Page 1 sur 28 Certificat universitaire multiculturalité santé mentale en contexte social : précarité et UCL/LAAP/SSM Le Méridien Edition 2012 LES ANIMATEURS A LA VIE AFFECTIVE ET SEXUELLE FACE AUX ENJEUX DE LA MULTICULTURALITE : COMMENT S’EN SORTIR AVEC LES PROPOS HOMOPHOBES ? Florence HERMANS Psychologue [email protected] Cette enquête de terrain porte sur une réalité des animations à la vie sexuelle et affective dans des classes d’adolescents bruxellois, à savoir la difficulté chez les animateurs à être confronté à des propos homophobes durant les animations réalisées auprès d’adolescents de culture arabo-musulmane. Face à ces propos, les animateurs s’épuisent et interrogent le sens de continuer à parler d’homosexualité. Au regard de ces difficultés, il s’agit de mettre en dialogue la question de la sexualité en islam afin de porter le débat avec les nuances nécessaires. Pris dans des loyautés culturelles, religieuses mais aussi pris dans une précarisation économique et relationnelle, ces jeunes font résistance à une altérité qui vient bousculer leurs schèmes de pensées. L’implication de la recherche réside dans le souci de la nuance en contexte social afin de proposer des pistes d’action pour continuer à nourrir le débat démocratique. « C’est notre regard qui enferme souvent les autres dans leurs plus étroites appartenances, et c’est notre regard aussi qui peut les libérer. » Amin Maalouf1 1 Amin MAALOUF, Les identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998, p.32 Page 2 sur 28 Introduction Psychologue et animatrice dans deux centres de Planning Familial à Bruxelles, je suis aux premières lignes d’un lien qui unirait la santé sexuelle à une santé mentale suffisamment bonne, une capacité de vivre et de souffrir dans un environnement donné et transformable, sans destructivité mais non sans révolte (Furtos, 2007). Deux évènements principaux figurent de point de départ de ce travail. Tout d’abord, lors d’une réunion d’animateurs en EVRAS (Education à la Vie Affective, Relationnelle et Sexuelle), sous forme de journée d’intervision et de partage autour des animations de l’année écoulée, j’ai été marquée de constater combien une thématique était récurrente : la difficulté des animateurs à parler de l’homosexualité, à déconstruire les remarques homophobes parfois très violentes, à maintenir un dialogue constructif et respectueux autour de ce sujet avec des élèves de culture arabo-musulmane. Un autre jour, au cours d’un atelier sur les animations EVRAS, une travailleuse d’un centre de planning familial situé dans une zone précarisée de Bruxelles et dont le public des animations est composé majoritairement de jeunes d’origine turque ou maghrébine, me déclare qu’elle évite désormais d’aborder le thème de l’homosexualité lors de ses animations. Selon elle, cela provoque de telles réactions qu’elle a l’impression d’augmenter les résistances homophobes plutôt que d’amener davantage d’ouverture et de tolérance. Que cela conduise des animateurs EVRAS à éviter consciemment ou pas le sujet m’a encouragée à mener une enquête de terrain à ce sujet. Qu’est-ce qui se joue dans l’expression de l’homophobie chez ces jeunes ? Qu’est-ce qui se joue du côté des animateurs EVRAS confrontés à ces réactions homophobes ? Comment aborder l’homosexualité sans entrer dans une confrontation violente et pour les jeunes, et pour l’animateur ? Comment faire de la prévention contre l’homophobie avec ce public ? J’ai choisi d’aller à la rencontre de travailleurs de centres de planning familial afin d’écouter ce que ce thème leur évoquait, comment ils y étaient confrontés en animation et les pistes d’action qu’ils avaient bricolées progressivement au vu de leur expérience de terrain et de leurs réflexions. L’idée était de partir de leur ressenti afin de pouvoir appréhender les difficultés auxquelles les animateurs en vie affective et sexuelle sont confrontés. Je présenterai donc leurs témoignages, recueillis lors d’entretiens réalisés avec eux, en individuel ou deux travailleurs d’un même centre conjointement. Il est incontestable que l’homophobie n’est pas l’apanage des jeunes d’origine arabomusulmane. Ne les désignons donc pas boucs émissaires de nos difficultés à nous, animateurs. Myriam, psychologue dans un centre de planning familial, a souhaité d’emblée apporter cette nuance fondamentale en début de son entretien. « J’ai eu des réactions très homophobes dans des classes qui étaient d’écoles catho très bourges ! C’était juste un peu plus poli, parce que ce sont des jeunes qui sont sociabilisés autrement. Mais c’était tout aussi puant comme réaction, avec des profs qui réagissaient de manière pas du tout adéquate face à ce que leurs chers petits blondinets pouvaient sortir. Je pense qu’il faut faire attention à ne pas simplifier les choses. Et c’est vrai que dans le langage courant, dans les conversations, les gens vont axer facilement les difficultés sur les classes de Page 3 sur 28 jeunes garçons d’origine marocaine, par exemple. C’est tellement facile comme catégorie. Je ne nie pas qu’il y ait des choses compliquées autour des orientations sexuelles minoritaires et avec les gens différents dans ces milieux. Mais ça dépend comment tu t’amènes en tant qu’animateur, avec quoi tu viens ! » Par ailleurs, la récurrence avec laquelle des animateurs EVRAS se racontent avoir été mis à mal face à de l’homophobie souligne les difficultés professionnelles de ceux-ci à exercer leur métier auprès de jeunes issus d’une immigration qui, au travers de leurs propos, interpellent les professionnels sur leur intimité et leur sexualité. Est-ce alors à dire qu’il s’agit d’une homophobie spécifique chez les jeunes issus de l’immigration turco maghrébine ? Cette question mérite à mon sens d’être déconstruite au départ sans tomber dans le piège des généralisations, des accusations abusives et faciles dont ces jeunes sont trop souvent les cibles. Ce sont en effet les mêmes jeunes qui subissent bon nombre de discriminations et de stigmatisations. Mais restons également attentifs à ne pas tomber dans un ultra politiquement correct qui empêche toute parole sur ces jeunes si ce n’est pour les victimiser. On ne peut nier que les questions d’orientation sexuelle sont en tension dans les milieux issus de l’immigration turcomaghrébine. Par ailleurs, je n’adhère pas à l’idée que poser la question de l’islam revient à stigmatiser la population qui s’en défend. Comme dit Dassetto, analyser clairement vaut mieux que ne rien dire au risque de laisser courir les bruits, les rumeurs et la désinformation. 2 Vu qu’on se trouve au centre d’une question sensible, l’analyse par les sciences sociales, dont l’anthropologie, s’impose d’autant plus pour contribuer à prendre en compte sereinement ce fait social incontestable qu’est la présence à Bruxelles, et en Belgique, d’une importante réalité musulmane3. L’homophobie en questions Attitude d’hostilité générale, psychologique et sociale envers les homosexuels, l’homophobie résulte d’une impossibilité d’accepter et de respecter la différence. L’homosexuel est assigné à la place de l’autre, du contraire, de l’inférieur ou de l’anormal. L’homophobie donne lieu à des comportements plus ou moins violents dictés par des sentiments de peur, de dégoût ou de répulsion qui prennent source dans des conflits individuels4. D’autres manifestations, plus insidieuses, trouvent leurs origines dans le mépris de l’homosexuel catégorisé comme « autre ». Dans cette forme d’homophobie, la tolérance de l’homosexuel est de façade : l’homosexuel n’est pas rejeté mais personne ne trouve choquant qu’il ne jouisse pas des mêmes droits que les hétérosexuels5. Pour aborder ce sujet en animation, il me semble essentiel de saisir les mécanismes qui soustendent l’homophobie. Qu’est-ce qui se joue dans une réaction homophobe ? Dans quels conflits internes la personne homophobe est-elle empêtrée ? Et au-delà des comportements individuels, comment une société peut-elle encourager ou dissuader l’homophobie ? A cette fin, il est illustrant de mettre en perspective l’homophobie, l’hétérosexisme et le sexisme. 2 Felice DASSETTO, L’iris et le croissant, Bruxelles et l’islam au défi de la co-inclusion, Louvain-La-Neuve, Presses Universitaires de Louvain, 2011, p. 16 3 Op cit. 4 Daniel BORRILLO, « L’homophobie : comment la contrer ? », L’homosexualité à l’épreuve des cultures, L’Agenda Interculturel, n°286, CBAI, octobre 2011 5 ibid Page 4 sur 28 L’homophobie est une forme particulière de l’hétérosexisme qui est lui-même une forme particulière du sexisme. Comme les autres formes de stigmatisation, l’hétérosexisme est régie par une catégorisation du champ social produisant des dichotomies spécifiques : l’homme vs la femme, le masculin vs le féminin, l’hétérosexualité vs l’homosexualité. Ce processus conduit à une sorte de naturalisation des catégories alors que les critères des catégorisations sont socialement construits et répondent à une norme collective plutôt qu’à un fonctionnement intrinsèque6. En outre, cette catégorisation est sous tendue par des rapports de pouvoir. L’homophobie ordonne une hiérarchisation des sexualités au profit de l’hétérosexualité. Cette forme spécifique du sexisme rejette également tous ceux qui ne se conforment pas au rôle prédéterminé par leur sexe biologique : travestis, transsexuels, bis, hétérosexuels dont la personnalité ne colle pas aux stéréotypes de genre,… Ainsi, celui qui lance l’insulte « pédé » décrie souvent un non-respect des attributs masculins dit « naturels » plutôt qu’il ne songe à la véritable orientation sexuelle de la personne. L’homophobie deviendrait ainsi la gardienne des frontières sexuelles (hétéro/homo) et du genre (masculin/féminin)7. L’homophobie serait donc liée à une conception rigide des frontières entre les genres et d’une vision du masculin et du féminin comme nécessairement complémentaires. Une collègue, qui a été personnellement et professionnellement traversée par ces questions, parle des représentations mentales qui sont heurtées par l’homosexualité : « De toute façon, l’homosexualité, pourquoi est-ce qu’elle gêne ? C’est parce que dans les représentations des gens, tu n’es plus face à un homme viril, avec toutes les caractéristiques qu’on attribue d’habitude aux hommes, qui est en relation avec une femme qui a les caractéristiques à l’opposé : douceur, etc. L’homosexualité, elle vient remettre ça en question. Elle vient dire qu’il y a parfois des hommes qui se suffisent à eux-mêmes, et certaines femmes entre elles qui se suffisent à elles-mêmes. Et donc, tu remets en question la complémentarité du masculin et du féminin. C’est pour ça qu’il y a tellement d’homophobie. C’est tout, c’est aussi simple que ça. » Pour Castaneda, machisme et homophobie sont toujours liés. Ainsi, plus la définition des rôles masculins et féminins est rigide dans une société, plus le machisme sera présent, et plus il y aura d’homophobie car l’homosexuel sera perçu comme transgressant les rôles de genre en vigueur. La lutte contre l’homophobie va donc de pair avec la lutte pour l’équité des sexes, et ce dans tous les domaines 8. Des écarts de logique Les jeunes rencontrés lors de ces animations et les difficultés récurrentes des animateurs montrent combien un discours sur une altérité reste laborieux dans des contextes sociaux de précarité et combien aussi il s’agit de mesurer les enjeux des écarts de logiques dans notre faculté à comprendre et à poser un regard sur la clinique. 