication des rapports sur le DD Incitation sur l’obligation de la participation active des entreprises Commission Brundtland Sommet de la terre (Rio) Rio + 5 Sommet mondial sur le DD (Johansburg) Introduction des dimensions morales dans les décisions des chefs d’entreprises. Aller au-delà des responsabilités économiques et techniques … à nos jours Application du DD au niveau des entreprises Développement durable Responsabilité sociale des entreprises Ecodéveloppement Emergence des concepts RSE Création d’OCDE et WWF 1987 Introduction de la performance sociétale Améliorer les conditions humaines sans détruire les écosystèmes Maximiser le profit pour les actionnaires Prise en compte de la nécessité d’intégrer les dimensions culturelles, sociales, économiques, institutionnelles, politiques et écologiques Un développement qui se fait au détriment de la qualité de l’environnement ne peut pas être viable à long terme Communauté académique et diverses institutions internationales Gouvernements Entreprises Tableau 3 - Mise en perspective de la genèse spatio-temporelle du DD et de la RSE selon les fais sociaux, économiques et environnementaux les plus importants Conclusion Le DD et la RSE sont des thématiques qui mobilisent autant les communautés politique, économique, sociale et académique. La RSE est intrinsèquement liée au concept de DD. Cette interaction est l’une des clefs de la capacité d’adaptation des sociétés aux enjeux du DD. L’hypothèse centrale est que le respect de certaines valeurs morales et éthiques est indispensable à un développement économique durable de l’entreprise. L’idée générale est que cette dernière intègre des objectifs sociaux et environnementaux dans ses choix managériaux. Il est question de prendre en compte dans les décisions stratégiques et opérationnelles les attentes de toutes les parties prenantes. Ceci nécessite l’adoption de nouveaux modèles de management et le changement de système de valeurs des organisations. La performance implique de lier le couple rentabilité/responsabilité sociale. Toutefois, la difficulté de trouver une définition universelle et de délimiter les champs de chacun des deux concepts rend parfois la détermination des liens flous et ambigus. Il reste que pour expliquer les choix stratégiques des entreprises en faveur d’un engagement durable, il convient d’adopter des approches intégratives fondées sur la théorie entrepreneuriale (Spence et al, 2007), la théorie des parties prenantes (Dontenwille, 2005) ou l’approche par les ressources (Borchanim, 2004). La théorie des parties prenantes semble être plus pertinente ; l’influence de divers acteurs (internes et externes) en vue de l’adoption de comportements responsables et durables expliqueraient le mieux ces choix stratégiques. Insérée dans un système social élargi par l’approche systémique du DD, l’entreprise est une organisation sociétale dont les interactions avec les groupes sociaux l’environnant s’intensifient. Bibliographie ACKERMAN R.W. (1973),"How companies respond to social demons", Harvard Business Review vol. 51 n° 4, p. 88-98 ACKERMAN R.W, BAUER (1976), Corporate Social Responsiveness : the modern Dilmna. 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