6 Caroline DAYER, « Souffrance et homophobie. Logique de stigmatisation et processus de socialisation », In Homosexualités et stigmatisation, sous la dir. de Susan HEENEN-WOLFF, Paris, PUF, 2010 7 Daniel BORRILLO, « L’homophobie : comment la contrer ? », ibid 8 Marina CASTANEDA, Entretien retranscrit dans THORENS-GAUD, E., Adolescents homosexuels, des préjugés à l’acceptation, Lausanne, Favre S.A., 2009 Page 5 sur 28 Comment s’exprime cette homophobie en animations EVRAS ? Que se cache-t-il derrière le discours homophobe ? Y a-t-il des contextes d’animations qui l’encouragent ? Comment lutter contre l’homophobie sans augmenter les résistances des élèves ? J’ai voulu ici mettre le discours des animateurs en lien avec le discours des jeunes pour proposer un champ de compréhension. En effet, le risque reste important de trop lâcher prise, d’exclure encore davantage des jeunes en situations multiples d’exclusions, tout comme il reste essentiel d’éviter l’écueil de la banalisation des souffrances exprimées par les intervenants sociaux. Je me dois de préciser que les personnes que j’ai interviewées9, chacune à leur façon, s’en sortent bien dans leurs animations, notamment vis-à-vis des enjeux de la multiculturalité. Elles ont développé des stratégies qui leur permettent de ne pas se vivre en grande difficulté face aux classes rencontrées et aux discours homophobes entendus. Néanmoins, ce qu’elles m’ont transmis contribue à saisir certaines réalités de leur métier et fournit des clés de compréhension d’un contexte social qui, à certains moments, favorise l’expression de propos homophobes. 9 Certains prénoms sont des pseudonymes. Page 6 sur 28 Les animations EVRAS, des lieux d’expression et de résistances mutuelles Toute forme d’EVRAS est nécessairement issue de fondements culturels et socio-politiques spécifiques induisant certains positionnements éthiques qui en façonneront les pratiques10. J’aborderai essentiellement dans ce travail les animations EVRAS telles que pratiquées par des animateurs de centres de planning familial agréés par la Cocof11. Ces animations puisent leurs fondements dans la défense des droits sexuels et reproductifs. Bien que partageant un socle éthique plus ou moins commun, elles diffèrent considérablement selon les animateurs : leur personnalité, leur histoire, leur formation, la vision qu’ils ont de leur métier,… Un sujet sensible en EVRAS Dans de nombreuses classes, aborder l’homosexualité en animation ne provoque aucune réaction homophobe. Les élèves en parlent d’eux-mêmes, questionnent par curiosité ou volonté de mieux comprendre, recadrent des remarques émises par des camarades de classe, qu’ils jugent irrespectueuses et discriminantes. Certains peuvent également témoigner de leur propre homosexualité ou de celle d’un de leur proche dans un climat de respect de chacun. Les luttes anti-discriminatoires qui ont été menées ces dernières décennies influencent globalement positivement l’ouverture des jeunes générations aux questions d’identité et d’orientation sexuelle. Cependant, l’homosexualité reste un sujet sensible et cela dans à peu près tous les milieux socio-économiques. Fréquemment lors des animations EVRAS, les représentations que les élèves ont de l’homosexualité provoquent des réactions homophobes empruntant toute une palette de manifestations : déni, dégoût, moquerie, rejet plus ou moins teinté de violence. Cette violence, les travailleurs de planning familial y sont confrontés régulièrement. « C’est un sujet sensible, et alors tu as parfois des groupes qui sont en totale opposition, et qui vont loin dans la violence que ça génère. » Bruno, animateur « Il y en a vraiment qui sont très violents. J’ai déjà eu des groupes où ils disaient que clairement, ils avaient identifiés des lieux et que s’ils en croisaient, ils les tabasseraient. » Sophie, animatrice « J’ai eu une classe de 6e primaire avec un gamin qui disait ‘‘Moi, si je croise un homosexuel dans la rue, je le frappe’’. Mais donc il n’y avait pas que la question de l’irrespect. Il y a aussi la question de la violence. Mais sinon, on a beaucoup de réactions très vives en secondaire aussi. » Mona, animatrice Quand on analyse le discours homophobe des élèves, on voit qu’ils mettent en avant un certain essentialisme des rôles féminin et masculin réduits à leur fonction procréatrice. Sophie me rapporte des propos d’élèves entendus très fréquemment pendant ses animations : « Un homme va avec une femme. D’ailleurs, c’est normal, c’est fait pour, puisque c’est comme ça qu’on a des enfants. Deux hommes, deux femmes, ça ne sait pas 10 11 Colette BERIOT, Katinka IN’T ZANDT & Nathalie PAIVA, Eduquer à la sexualité, un métier qui s’apprend, Bruxelles, FLCPF, 2010 Commission communautaire française de Bruxelles-Capitale Page 7 sur 28 avoir des enfants, ce ne sera pas équilibré. L’homosexualité, ce n’est pas naturel, c’est anormal. » On retrouve ici un naturalisme du couple hétérosexuel : les élèves donnent une valeur morale à ce qui est désigné comme « naturel », à savoir le couple composé d’un homme et d’une femme, injonction supposée de la nature à laquelle ne peut se soustraire qu’un individu qui serait anormal, souffrant d’une pathologie mentale. Dans leur discours homophobe, on retrouve également l’expression d’un sentiment de dégoût vis-à-vis des rapports sexuels chez les homosexuels, ou de toute démonstration de leur homosexualité : « C’est dégoûtant. Au moins qu’ils ne s’affichent pas, qu’ils ne montrent rien, parce que même s’embrasser, c’est dégueulasse ». D’autres élèves réduisent les homosexuels au stéréotype de la « grande folle » : « L’homosexuel, c’est une tapette, c’est l’efféminé qui s’habille de trop, qui a trop de manières ». Deniz nous parle de ce rapport entre homosexualité et symbolisation de la souillure dans le discours de certains jeunes, mais également des rôles des médias dans la représentation que les élèves se font de l’homosexualité. « Les jeunes associent l’homosexualité à toutes ces images extravagantes qu’on voit à la télé, dans les médias, à la transsexualité, aux travestis. Et je pense qu’Internet et les images pornographiques ne facilitent pas les choses. Ça reste toujours du domaine du dégoûtant, de l’impropre. » Deniz, animatrice Le côté ostentatoire et efféminé de certains homosexuels peut inspirer du rejet aux jeunes. Ce rejet puise entre autre ses racines dans une incompréhension face aux codes de cette communauté qui diffèrent de la leur, mais aussi dans une hiérarchisation de l’identité masculine par rapport à l’identité féminine. Un manque de connaissances et de reconnaissances, capitalisation d’un discours Plusieurs animateurs pointent aussi un manque de connaissances chez les élèves qui favorise un discours homophobe. Il peut donc être intéressant pour les animateurs de recadrer au niveau des savoirs des élèves et de leurs donner des outils et des mots pour élaborer l’homosexualité. « Il y a quand même une question de connaissance aussi. Souvent, je suis interpellé là-dessus, et je dis ‘‘ Si vous voulez en savoir davantage sur l’homosexualité, on va d’abord voir si y en a parmi vous qui savent des choses ’’. Et curieusement, ils savent souvent des choses sur la transsexualité, les problèmes de genre. Certains le savent, d’autres pas, c’est l’occasion de leur faire partager ‘‘ ben oui, on a vu qu’il y a des gens qui naissent avec une typologie d’un certain type et ça ne correspond pas du tout à ce qu’ils ressentent à l’intérieur’’. Et c’est aussi intéressant pour tout un chacun d’entendre ça. » Paul, animateur Page 8 sur 28 On observe donc des amalgames entre identité de genre et orientation sexuelle. Myriam nous fait part de l’importance de distinguer les deux : « Ce qui est intéressant à dire aux gens, c’est que ton identité de genre ne dit rien de ton orientation sexuelle, elles ne sont pas forcément corrélées. Par exemple, tu peux être une fille, masculine mais hétéro. Et cette fille, malgré son hétérosexualité, elle se prendra de l’homophobie dans la figure. Et donc, l’intérêt c’est montrer que l’identité de genre ne coïncide pas toujours avec l’orientation sexuelle attendue ou supposée. » Myriam, animatrice Ensuite, beaucoup de jeunes pensent que l’orientation sexuelle d’une personne est une question de choix, et donc qu’une personne homosexuelle a fait le choix de ne pas être conforme à la norme hétérosexuée, par caprice, lubie, ou désir d’originalité. « Je pense qu’il faut les informer que ce n’est pas un choix de la part des personnes, que c’est quelque chose que voilà, qu’ils vivent ou qu’ils découvrent, qu’ils ne se sont pas réveillé un matin en se disant ‘‘ tiens, aujourd’hui, je choisis d’être homosexuel’’. » Sophie, animatrice D’autres associent l’homosexualité au SIDA, et donc à quelque chose de dangereux, du domaine de la maladie. Il peut être utile alors d’aborder certaines informations sur le SIDA et les IST afin de faire la part des choses. Un manque de vocabulaire, un mode d’appréhension de la vie en noir ou blanc, une vision dichotomique du bien et du mal, peuvent également exacerber un discours homophobe. « J’ai déjà été face à des jeunes qui ont des idées très extrémistes. Mais je me rends compte que c’est parce qu’ils ne savent pas manier beaucoup de vocabulaire, qu’ils préfèrent les idées simples, le bien versus le mal. Il faut le prendre comme c’est, et essayer de leur donner des outils, des mots pour qu’ils puissent un peu élaborer ça. » Bruno, animateur Au niveau du vocabulaire utilisé, plusieurs animateurs observent une différence entre l’enseignement général et professionnel. Les propos entendus en sections professionnelles peuvent paraître à première vue plus violents, plus crus, plus abruptes. Mais si la forme semble moins agressive en enseignement général, le contenu n’en est pas pour autant moins violent. « Faut pas se leurrer non plus. Quand on est en général, on a un autre vocabulaire, une autre manière de présenter les choses. La manière dont on apporte le contenu est fondamentalement différente en professionnel, en technique, en général. Ce n’est pas moins riche, loin de là, mais la forme est différente. On peut le ressentir comme plus agressif ou violent en professionnel. Ils n’ont pas les bons mots, les bons termes. Mais dans l’enseignement général, ça peut être tout aussi violent. Sauf que la forme est différente, ça passe mieux. » Deniz, animatrice Page 9 sur 28 Justement, le contexte scolaire belge se caractérise par une ségrégation particulièrement discriminante envers les jeunes issus de l’immigration non européenne. Ceux-ci sont en effet surreprésentés dans les filières techniques et professionnelles12. Le contexte scolaire influencerait donc l’expression de l’homophobie. A ce sujet, Paul remarque une plus grande hostilité envers les homosexuels dans les classes monoculturelles. « Je retrouve moins ça (une hostilité marquée) dans des classes multiculturelles. Je suis d’ailleurs plus à l’aise avec des groupes multiculturels que monoculturels. Si je suis avec une classe de Marocains, je sais qu’ils vont plus facilement faire bloc. Et je pense que là, c’est un peu plus difficile. Mais j’ai eu la même expérience avec des Albanais ou avec des Turcs par exemple. Mais on est des mecs parce qu’on est du même groupe. Si tu as un groupe de Marocains et un de Turcs, la polémique est beaucoup plus présente, et tu as un avantage. » Cet animateur pointe la diversité culturelle comme un véritable levier de dialogue constructif. Plutôt que d’entrer dans un rapport de force avec les adultes, les jeunes confrontent alors leurs systèmes de valeurs mis sur un même pied d’égalité. Or, le système scolaire bruxellois, qui était soumis jusqu’il y a peu, à un libre marché total, donne lieu à des établissements aux populations très homogènes tant sur le plan socioéconomique qu’ethnique. Ainsi, l’absence de mixité sociale conduit à des écoles considérées comme « bonnes écoles » où s’inscrivent les élèves « belgo belges » et les enfants d’expatriés, à côté des écoles dites « pour Turcs », « pour Marocains », ou encore « pour étrangers ». Cette ghettoïsation scolaire se calque sur l’homogénéisation sociale et ethnique des quartiers bruxellois13. Face à la désillusion du monde scolaire, les jeunes se sentent assignés à leur étrangéité. En prise avec les enjeux de construction identitaire de l’adolescence, ils vont trouver refuge dans un repli communautaire sur le groupe d’appartenance via des processus de rigidification ethnico-religieuse. Si ce repli identitaire protège, il a aussi pour conséquence de dresser les groupes les uns contre les autres, notamment les garçons contre les filles. Ainsi, les contrôles masculins sur l’espace scolaire se renforcent. Des garçons tentent de récupérer leur dignité par le contrôle des femmes et un machisme ambiant14. L’homophobie exprimée par les élèves peut aussi venir de raisons liées à la dynamique de groupe, plus que d’une conviction personnelle forte. « Dans un groupe, ceux qui vont être très durs avec l’homosexualité, c’est parfois pour s’assurer que les autres ne les prennent pas pour des homosexuels. C’est un peu affirmer le fait qu’ils sont hétéro. Et donc ils se sentent obligés de critiquer très fort l’homosexualité pour que ce soit bien clair pour le groupe qu’ils ne le sont pas. » Paul, animateur Cela explique le fait que les animateurs entendent souvent des propos beaucoup plus nuancés en aparté, lorsqu’il ne s’agit plus de se mettre en scène devant le groupe de pairs. 12 Voir l’étude de Verhoeven/Delvaux/Martiniello/Réa de 2007, citée dans Pascale JAMOULLE & Jacinthe MAZZOCCHETTI, Adolescences en exil, Anthropologie prospective – n°10, Louvain-La-Neuve, Academia, 2011, p. 125 Pascale JAMOULLE & Jacinthe MAZZOCCHETTI, Adolescence en exil, Anthropologie prospective – n°10, Louvain-La-Neuve, Academia, 2011 14 Pascale JAMOULLE & Jacinthe MAZZOCCHETTI, Adolescence en exil, op cit. 13 Page 10 sur 28 Le groupe joue un rôle de support à la construction identitaire des adolescents. Ils cherchent à y combler leurs besoins d’affiliation et de protection. Dans ce contexte, le conformisme est de mise. « Dire » quelque chose revient à « se dire », à dévoiler une part de soi. Se différencier des autres dans ses opinions et donc dans son identité peut être vécu comme menaçant. Certains jeunes font part d’une peur d’être sujet à des avances venant d’homosexuels. Ici se mélangent sans doute la peur d’être considéré soi-même comme homosexuel et la peur d’être objet de désir d’un homosexuel. D’autres jeunes souscrivent à une idéalisation des valeurs du passé placées sous le signe d’une pureté, d’un ordre fondamental. Ceux-là voient en l’homosexualité un vice de nos sociétés modernes. Pour des jeunes tiraillés entre tradition et modernité, comme beaucoup de jeunes issus de l’immigration en Belgique, la tentation est grande de nier la présence de l’homosexualité dans les sociétés traditionnelles, de nos jours et dans le passé. Il peut être dès lors utile pour l’animateur d’exposer l’homosexualité dans sa constance tout au long de l’Histoire. Peur, incompréhensions, lacunes au niveau des connaissances, dynamique de classe…Tout autant de raisons de prendre le temps avec les jeunes d’ouvrir le débat. La plupart du temps, l’enjeu ne consistera pas à uniquement informer les jeunes mais plutôt à s’arrêter sur leur discours, leurs jugements, les manifestations de leur malaise pour interroger ensemble le sens de ce qu’ils montrent à voir15. Quand les valeurs de l’animateur rencontrent les valeurs des élèves Il n’y a aucune obligation à aborder tel ou tel sujet lors des animations EVRAS. L’objectif est de partir des questionnements des élèves et de les suivre à leur propre rythme, comme nous l’explique Sophie : « On essaye de démarrer avec la demande du groupe. … Au fil des séances, c’est quelque chose (l’homosexualité) qui va sortir, parce qu’on aborde les relations amoureuses en général. Mais quand il arrive, il ne faut pas l’éviter, faire comme si on n’avait pas entendu, ou bien ne pas relever certaines choses. Je pense qu’il ne faut pas fermer les portes. » Pour ne pas imposer un sujet particulier, Mona et Deniz, qui travaillent dans le même centre, débutent leurs animations par des scénettes qui racontent différentes situations auxquelles elles sont confrontées dans leur travail au planning familial. D’autres animateurs utilisent un photolangage16 dans lequel se trouvent des photos évoquant l’homosexualité, ou encore d’autres prennent soin de parler en terme de « partenaire » lorsqu’ils parlent d’un couple, pour ouvrir à la possibilité du couple autre qu’hétérosexuel. Il existe une différence entre ne pas aborder un sujet parce que les élèves qu’on a en face de nous sont dans d’autres préoccupations, ne pas aborder le sujet parce qu’on sent que la classe en face de nous n’est pas prête à en parler sereinement, ou ne pas aborder le sujet par crainte des réactions homophobes auxquelles on pourrait être confronté. Et cette nuance n’est pas toujours évidente à distinguer. 15 Colette BERIOT, Katinka IN’T ZANDT, Nathalie PAIVA, N., Eduquer à la sexualité, un métier qui s’apprend, op cit. Le photolangage est un outil d’animation composé d’une série de photos qui favorisent les processus associatifs par la symbolisation. Il réveille les images que chacun porte en soi, à travers lesquelles il perçoit la réalité et se la représente. Son utilisation en EVAS s’avère particulièrement intéressante dans notre contexte sociétal centré sur l’image et avec des groupes pour qui l’expression verbale est malaisée. 16 Page 11 sur 28 « C’est vrai que ce n’est pas facile, parce que quand on est devant un public qui est vraiment réticent, c’est là, la difficulté. Est-ce qu’il faut vraiment parler de ça ? Est-ce qu’il faut absolument moraliser ? Alors c’est bien de ne pas juste se contenter, si on voit qu’il y a un refus, de passer à autre chose. Mais ce n’est pas toujours évident de voir comment on peut faire. » Bruno, animateur C’est un jeu subtil d’équilibre entre le respect des valeurs des élèves et le respect des valeurs des animateurs, entre le refus de tolérer un comportement ou discours discriminatoire et le refus d’imposer de manière verticale ses propres valeurs ou celles que l’on représente en tant qu’animateur de centre de planning familial. « Maintenant, tu n’es pas là pour leur rentrer dedans ! Ça, ça ne sert à rien, ça ne va pas les faire changer. Ce n’est vraiment pas simple parce que je pense qu’on ne peut pas laisser dire que ce sont des gens anormaux, malades, et qu’il faut les abattre, les enfermer…. » Sophie, animatrice Vouloir à tout prix convaincre les élèves que les valeurs d’animateurs sont celles qu’ils doivent adopter non seulement ne produit pas le résultat escompté, mais en plus provoquerait même davantage de résistances homophobes parmi les élèves. « Si toi, ta préoccupation, c’est d’absolument faire passer le message que ce n’est pas grave, ça devient suspect. Tu ne viens pas là pour forcer les jeunes à épouser ton point de vue. Et après, si tu les laisses libres, il y aura moins de raisons de résister. Parce qu’on sait un certain nombre de choses qui pourraient faire partie d’une certaine normalisation. Et cette normalisation ne passe pas quand le souci est trop grand de faire passer le message. Je pense que ça fait monter les résistances et qu’on ne fait que renforcer l’homophobie en faisant du prosélytisme et en moralisant. » Paul, animateur L’attitude de l’animateur face à la classe influence énormément l’expression de réactions homophobes, en les assouplissant, ou parfois en les rigidifiant et les exacerbant. « On est là pour ouvrir des portes, leur renvoyer des questions, et essayer que des choses puissent se dire au sein du groupe et qu’ils puissent entendre qu’il peut y avoir plusieurs positions par rapport à une même chose. Peut-être qu’un des rôles de l’animateur, c’est ça, c’est de questionner, c’est de dire qu’il n’y a pas qu’une seule vérité. Je pense que parfois, on se met des objectifs hauts. Très hauts. … Maintenant, c’est clair que quand tu es en animation, tu te retrouves dans des écoles catholiques ou dans des cours de religion islamique, tu es clairement confronté à des gens qui n’ont pas les mêmes valeurs. Et dans ce cas-là, je pense que c’est important d’entendre les autres, et pouvoir faire remarquer que tout le monde ne doit pas forcément adhérer aux mêmes valeurs. Que eux peuvent défendre les leurs, mais que c’est important d’entendre que d’autres peuvent avoir un autre positionnement.» Sophie, animatrice Il est essentiel de garder à l’esprit que les thèmes de l’EVRAS touchent à l’intimité des êtres, aux valeurs fondamentales d’une culture, à ce qui définit les interdits, les tabous, les règles… Il s’agit pour sûr de zones sensibles, qui recèlent en elles un haut potentiel de chocs culturels. Page 12 sur 28 Le planning familial, en tant que lieu de défense des droits reproductifs et sexuels, promeut une vision de la sexualité déculpabilisée, responsable et choisie. En bref, une sexualité libre tant qu’elle reste respectueuse de l’autre et de ses choix. Ce message va à l’encontre des cultures où le contrôle de la sexualité de ses membres est un pilier nécessaire à la cohésion du groupe, pour empêcher sa dilution dans la société dans laquelle elle est implantée et donc pour sa perpétuation. Dans les milieux issus de l’immigration, les animations EVRAS peuvent être perçues comme l’étendard des valeurs de la société d’accueil, avec la crainte fantasmée que cela incite leurs jeunes à adopter le comportement de ces ‘‘belges aux mœurs dépravées’’. Pour Rothberg, nos sociétés occidentales se basent sur la conception individualiste de la personne qui privilégie le sujet sur le lien social et prône autonomisation et indépendance. Cependant, il existe d’autres modèles qui ont une autre conception de l’individu, holiste et communautaire, qui valorisent l’appartenance de l’individu au groupe, et qui attendent de l’individu qu’il prenne la place que le milieu, la famille, la lignée,…lui ont assignée. Affirmer l’un ou l’autre modèle comme porteur de vérités universelles constitue un obstacle à la rencontre, la compréhension et la tolérance de l’altérité17. Les intervenants sociaux, en contact avec des jeunes issus de cultures arabo-musulmanes, s’ils veulent favoriser l’interaction interculturelle, se doivent d’être attentifs à éviter les ethnocentrismes et les tendances à se représenter la culture de l’autre comme fixe et globale. Comme le dit Rothberg, « On ne rencontre pas une culture, mais un individu ou des groupes qui mettent en scène leur culture, et de façon unique ». Malgré les bonnes intentions des animateurs, il n’est clairement pas toujours évident d’appliquer et de maintenir cette attitude qui encourage une rencontre interculturelle et interindividuelle authentique. Il n’est par exemple pas toujours aisé pour un animateur, d’autant plus quand c’est une animatrice, de faire face de manière récurrente à des remarques sexistes ou discriminantes. « Ce n’est pas toujours facile d’entendre dire, quand on arrive en animation ‘‘De toute façon, toutes les belges, toutes les femmes, c’est des salopes, c’est des putes’’. Ce n’est déjà pas simple, selon le groupe, à le gérer quand tu as une certaine expérience, mais quand tu démarres, ce n’est pas forcément bien vécu. » Sophie L’expérience peut aider à prendre du recul, mais cela reste une violence à encaisser ou du moins à gérer. Les supervisions, intervisions et autres espaces de discussions apportent un soutien bien souvent nécessaire. Un travail sur soi et sur ses propres réactions à la violence s’avère essentiel, tout comme la formation continue dans ce domaine. Trianguler et chercher à comprendre le sens de ce qui se dit aide à prendre du recul par rapport à ce qui se joue dans l’animation : « Pour moi, ce qu’il faut vraiment essayer de faire, c’est arriver à trianguler. Quel que soit ce qu’il se passe finalement. Je pense que quand c’est violent dans ta pratique, c’est quand tu as le nez dedans et que tu n’arrives pas à prendre du recul. Et essayer de toujours trouver le sens derrière ce qui se fait, ce qui se dit. 17 Ariella ROTHBERG, « Approche Interculturelle des enjeux liés à la sexualité », Université d’hiver Diversité d’univers, Bruxelles, FLCPF-CEDIF, Actes du colloque des 11 et 12 décembre 2008 Page 13 sur 28 Je crois que ça permet, quel que soit le sujet, d’être plus tranquille, plus à l’aise. » Myriam L’animateur doit pouvoir se mettre lui-même en questionnement par rapport à ses propres stéréotypes, d’autant plus quand il cherche à déconstruire ceux des élèves. Enfin, l’animateur doit pouvoir faire appel à ses ressources personnelles pour réagir avec justesse et authenticité aux situations déstabilisantes18. A partir du moment où on interroge les valeurs des élèves, il faut s’attendre à ce que ceux-ci nous questionnent dans les nôtres. Certaines provocations des élèves peuvent être vues comme une sorte de boomerang en retour à des interpellations. Parfois, il s’agira d’un mécanisme de défense s’ils se vivent comme ou s’imaginent être jugés dans leurs valeurs, attaqués dans leur identité. Les animateurs qu’ils le veuillent ou non, représentent d’une certaine manière la classe dominante, instruite, imprégnée culturellement par la société occidentale19. 18 Colette BERIOT, Katinka IN’T ZANDT, Nathalie PAIVA, N., Eduquer à la sexualité, un métier qui s’apprend, op cit. Colette BERIOT, L’éducation à la vie affective et sexuelle en contexte multiculturel, travail de fin de certificat ‘‘Santé mentale en Contexte Social’’, 2011 19 Page 14 sur 28 La religion, facette des identités Les réactions des jeunes issus de l’immigration face à l’homosexualité peuvent donc être lues comme l’expression d’une réalité sociale et affective dans des contextes discriminants. Il semble que les animations soient le théâtre des enjeux identitaires et d’affiliation en contexte d’immigration lorsque se posent les questions de l’identité multiple du jeune. L’homophobie, une manière de s’affilier à sa religion Comme le souligne Marie-Rose Moro, « la culture érigée en seul déterminant d’une manière d’être ou de penser conduit nécessairement à des positions simplistes, décontextualisées dans le temps et l’espace, et souvent à des préjugés qui ne tiennent pas compte de l’aspect dynamique, mouvant, interactif de tout fait humain observé »20. Restons donc attentifs à ne pas faire de raccourcis simplistes en associant culture arabo-musulmane et homophobie. Cependant, il reste essentiel de comprendre le lien entre les propos tenus par ces jeunes et la volonté de revendiquer une appartenance religieuse. Odile est professeur de psychologie pour des élèves de 5e et 6e secondaire en option d’éducateur. La grande majorité de ceux-ci est issue de l’immigration turque ou marocaine. La côtoyant dans un cadre professionnel, j’ai été amenée à évoquer avec elle le sujet de cet article. Elle m’a dit s’être beaucoup interrogée à ce sujet, étant souvent confrontée à des réactions homophobes de la part de ses élèves. Je lui ai donc proposé de me faire part de son point de vue, ses questionnements, sa réflexion à ce sujet au cours d’un entretien. Dans ses cours, Odile incite les élèves à l’interpeler, à partager leurs opinions sur sa matière. Il arrive fréquemment qu’ils l’interrogent sur des questions à propos de l’homosexualité, par exemple quand elle aborde la notion de couple. Elle me fait part de la réaction de ses élèves. « Systématiquement, ils sont dans le rejet, le déni. Ils manifestent ouvertement des réactions très fortes de dégoût, avec des exclamations agressives en disant ‘‘non, c’est vraiment honteux’’. Ils sont soit dégoûtés, soit ils disent que ce sont des animaux. Ou alors au contraire ‘‘même les animaux ne font pas ça’’, ce qui équivaut à dire que les homosexuels sont moins que des animaux, que c’est immoral. Il y en a qui font la démarche d’essayer de comprendre. Mais inévitablement, la conclusion c’est soit ils sont fous, soit ils ne sont pas normaux donc genre handicapés. Il y a aussi beaucoup de moqueries, de dédain, surtout chez les filles. Chez les garçons, il y en a qui peuvent vraiment manifester de l’agressivité dans leur comportement, … » Etre confrontés à cette homophobie incite forcément les professionnels à revoir leurs schèmes de pensée. « Honnêtement, au début, j’ai été déstabilisée de voir que je ne pouvais pas le dire comme ça, que c’était inaudible pour eux. C'est en quelque sorte une double découverte: je suis trop naïve sur ce sujet, et bon nombre d'adolescents ont encore un long chemin à faire là-dessus… » 20 Marie Rose MORO, Enfants d’ici venus d’ailleurs, Paris, La Découverte, 2002, p. 33 Page 15 sur 28 Les élèves d’Odile sont très imprégnés par leur foi musulmane. Ils sont dans une quête identitaire propre à l’adolescence, qui leur fait rechercher une communauté de pairs et adopter un comportement qui démontre qu’ils en font effectivement partie. Cette attache ostentatoire à une communauté est propre à la société dans laquelle ils évoluent. « L’islam est omniprésent dans leur quotidien. Pas qu’ils font la prière 5 fois par jour mais quand c’est le ramadan, ils le font tous. Mais ça fait partie aussi du processus adolescentaire, de se rattacher à une communauté de pensée. » Odile Remacle voit dans l’islam une religion tiraillée entre tradition et modernité. Ainsi, en période d’épanouissement, le versant « moderne » l’emporte et la société se rapproche de l’utopie rêvée par le Prophète : unité de la société, solidarité, égalitarisme, rationalisme et progrès techniques,… Par contre, en période de crise, comme actuellement, le versant « tradition » et surtout les forces réactionnaires qui l’accompagnent sont prédominants. On voit alors une résurgence des valeurs pré-islamiques 21 dans les réalités du quotidien22. Roy explique l’exacerbation des signes d’appartenance religieuse (comme le fait de faire le ramadan de manière ostentatoire) par son inscription dans la sécularisation de la société. A partir du moment où un processus de sécularisation touche une société, ce dernier devient un critère de différenciation entre deux groupes, les « croyants » et les « non-croyants ». Et la sécularisation entraîne une reconstruction de l’identité religieuse comme identité minoritaire. Il s’agira dès lors pour les croyants d’affirmer de manière ostensible leur appartenance au groupe des « croyants »23. « Il y a un code de penser et d’agir qui est basé sur un système binaire où on dit ce qu’il faut faire et qui est bien, en opposition à ce qu’il ne faut pas faire et qui est mal. Il y a des élèves qui me disent ‘‘Nous, on a posé la question à l’Imam, et il nous a dit que c’était mal’’. Et ça leur suffit. Ils ont eu cette réponse très claire, avec des propos très cadenassés. Et ça leur convient. » Odile La religion sert de guide dans la vie de ces élèves. Les animateurs de centre de planning familial, qui défendent généralement une pensée laïque, peuvent rester perplexes par cette adhésion à des principes religieux qui ne peuvent être interrogés et ressentir un malaise face à ce retour du religieux. Pour Roy, les différentes formes de fondamentalismes et néo-fondamentalismes religieux, chrétiens ou islamiques, tentent de définir une religion « pure », hors de toute référence culturelle, sociale, anthropologique et nationale, contrairement aux Eglises et institutions religieuses traditionnelles qui restent très liées à des cultures, voir même à l’Etat-nation. En contribuant à déculturer la religion, les nouvelles formes de religiosité sont beaucoup mieux adaptées à la globalisation et peuvent donc répondre aux besoins de populations qui se vivent comme déracinées, déculturées24. Ces jeunes issus de l’immigration arabo-musulmane, évoluant dans un milieu précaire, comme les élèves d’Odile, vivent souvent ce sentiment de déracinement. En quête d’une 21 Repli de l’identité tribale, code de l’honneur, pratique de la religion réduite à ce qui est visible (par exemple le ramadan), obsession de la réputation, raidissement de la famille patriarcale,… 22 Xavière REMACLE, Comprendre la culture arabo-musulmane, Bruxelles, VISTA asbl et Chronique Sociale, 2002 23 Olivier ROY, La laïcité face à l’Islam, Paris, Stock, 2005 24 op cit. Page 16 sur 28 identité fière qui transcende les lieux d’origine et de vie, ils peuvent trouver cette sorte d’identité transnationale dans les regroupements religieux25. Cette adhésion à un islam pris au pied de la lettre fait qu’il est fastidieux pour les élèves d’Odile, les garçons tout comme les filles, d’entrevoir la possibilité d’autres modèles de vie que celui qu’on leur a montré jusque là, c’est-à-dire le mariage hétérosexuel avec des enfants, ce qu’ils conçoivent généralement comme but de leur existence. « Dans la mesure où ils revendiquent absolument leur appartenance à cette communauté, aux yeux de l’islam, l’homosexualité est impossible. Un homme est un homme, c’est le chef de famille. Et la femme a son rôle de mère procréatrice, et c’est absolument valorisé d’avoir des enfants. Pour mes élèves, c’est normal de se marier jeune. Et en fait les filles n’attendent qu’une chose, c’est de se marier pour découvrir autre chose, et de quitter le giron paternel. L’homosexualité remet tout à fait en question ce rôle de virilité chez l’homme. Et au même titre, c’est impossible d’imaginer une femme s’émanciper et vivre sa vie avec une autre femme, sans être sous la tutelle d’un homme. L’homosexualité, ce n’est pas qu’une question de sexualité d’homme à homme ou de femme à femme, c’est aussi qu’ils ne vont pas pouvoir avoir une vie respectable, c’est-à-dire très vite se marier, très vite avoir des enfants. Bouleverser ces codes-là, c’est extrêmement menaçant. » Odile Plus qu’une question de sexualité, ce qui poserait problème pour ces jeunes dans l’homosexualité serait plutôt le mode de vie « hors norme ». Si ouvrir les yeux sur ce mode de vie ne vient pas toujours ébranler les certitudes des jeunes quant au sens de leur existence, cela invite tout au moins à leur remise en question. Or, il faut bien reconnaître que tout un chacun émet des résistances plus ou moins vives à être ébranlé dans les convictions qui touchent aux fondements du sens qu’il donne à son existence. Les réactions homophobes seraient ainsi l’expression de ces résistances en contexte social. Islam et homosexualité Les jeunes de culture arabo-musulmane verraient dans l’homosexualité un grand interdit de leur religion, ce qui les amènerait à adopter d’emblée une position de fermeture discriminante dans leurs discours sur l’homosexualité. Cependant, il y a lieu de s’interroger sur cette prétendue incompatibilité entre l’homosexualité et l’islam26. L’islam n’est pas un bloc monolithique. Ce n’est pas un objet d’étude homogène sur lequel on peut émettre une parole unique et lisse, et ce même si l’on souhaite s’en tenir au plus près des textes. Pour Remacle, le Coran est une sorte de miroir des hommes qui vont l’interpréter en fonction de l’orientation qu’ils veulent donner à l’Histoire : « Dis-moi comment tu interprètes le Coran et je te dirai qui tu es »27. Néanmoins, le Coran à lui seul n’est pas suffisant pour comprendre la religion musulmane. N’oublions pas que l’islam est le résultat d’une tradition orale. Toute la loi islamique et les 25 Pascale JAMOULLE & Jacinthe MAZZOCCHETTI, Adolescence en exil, op cit. Je tenterai de reprendre ici l’analyse par différents islamologues des textes et de leur application dans les sociétés arabo-musulmanes. Concernant le choix des islamologues, il s’agit inévitablement d’un parti pris qui a été guidé par mon évaluation de la pertinence de leur propos pour ce travail. 27 Xavière REMACLE, Comprendre la culture arabo-musulmane, op cit., p. 22 26 Page 17 sur 28 coutumes populaires sont justifiées par la Sunna (basés sur les faits, gestes et paroles du prophète), plus que par le Coran28. La sexualité dans la pensée islamique : un idéal à atteindre plutôt qu’un modèle réel Bouhdiba présente le modèle islamique général comme une synthèse harmonieuse et un ajustement permanent de la jouissance et de la foi. La sexualité y est volonté divine, hautement valorisée comme épanouissement. L’islam l’investit même d’une mission transcendantale. L’exercice de l’amour physique et la prière sont ainsi considérés comme complémentaires dans la pratique de la foi musulmane29. Dans le Coran, l’ordre voulu par Dieu repose sur une rigoureuse séparation des sexes, et sur leur supposée foncière complémentarité. Cette bipolarité du monde, selon le pôle féminin et masculin, y est incontestable. L’islam pense donc la stricte séparation des sexes, mais il pense également leur union : le mariage a une place prépondérante dans la tradition islamique. Toute sexualité à l’intérieur du mariage est fortement encouragée. Hors mariage, elle est fortement répréhensible et tout ce qui conteste cet ordre fondamental du monde n’est que grave ‘‘désordre’’ et source de mal30. Pour Boudhiba, si l’islam demeure violemment hostile à toutes les autres formes de réalisation du désir sexuel que l’hétérosexualité dans le cadre du mariage, c’est parce qu’elles vont à l’encontre de la complémentarité des sexes. Et parmi ces autres formes de sexualité, l’homosexualité ferait l’objet de la condamnation la plus vive. Elle constituerait en quelque sorte la ‘‘turpitude des turpitudes’’31. Néanmoins, Boudhiba émet l’hypothèse que la synthèse harmonieuse entre la sexualité et la foi telle que prônée dans le Coran est plutôt un idéal à atteindre qu’un modèle réel, et qu’elle n’aurait finalement jamais été réalisée autrement qu’en idée. En analysant les mœurs des sociétés musulmanes, Bouhdiba montre en effet que les choses ne sont pas aussi simples et tranchées que dans les écrits et qu’il y a un décalage entre les modèles préconisés par le Coran et l’usage qu’en fait une société particulière32. Par l’analyse de différents textes de l’histoire et de la poésie de la culture arabo-musulmane, Boudhiba montre que l’homosexualité a pu être une pratique fort courante tant en milieu féminin que masculin. Bien que fortement réprimée dans les textes, l’homosexualité s’est couramment développée dans les sociétés arabo-musulmanes33. L’auteur voit dans la permanence du thème de la condamnation de l’homosexualité dans les textes une preuve du fait que « ni la conscience religieuse ni la conscience collective n’arrivaient à mettre un terme à des pratiques que l’éthique islamique réprouve mais sur lesquels la société finit bien par fermer les yeux »34. Ainsi, on voit dans les sociétés arabo-musulmanes une sorte de tolérance tacite envers l’homosexualité dès lors que celle-ci n’est pas visible sur la place publique. 28 Xavière REMACLE, Comprendre la culture arabo-musulmane, op cit. Abdelwahab BOUHDIBA, La sexualité en Islam, Paris, PUF, 1975 (7e édition) 30 op cit. 31 Abdelwahab BOUHDIBA, La sexualité en Islam, op cit., p. 44 32 Op cit. 33 Op cit. 34 Op cit., p. 245 29 Page 18 sur 28 Serhane, qui analyse la société marocaine actuelle, constate une différence de traitement entre l’homosexualité pratiquée à côté d’un mariage hétérosexuel et celle assumée pleinement et exclusivement par un individu qui se met dès lors en marge du rôle social qui lui est conféré. Ainsi, les tendances homosexuelles d’un homme marié seront plus ou moins tolérées alors que l’homosexualité d’un adulte qui l’assume publiquement sera décriée. « Doublée d’une relation hétérosexuelle, l’homosexualité est tolérée. Exclusive et absolue, elle est une transgression de l’ordre établi. »35 L’homosexualité relève du domaine du Silence. « C’est un sujet tabou dans une société où règnent la honte et la culpabilité. Le silence qui l’entoure est une façon d’étouffer et de refouler la réalité. Puisqu’on n’en parle pas, elle n’existe pas ! » 36. L’homosexualité serait d’ailleurs largement répandue dans la société marocaine. Certaines circonstances favorisent l’émergence de pratiques homosexuelles37 : la bipartition sexuelle rigoureuse de la société, la pratique du hammam (lieu de promiscuité et de séparation des sexes, ainsi que le sevrage affectif que constitue le rejet de l’enfant du hammam des femmes lorsqu’il devient pubère), la misogynie et le culte de la virilité, et même la pauvreté (il faut de l’argent pour se marier ou avoir accès à la prostitution). Autre donnée qui explique la tolérance tacite de l’homosexualité dans la société marocaine : L’abstinence sexuelle y est considérée comme nuisible à la santé morale et physique de l’individu. La société ferme donc les yeux sur des pratiques homosexuelles pourtant violemment condamnées par la morale et l’éthique religieuse, permettant ainsi aux pulsions sexuelles de se libérer 38. Cependant, ces considérations valent pour l’homosexualité masculine. Le tabou social autour de l’homosexualité féminine et le contrôle de la sexualité des femmes est encore plus lourd39. Pour Nahavandi, dans la culture musulmane, les notions d’honneur, de honte, d’impudence, influencent directement les liens familiaux et sociaux, tout comme elles façonnent la socialisation de l’enfant. Les filles subiront une éducation hypernormative à travers laquelle elles feront l’apprentissage de l’obéissance et de la soumission 40. Dans ce contexte, on se doute qu’il sera encore plus difficile pour des femmes d’assumer leur homosexualité et donc d’aller à l’encontre du rôle qu’on leur a assigné. Refoulement collectif de l’homosexualité Chebel souligne également le tabou qui frappe l’homosexualité au Maghreb actuellement. Tout fonctionnerait comme si l’homosexualité n’avait jamais existé en terre d’islam. Le simple fait de parler d’homosexualité ou de lire un texte sur le sujet dans toute autre intention que punitive, serait associé par la morale publique à une faute ou à la consommation d’un interdit41. 35 Abdelhak SERHANE, L’amour circoncis, Casablanca, EDDIF, 2002, p. 153 Op cit., p. 149 37 Op cit. 38 Op cit. 36 39 Le tableau que nous fait Serhane est peu encourageant : « Si le tabou pèse sur les garçons, il pèse encore plus sur les jeunes filles dont la moindre manifestation sexuelle est considérée comme une dépravation. Mariées pour la majorité avant même d’être pubères, cloîtrées chez leurs parents puis chez leurs époux, les filles n’ont ni le temps de connaître leur corps, ni l’occasion d’exprimer ou d’affirmer leur sexualité. La honte et la pudeur sont les qualités sine qua non pour toute fille de bonne famille qui voudrait se marier. » Op Cit p 153 40 Firouzeh NAHAVANDI, « Rôles féminins et masculins dans l’islam », Islam et sexualité, Bruxelles, Cedif en Question, 1992 41 Malek Chebel, L’esprit de sérail, Mythes et pratiques sexuels au Maghreb, op cit. Page 19 sur 28 Pour Chebel, le tabou qui pèse sur les marginalités sexuelles puise sa source dans des besoins de cohérence sociale : la réinsertion de la marginalité au sein de la société se ferait au prix de sa désignation en bouc émissaire. « Par sa reconnaissance même, la marginalité est du même coup suspectée, chassée avec intransigeance et parfois rendue responsable de nombreuses incursions dans les mœurs de la majorité conventionnelle. »42 Dans les sociétés arabo-musulmanes, les comportements hommes- femmes sont tellement tranchés qu’un jeune ne peut admettre aisément la moindre vibration hétérodoxe pour un compagnon sans se faire durement conspuer. Et même s’il arrivait à trouver une oreille connivente, il lui resterait encore à faire fi de ses propres jugements concernant l’homosexualité pour pouvoir l’assumer43. Chebel dresse un tableau acide des représentations que les sociétés arabo-musulmanes ont de l’homosexuel : « L’homosexuel fait parler en lui toutes les ‘pulsions négatives’ et ‘contrenature’, car il est apparenté dans la conscience végétative à un être ‘inférieur’, ‘immature’ et d’une certaine manière ‘imparfait’. Sa constitution physique et mentale est ‘douteuse’ et ses émotions sont de pures comédies. La famille entière tremblera à la seule idée que son rejeton soit incapable de s’unir charnellement à une femme, et l’on préférera de beaucoup les dispositions du démon incube à celles du démon succube, la ‘performance’ du violeur à la nature de l’inverti. »44 D’ailleurs, la société réservera un traitement différencié au partenaire passif et à l’actif dans un rapport homosexuel. Celui qui se fait pénétrer sera banni de la sphère sociale, celui qui prend le rôle actif semblerait bénéficier d’une complicité qui confine parfois à l’admiration45. « Dans certaines communautés, l’homosexuel est perçu comme tel s’il transgresse ses attributs de genre. Et donc, entre deux hommes homosexuels, celui qui va être considéré comme homosexuel, c’est celui qui est passif. Pourquoi ? Parce que celui qui pénètre, l’actif, il fait juste la même chose qu’avec sa femme.» Myriam Dans un tel contexte social, Chebel considère le refoulement progressif de l’homosexualité comme l’épine dorsale de l’éducation sexuelle de l’enfant maghrébin. Le mariage y serait alors une sorte de caution de vérité de son hétérosexualité qui semble être l’aboutissement final du choix collectif46. « Ce qui est systématiquement obstrué, refoulé, défendu, ou sublimé par la ‘‘bonne’’ parole revient dans le champ complexe des échanges verticaux sous la forme d’une exigence impérieuse du vécu, en dépit de la culpabilité dont il est entouré. Cette dimension de l’échec relatif des instances défensives et refoulantes de la société est un fait reconnu par tous, y compris les foqâha47 et autres législateurs de tout acabit.»48 Chebel conclut que pour qu’il puisse un jour y avoir une sensibilité homosexuelle ouvertement établie au Maghreb, l’homosexuel devra promouvoir des valeurs qui rompent totalement avec la sexualité de la majorité. 49 Muhsin Hendricks, premier imam à assumer ouvertement son homosexualité, ne voit aucune contradiction entre le fait d’être musulman et gay. Voici ce qui ressort de son étude du Coran : 42 43 44 Op cit., p. 21 Op cit. Malek Chebel, M., L’esprit de sérail, Mythes et pratiques sexuels au Maghreb, op cit, p. 24 Op cit. 46 Op cit. 47 De faqîh’, savant musulman versé dans la jurisprudence 48 Op cit., p. 40 49 Op cit. 45 Page 20 sur 28 Le terme « homosexualité » n’existe pas dans le Coran. On y trouve seulement un renvoi aux personnes qui ne sont pas attirées par les femmes, ce qui implique que le Coran reconnaît l’existence de gens « homosexuels ». Cependant, rien dans le Coran ne condamne l’homosexualité. La condamnation de l’homosexualité par l’Islam est issue de l’interprétation que font les musulmans de l’histoire de Sodome et Gomorrhe. Cependant, pour l’imam Hendricks, il s’agit d’une mésinterprétation du texte. En effet, pour tout verset du Coran, il y a un contexte historique dont il faut tenir compte. En étudiant attentivement l’histoire de Sodome et Gomorrhe, l’imam Hendricks a remarqué que les relations sexuelles entre deux personnes de même sexe qui s’y déroulaient étaient sous contrainte. Cela veut dire qu’il y avait là une pratique du viol, ce qui diffère évidemment d’une relation d’amour consentie entre deux hommes. L’imam déclare donc que la condamnation que le Coran fait de l’histoire de Sodome et Gomorrhe concerne les auteurs de viol et non pas les homosexuels. Autre fait qui va dans le sens de son interprétation : il est dit dans le Coran que les habitants de Sodome et Gomorrhe sont les premiers à avoir commis le pécher. Or, il y a des traces historiques de la présence d’homosexuels antérieures à l’épisode historique de Sodome et Gomorrhe. Le pécher dont parle ici le Coran ne concernerait donc pas l’homosexualité. 50 Toutefois, l’interprétation que fait l’imam Hendricks du Coran est malheureusement peu connue et partagée parmi les musulmans. En tant qu’animateur EVRAS, il semble essentiel de nourrir notre lecture d’une série de nuances qu’offrent entre autre ces réponses alternatives. Cela dit, il faut reconnaitre que ces visions musulmanes non discriminatoires envers les homosexuels sont très méconnues des jeunes que nous rencontrons en animation. Force est de constater ici un manque flagrant d’instruction de l’islam et de sa culture chez ces jeunes qui ont tendance à se tourner vers un islam salafiste, plus doctrinaire mais donc plus accessible. Un manque de culture générale sur leur religion les pousserait en quelque sorte à adhérer à un islam fondamentaliste, proposant des réponses simplistes et binaires à ce qu’ils vivent. La tolérance envers l’homosexualité des différentes civilisations musulmanes a considérablement varié selon les époques, les lieux, les contextes sociaux. Il est impératif, d’autant plus en animation, de garder cela à l’esprit pour ne pas céder à une généralisation abusive de la religion musulmane, et surtout des musulmans, généralisation qui fige et assigne à une place dont il est difficile de se soustraire. 50 Ces propos sont issus d’une conférence de Muhsin Hendricks sur ‘‘Les textes islamiques et l’homosexualité’’ à laquelle j’ai assisté : Conférence Internationale CALEM Brussels 2011, du 12 décembre 2011, organisée par l’asbl Merhaba Page 21 sur 28 A la recherche d’un équilibre : quelques pistes d’action Les propos homophobes épuisent les pratiques et questionnent l’essence des animations. Les enjeux de cet article résident dans la nuance tant sur le contexte de multiculturalité que dans les liens trop souvent réduits entre islam et homosexualité. La recherche de pistes d’actions est dès lors déterminante dans la quête de nuances. Questionner le discours homophobe Quand on entend des propos homophobes lors d’animations EVRAS, il est important de comprendre ce qui les a provoqués. Ceci permettra à l’animateur de prendre du recul par rapport à la violence des propos entendus et de proposer une réponse plus adéquate. De plus, cette démarche invite les élèves à se questionner sur leurs propres conceptions. « Je pense que c’est intéressant d’essayer de questionner l’autre sur pourquoi estce qu’il dit ça, d’où ça vient. Comme ça tu ne te prends pas les choses de manière abrupte. Et donc face à des jeunes qui te tiennent des discours homophobes, violents, c’est intéressant de voir d’où ça vient, ce qu’il y a derrière. » Myriam « Venir avec un message moraliste, moralisateur, je ne crois pas que ça ait beaucoup d’impact. Si c’est eux qui en parlent, évidemment que c’est intéressant de développer leur position. Et j’ai déjà vu des positions qui d’un premier abord paraissent extrêmes, et puis au fur et à mesure, c’est ‘‘ mais non, Monsieur, je rigolais. Mais n’empêche, je voudrais pas qu’il essaye de m’embrasser’’. Et puis on se rend compte que les positions sont moins tranchées que ce qu’elles n’en avaient l’air. » Bruno Chercher ce qui se joue dans le discours homophobe des élèves permettrait donc déjà d’apaiser la violence des propos, et de sortir le groupe d’un état de provocation et de l’amener à un niveau où la discussion est possible. Au contraire, répondre à leurs réactions homophobes par un discours moralisateur aura pour résultat de les conforter dans leurs positions. La négociation du cadre Tous les animateurs EVRAS interviewés nous ont fait part de l’importance de négocier le cadre des animations dans les écoles. Il est essentiel de définir la place de chacun (animateurs, professeurs, PMS, directions,…). Lorsque tous les intervenants sont partie prenante du processus, cela facilite grandement le climat et la dynamique même des animations avec les jeunes qui ne sont pas coincés dans des conflits de loyauté entre les différents intervenants scolaires. Paul et Bruno, qui travaillent dans le même planning, insistent sur ce point : « Cette supervision systémique nous a permis de voir vraiment à quel point travailler avec le milieu qui entoure les jeunes est primordial. Si tu as des profs qui ne sont pas d’accord, des directions, des PMS,…ça crée à chaque fois des niveaux de déloyauté qui rendent le travail plus difficile. Avec le public cible, on a une intention qui est positive, qui est bienveillante, si c’est eux qui en souffrent, ça ne sert à rien de le faire. Et on a eu des expériences où les jeunes vivaient vraiment une violence. » Paul Page 22 sur 28 « Quand tout le contexte a été bien préparé, et bien en général l’animation aussi se passe mieux, et le contenu va presque de soi. » Bruno L’amour comme référent commun «Pour les sujets qu’on aborde avec notre public, on essaye de partir de leurs références. » Mona Pour favoriser la mise au travail par les élèves de leurs représentations de l’homosexualité, il y a lieu de partir de leurs propres références. Parmi celles-ci, il y a l’amour. « Il ne faut pas oublier que nous aussi on est passé par cette question. Et si on est tolérant aujourd’hui, on ne l’était peut-être pas hier, ou nos parents ne le sont peut-être pas encore aujourd’hui. Et donc, ne pas faire comme si nous, on n’avait pas cheminé dans ces questions. Et je pense qu’il faut parfois aller dans leur sens, en disant ‘‘ Oui, c’est vrai que ça peut paraître étrange. Oui, pour certaines religions, peut-être que c’est contre nature. Mais voilà, il y a l’amour. Et l’amour, ça vous connaissez. Et les relations vous connaissez.’’ » Deniz Si les formes, les mots, l’expression diffèrent, toutes les cultures se sont approprié le concept de l’amour. Son universalité en fait un point d’ancrage idéal pour entamer une discussion avec des jeunes. Il y a d’autant plus d’enjeux à parler d’amour et de sentiments avec les jeunes qu’il est essentiel de ne pas aborder la sexualité uniquement sous son aspect technique (prévention de risque, anatomie, comment ça marche,…). Les émotions, les sentiments, l’amour, sont partie intégrante de la sexualité et des questions d’identité sexuelle. Ne pas en parler peut équivaloir à nier cet aspect et finalement à conforter les jeunes dans l’idée que la sexualité est essentiellement une affaire de technique et de performance. Le temps de l’après Parfois, il ne faut pas trop en attendre du temps de l’animation. Les choses peuvent être entendues, et continuer à faire leur bonhomme de chemin dans la tête des jeunes, sans pour autant qu’ils changent de positionnement pendant l’animation. Il est évident que revenir sur leurs positions face à leurs camarades de classe ne sera pas toujours aisé pour les élèves. Pour nous animateurs, il est important de faire confiance aux élèves, faire confiance en la capacité de l’être humain de faire mûrir une réflexion. Comme nous explique Deniz, il faut tenir compte de l’évolution de la réflexion des élèves après l’animation, et ne pas trop vite s’inquiéter des provocations en classe. « Je pense que quand on ouvre le débat plus loin, on fait bouger les choses. Ce n’est pas au niveau des animations que ces idées de tolérance vont sortir. Là, ça va cheminer un petit peu, ils vont encore être dans la provocation, ils vont être très figés sur leurs questions. Et peut-être que chez eux, certaines choses vont bouger, certainement. » Deniz Positionnement des animateurs, l’équilibre dans la transmission Si comprendre les enjeux des réactions homophobes peut mener à une forme de compassion, il n’y a pas non plus lieu de basculer dans la complaisance. Page 23 sur 28 Roy avance que les jeunes doivent être interpellés sur le sens collectif que peuvent prendre leurs attitudes individuelles, sur leur responsabilité sociale, sur les connotations de ce qui pour certains d’entre eux n’est qu’une banalité51. Il évoque en exemple les injures antisémites. Cependant, les injures homophobes en font tout autant partie. Néanmoins, disqualifier l’Islam, porter à son égard un discours essentialiste, niant les particularismes, les stratégies individuelles, la complexité des réalités humaines, aura pour conséquence de conforter ces jeunes dans leur identification entre révolte, protestation, crise d’adolescence et religion52. En adoptant cette attitude d’essentialisation de l’Islam (« L’Islam, c’est… », « Les musulmans sont… »), on réagit finalement sur le même mode que ces jeunes qui sont enfermés dans leurs préjugés sur les homosexuels. Les ingrédients pour une escalade symétrique de la violence sont alors présents. Remacle nous enjoint vivement à délivrer les jeunes d’une position défensive qui les contraint à défendre une de leurs cultures lorsqu’ils sont en contexte de l’autre, et vice-versa, par peur des jugements intempestifs53. Les provocations qui peuvent sortir en animation EVRAS seraient tributaires de ce système de défense, d’autant plus si les jeunes se sentent attaqués dans leur identité arabo-musulmane. Les intervenants du monde scolaire doivent, par leur attitude, leurs connaissances et leurs discours, montrer aux jeunes que la rencontre des cultures est possible sans affrontement. L’auteur nous exhorte à accepter le postulat qu’aucun système éducatif n’est meilleur qu’un autre, chacun ayant sa raison d’être et donnant lieu à un certain type de société. Cette position aidera les jeunes à réaliser une synthèse originale à partir des différentes cultures auxquelles ils appartiennent54. Décloisonner les cultures, voilà un beau défi. Deniz et Mona tentent de rendre moins rigide les frontières entre les cultures, entre le « nous » (les élèves, la communauté musulmane) et le « vous » (les animateurs, les belgo-belges) si souvent présents dans les interpellations des jeunes. « On discute souvent entre animateurs de la question du ‘vous’ et du ‘nous’ qui revient souvent dans les animations : ‘‘nous on est comme ça, Madame’’, ‘‘Chez les turcs, c’est comme ça’’, ‘‘ chez les Marocains, c’est comme ça’’, ‘‘et vous, vous êtes comme ça’’. Alors ce qu’on essaye de faire c’est de remettre d’autres limites. Essayer de parler en ‘je’, ‘toi’, ‘moi’. Moi j’en profite toujours quand par exemple deux arabes disent des choses différentes pour dire ‘‘ben voilà, c’est pas vous et nous, c’est toi et lui ou elle’’. » Deniz Enfermer les jeunes dans leur identité de victime de discrimination ne les pousse pas à lâcher prise sur leurs positions homophobes. On les verra même plutôt adopter une attitude de retournement du stigmate envers ‘‘plus faibles qu’eux’’ : Ils sont stigmatisés, ils stigmatiseront à leur tour55. La position de l’animateur s’apparente à un numéro d’équilibriste. Il ne s’agit bien sûr pas de renier ses propres valeurs et celles du secteur que l’on défend, mais de doser en fonction des 51 Olivier ROY, La laïcité face à l’Islam, op cit., p.150 Op cit. Xavière REMACLE, op cit. 54 Op cit. 55 Colette BERIOT, L’éducation à la vie affective et sexuelle en contexte multiculturel, ibid 52 53 Page 24 sur 28 sensibilités du groupe les temps où on les met en veilleuse et les temps où on les revendique. C’est une question de stratégie pour garder un degré d’ouverture à la discussion, sans que les jeunes ne se sentent déjà coincés par ce qu’on leur amènerait. Imposer de but en blanc l’idée que la lutte contre l’homophobie passe par la liberté d’afficher l’homosexualité dans l’espace public et revendiquer ouvertement que toutes les sexualités se valent tant qu’elles font l’objet d’un libre consentement des personnes qui y participent, aura pour conséquence un affrontement stérile avec les élèves. « Quand tu viens avec tes gros sabots, en tant qu’intervenant psycho-médicosocial belgo-belge, bien gentil, tu es là et tu dis ‘‘ il faut faire ça ouvertement, il faut assumer son homosexualité dans l’espace social et dans l’espace intime, familial, il faut faire son coming out’’. Et bien, non, ça ne marche pas. Il y a des trucs qui sont inconciliables. Et c’est là-dessus qu’il y a un clash avec les européens. Ce n’est pas sur l’homosexualité, c’est sur son affirmation. » Myriam Myriam, qui a fait différents types d’animations de sensibilisation aux questions d’orientation sexuelle, préfère aujourd’hui partir d’animations sur les questions de genre. Elle m’explique son point de vue : « En fait, parler de l’homosexualité, ça n’a pas de sens. J’ai décidé que ça ne m’intéressait plus de faire ça comme ça. Et les tentatives que j’ai faites ces dernières années étaient au travers d’animations sur les stéréotypes de genre. Il vaut mieux avoir fait des choses intelligentes en matière d’identité de genre et de stéréotypes de genre, que de se prendre les pieds dans une animation sur l’homophobie. Si on assouplit ça chez certaines personnes, c’est de toute façon tout bénéfice pour aller contre ce qui est de l’ordre de l’homophobie, de l’hétérosexisme. Et ça leur fera du bien à eux, en tant qu’hétéro, mais ça leur fera du bien aussi dans des rapports avec des homosexuels, ou avec des personnes qui dérogent à ces stéréotypes de genre. Aller à la source de ce qui crée le stéréotype, je crois vraiment que c’est une des pistes. La source pour moi, c’est les représentations sexistes du féminin et du masculin, qui sont toujours conçues dans une logique hétérosexiste. » Deniz et Mona, qui travaillent avec un public majoritairement d’origine turque, semblent avoir également pris le parti de travailler les questions de genre, en développant l’égalité homme- femme, avant d’aborder le thème de l’homosexualité. « Il faut déjà essayer que les jeunes comprennent que l’homme et la femme sont égaux, qu’au niveau des tâches ménagères, il y a une certaine égalité, au niveau du travail pareil, au niveau des enfants pareil. Voilà, ça parait tellement normal pour les occidentaux de souche, mais pas pour le petit Turc du quartier. Je ne les dénigre pas étant donné que je suis moi-même d’origine turque. Mais il faut déjà passer par là pour comprendre qu’un homme peut tomber amoureux d’un homme. » Deniz Ces animatrices semblent donc établir comme préalable au débat sur l’homosexualité un débat sur l’égalité des sexes et les questions de genres. Un peu comme si intégrer certaines valeurs d’égalité des sexes était un pré requis nécessaire pour pouvoir parler d’homosexualité sans provoquer des réactions homophobes violentes. Page 25 sur 28 Ces propositions d’aborder les stéréotypes de genre en animations me semblent particulièrement intéressantes et rejoignent ce que nous avons développé précédemment sur les rapports entre l’homophobie et le sexisme. Ainsi, la lutte contre l’homophobie passe par un travail d’adhésion aux conceptions égalitaires des sexes. Ce débat reste complexe mais il convient de considérer l’apport de souplesse dans les stéréotypes de genre chez les jeunes comme porteur de moins de sexisme et, par ricochet, de moins d’homophobie. Par ailleurs, nos sociétés sont empêtrées dans un contexte social global propice au sexisme chez les jeunes, phénomène à mettre en lien entre autre avec l’hypersexualisation de ces derniers. Si, au niveau légal, l’égalité de droit entre les hommes et les femmes semble acquise, les manifestations du sexisme existent encore, profondément ancrées dans les mentalités. Les jeunes baignent très tôt dans un univers (médias audio-visuels, publicité, magazines pour adolescents, ‘‘pour hommes’’ ou ‘‘pour femmes’’, accessibilité de la pornographie…) où les stéréotypes sexuels déterminent la norme56. Si les stéréotypes ont la fonction de structurer et faciliter la lecture d’un environnement, il est important de prendre conscience de leur caractère arbitraire pour les dépasser. Si cette étape n’est pas franchie, l’adhésion aux stéréotypes sans vision critique peut non seulement favoriser des rapports inégalitaires entre les deux sexes mais également limiter le développement de l’individu sur tous les plans. En effet, ce dernier pourra se priver des facettes de son identité et de sa personnalité qui ne sont pas conformes aux stéréotypes sexuels57. On comprend dès lors les enjeux sociétaux qu’il y a à aider les jeunes à dépasser les stéréotypes de genre. En se constituant en espace qui promeut les rapports non sexistes entre les garçons et les filles, les animations à la vie affective et sexuelle semblent offrir un cadre tout indiqué pour cela. Il semble cependant nécessaire d’appuyer le soutien des animateurs pour nourrir cette implication sur le terrain même où se jouent les enjeux des effets de la multiculturalité en contexte social de précarité. 56 Le sexisme chez les jeunes, de l’évidence à l’indifférence, ça sexprime, MSSS, Université du Québec à Montréal & Tel-Jeunes, N°19, Hiver 2012 57 Idid Page 26 sur 28 Conclusions Si plus la définition des rôles masculins et féminins est rigide dans une société, plus il y aura de machisme et d’homophobie, on ne s’étonnera pas que de nos jours, dans les communautés musulmanes issues de l’immigration et touchées par une certaine précarité, les questions d’orientation sexuelle soient un sujet sensible. Les propos homophobes des jeunes de ces communautés en animation EVRAS exprimeront cette mise en tension renforcée par le rapport de domination de la société d’accueil qu’ils éprouvent au quotidien. Ces jeunes interpellent indirectement les professionnels sur leur intime et sur leur sexualité en contexte migratoire. Ils renvoient leurs propres questionnements sur la place qui leur est accordée dans notre société et mettent en jeu les pressions moralisatrices qu’ils subissent de toute part. Dans des contextes socio-économiques et scolaires renforçant le repli communautaire, assignés à leur étrangéité, des jeunes garçons vont tenter de regagner leur dignité par un contrôle accru sur les femmes et un rejet de l’homosexualité. La récurrence avec laquelle des animateurs EVRAS confrontés à ce public expriment des difficultés à exercer leur métier ne doit surtout pas être banalisée. Elle témoigne d’un écart de logique entre les intervenants scolaires et ces jeunes. En prendre conscience et tenter d’en saisir les enjeux aide à la prise de recul nécessaire pour diminuer l’impact de la violence encaissée. Cette démarche constitue déjà à mon sens un pas vers l’Autre, un pas pour désamorcer les tensions provoquées par cet écart de logique. Supervisions, intervisions, formations continues, et tout espace où l’on peut déposer un vécu d’animation s’avèrent incontestablement d’un grand soutien pour ce métier qui sollicite énormément les personnes qui le pratiquent. Il y a lieu aussi de comprendre l’homophobie exprimée par les jeunes comme provenant de peurs, d’incompréhensions face à un mode de vie autre que ce qu’on leur a toujours montré, d’un manque ou d’une distorsion de connaissances à ce sujet qui les empêche d’élaborer leur représentation de l’homosexualité. On ne peut que souligner ici l’importance d’un dialogue avec les élèves pour leur donner des outils et des mots qui leur permettent d’élaborer l’homosexualité, pour recadrer certaines fausses idées qu’ils s’en font et éviter les amalgames. L’animation peut être un espace d’invitation au dialogue. L’animateur aura la délicate tâche d’ouvrir et de cadrer un débat avec les élèves dans un jeu subtil de respect des valeurs de chacun. Si on questionne les valeurs des élèves, il faut accepter de se laisser également interpeller dans ses valeurs les plus profondes. Un travail sur soi-même et sur ses propres stéréotypes est dès lors nécessaire. Les provocations qui émanent de certains groupes peuvent être vues comme des mécanismes de défense en réaction à nos interpellations à la classe. N’oublions pas qu’exprimer une opinion, une idée,…comme on demande de le faire aux jeunes en animation, c’est en un sens se dévoiler. Même si la consigne est claire qu’il ne s’agit pas de parler de soi, « dire » équivaut à « se dire ». On dévoile toujours une part de soi lorsqu’on prend la parole sur un thème donné. C’est pourquoi il peut être menaçant, d’autant plus pour des adolescents en quête identitaire et d’affiliation auprès de leurs pairs, d’émettre un avis qui diverge de la norme du groupe. Le conformisme est entre autre une stratégie de défense. On peut voir la revendication de ces jeunes à leur affiliation à la religion musulmane comme émanant d’un même mécanisme. La religion peut être un support social. L’exacerbation des Page 27 sur 28 signes d’appartenance religieuse peut être comprise comme une volonté de se démarquer des autres (non-musulmans) et de démontrer leur inscription dans la communauté musulmane. Toutefois, comment interpeller ces jeunes sur leurs remarques homophobes ? Il n’en reste pas moins que l’homophobie est une discrimination et que la fonction d’animateurs en prévention implique de lutter contre toute forme de discrimination, d’autant plus celles basées sur l’identité sexuelle, sur l’intime. Lutter ne veut pas dire affronter. Il ne s’agit pas de venir avec un message moralisateur. Au mieux, cette attitude n’aura pas beaucoup d’impact, au pire, elle entraînera une rigidification des positions de chacun, dans une escalade symétrique de la violence. Les luttes les plus efficaces ne sont pas celles qui sont imposées verticalement. Enfermer les jeunes dans leur identité de victime de discrimination (raciale) en tentant de provoquer de l’empathie pour les homosexuels également victimes de discrimination (sexuelle) n’aura pas l’effet escompté non plus. Enfin, si l’on ne tient pas compte du fait que pour beaucoup de ces jeunes, l’homosexualité est d’une certaine manière tolérée tant qu’elle reste du domaine du grand tabou et si l’on impose d’emblée l’idée que la lutte contre l’homophobie passe par la liberté d’afficher l’homosexualité dans l’espace public, cela conduira la discussion à un affrontement stérile. Il n’y a évidemment pas lieu de renier ses propres valeurs ou celles du secteur que l’on défend. Il s’agit plutôt de trouver un équilibre, selon les sensibilités du groupe, entre les moments où l’on sent que le groupe est prêt à les entendre, et les moments où c’est à nous d’entendre ce qu’ils nous disent. La porte d’entrée peut consister à aborder les stéréotypes de genre. Il y a énormément d’enjeux dans notre société à amener nos adolescents à adopter des rapports non sexistes entre eux. Assouplir les conceptions des élèves sur les rôles féminins et masculins, en plus de rendre moins rigides les frontières entre les sexes, sera tout bénéfice pour la lutte contre le sexisme, l’hétérosexisme et l’homophobie. Le cadre offert par les animations EVRAS est tout indiqué pour cela. Pour conclure, n’oublions pas que l’animation n’est pas une science exacte. La dynamique propre d’un groupe nous laissera toujours des surprises, positives et négatives. Chaque animation constitue une rencontre innovante et créative, riche en potentialités. Il s’agit d’une co-construction unique entre l’animateur et la classe. Le métier d’animateur EVRAS mérite d’être reconnu à sa juste valeur, une valeur hautement sociale. Page 28 sur 28 Bibliographie Colette BERIOT, L’éducation à la vie affective et sexuelle en contexte multiculturel, travail de fin de certificat ‘‘Santé mentale en Contexte Social’’, Bruxelles, 2011 Colette BERIOT, Katinka IN’T ZANDT & Nathalie PAIVA, Eduquer à la sexualité, un métier qui s’apprend, Bruxelles, FLCPF, 2010 Daniel BORRILLO, « L’homophobie : comment la contrer ? », In L’homosexualité à l’épreuve des cultures, L’Agenda interculturel, Bruxelles, CBAI, octobre 2011, n°286 Abdelwahab BOUHDIBA, La sexualité en Islam, Paris, PUF, 1975 Malek CHEBEL, L’esprit de sérail, Mythes et pratiques sexuels au Maghreb, Paris, Payot & Rivages, 2003 Felice DASSETTO, L’iris et le croissant, Bruxelles et l’islam au défi de la co-inclusion, Louvain-LaNeuve, Presses Universitaires de Louvain, 2011 Jean FURTOS, Les effets cliniques de la souffrance psychique d’origine social, in Mental’idées n°11, septembre 2007, L.B.F.S.M Susan HEENEN-WOLFF (sous la direction de), Homosexualités et stigmatisation, Paris, PUF, 2010 Pascale JAMOULLE & Jacinthe MAZZOCCHETTI, Adolescence en exil, Anthropologie prospective – n°10, Louvain-La-Neuve, Academia, 2011 Amin MAALOUF, Les identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998 Marie Rose MORO, Enfants d’ici venus d’ailleurs, Paris, La Découverte, 2002 Firouzeh NAHAVANDI, « Rôles féminins et masculins dans l’islam », Islam et sexualité, Bruxelles, Cedif en Question, 1992 Abdelhak SERHANE, L’amour circoncis, Casablanca, EDDIF, 2002 Xavière REMACLE, Comprendre la culture arabo-musulmane, Bruxelles, VISTA asbl et Chronique Sociale, 2002 Ariella ROTHBERG, « Approche Interculturelle des enjeux liés à la sexualité », Université d’hiver Diversité d’univers, Bruxelles, FLCPF-CEDIF, Actes du colloque des 11 et 12 décembre 2008 Olivier ROY, La laïcité face à l’Islam, Paris, Stock, 2005 Elisabeth THORENS-GAUD, Adolescents homosexuels, des préjugés à l’acceptation, Lausanne, Favre S.A., 2009 Magazine : Le sexisme chez les jeunes, de l’évidence à l’indifférence, ça sexprime, Québec, MSSS , Université du Québec à Montréal & Tel-Jeunes, N°19, Hiver 2012